PEREGRINE
Perry, debout devant la porte d’Aria, respirait intensément, avec attention. Il y avait des tas de choses agréables chez Marron. La nourriture. Les lits. Mais la multitude de portes et de murs appauvrissait l’air, ne lui donnant qu’à peine accès aux humeurs de ceux qui vivaient là. Il repensa à toutes ces fois où il avait eu envie d’une pause, ne serait-ce qu’une heure sans être obligé de sentir la souffrance d’Aria ou celle de Roar. Et voilà qu’il en était réduit à presque renifler sous la porte d’Aria.
Et pourtant, il ne sentait rien du tout. Il colla son oreille contre la porte, sans plus de succès. Jurant dans sa barbe, il descendit au rez-de-chaussée. Il entra dans une pièce entièrement nue, à l’exception d’une grande peinture évoquant une sorte d’éclaboussure accidentelle, et d’une lourde porte métallique d’ascenseur. Il appuya sur les boutons et marcha de long en large jusqu’à ce que la cabine s’ouvre. À l’intérieur, il n’y avait aucun autre bouton. L’ascenseur menait à un seul endroit, que Marron appelait le Noyau.
Au bout de dix secondes dans la cabine, Perry se mit à transpirer. À mesure qu’il descendait, il revoyait toutes les épreuves qu’il avait dû franchir pour escalader la montagne et arriver à Delphi. La cabine ralentit, puis s’arrêta, mais l’estomac de Perry, lui, continua à descendre encore quelques instants. Perry se souvint de la sensation qu’il avait éprouvée lors de sa première visite. Difficile à oublier. Enfin la porte s’ouvrit.
Une odeur épaisse et humide qui lui donna l’impression de respirer de la terre assaillit ses narines. Il éternua à plusieurs reprises, en s’engageant à grandes enjambées dans un vaste couloir qui menait à une source de lumière. Des caisses étaient empilées le long des murs et des objets hétéroclites étaient entassés au-dessus. Des vases et des sièges poussiéreux. Un bras de mannequin. Un paravent en papier décoré de cerisiers en fleur. Une harpe sans cordes. Il y avait aussi une boîte en bois remplie de poignées de porte, de gonds et de clés.
Perry avait fouillé ces caisses la dernière fois qu’il était venu. Comme tout ce qui se trouvait chez Marron, le fatras d’objets entreposés dans le Noyau l’avait renseigné sur le monde tel qu’il existait avant l’Unification. Un monde que Vale avait découvert des années avant lui, dans les livres.
Arrivé au bout du couloir, Perry pénétra dans une grande salle et salua d’un hochement de tête Roar et Marron. Des ordinateurs s’alignaient le long d’un mur. La plupart étaient anciens, mais Marron possédait aussi du matériel récent de Sédentaire, aussi raffiné que le SmartEye d’Aria. Comme dans la grande salle du rez-de-chaussée, il y avait un écran mural géant, sur lequel Perry vit le plateau qu’ils avaient traversé avant de gravir la dernière pente menant à la résidence de Marron. Les couleurs étaient bizarres et l’image trouble, mais il reconnut les silhouettes vêtues de cape qui se déplaçaient autour de tentes.
– J’ai fait placer une micro-caméra, déclara Marron qui se trouvait derrière un bureau en bois.
Il contrôlait l’affichage des images sur l’écran mural à l’aide d’une fine palette. Le SmartEye reposait sur une tablette noire qui ressemblait à un morceau de granit.
– Elle ne va pas résister longtemps, à cause de l’Éther, mais pour l’instant elle nous permet de voir ce qu’ils font.
– Ils s’installent, voilà ce qu’ils font, grommela Roar.
Il était assis sur l’unique canapé, les pieds posés sur une table basse.
– Ils sont au moins dix de plus depuis la dernière fois que je les ai comptés. Eh bien voilà, tu as finalement réussi à emmener une tribu avec toi !
– Sauf que ce n’est pas celle dont je rêvais, soupira Perry.
Les Freux s’en iraient-ils un jour ? Comment allait-il sortir d’ici ?
Marron devina ses pensées.
– Il existe de vieux tunnels sous la montagne, dit-il. La plupart sont inaccessibles, mais il se pourrait qu’on en trouve un qui ait résisté. Je les ferai inspecter demain matin.
Perry savait que Marron voulait le rassurer, et il se sentait d’autant plus mal à l’aise de lui causer autant de problèmes. Quant aux tunnels, il n’envisageait même pas de s’y aventurer. Le simple fait d’être dans cette pièce le faisait déjà transpirer. À moins que les Freux ne renoncent et s’en aillent, il ne voyait aucun moyen de quitter Delphi.
– Et le SmartEye, au fait ?
Les doigts de Marron glissèrent sur la palette. L’image sur l’écran céda la place à une série de chiffres.
– D’après mon estimation, je l’aurai décodé et remis en état de marche d’ici 18 heures, 12 minutes et 29 secondes.
Perry hocha la tête. Ils pourraient donc en disposer le lendemain, en début de soirée.
– Perry, même si j’arrive à le faire fonctionner, je pense qu’Aria et toi devriez vous préparer à une éventuelle déception. Les Domaines des Sédentaires sont bien mieux protégés que leurs Capsules. Franchir un mur ou un bouclier énergétique est un jeu d’enfant en comparaison. Il se peut que je ne parvienne pas à te mettre en contact avec Talon, ou à aider Aria à joindre sa mère.
– Il faut quand même essayer.
– On essaiera. On fera de notre mieux.
Perry hocha le menton en direction de Roar.
– J’ai besoin de toi, dit-il.
Roar le suivit sans poser de question. Dans l’ascenseur, Perry lui expliqua ce qu’il attendait de lui.
– J’ai cru que tu étais déjà allé la voir, dit Roar.
Perry fixait les portes en métal.
– Je n’ai pas… j’y suis allé, mais je ne l’ai pas vue.
Roar s’esclaffa.
– Et tu veux que moi j’y aille ?
– Oui. Toi, Roar.
Devait-il lui rappeler qu’Aria se confiait plus facilement à lui ?
Roar s’adossa contre la paroi de la cabine et croisa les bras.
– Tu te rappelles la dernière fois que j’ai essayé de parler à Liv, et que j’ai dégringolé du toit ?
Dans l’ascenseur exigu, Perry sentit immédiatement le changement dans l’humeur de Roar. Un parfum de nostalgie. Il avait longtemps espéré que Roar et Liv oublieraient leur attirance mutuelle en grandissant, mais ils avaient toujours été fous l’un de l’autre.
– Je lui parlais par cette brèche dans les poutres, tu te souviens, Perry ? Elle était dans le grenier et il venait de pleuvoir. J’ai perdu l’équilibre et j’ai glissé.
– Je me souviens surtout de toi courant pour échapper à mon père, le pantalon sur les chevilles.
– Exact, confirma Roar en souriant. Il s’était accroché à une tuile alors que je tombais. Je n’avais jamais entendu Liv rire autant. Pour un peu je me serais arrêté de courir juste pour la voir rire comme ça. Mais l’entendre c’était déjà bien. C’est le son le plus beau du monde, le rire de Liv.
Le sourire de Roar s’évanouit.
– Il était rapide, ton père.
– Plus musclé que rapide.
Roar ne fit pas de commentaire. Il savait combien l’enfance de Perry avait été difficile. Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent.
– Pourquoi tu me racontes cette histoire ? demanda Perry en sortant de la cabine. Bon, tu viens ?
– À ton tour de tomber du toit ! répliqua Roar tandis que les portes se refermaient sur lui en coulissant.
L’ascenseur redescendit dans le Noyau, emportant les éclats de rire de Roar.
Quand Perry entra dans la chambre, Aria était assise au bord de son lit, les bras croisés sur le ventre. Seule la petite lampe de chevet était allumée. Un triangle de lumière s’échappait de l’abat-jour et se découpait sur ses bras. L’odeur d’Aria envahissait la pièce. Des violettes au début du printemps. La première floraison. Il aurait pu se perdre dans ce parfum s’il n’avait pas aussi perçu la froideur humide de l’humeur d’Aria.
Perry ferma la porte derrière lui. Cette pièce était plus petite que celle qu’il partageait avec Roar. À part le lit, il ne vit pas d’endroit où s’asseoir. Pas qu’il ait vraiment envie de s’asseoir, mais il ne tenait pas non plus à rester debout devant la porte.
Aria leva sur lui des yeux bouffis par les larmes.
– C’est encore Marron qui t’envoie ?
– Marron ? Non…
Il n’aurait pas dû venir. Pourquoi avait-il fermé la porte, comme s’il avait l’intention de rester ? S’en aller maintenant paraîtrait bizarre.
Aria s’essuya les joues.
– Ce soir-là, dans Rêverie, tu sais… J’étais venue à AG 6 pour essayer d’avoir de ses nouvelles. La liaison avec Euphorie était coupée, et je me faisais vraiment du souci. Quand j’ai vu son message, j’ai pensé qu’elle allait bien.
Perry n’avait que quatre pas à faire pour s’asseoir à côté d’elle. Quatre pas qui semblaient mesurer un kilomètre. Il se lança en ayant l’impression de sauter du haut d’une falaise. Le lit tangua quand il s’assit. Qu’est-ce qui clochait chez lui ?
Il s’éclaircit la voix.
– Ce ne sont que des rumeurs, Aria. Les Audiles répandent des tas d’histoires.
– Ça pourrait être vrai.
– Mais ça pourrait être faux aussi. Peut-être qu’une partie seulement de la Capsule est détruite. Comme le dôme, ce fameux soir, tu sais ? Il était effondré à l’endroit où je suis entré.
Aria se tourna vers le tableau accroché au mur, et se perdit dans ses pensées.
– Tu as raison. Les Capsules sont conçues comme ça. Elles se démolissent par morceaux. Ça fait partie du système de sécurité.
Elle ramena une mèche de cheveux derrière son oreille.
– Je voudrais juste savoir. Je n’ai pas l’impression qu’elle soit morte… mais si c’était le cas ? Est-ce que je devrais faire mon deuil, là, maintenant ? Et si je pleure sa disparition, et qu’elle n’est pas morte ? J’ai tellement peur de me tromper. Et ça me rend dingue de ne rien pouvoir faire.
Perry laissa passer un silence.
– C’est ce que tu ressens à propos de Talon, pas vrai ?
Il acquiesça.
– Oui. Exactement.
Il avait beau éviter d’y penser, lui aussi avait peur de se battre pour rien, que Talon soit mort. Et si Talon était mort à cause de lui ? Perry savait qu’Aria le comprenait. Cette Sédentaire savait ce qu’on ressentait quand on aimait quelqu’un qu’on avait perdu. Peut-être pour toujours.
– Marron pense pouvoir faire fonctionner le SmartEye d’ici demain.
– Demain, répéta-t-elle.
Le mot sembla planer un instant dans le silence de la pièce. Perry inspira lentement et rassembla tout son courage pour lui dire ce qu’il ressassait depuis des jours. Les choses pouvaient changer très vite lorsqu’ils auraient réparé le SmartEye. C’était peut-être sa dernière chance de lui parler.
– Aria… ce sentiment d’être perdu et déprimé, tout le monde peut y être confronté. Ce qui nous différencie les uns des autres, c’est ce qu’on fait, comment on agit. Ces derniers jours, tu ne t’es jamais arrêtée, alors que tu étais blessée aux pieds. Alors que tu ne savais pas où tu allais… et que tu devais me supporter.
– Je n’arrive pas à savoir si c’est un compliment ou des excuses.
– Les deux. J’aurais pu être plus sympa avec toi.
– Tu aurais au moins pu parler un peu plus.
Il sourit.
– Ça… je n’en suis pas sûr.
Elle éclata de rire, puis son regard redevint sérieux.
– Moi aussi, j’aurais pu être plus sympa.
Elle s’adossa contre les oreillers. Ses cheveux bruns tombaient en cascade sur ses épaules et encadraient son visage délicat. Ses lèvres roses esquissèrent un sourire.
– Je te pardonne à deux conditions.
Perry s’appuya sur son bras valide et lui jeta un coup d’œil. Son corps était fait pour les vêtements ajustés, pas pour les tenues de camouflage. Il se sentit coupable de la regarder comme ça, mais c’était plus fort que lui.
– Ah oui ? Lesquelles ?
– D’abord, dis-moi quelle est ton humeur, là, maintenant.
Il masqua sa surprise en toussotant.
– Mon humeur ?
Ce n’était pas une bonne idée. Il chercha un moyen poli de refuser.
– Je pourrais essayer, dit-il au bout de quelques instants.
Puis il se passa une main dans les cheveux, effaré à l’idée de ce qu’il venait d’accepter.
– Bon… fit-il en tripotant l’extrémité de son plâtre. Ce que je sens, ce n’est pas simplement des odeurs. Mais quelque chose qui peut avoir un poids et même une température parfois. Une couleur aussi. Je ne pense pas que ce soit pareil pour tous les Olfiles. Mon père était issu d’une lignée très puissante. Peut-être la plus puissante de toutes.
Il s’interrompit, ne voulant pas donner l’impression de se vanter, et s’aperçut que même les muscles de ses cuisses étaient contractés.
– Alors, pour répondre à ta question : en ce moment, mon humeur est froide. Et lourde. C’est à cela que ressemble le chagrin. Sombre et dense comme la pierre. Comme l’odeur qui se dégage d’un rocher humide.
Il l’observa. Elle n’avait pas l’air de vouloir se moquer, aussi poursuivit-il :
– Il y a d’autres choses. La plupart du temps, une humeur se compose de plusieurs odeurs. La nervosité dégage une senteur acide par exemple. Comme les feuilles de laurier… Quelque chose de vif qui provoque des picotements, tu vois ? C’est difficile de l’ignorer, je crois qu’il y a aussi un peu de ça dans mon humeur.
– Pourquoi tu es nerveux ?
Perry regarda son plâtre en souriant.
– Même cette question me rend nerveux…
Il s’obligea à la regarder dans les yeux. Mais ça ne l’aidait guère, aussi se concentra-t-il sur la lampe de chevet.
– C’est trop difficile, Aria.
– Maintenant t’as une idée de ce que ça me fait, de savoir que tu sais tout. Je me sens mise à nue.
Perry s’esclaffa.
– Bien vu. Tu veux savoir ce qui me rend nerveux maintenant ? Le fait que tu aies une deuxième condition.
– Ce n’est pas vraiment une condition. Plutôt une requête.
Le corps de Perry était comme verrouillé, dans l’attente de ce qu’elle allait lui demander.
Aria se glissa sous la couette qu’elle ramena tout contre elle.
– Tu veux bien rester ? Je pense que je dormirais mieux si tu étais à côté de moi, ce soir.
L’instinct de Perry le poussait à accepter. Aria était magnifique, assise ainsi contre la tête de lit. Sa peau paraissait plus lisse et plus douce que les draps. Mais il hésitait.
Dormir en compagnie d’une autre personne était un acte dangereux pour un Olfile. Les humeurs s’entremêlaient dans le sommeil. Elles s’enchevêtraient, créaient leurs propres liens. C’était ainsi que des Olfiles pouvaient entrer en symbiose, comme cela s’était produit entre Talon et lui.
Perry réalisa tout à coup qu’il n’avait pas à s’inquiéter. Les Olfiles entraient rarement en symbiose avec une personne ne possédant pas leur Sens. Et puis, Aria était une Sédentaire. L’être le plus opposé qui soit d’un Olfile. En outre, il avait passé plus d’une semaine à dormir à quelques pas d’elle. Un soir de plus, qu’est-ce que cela changerait ?
Perry regarda le tapis moelleux, puis Aria.
– Je serai là, tout près, dit-il.