IV

Passons de ces considérations peut-être trop générales à un ordre d’idées plus accessibles. De toutes les œuvres de Shakespeare, Hamlet est assurément l’une des plus populaires. Elle appartient au nombre de ces pièces qui à coup sûr et chaque fois remplissent le théâtre{2}. Étant donné l’état d’esprit actuel du public russe, ses efforts continus pour arriver à la connaissance de soi-même, son penchant à la méditation, sa défiance de lui-même et sa jeunesse, le succès de Hamlet est tout naturel. Mais, sans parler des beautés qui abondent dans cette œuvre, la plus remarquable peut-être de l’esprit moderne, on ne peut assez admirer le génie qui, ayant par lui-même beaucoup d’affinité avec son Hamlet, l’a séparé de soi par un libre effort de son énergie créatrice, et a suscité ce type pour l’instruction éternelle de la postérité. L’esprit qui a créé ce type est l’esprit de l’homme du Nord, l’esprit de réflexion et d’analyse, l’esprit pesant, sombre, privé d’harmonie et de brillantes couleurs, un esprit qui ne s’arrondit pas en des formes délicates et souvent minutieuses, mais qui se distingue par la profondeur, la force, la variété, l’indépendance et la faculté dominatrice. Il a tiré de ses entrailles mêmes le type de Hamlet et par là il a montré que, dans le domaine de la poésie comme dans les autres domaines de la vie populaire, il domine l’être qu’il a créé parce qu’il le comprend tout entier.

C’est l’esprit de l’homme du Midi qui a présidé à la création de Don Quichotte, un esprit lumineux, joyeux, naïf, entreprenant, qui ne pénètre pas dans les profondeurs de la vie, mais qui en embrasse et en reflète toutes les manifestations. Nous ne pouvons ici résister au plaisir, non pas d’établir un parallèle entre Cervantès et Shakespeare, mais d’indiquer seulement quelques points de ressemblance et de dissemblance entre ces deux génies. Shakespeare et Cervantès, se demandera-t-on peut-être, quelle comparaison peut-on établir entre eux ? Shakespeare est un géant, un demi-dieu. Sans doute, mais Cervantès n’est pas un pygmée à côté du géant qui a créé le roi Lear ; c’est un homme, dans toute la force du terme, et l’homme a bien le droit de se tenir debout en face du demi-dieu. Certainement, Shakespeare domine Cervantès et maint autre par la richesse et la puissance de son imagination, par l’éclat et la splendeur de sa poésie, par l’étendue et la profondeur de son vaste esprit. Mais on ne rencontre dans le roman de Cervantès ni traits d’esprit amphigouriques, ni comparaisons peu naturelles, ni concetti fades ; on n’y rencontre pas non plus ces têtes coupées, ces yeux arrachés, ces ruisseaux de sang, cette cruauté farouche et stupide, effroyable legs du moyen âge, d’une barbarie qui mit plus de temps à s’adoucir chez les tempéraments opiniâtres du nord. Et pourtant Cervantès est, comme Shakespeare, un contemporain de la Saint-Barthélemy ; longtemps encore après eux on a continué de brûler les hérétiques, de verser le sang. Dieu sait quand on continuera de le verser ? Le moyen âge reflète dans Don Quichotte l’éclat de la poésie provençale, la grâce légendaire de ces mêmes romans que Cervantès raille avec tant de bonhomie, et auxquels il a lui-même payé un dernier tribut dans Persiles et Sigismonde{3}. Shakespeare prend ses tableaux partout : le ciel, la terre, tout lui est bon ; il s’empare des sujets avec la force inéluctable de l’aigle qui tombe sur sa proie. Cervantès présente d’une main aimable, je dirais presque paternelle, un petit nombre de tableaux. Il ne prend que ce qui se passe auprès de lui ; mais il connaît si bien ses alentours ! Toute l’humanité semble le domaine du puissant génie anglais ; le romancier espagnol emprunte tout à son âme, une âme limpide, modeste, riche de l’expérience de la vie, mais qui n’en a pas été aigrie. Ce n’est pas en vain que pendant sept années de captivité il a appris, ainsi qu’il le dit lui-même, la science de souffrir. Son domaine est plus étroit que celui de Shakespeare ; mais, comme tout être vivant, il reflète l’humanité tout entière. Cervantès ne vous illumine pas tout à coup d’une parole fulgurante ; il ne vous ébranle point par l’énergie titanesque d’une inspiration irrésistible. Sa poésie n’est pas comme celle de Shakespeare une mer souvent houleuse ; c’est une rivière profonde qui coule paisiblement entre les paysages variés de ses bords ; peu à peu le lecteur, entraîné, enveloppé de tous côtés par les flots transparents, s’abandonne avec joie au calme vraiment épique et à la douceur du courant.

L’imagination évoque volontiers le souvenir de ces deux poètes contemporains qui moururent le même jour. Cervantès ne connut, sans doute, rien de Shakespeare ; mais le grand tragique, dans sa maison de Stratford, où il s’était retiré trois ans avant sa mort, put lire le roman espagnol déjà traduit en anglais. Ce serait un sujet bien fait pour tenter le pinceau d’un peintre penseur : Shakespeare lisant Don Quichotte. Heureux les pays où naissent de tels hommes, instituteurs des contemporains et de la postérité ! Le laurier impérissable qui couronne le génie repose aussi sur le front de la nation qui l’a produit.