Mais, dira-t-on, et Ophélie ? Est-ce que Hamlet ne l’aime point ? Parlons-en un peu, et de Dulcinée aussi. À ce propos, les rapports de nos deux héros avec la femme offrent également bien des détails remarquables.
Don Quichotte aime Dulcinée, c’est-à-dire une femme qui n’existe pas, et il est prêt à mourir pour elle. Rappelez-vous ses paroles, lorsque vaincu, gisant dans la poussière, il dit à son vainqueur, qui va lui porter le dernier coup : « Tuez-moi, chevalier, mais que ma faiblesse ne serve pas à diminuer la gloire de Dulcinée ; je persiste à affirmer qu’elle est la beauté la plus accomplie de l’univers. » Il aime d’une façon idéale et pure, tellement idéale, qu’il ne soupçonne même pas que l’objet de sa passion n’existe pas, tellement pure que lorsque Dulcinée lui apparaît sous la forme d’une grossière paysanne, il n’en croit pas le témoignage de ses yeux et s’imagine qu’elle a été métamorphosée par quelque malin enchanteur. Nous aussi, nous avons rencontré plus d’une fois des gens mourant pour une Dulcinée qui n’existait pas, pour quelque réalité grossière et souvent ignoble dans laquelle ils avaient incarné leur idéal, et dont ils attribuaient aussi la métamorphose à la malice, — je dirais presque des enchanteurs, — des circonstances et des individus. Nous les avons vus, et quand des hommes de ce type disparaîtront, on pourra fermer le livre de l’histoire, personne n’aura plus rien à y lire. Les sens n’existent pas pour Don Quichotte, tous ses rêves sont purs et chastes ; c’est à peine si dans le fond de son âme il ose rêver d’être définitivement réuni à Dulcinée, peut-être même a-t-il peur de cette réunion.
Et Hamlet, est-ce qu’il aime ? Est-ce que son ironique créateur, le plus profond connaisseur du cœur humain, a pu donner à cet égoïste, à ce sceptique dévoré par le démon rongeur de l’analyse, un cœur aimant et dévoué ? Shakespeare n’est pas tombé dans cette contradiction. Le lecteur attentif n’aura pas grand’peine à reconnaître que Hamlet est un homme sensuel, je dirais même secrètement voluptueux, qu’il n’aime point, qu’il feint assez négligemment même d’aimer. C’est ce que Shakespeare nous atteste lui-même. Dans la première scène du troisième acte, Hamlet dit à Ophélie : « Je vous ai aimée autrefois. » OPHÉLIE : « Prince, vous me l’avez fait croire. » HAMLET : « Il ne fallait pas me croire, je ne vous aimais pas. »
En prononçant cette parole, Hamlet est bien plus près de la vérité qu’il ne l’imagine lui-même. Ses sentiments pour Ophélie, cette créature innocente et pure jusqu’à la sainteté, sont ou cyniques (rappelez-vous ses paroles, ses allusions à double sens dans la scène de la représentation théâtrale, ou emphatiques. Rappelez-vous encore la scène entre lui et Laërte, quand après avoir sauté dans le tombeau d’Ophélie, il s’écrie en langage de capitan : « J’aimais Ophélie ; quarante mille frères, en réunissant leur amour, n’auraient pu égaler le mien, etc. » Tous ses rapports avec Ophélie ne sont pour Hamlet qu’un prétexte à s’occuper de lui-même, et dans son exclamation : « Ô vierge, souviens-toi de moi dans tes saintes prières ! » nous ne voyons que l’aveu profond d’une impuissance maladive, l’impuissance d’aimer, qui s’humilie devant « la sainte pureté. »
Mais c’est assez parler des côtés sombres du type de Hamlet, de ces traits qui nous irritent d’autant plus qu’ils sont plus près de nous et plus compréhensibles. Efforçons-nous d’apprécier ce que ce type offre de normal et par suite d’éternel. Il incarne le principe de la négation, ce principe qu’un autre grand poète, en l’abstrayant de l’humanité, a incarné dans Méphistophélès. Hamlet, lui aussi, est un Méphistophélès, mais un Méphistophélès renfermé dans le cercle vivant de la nature humaine : sa négation n’est pas le mal ; elle est dirigée contre le mal. La négation de Hamlet doute du bien, mais elle ne doute pas du mal, elle entame contre lui une lutte acharnée. Elle doute du bien, c’est-à-dire qu’elle met en suspicion sa sincérité, elle l’attaque non pas comme étant le bien, mais comme un masque sous lequel s’abritent le mal et le mensonge, ces ennemis éternels. Hamlet n’a pas le rire démoniaque, antipathique de Méphistophélès ; il y a dans son rire amer une certaine tristesse qui atteste ses souffrances et nous réconcilie avec lui. Le scepticisme de Hamlet n’est pas de l’indifférentisme, c’est là qu’est sa valeur et sa dignité ; le bien et le mal, la vérité et le mensonge, la beauté et la laideur ne se fondent pas pour lui en un je ne sais quoi de fortuit, de muet, de stupide. Le scepticisme de Hamlet ne croit pas à la réalisation contemporaine de la vérité, il lutte sans relâche contre le mensonge et il est par cela même l’un des meilleurs champions de cette vérité en laquelle il ne peut pas croire. Mais la négation a de même que le feu une force destructive ; comment retenir cette force dans les limites nécessaires, comment lui montrer où elle doit s’arrêter, alors que les choses à détruire et à conserver sont le plus souvent fondues ensemble ou liées par un lien indissoluble ? Voici où apparaît un côté tragique, souvent remarqué déjà, de la vie humaine. Pour agir, il faut vouloir ; pour agir, il faut penser. Mais la pensée et la volonté se sont séparées, et s’éloignent chaque jour de plus en plus,
And thus the native hue of resolution
Is sicklied o’er with the pale cast of thought{1},
nous dit Shakespeare lui-même par la bouche de Hamlet. Ainsi, d’un côté se dressent les Hamlets, les penseurs, dont la conscience embrasse parfois l’univers entier, mais qui le plus souvent sont inutiles et réduits à l’immobilité, de l’autre, les Don Quichottes à moitié fous, qui rendent des services, qui font marcher l’humanité parce qu’ils ne voient et ne connaissent qu’un seul point, et ce point n’existe même pas sous la forme que leur imagination lui prête. Malgré soi on en arrive à se demander : Faut-il donc être fou pour croire à la vérité, et l’intelligence qui devient maîtresse d’elle-même est-elle par cela seul dépouillée de toute énergie ? L’examen, même superficiel, de ces questions, nous entraînerait bien loin.
Bornons-nous à reconnaître que cette séparation, ce dualisme dont nous venons de parler constitue la loi fondamentale de toute la vie humaine : notre vie tout entière n’est pas autre chose que la conciliation éternelle, la lutte éternelle de deux principes sans cesse séparés et réunis. Les Hamlets, qu’on nous pardonne ces termes philosophiques, représentent la force centripète de la nature ; en vertu de cette force tout être se considère comme le centre de la création et regarde le reste de la nature comme créé pour son usage exclusif. Le moustique se pose sur le front d’Alexandre le Grand et suce d’une conscience tranquille un sang héroïque ; c’est la nourriture qui lui revient de droit. Hamlet se méprise, le moustique ne saurait en faire autant ; son intelligence ne s’est pas élevée à un aussi haut degré, mais Hamlet rapporte tout à lui-même. Sans cette force centripète de l’égoïsme, la nature ne pourrait pas exister ; elle ne le pourrait pas non plus sans cette force centrifuge qui veut que tous les êtres n’existent que les uns pour les autres. C’est cette force, ce principe de dévouement et de sacrifice que représentent les Don Quichottes. Si Cervantès nous l’a montrée sous un jour comique, c’est pour ne pas irriter les égoïstes. Ces deux forces de l’immobilité et du mouvement, du conservatisme et du progrès sont les deux forces fondamentales de toute existence. Elles nous expliquent aussi bien la croissance de la fleur que le développement des nations les plus puissantes.