ARIA
Le lendemain matin, Perry annonça à Aria que l’odeur des loups s’était estompée. Il pensait que la meute n’était plus dans les parages ; ils cheminèrent toutefois avec prudence, décidés à se reposer uniquement quand ils auraient quitté ce territoire.
Perry avait changé d’attitude envers elle. Il lui parlait tranquillement en marchant. Il répondait à toutes ses questions, et anticipait celles qu’elle ne posait pas, sachant qu’elle voudrait s’informer sur telle ou telle chose. Il lui parla des plantes qui jalonnaient leur route. Celles qui étaient comestibles ou présentaient un intérêt médicinal. Il lui montra les pistes d’animaux qu’ils croisèrent et lui expliqua comment se repérer à la forme des collines.
Aria retint chacun des mots qu’il prononça et savoura le moindre de ses sourires. Elle trouva des prétextes pour s’approcher de lui, faisant mine de s’intéresser ici à une feuille, là à un rocher. En réalité, rien d’autre que Perry ne l’intéressait. Quand il annonça qu’ils mettraient six jours pour atteindre Euphorie, elle arrêta de chercher des prétextes. Six jours, c’était trop court pour ne pas profiter de chaque instant avec lui.
Dans l’après-midi, ils s’arrêtèrent et mangèrent sur un affleurement rocheux. Perry lui déposa un baiser sur la joue alors qu’elle mastiquait, et elle découvrit qu’il était délicieux d’être embrassée sans raison. Ce geste illuminait les bois, le ciel d’Éther, tout.
Aria adopta aussitôt cette tactique, qu’elle appela le « Baiser Spontané », mais comprit vite que les Olfiles étaient très difficiles à surprendre. Chaque fois qu’elle voulait lui faire un Baiser Spontané, Perry souriait, le regard enjôleur, et l’accueillait à bras ouverts. Elle l’embrassait quand même. Mais elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’un jour il choisirait une fille semblable à lui. Une Olfile qui ne se laisserait pas voler un Baiser Spontané. Aria se demanda si Perry et cette fille connaîtraient vraiment l’un l’autre toutes les émotions qui les traversaient. Et elle trouva ça à la fois étrange et effrayant de détester autant une inconnue. Ça ne lui ressemblait pas.
Cette nuit-là, Perry confectionna un hamac avec leurs couvertures et une corde. Pelotonnée contre lui dans un cocon de laine polaire bien douillet, son cœur à lui battant régulièrement sous son oreille à elle, Aria pensa à Rêverie et à sa vie d’avant, la possibilité d’exister dans deux mondes à la fois lui manqua.
Le lendemain, Aria passa des heures plongée dans ses réflexions. Elle se sentait changer, et aimait ce qu’elle était en train de devenir, de découvrir. Elle aimait savoir qu’on plumait plus facilement un oiseau encore chaud, elle avait plaisir à allumer un feu avec un couteau et un morceau de quartz, ou encore à chanter, blottie dans les bras d’un garçon aux cheveux blonds.
Elle ignorait ce qu’elle ferait de tout ça à Rêverie. Réussirait-elle à retourner dans une Capsule ? Après cette aventure qui l’avait tour à tour bouleversée, terrifiée et exaltée, comment pourrait-elle se contenter de sensations simulées ? Le simple fait d’y penser l’inquiétait. Finalement, elle décida qu’il valait mieux qu’elle arrête d’y réfléchir. Elle aviserait le moment venu.
– Perry ? murmura-t-elle en plein cœur de la nuit.
Il resserra aussitôt les bras autour de sa taille. Aria comprit qu’elle l’avait réveillé.
– Hmm…?
– À quel moment est-ce que tes Sens se sont développés ?
Dans le silence, elle l’entendait presque faire défiler ses souvenirs.
– Ma vue s’est développée la première. Vers l’âge de quatre ans. Au début, personne n’a remarqué qu’elle était différente… pas même moi. Le don des Vigiles s’exprime habituellement de jour. Quand on s’est aperçu que moi, je voyais surtout mieux la nuit, personne n’en a fait grand cas. Pas dans mon entourage, du moins. J’avais huit ans quand j’ai commencé à flairer les humeurs. Huit ans tout rond. Je m’en souviens très bien.
– Pourquoi ? s’enquit Aria, même si Perry avait prononcé la phrase d’un ton si singulier qu’elle n’était pas certaine de vouloir une réponse.
– Ce don a tout changé pour moi… Je me suis rendu compte que, souvent, les gens disaient une chose et pensaient le contraire. Et qu’ils voulaient fréquemment ce qu’ils ne pouvaient pas avoir. Je ne pouvais pas m’empêcher de sentir ce que les gens cachaient.
Le pouls d’Aria s’accéléra. Elle saisit la main blessée de Perry. Il avait cessé de porter le bandage la nuit où ils avaient quitté Delphi. Sa peau était marbrée, rugueuse à certains endroits, trop lisse à d’autres. Aria porta la main à ses lèvres et y déposa un baiser. Elle n’aurait jamais cru qu’elle aurait un jour envie d’embrasser une cicatrice. Pourtant, elle aimait celles de Perry, elle les avait déjà toutes embrassées, une par une, à mesure qu’il lui en racontait l’histoire, ce qui les avait imprimées sur sa peau.
– Et qu’est-ce que tu as appris ? demanda-t-elle.
– Que mon père buvait pour supporter ma présence. Qu’il se sentait encore mieux quand il me cognait. Pendant quelques instants, du moins. Cela ne marchait jamais longtemps.
Les yeux d’Aria s’embuèrent, et elle serra davantage Perry contre elle. Elle avait deviné cette facette de son histoire. Bizarrement, elle avait su.
– Perry… qu’est-ce que tu avais bien pu faire pour mériter ça ?
– Ma… je n’en ai encore jamais parlé auparavant.
Aria sentit sa propre gorge se serrer.
– Tu peux tout me raconter.
– Je sais… J’essaie… Ma mère est morte en me mettant au monde. Elle est morte à cause de moi.
Aria s’écarta pour le regarder en face. Il ferma les yeux.
– Ce n’était pas de ta faute. Tu ne peux pas t’en vouloir pour ça. Perry…
– Mon père m’en voulait. Pourquoi est-ce que je ne m’en voudrais pas ?
Aria se souvint qu’il lui avait dit avoir déjà tué une femme. Elle comprit soudain qu’il lui parlait alors de sa mère.
– Perry, c’est horrible ce qui s’est passé. Mais c’est encore plus horrible que ton père t’ait donné l’impression que tu étais coupable.
– C’est ce qu’il ressentait, Aria. On ne peut pas camoufler une humeur.
– Il avait tort ! Est-ce que ton frère et ta sœur t’en ont voulu aussi ?
– Liv, jamais. Et Vale… Je ne crois pas, mais je n’en suis pas certain. Je ne peux pas flairer ses humeurs, tout comme je ne peux pas capter les miennes. Mais peut-être que si, au fond, il m’en veut aussi. Je suis le seul à avoir hérité du Sens de ma mère. Mon père a tout abandonné pour être auprès d’elle. Il a fondé une tribu. Vale et Liv sont nés. Et puis je suis venu au monde et je lui ai volé celle qu’il aimait le plus au monde. Les gens ont dit que c’était la malédiction du sang mêlé. Qu’elle s’était finalement abattue sur lui.
– Tu ne lui as rien volé. C’est terrible, mais ce sont des choses qui arrivent.
– Non, c’est une malédiction. La même chose est arrivée à mon frère. Mila était une Vigile aussi, et elle… elle est morte. Et Talon est malade… ajouta-t-il d’une voix brisée.
Il soupira.
– Je ne sais plus ce que je dis… Je ne devrais pas discuter de ça avec toi. J’ai trop parlé ces derniers temps. Peut-être que j’ai oublié comment m’arrêter.
– Tu n’as pas à t’arrêter.
– Tu sais ce que je pense des mots.
– Les mots sont le meilleur moyen dont je dispose pour te connaître.
Perry glissa une main sous la joue d’Aria, puis ses doigts se faufilèrent dans ses cheveux.
– Le meilleur moyen ?
Du pouce, il lui caressa le menton. Ce geste détourna l’attention d’Aria, qui savait que c’était le but recherché. Peut-être qu’en essayant de sauver le plus de gens possible Perry cherchait à réparer une erreur qu’il n’avait pas commise ?
– Perry… reprit-elle. Peregrine… tu es quelqu’un de bien. Tu as mis ta vie en danger pour Talon et Cinder. Pour moi. Tu l’as fait même quand tu ne m’aimais pas. Tu t’inquiètes pour ta tribu. Tu as de la peine pour Roar et pour ta sœur. Je le sais. Je l’ai vu sur ton visage, chaque fois que Roar parlait de Liv.
Aria avait la voix qui tremblait.
– Tu es vraiment quelqu’un de bien, Peregrine.
Il secoua la tête.
– Tu m’as vu à l’œuvre.
– En effet. Et je sais que ton cœur est bon.
Elle posa la main sur la sienne et sentit toute la vie qui palpitait en lui. Une vibration forte et puissante, comme si elle avait posé l’oreille sur sa poitrine.
Il cessa de lui caresser le visage et déplaça la main vers sa nuque. Puis il l’attira vers lui jusqu’à ce que leurs fronts se touchent.
– J’ai aimé ces paroles, dit-il.
Dans ses yeux étincelants, Aria vit briller des larmes de gratitude et de confiance. Et l’ombre de ce qu’ils n’osaient pas se dire l’un l’autre, vu le peu de jours qu’il leur restait. Pour l’instant, pour cette nuit, du moins, ils avaient eu leur compte de paroles.