17

 

Il revint prudemment sur ses pas dans le labyrinthe, contournant la réserve de provisions sur sa droite pour s’enfoncer dans un autre couloir de la caverne. Les sols de calcite se trouvaient ici sur plusieurs niveaux (allant jusqu’à plonger brusquement d’un mètre vingt ou un mètre cinquante d’un plan horizontal à l’autre), suggérant que la caverne avait été envahie par l’eau, asséchée puis envahie à nouveau de manière répétée à travers les temps géologiques. L’obscurité était une nouvelle fois presque totale et prudemment Leaphorn cherchait son chemin à tâtons, sans prendre le risque d’utiliser la torche, redoutant moins la chute que la perte de son unique avantage. Le bruit lointain des voix le tirait en avant. Il y avait un soupçon de lumière qui provenait de quelque part devant lui, aussi impalpable que le bruit qui résonnait et se répercutait sans paraître se rapprocher. Il s’arrêta, ainsi qu’il l’avait déjà fait une douzaine de fois, en essayant d’en déterminer la provenance de manière exacte. Tandis qu’il se tenait là immobile, retenant son souffle, tendant l’oreille, il entendit un autre bruit.

C’était un frottement, un grattement qui provenait de sa droite. Au début, cela défia toute identification. Le bruit se produisait, puis se reproduisait, et encore, selon un certain rythme. Il devint plus fort, plus clair, et Leaphorn commença à en discerner un élément caractéristique : une seconde de silence avant chaque répétition. C’était quelque chose de vivant qui se traînait droit dans sa direction. Leaphorn eut une soudaine et épouvantable intuition. Le chien était tombé du haut de la falaise. Mais il ne l’avait pas vu heurter le sol. Il était vivant, estropié, et se traînait inexorablement en le suivant à l’odeur. Pendant une seconde, la raison s’imposa à nouveau à son esprit logique. Le chien ne pouvait pas avoir fait une chute de quatre-vingt-dix mètres de haut et survivre. Mais le bruit se répéta, plus proche maintenant, à quelques mètres seulement de ses pieds, et à nouveau Leaphorn fut dans un monde de cauchemar où les hommes devenaient des sorciers et se transformaient en loups ; où les loups ne tombaient pas mais s’envolaient. Il braqua sa torche vers le bruit, comme un revolver, et en actionna le bouton.

Il n’y eut, pendant un instant, rien d’autre qu’un flamboiement de lumière aveuglante. Puis ses pupilles dilatées s’adaptèrent et la forme illuminée par le faisceau de la lampe devint le père Benjamin Tso. Les yeux du prêtre étaient fermés très fort à cause de la lumière, son visage détourné pour échapper à la torche. Il était assis sur le sol de calcite, les pieds allongés devant lui, les bras derrière le dos. Ses chevilles étaient attachées par ce qui ressemblait à un morceau de nylon.

Tso regarda alors dans le faisceau lumineux en faisant la grimace.

— C’est bon, dit-il. Si vous me détachez les chevilles, j’y retourne.

Leaphorn ne dit rien.

— Il n’y a pas de mal à essayer, dit le prêtre.

Puis il rit et ajouta :

— Peut-être que j’aurais pu m’échapper.

— Bon sang ! Mais qui êtes-vous ? demanda Leaphorn qui parvenait à peine à articuler ses mots.

Le prêtre fronça les sourcils dans la lumière, le visage intrigué.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ? interrogea-t-il.

Puis il les fronça à nouveau, essayant de distinguer le visage de Leaphorn derrière le faisceau de la torche.

— Je suis Benjamin Tso. Le père Benjamin Tso.

Il observa un instant de silence, reprit :

— Mais vous n’êtes pas… ?

— Je suis Leaphorn. Le policier navajo.

— Dieu soit loué. Dieu soit loué de vous avoir envoyé. (Il tourna la tête sur le côté.) Les autres sont par là, derrière. Ils vont bien. Comment avez-vous… ?

— Parlez moins fort, avertit Leaphorn.

Il coupa la lumière et écouta. Dans la grotte, il n’y avait plus maintenant qu’un profond et complet silence qui bourdonnait dans ses oreilles.

— Pouvez-vous me détacher les mains ? murmura le père Tso. Cela fait longtemps qu’elles sont complètement engourdies.

Leaphorn ralluma la lumière en posant la main sur le verre pour laisser passer le moins de lumière possible. Il scruta le visage du prêtre. Il ressemblait beaucoup au visage de l’homme qu’il avait vu avec Tull et le chien, au visage de l’homme qui avait essayé de le brûler vif dans le canyon.

Le père Benjamin Tso leva les yeux vers lui puis détourna le regard. Même dans la faible lumière, Leaphorn vit son visage changer, devenir fatigué et vieilli.

— Je suppose que vous avez rencontré mon frère, dit-il.

— Ah ! c’est ça ? fît Leaphorn. Oui, forcément. Il y a une certaine ressemblance.

— Un an de plus, dit le père Tso. Nous n’avons pas été élevés ensemble. (Il lança un coup d’œil à Leaphorn.) Il fait partie de la Buffalo Society. Mon retour n’a pas arrangé ses plans.

— Mais qu’est-ce qui vous a fait… comment êtes-vous arrivé ici ? Je veux dire, au hogan de votre grand-père ?

— Ça a été un long voyage. J’ai pris l’avion pour revenir de Rome, et ensuite jusqu’à Phoenix. Après, j’ai pris le car pour Flagstaff, puis pour Kayenta, et ensuite j’ai fait du stop.

— Et où est la dénommée Adams ?

— Il est venu au hogan et nous a fait prisonniers. Mon frère et ce chien qu’il a avec lui. (Le père Tso s’interrompit.) Le chien. Il est quelque part par là et il va nous trouver. La police est-elle avec vous ? Vous les avez arrêtés ?.

— Le chien est mort. Dites-moi juste ce qui est arrivé.

— Mon frère est venu au hogan et nous a amenés dans cette grotte. Il a dit qu’il allait falloir qu’on reste là jusqu’à la fin d’une certaine opération. Puis plus tard… (Il haussa les épaules et prit l’air désolé.) Je ne sais pas quand exactement. C’est difficile de garder la notion du temps là-dedans et je ne peux pas regarder ma montre. Plus tard, en tout cas, mon frère, un homme qui s’appelle Tull et trois autres types ont ramené une troupe de scouts et les ont mis avec nous. Je n’y comprends rien. Qu’est-ce que vous savez là-dessus ?

— Seulement ce que j’en ai entendu à la radio, répondit Leaphorn.

Il s’agenouilla derrière Tso et examina les liens de ses poignets.

— Continuez à parler, dit-il. Et toujours très bas.

Il sortit son canif et scia les liens, une sorte de menottes ne pouvant servir qu’une fois mises au point pour être utilisées par la police lorsqu’elle procédait à des arrestations en masse. La police du BIA en avait acheté à l’époque des premiers troubles causés par l’American Indian Movement, mais elle les avait mises au rebut parce que si le sujet se débattait elles serraient davantage et lui coupaient la circulation. Les mains de Tso étaient glacées et exsangues. Il faudrait un bon moment avant qu’il puisse s’en servir.

— Moi aussi je ne sais que ce que j’ai entendu, disait Tso. Et ce que le chef des scouts nous a dit. Je suppose que nous nous sommes retrouvés au cœur d’une espèce de kidnapping symbolique.

Leaphorn avait maintenant aussi coupé les liens qui entouraient les chevilles de Tso. Celui-ci essaya de les masser mais ses mains engourdies pendaient de manière presque inutile au bout de ses poignets.

— Il faut du temps avant que la circulation se rétablisse, dit Leaphorn. Quand elle revient, ça fait mal. Vous pouvez me donner d’autres renseignements ?

Tso commença à frotter ses mains contre sa poitrine avec des gestes vifs.

— Toutes les deux heures environ, Tull ou mon frère reviennent et ils ont deux questions qu’ils posent au chef des scouts ou à l’un des garçons. C’est pour prouver que tout le monde est toujours en vie ou quelque chose comme ça. On dirait qu’ils ont dit à la police qu’elle ne doit pas venir du tout dans toute cette partie de la réserve. Je crois que c’est comme ça que ça marche : s’ils voient des policiers ils disent qu’ils tueront les otages. Pour le reste, la police doit diffuser des questions toutes les deux heures et lui…

— Des questions ? Quel genre de questions ?

— Oh, par exemple où le chef des scouts a rencontré sa femme. Ou encore, pourquoi une fois il était en retard pour partir en voyage, et où se trouve le téléphone chez lui. Des trucs sans importance que personne d’autre ne peut savoir.

Le père Tso fit soudain la grimace et regarda ses mains en déclarant :

— Je vois ce que vous voulez dire quand vous dites que ça fait mal.

— Continuez à les frotter. Et continuez à parler. Est-ce que vous savez comment ils ont planifié les choses ? demanda Leaphorn. Vous avez entendu quelque chose là-dessus ?

— Ils ont dit aux scouts qu’ils allaient probablement rester ici deux ou trois jours. Peut-être moins. Jusqu’à ce qu’ils aient la rançon.

— Est-ce que vous savez combien ils sont dans le coup ? J’en ai vu trois dans la grotte. Est-ce qu’il y en a plus que ça ?

— J’en ai vu au moins cinq. Quand mon frère nous a ramenés, au début, il y avait juste un jeune ici qu’ils appellent Jackie. Juste mon frère et Jackie. Ensuite, quand ils ont amené les scouts ils étaient trois de plus. Un avec le visage affreusement déformé, qui s’appelle Tull. Il est encore là, je crois. Mais je n’ai pas revu les deux autres.

— Ce Jackie, comment était-il habillé ?

— En jean. La chemise aussi. Un bandeau rouge autour du front.

— Oui, je l’ai vu, confirma Leaphorn. Où sont les autres otages ? Et comment vous êtes-vous enfui ?

— Ils ont une espèce de cage qu’ils ont fabriquée en soudant des tiges de fer pour béton armé ou quelque chose de ce genre. Placée dans une partie de la grotte qui se trouve tout au fond, par là-bas. C’est là qu’ils nous ont mis au début, Theodora et moi, et après ils y ont amené les scouts. Après, il y a environ deux heures, ils m’ont fait sortir et m’ont conduit dans une autre partie de la grotte. (Tso tendit le doigt derrière lui.) Une sorte de grande pièce par là, dans cette direction, et ils m’ont mis ces trucs aux poignets et aux chevilles puis ils m’ont plus ou moins amarré à une stalagmite. (Tso rit.) Ils ont attaché une corde autour.

— Comment vous êtes-vous libéré ?

— Eh bien, ils m’ont averti que si je m’agitais trop avec ces trucs en nylon, ils allaient se resserrer et couper la circulation du sang, mais j’ai découvert que si on supportait ça un peu, on pouvait faire tourner ces trucs jusqu’à ce que le nœud soit placé de telle sorte qu’on puisse l’atteindre.

Leaphorn se rappela avoir essayé ces menottes en nylon quand son service en avait envisagé l’achat, et se souvint avec quelle rapidité, en tirant dessus, on les faisait pénétrer dans la chair des poignets. Il jeta un regard en direction de Tso, le considérant différemment.

— Ceux qui ont inventé ces trucs-là comptaient sur le fait que les gens ne veulent pas s’infliger de douleur à eux-mêmes, dit-il.

— Sans doute, répondit le père Tso qui se massait maintenant les chevilles. En tout cas, ces dépôts de calcite sont trop tendres pour couper quoi que ce soit. Je me disais que j’allais peut-être trouver un rocher qui dépassait, granite ou autre, sur lequel je pourrais couper le nylon.

— Les sensations reviennent ? s’enquit Leaphorn. Bon. Je ne crois pas que nous tenions à perdre du temps si nous pouvons faire autrement. Je ne suis pas armé.

Il aida Tso à se remettre debout et le soutint en demandant :

— Quand ils viennent à la cage pour avoir la réponse à ces questions, qui est-ce qui vient ? Juste un seul ?

— La dernière fois c’était juste celui qui a le bandeau rouge. Celui qu’ils appellent Jackie.

— Ça va maintenant ? Vous êtes prêt à bouger ?

Le père Tso fit un pas, puis un autre plus court et aspira une brusque bouffée d’air.

— Donnez-moi une seconde pour m’habituer.

Sa respiration sifflait en passant entre ses dents serrées.

— Qu’allons-nous faire ? murmura-t-il.

— Nous serons là quand ils reviendront à la cage. Si vous pouvez trouver un endroit où je peux me cacher. S’ils viennent à deux, nous ne tenterons rien pour l’instant. Mais s’il n’y en a qu’un qui vient, vous vous montrerez en le provoquant. Faites le plus de bruit possible pour couvrir mon approche et je lui sauterai dessus par surprise.

— Si je me souviens bien, il n’y a pas grand-chose derrière quoi se cacher, dit Tso d’un air perplexe. Pas tout près en tout cas.

Ils progressèrent lentement dans l’obscurité, le prêtre avançant en boitant précautionneusement tandis que Leaphorn le soutenait en partie.

— Il y a autre chose, dit Tso. Je ne crois pas que ce Tull soit normal. Il croit qu’il meurt et qu’il ressuscite ensuite.

— On m’a parlé de lui.

— Et mon frère. Je crois qu’il faut bien dire qu’il est un peu cinglé lui aussi.

Leaphorn ne répondit pas. Ils avancèrent en silence vers la lumière, trouvant leur chemin à tâtons. D’un endroit situé plus loin devant eux, soudain, leur parvint le bruit d’une voix de femme, lointaine et, pour l’instant, inintelligible.

— C’est atroce pour Theodora, dit le père Tso. Atroce.

— Oui, dit Leaphorn.

Il se souvenait des consignes du capitaine Largo. Il alluma la lumière (pour se repérer), et l’éteignit aussitôt.

— Mon frère, dit Tso. Il vivait avec mon père et mon père était un ivrogne. (Son murmure était à peine audible.) Je n’ai jamais vécu avec eux. Tout ce que je sais c’est ce qu’on m’a raconté, mais ce qu’on m’a raconté était affreux. Mon père est mort après avoir été roué de coups à Gallup.

Le murmure se tut et Leaphorn commença à penser à d’autres choses, à ce qu’il allait devoir appliquer comme tactique.

— Mon frère avait environ quatorze ans quand ça s’est passé. On m’a raconté que mon frère y était quand ils l’ont tabassé, et que c’est la police qui l’a fait.

— Peut-être, dit Leaphorn. Il y a des mauvais policiers.

Il ralluma la lampe, l’éteignit.

— Ce n’est pas de ça que je parle, dit le père Tso. Je vous le dis parce que je ne pense pas qu’aucun des otages sera libéré.

Il marqua une pause, puis le murmure reprit :

— Ils sont allés trop loin pour ça. Ils ne sont pas normaux. Pas un seul. Pauvre Theodora !

Ils entendaient à nouveau la voix de Theodora Adams, et c’était bien plutôt des sons que des mots qui se répercutaient. Leaphorn se rendit soudain compte qu’il était épuisé. Sa hanche le lancinait maintenant de manière continue, la brûlure le cuisait, la coupure de sa main l’élançait. Il se sentait au bord de la nausée, effrayé et humilié. Et tout cela se mêlait pour engendrer la colère.

— Merde à la fin ! dit-il. Vous prétendez être prêtre ? Qu’est-ce que vous faisiez avec une femme, alors ?

Tso continua à avancer en boitant silencieusement. Leaphorn regretta immédiatement d’avoir posé cette question.

— Il y a de bons prêtres et il y en a de mauvais, déclara Tso. On s’engage parce qu’on se dit qu’il y a quelqu’un qui a besoin d’aide…

— Écoutez, dit Leaphorn. Ce ne sont pas mes affaires. Je suis désolé. Je n’aurais pas dû…

— Si, reprit le père Tso. Vous avez raison. D’abord on se persuade qu’il y a quelqu’un qui a besoin de soi, et c’est facile de s’en persuader parce que c’est pour cette raison qu’on pensait avoir la vocation depuis le début. C’est ce que les prêtres vous disent à la mission Saint-Anthony, vous savez : il y a quelqu’un qui a besoin de vous. Et puis la situation est complètement renversée : une femme survient qui a besoin d’aide. Puis elle devient un antidote à la solitude. Puis elle devient pratiquement tout ce que l’on est en train d’abandonner. Et si on se trompe ? S’il n’y a pas de Dieu ? S’il n’y en a pas, on laisse sa vie s’écouler pour rien. Ça devient compliqué. Alors on retrouve la foi…

Il s’arrêta, jeta un regard à Leaphorn dans le bref éclat de la torche.

— C’est vrai qu’on la retrouve si on le veut, vous savez. Et donc on essaye de s’en sortir. On prend la fuite.

Il s’arrêta. Puis il reprit :

— Mais le temps qu’on se décide, elle a vraiment besoin de vous. Alors devant quoi prend-on la fuite ?

Même murmurée, sa question était pleine de colère.

— Alors c’est pour ça que vous êtes venu, demanda Leaphorn, pour essayer de lui échapper ?

— Je ne sais pas. Le vieil homme m’avait demandé de venir. Mais je suppose que, finalement, il s’agissait d’une fuite.

— Et vous vous êtes retrouvé mêlé aux histoires de votre frère ?

— Nous sommes les Jumeaux Héroïques, dit le père Tso en émettant un bruit qui ressemblait un tout petit peu à un rire. Peut-être sommes-nous tous les deux en train de sauver le Peuple en nous attaquant aux Monstres. Avec des approches différentes, mais à peu près le même succès.

La voix de Theodora était désormais suffisamment proche pour qu’ils puissent comprendre un mot de temps en temps. La caverne se rétrécissait à nouveau ; Leaphorn s’immobilisa contre le mur en tenant d’une main le coude du prêtre et il regarda en direction des reflets de lumière. C’était une lumière crue dont la source était basse : probablement un genre de lanterne posée sur le sol de calcite. Là où ils se tenaient, un fatras de stalagmites montaient en lignes tortueuses depuis le sol horizontal et des rideaux de stalactites pendaient vers eux. La lumière les faisait ressortir en relief : noir sur fond jaune pâle.

— La cage est juste derrière l’angle qui est là, murmura le père Tso. La lumière provient d’une lampe à gaz qui est posée à l’extérieur.

— Est-ce que le garde est obligé de passer par là en venant ?

— Je ne sais pas. C’est difficile de se repérer là-dedans.

— Approchons-nous, alors, dit doucement Leaphorn. Mais ne faites absolument aucun bruit. Il se pourrait qu’il y soit déjà.

Ils s’avancèrent dans les ténèbres en se tenant à couvert d’un mur de stalagmites. Leaphorn distinguait maintenant une partie de la cage, de même que la lampe à gaz et la tête et les épaules de Theodora Adams, assise dans l’angle. Suffisamment près, pensa-t-il. C’était quelque part par là qu’il allait tendre son embuscade.

— Je me demande pourquoi ils m’ont sorti de là-dedans, murmura le père Tso.

Leaphorn ne répondit pas. Il était en train de se dire qu’une fois le père Tso sorti, la cage renfermait peut-être le nombre symbolique : onze enfants, trois adultes. Le père Tso aurait gâché la symétrie de la vengeance. Mais la raison ne devait pas s’arrêter là.

Dans l’obscurité le temps semblait prendre une autre dimension. Après trois jours et trois nuits épuisants virtuellement sans sommeil, Leaphorn découvrait que cela exigeait la majeure partie de sa concentration rien que de rester éveillé. Il bougea, faisant passer son poids de son côté gauche à son côté droit. Dans cette nouvelle position, il voyait Theodora Adams presque entièrement. La lumière de la lanterne parait son visage d’un effet sculptural et laissait ses orbites dans l’ombre. Il voyait deux autres otages de la Buffalo Society. Un homme qui devait être l’un des chefs des scouts était allongé sur le côté, la tête posée sur sa veste qui était pliée de manière à lui servir de coussin, apparemment endormi. C’était un homme de petite taille, qui avait peut-être quarante-cinq ans, avec des cheveux foncés et un visage délicat comme celui d’une poupée. Il y avait sur son front une marque sombre qui, ayant été frottée, avait laissé une trace marron en travers de sa joue. Du sang séché provenant d’une coupure à la tête, estima Leaphorn. Les mains de l’homme reposaient sur le sol, détendues. Le second otage était un garçon de douze ou treize ans qui dormait d’un sommeil agité. Theodora Adams s’adressa à quelqu’un qui se trouvait hors du champ de vision de Leaphorn.

— Il va mieux ?

Et une voix claire de jeune garçon répondit :

— Je crois qu’il dort déjà.

Après cela, personne ne dit plus rien. Leaphorn ressentait l’envie profonde d’une conversation qu’il pourrait suivre. De tout ce qui pourrait l’aider à repousser les assauts vertigineux du sommeil. Il obligea son esprit à se représenter l’activité folle que ce kidnapping devait engendrer. La délivrance d’un tel nombre d’enfants devait avoir une priorité totale, absolue. Tous les hommes, tous les moyens devaient être mis en œuvre pour les retrouver. La réserve devait pulluler d’agents du FBI et de toutes les variétés de polices, fédérale, de l'État, militaire et indienne. Il se reprit alors qu’il glissait dans un rêve, imaginant l’effervescence qui devait régner au même moment à Window Rock, et il secoua la tête vigoureusement. Il ne pouvait pas se permettre de dormir. Il obligea son esprit à reconstituer ce qui avait dû être l’ordre chronologique de cette affaire. Ce qui faisait l’importance de cette grotte était clair maintenant. À la surface du sol il n’y avait absolument aucune possibilité qu’une opération comme celle-là pût passer inaperçue. Mais cette grotte n’était pas seulement un trou sous la terre où se cacher, c’était un endroit dont l’existence se dissimulait derrière un siècle entier et les promesses faites au fantôme d’un homme sacré. Grand-Père Tso avait dû apprendre que la grotte vénérée était utilisée (et profanée), lorsqu’il était venu s’occuper des bourses à médecine laissées par Homme-qui-Guérit. C’était maintenant ce qui semblait avoir été suggéré dans l’histoire que Tso avait racontée à Femme-qui-Écoute. Et la Buffalo Society savait soit qu’il avait découvert leur présence, soit qu’il utilisait la grotte. Et cela signifiait qu’il ne pouvait pas être laissé en vie. Dans l’esprit de Leaphorn, un rêve représentant le meurtre de Hosteen Tso commença à se fondre dans la réalité. Il écrasa délibérément son menton contre la pierre, chassant le sommeil par la douleur.

Et la police ne trouverait jamais cette grotte. Elle demanderait au Peuple. Le Peuple ne saurait rien. La grotte n’avait dû être investie qu’en passant par l’eau… sur laquelle on ne peut suivre aucune trace. De l’extérieur, l’entrée de la grotte ne devait ressembler qu’à un surplomb sombre de la falaise parmi cent mille autres à l’intérieur desquels l’eau venait clapoter. Ils interrogeraient Grand-Père McGinnis qui d’habitude savait et McGinnis ne saurait rien. Leaphorn repoussa le sommeil en orientant ses pensées sur une autre voie. La même tactique de la "disparition dans la nature" qui avait été utilisée pour le vol de Santa Fe avait probablement servi ici aussi. Ceux qui s’étaient emparés des otages et qui les avaient livrés avaient dû partir se cacher quelque part. Ils avaient dû prendre le large en toute sécurité bien avant que le crime ne fût découvert. Seul un nombre suffisant d’hommes avaient été laissés sur place pour s’occuper des otages et récupérer la rançon. Probablement juste trois. Mais comment allaient-ils faire, eux, pour s’échapper ? Tout le monde avait pris la fuite à l’exception de ces trois. Tull, Jackie et Monture-en-Or. Ils avaient dû installer un système de relais et de rediffusion des messages radio qui empêchait la police de les trouver. Assez facile à monter, supposa-t-il. Il ne faudrait pas grand-chose (si les transmissions restaient brèves) pour tromper les détecteurs directionnels de radio. Mais comment la Société envisageait-elle de dégager ses trois derniers membres quand la rançon arriverait ? Comment pouvait-elle leur donner le temps de prendre la fuite ? Personne n’avait dû les voir à l’exception des otages. Si les otages étaient tués, il n’y aurait pas de témoins. Néanmoins, Monture-en-Or aurait quand même besoin de temps pour prendre le large : une heure ou deux afin de s’éloigner suffisamment pour n’être plus qu’un Navajo comme un autre. Comment pouvait-il se donner lui-même ce délai ? Leaphorn pensa à la dynamite, au système d’horlogerie et à John Tull qui se croyait immortel.

À nouveau il se surprit sur le point de s’assoupir et secoua la tête avec colère. S’il avait l’espoir de quitter cette grotte vivant, il devait rester éveillé jusqu’à ce que Monture-en-Or, Tull ou Jackie vienne jeter un coup d’œil aux otages ou poser les questions rituelles à l’un des scouts. Il devait être éveillé et vigilant pour saisir l’occasion de surprendre le garde, de le maîtriser, de s’emparer de son arme et d’augmenter ses chances de réussite. Pour réussir cela, il lui fallait rester éveillé. S’endormir signifierait se réveiller mort. Avec cette pensée en tête, le lieutenant Joe Leaphorn s’endormit.

Son rêve n’avait absolument aucun rapport avec la grotte, le kidnapping, Monture-en-Or ou Hosteen Tso. Il parlait d’hiver et de châtiment, et trouvait son origine dans le froid de la pierre sous son flanc et la douleur de sa hanche. En dépit de son épuisement, ces désagréments le ramenaient continuellement à l’état de veille et finalement à une voix qui disait :

— Bon. Réveillez-le.

Pendant un instant, ces mots ne furent rien d’autre qu’une partie incompréhensible d’un rêve chaotique. L’instant suivant, Leaphorn était éveillé.

— Ne perdons pas de temps, disait la voix qui était celle de Monture-en-Or. Il me faut celui qui s’appelle Symons.

Une seconde de panique s’écoula avant que Leaphorn ne comprenne que Monture-en-Or se tenait à côté de la porte de la cage et que les mots ne lui étaient pas adressés.

— C’est vous Symons ?

La voix de Monture-en-Or était forte et ses paroles résonnaient dans la grotte.

— Réveillez-vous. Il me faut votre date de naissance et ce que votre femme vous a donné pour votre dernier anniversaire.

Leaphorn entendit la voix de Symons mais non sa réponse.

— Le 3 mai et quoi ? Le 3 mai et un pull-over. O.K.

— Est-ce que vous allez nous laisser partir ?

C’était la voix de Theodora Adams, mais elle avait quitté l’angle précédent et était sortie du champ de vision de Leaphorn.

— Bien sûr, dit Monture-en-Or. Quand nous aurons ce que nous demandons, vous serez libres comme l’air.

Il y avait de l’amusement dans sa voix.

— Qu’avez-vous fait de Ben ? demanda-t-elle.

Monture-en-Or ne répondit rien. Leaphorn voyait son dos et son profil droit en silhouette devant la lumière indirecte de la lanterne. Loin derrière lui, à la limite des ténèbres, se tenait John Tull. La lumière de la lanterne luisait sur le fusil que Tull tenait tranquillement le long de son corps. L’ombre changeait son visage abîmé en une tête de gargouille. Mais Leaphorn voyait que Tull souriait. Il voyait aussi qu’il n’y avait pas la moindre chance de pouvoir les surprendre.

— Ce que j’ai fait de Ben ? demanda Monture-en-Or.

Il s’avança brusquement vers la porte de la cage et il y eut le cliquetis du cadenas qui s’ouvrait. Monture-en-Or disparut à l’intérieur.

— Ce que j’ai fait de Ben ? répéta-t-il.

Sa voix était maintenant pleine de fureur et il y eut le bruit brusque et violent d’un coup qui atteint sa cible. Près de lui, dans l’obscurité, Leaphorn entendit une courte inspiration à l’endroit où se tenait le père Tso, et il y eut un cri étouffé poussé par Theodora Adams.

— Espèce de salope, disait Monture-en-Or. C’est à toi de me dire ce que ces fumiers de Blancs ont fait à Ben. Le résultat c’est qu’il s’est traîné sur le ventre jusqu’à une église de Blancs, qu’il s’est livré au Dieu des Blancs, et ensuite voilà qu’il y a une salope de Blanche qui arrive…

La voix de Monture-en-Or se brisa et se tut. Et lorsqu’elle s’éleva de nouveau, elle était tendue, contrôlée, espaçant bien ses mots.

— Je sais comment ça marche. Quand j’ai appris que cette chose qui prétend être mon frère était devenu prêtre, je me suis procuré un livre là-dessus et je l’ai lu. Ils l’ont obligé à se prosterner à terre et lui ont fait promettre de ne pas approcher les femmes. Et à la première traînée qui lui court après il renie sa parole.

La voix de Monture-en-Or se tut. Il réapparut dans le champ de vision de Leaphorn au moment où il ouvrait la porte. Leaphorn entendait Theodora Adams qui pleurait et un gémissement qui venait de l’un des scouts. Tull ne souriait plus. Son visage grotesque était sinistre et vigilant. Monture-en-Or referma la porte derrière lui.

— Traînée, dit-il. Vous êtes le genre de femmes qui bouffent les hommes.

Et, là-dessus, Monture-en-Or referma le cadenas et traversa le sol de la grotte d’un élan furieux, suivi de Tull à deux pas derrière lui. La lanterne que Monture-en-Or avait à la main ne les éclairait qu’en dessous de la taille : quatre jambes qui coupaient l’air comme des lames de ciseaux, ni au pas ni en cadence. Leaphorn indiqua au père Tso où il lui faudrait se tenir en embuscade pour attendre la chance suivante, dans deux heures. Puis il suivit les jambes maintenant lointaines dans l’obscurité. C’était comme de poursuivre une bête étrange et mal coordonnée dans la nuit.