Voyons maintenant ce que représente Hamlet. L’esprit d’analyse avant tout, l’égoïsme et l’absence de foi. Il vit tout entier pour lui-même, c’est un égoïste ; mais l’égoïste ne peut même pas croire en lui-même ; on ne peut croire qu’à ce qui est en dehors de nous et au-dessus de nous. Et pourtant ce moi en qui il ne croit point est cher à Hamlet. C’est le point de départ auquel il revient constamment, parce qu’il ne trouve rien dans le monde entier à quoi son âme puisse s’attacher ; c’est un sceptique ; il ne vit et ne marche qu’avec lui-même, il est constamment occupé non pas de son devoir, mais de sa situation.
Doutant de tout, Hamlet, on le comprend, ne s’épargne point lui-même. Son intelligence est trop développée pour se contenter de ce qu’elle trouve en elle-même ; il connaît sa faiblesse ; mais se connaître soi-même, c’est une force. De là cette ironie qui fait contraste avec l’enthousiasme de Don Quichotte. Hamlet se gourmande avec volupté, avec exagération ; il ne cesse de s’observer, de regarder dans son intérieur ; il connaît dans les moindres détails toutes ses faiblesses ; il les méprise, il se méprise lui-même ; et dans le même temps on peut dire qu’il vit de ce mépris, qu’il s’en nourrit. Il ne croit pas en soi et il est vaniteux ; il ne sait pas ce qu’il veut et pourquoi il vit, et cependant il est attaché à la vie. « Seigneur, Seigneur ! s’écrie-t-il dans la deuxième scène du premier acte, juge du ciel et de la terre, si tu n’avais pas défendu !.... Combien fatigant, plat, misérable et inutile me semble ce bas monde. » Mais il ne sacrifie pas cette vie plate et vide. Il rêve de suicide jusqu’à l’apparition de l’ombre de son père, jusqu’à cet ordre suprême qui brise enfin sa volonté déjà bien ébranlée ; mais il ne se tue pas. Son amour pour la vie éclate même dans ses rêves de suicide ; tous les jeunes gens de dix-huit ans ont connu des sentiments analogues.
Mais ne soyons pas trop sévères pour Hamlet. Il souffre, et ses souffrances sont plus douloureuses et plus contagieuses que celles de Don Quichotte. Celui-ci est frappé par des bergers brutaux, par des galériens qu’il a délivrés. Hamlet se frappe et se déchire lui-même ; et l’arme qu’il a entre les mains, c’est l’épée à double tranchant de l’analyse.
Don Quichotte, il faut bien le reconnaître, est positivement ridicule. Sa figure est peut-être la plus comique qui ait jamais été dessinée par un poète. Son nom est devenu un sobriquet ironique, même dans la bouche du moujik russe. Nous avons pu nous en convaincre personnellement. À ce nom seul, l’imagination voit apparaître une figure maigre, anguleuse, allongée, revêtue d’une cuirasse grotesque, campée sur le squelette décharné d’un cheval lamentable, de ce malheureux Rossinante, toujours battu et toujours affamé, auquel on ne peut refuser une sympathie mêlée de rire et de larmes. Don Quichotte est ridicule ; mais il y a dans le rire qu’il excite une vertu conciliante et rédemptrice. On pardonne bien vite à qui vous fait rire, on est même prêt à l’aimer. Au contraire, l’extérieur de Hamlet est attrayant. Sa mélancolie, son visage pâle, quoique sans maigreur (« Our son is fat, notre fils est gras, » fait remarquer sa mère), son costume de velours noir, la plume de sa toque, ses manières distinguées, la poésie réelle de ses discours, le sentiment qu’il manifeste sans cesse de son incontestable supériorité, le plaisir contagieux qu’il éprouve à s’humilier, tout nous plaît, tout nous charme en lui. On est enchanté d’être appelé Hamlet : personne ne voudrait être nommé Don Quichotte. Personne ne songe à rire de Hamlet, et c’est là ce qui le condamne ; il n’y a que des gens comme Horatio pour s’attacher à lui. Nous en parlerons tout à l’heure. Tout homme a de la sympathie pour Hamlet, car tout homme trouve en lui quelques traits de sa propre physionomie. Mais on ne peut l’aimer, parce que lui-même n’aime personne.
Continuons notre comparaison. Hamlet est le fils d’un roi tué par un frère qui a usurpé le trône ; ce roi sort du tombeau, des « mâchoires de l’enfer,» pour confier à son fils le soin de le venger ; et ce fils hésite, il finasse avec lui-même ; il se console en se disant des injures, et finalement il tue son beau-père par hasard. Profond détail psychologique, sur lequel beaucoup de critiques intelligents, mais à courte vue, ont cru devoir condamner Shakespeare. Et Don Quichotte, pauvre, presque sans ressources, sans relations, vieux, solitaire, entreprend de corriger le mal, et de défendre sur toute la surface de la terre des opprimés qui lui sont complètement étrangers. Qu’importe que sa première tentative pour arracher l’innocence à ses oppresseurs retombe par une double fatalité sur la tête même de l’innocent, — nous entendons l’épisode où Don Quichotte arrache un jeune berger aux coups de son maître, qui, aussitôt le libérateur parti, recommence à frapper dix fois plus fort sur le pauvre garçon. Qu’importe que, croyant avoir affaire à des géants dangereux, Don Quichotte attaque d’utiles moulins à vent ! Le côté comique de ces épisodes ne doit pas nous faire perdre de vue leur sens caché. Celui qui, en se sacrifiant lui-même, commence par compter et peser toutes les conséquences, tous les avantages probables de ses actions, celui-là n’est guère capable de sacrifice. Avec Hamlet, rien de pareil ne peut se produire. Serait-ce lui, avec son intelligence pénétrante et délicate, qui tomberait dans une erreur aussi grossière ? Non, il n’ira pas lutter contre les moulins à vent. Il ne croit pas à l’existence des géants ; mais, s’ils existaient, il se garderait bien de les attaquer. Ce n’est pas Hamlet qui montrerait à tout venant un bassin à barbe, en affirmant que c’est là le véritable armet de Mambrin. Mais si la vérité incarnée se présentait elle-même aux yeux de Hamlet, il n’oserait sans doute pas répondre que c’est bien elle, la vérité. Qui sait ? Il n’y a peut-être pas plus de vérité qu’il n’y a de géants. Nous nous moquons de Don Quichotte ; mais combien d’entre nous, en interrogeant avec conscience leurs convictions passées ou présentes, ont toujours bien su distinguer un plat à barbe d’un armet d’or ? La sincérité, la force de conviction, voilà l’essentiel ! Le résultat est aux mains de la destinée. Elle seule peut nous apprendre si nous avons lutté avec des fantômes ou des ennemis réels, et de quelle armure nous avons couvert notre tête.
Il est curieux d’étudier les rapports de la foule, de ce qu’on appelle les masses populaires, avec Hamlet et Don Quichotte. Polonius représente les masses devant Hamlet ; Sancho Pança devant Don Quichotte.
Polonius est un vieillard énergique, pratique, sensé, quoique borné et bavard. C’est un excellent administrateur, un père modèle : rappelez-vous ses instructions à son fils Laërte partant pour l’étranger ; elles peuvent rivaliser de sagesse avec les sages mesures du gouverneur Sancho Pança dans l’île de Barataria. Pour Polonius, Hamlet n’est pas tant un fou qu’un enfant, et s’il n’était pas fils de roi, il le mépriserait pour sa profonde inutilité, pour l’impossibilité où il est d’appliquer sa pensée à une œuvre sérieuse ou pratique. La scène du nuage, dans laquelle Hamlet s’imagine qu’il mystifie Polonius, nous paraît fort claire et bien faite pour confirmer notre opinion.
POLONIUS
Monseigneur, la reine voudrait vous parler maintenant.
HAMLET
Voyez-vous ce nuage ? Il a presque la forme d’un chameau.
POLONIUS
Sur ma foi, on dirait tout à fait un chameau.
HAMLET
Je crois qu’il est plutôt semblable à une belette.
POLONIUS
Il a la forme d’une belette.
HAMLET
Ou plutôt d’une baleine.
POLONIUS
Tout à fait d’une baleine.
HAMLET
Alors je vais aller trouver ma mère.
N’est-il pas évident que dans cette scène Polonius est tout à la fois un courtisan qui flatte son prince et un homme sérieux qui ne veut pas contrarier un enfant malade et extravagant ? Polonius ne croit pas un mot de ce que dit Hamlet, et il a raison ; avec la présomption bornée qui lui est propre, il attribue la folie de Hamlet à son amour pour Ophélie ; il se trompe dans cette hypothèse, mais il ne se trompe pas dans l’appréciation du caractère de son maître. Les Hamlets ne sont jamais utiles au peuple ; ils ne lui donnent rien, ils ne peuvent le mener nulle part, attendu qu’ils ne vont eux-mêmes nulle part. Comment conduire les autres quand on ne sait même pas si on a la terre sous les pieds ? D’ailleurs, les Hamlets méprisent la foule ; celui qui ne s’estime pas lui-même, qui peut-il, que peut-il estimer ? Et puis, est-ce la peine de s’occuper de la foule ? Elle est si grossière et si sale. Or, Hamlet est un aristocrate, et non pas seulement par la naissance.
Sancho Pança nous offre un type tout opposé. Il se moque de Don Quichotte, il sait fort bien que c’est un fou, mais il quitte trois fois son village, sa maison, sa femme et sa fille, pour courir le monde avec ce fou ; il le suit partout ; il se soumet à des désagréments de toute espèce ; il lui est dévoué jusqu’à la mort ; il a foi en lui, il est fier de lui, il sanglotte agenouillé auprès du pauvre grabat où son ancien maître est en train d’expirer. On ne peut expliquer ce dévouement par l’espoir de bénéfices ou d’avantages personnels ; Sancho Pança a trop de bon sens ; il sait trop bien que, sauf les coups, l’écuyer d’un chevalier errant n’a presque rien à attendre. Il faut chercher plus loin la cause de ce dévouement ; il a, si l’on peut s’exprimer ainsi, sa racine dans un sentiment qui est peut-être le meilleur du peuple : la faculté de subir un heureux et honnête aveuglement (le peuple, hélas ! en connaît d’autres), la faculté d’éprouver un enthousiasme désintéressé, de mépriser les avantages directs et matériels ; le peuple méprise avec le même héroïsme le pain quotidien. Faculté importante s’il en fut et qui joue un rôle dans l’histoire du monde entier. La masse populaire finit toujours par suivre, avec une foi illimitée, les personnages qu’elle a autrefois raillés, maudits, persécutés, mais qui sans craindre la persécution, ni les injures, ni même les rires, marchant sans relâche en avant, l’œil fixé sur le but qu’ils voient seuls, cherchent, tombent, se relèvent et finissent par trouver. Cette récompense leur est bien due ; ceux-là seuls trouvent qui sont conduits par le cœur. Les grandes pensées viennent du cœur, a dit Vauvenargues. Mais les Hamlets ne trouvent rien, n’inventent rien : ils ne laissent d’autre trace derrière eux que celle de leur personnalité. Ils ne laissent pas d’œuvre. Ils n’aiment ni ne croient ; que pourraient-ils trouver ? Même en chimie, sans parler de la nature organique, pour créer un troisième élément il faut que deux éléments s’unissent. Or, les Hamlets ne pensent qu’à eux-mêmes, ils restent isolés et par suite stériles.