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Selon les normes souples de la Réserve Navajo, les cinq premiers kilomètres de la route menant au hogan de Hosteen Tso étaient officiellement décrits comme "sans amélioration : praticables par temps sec". La route remontait le Short Mountain Wash jusqu’au site où l’équipe anthropologique menait des fouilles dans des ruines à flanc de falaise. Elle suivait le fond du lit du wash constitué essentiellement de terre tassée et, si l’on avait la prudence d’éviter les endroits mous, n’entraînait ni inconfort ni danger particulier. Leaphorn dépassa les ruines un peu après minuit. À l’exception d’un pick-up truck et d’une petite caravane de camping garée à l’ombre d’un tremble, il n’y avait aucun signe de vie. À partir de là, la route se détériorait rapidement, passant d’honnête à difficile, puis à mauvaise, à épouvantable, jusqu’à ce qu’en fait il n’y ait plus de route du tout, simplement une piste. Elle quittait le wash de plus en plus étroit par l’intermédiaire d’un arroyo qui venait s’y jeter, serpentait à travers huit cents mètres de schistes déchiquetés et émergeait au sommet du Rainbow Plateau. Le paysage devenait un cauchemar pour constructeurs de routes et un rêve pour géologues. Ici, il y avait des éternités, la croûte terrestre s’était déformée et tordue. Rien n’était plat. Des sédiments calcaires, de grandes masses de grès de couleur vive, des affleurements de granite et même d’épaisses veines de marbre avaient été malaxés en même temps par un mouvement paroxystique inimaginable, puis tailladés, sculptés et érodés par dix millions d’années de vent, de pluie, de glaciation et de fonte des neiges. Ici, conduire consistait à suivre un chemin à peine tracé sur un parcours du combattant fait de pierres. Cela nécessitait prudence, patience et concentration. Leaphorn trouva la concentration difficile à acquérir. Sa tête était pleine de questions. Où était Frederick Lynch ? Où allait-il ? La marche vers le nord qu’il avait suivie depuis sa voiture abandonnée l’amènerait près du hogan de Tso. Les affaires qui appelaient Theodora Adams au hogan de Tso étaient-elles en rapport avec Frederick Lynch ? Cela semblait logique… s’il y avait toutefois la moindre logique dans toute cette affaire. Quand deux étrangers blancs apparaissent à peu près au même moment dans ce coin reculé du monde, l’un pour se rendre au hogan de Hosteen Tso et l’autre pour marcher dans cette direction-là, la logique veut qu’il y ait là davantage qu’une simple coïncidence. Mais pourquoi, grand Dieu, traverseraient-ils la moitié d’un continent pour se rencontrer en l’un des points les plus lointains et les plus inaccessibles de l’hémisphère ? Leaphorn ne parvenait à trouver aucune raison possible. Le bon sens voulait que leur venue ait un rapport avec le meurtre de Hosteen Tso, mais Leaphorn n’arrivait pas à envisager le moindre lien. Il ressentait cette irritation et ce malaise qu’il ressentait toujours lorsque le monde autour de lui semblait avoir perdu l’ordre logique qui était le sien. Il y avait également un sentiment croissant d’inquiétude. Largo lui avait dit de s’arranger pour qu’il n’arrive rien à Theodora Adams. Très certainement, elle était quelque part devant lui sur cette route, dans le véhicule d’une femme qui était accoutumée à ses dangers et qui pouvait conduire plus vite que lui ne le pouvait. Une fois de plus il se souvint du visage souriant de Lynch lorsqu’il l’avait piégé dans le but de le tuer. Il pensa aux chiens de berger massacrés par l’animal que Lynch avait avec lui. Voilà ce que Theodora allait rencontrer. Leaphorn passa sur une grosse pierre plus vite qu’il n’aurait dû, entendit le dessous du véhicule racler contre le roc et jura à haute voix en navajo.
En freinant pour arrêter la voiture, il se rendit compte qu’il y avait quelque chose avec lui à l’intérieur. La sensation d’un mouvement, ou un bruit inexpliqué, s’imposa à lui. Il défit la courroie de sécurité qui retenait son pistolet, tira le chien doucement en arrière pour l’amener sur le cran de repos, cala l’arme dans sa paume et se retourna brusquement sur son siège. Rien. Il plongea le regard par-dessus le rebord de son siège, l’arme prête. Sur le plancher rembourré par son propre sac de couchage était allongée Theodora Adams.
— J’espère que vous n’avez pas bousillé la voiture, dit-elle. C’est ce qui m’est arrivé, en cognant sur des rochers comme ça.
Leaphorn actionna le plafonnier et la regarda fixement sans rien dire. La surprise céda la place à la colère, laquelle fut rapidement emportée par le soulagement. Theodora Adams ne risquait rien.
— Je vous ai dit que nous avions un règlement interdisant les passagers, lui dit Leaphorn.
Elle se hissa du sol sur le siège arrière, secoua la tête pour démêler sa masse de cheveux blonds.
— Je n’avais pas le choix. Cette femme a refusé de me prendre. Et le vieux monsieur m’a dit que vous alliez par là de toute façon.
— McGinnis ?
Theodora Adams haussa les épaules.
— McGinnis. Son nom n’a pas d’importance. Il n’y avait donc aucune raison que je ne vienne pas avec vous.
C’était un point qui pouvait prêter à argument, mais qui ne pourrait être résolu. Leaphorn argumentait rarement. Il réfléchit à l’envie qu’il avait de lui ordonner de descendre puis de la récupérer sur le chemin du retour. Cette envie disparut rapidement, la colère se trouvant vaincue par le besoin de savoir pourquoi elle se rendait au hogan de Hosteen Tso. Les yeux de Theodora étaient d’un bleu profond inhabituel, à moins que la couleur n’en fût accentuée par la clarté inhabituelle de la blancheur qui entourait l’iris. Des yeux qui n’accepteraient pas de se baisser, qui restaient fixés sur les yeux de Leaphorn : arrogants, dépourvus de timidité, légèrement amusés.
— Venez à l’avant, dit-il.
Il ne la voulait pas derrière lui.
En silence ils traversèrent le champ de cailloux en cahotant puis s’engagèrent sur la surface moins accidentée d’une longue pente de grès. Theodora Adams plongea la main dans son sac, en sortit une petite feuille de bloc-note carrée qui était pliée et la défroissa sur sa jambe de pantalon. C’était une carte tracée au crayon.
— Où sommes-nous à peu près ?
Leaphorn augmenta la lumière du tableau de bord et examina le papier.
— À peu près ici, dit-il.
Il sentit le contact de sa cuisse sous le bout de son doigt. Exactement, il le savait, comme elle savait que ça se passerait.
— Une quinzaine de kilomètres ?
— Une trentaine.
— Donc nous y serons très bientôt ?
— Non, dit Leaphorn. Absolument pas.
Il rétrograda pour aborder une saillie rocailleuse. Le véhicule passa dans l’ombre d’un gros rocher, ce qui rendit soudain visible le reflet de la jeune femme sur la face interne du pare-brise. Elle regardait Leaphorn, attendant qu’il offre un complément à sa réponse.
— Pourquoi ça ?
— Parce que nous allons d’abord au hogan de Margaret Cigaret. Je vais lui parler. Ensuite nous déciderons si nous allons au hogan de Tso ou non.
En fait il n’y avait aucune raison d’atteindre le hogan de Margaret Cigaret avant l’aube. Il avait eu l’intention de trouver où il était puis de garer la voiture et de dormir un peu.
— Nous déciderons ?
— Vous me direz quelle affaire vous y amène. Je déciderai ensuite si nous devons y aller.
— Écoutez, dit-elle. Je vous demande pardon si je me suis montrée impolie, là-bas. Mais vous l’avez été aussi. Pourquoi nous ne…
Elle s’arrêta.
— Comment vous appelez-vous ?
— Joe Leaphorn.
— Joe, dit-elle, je m’appelle Judy Simons, tous mes amis m’appellent Judy et je ne vois pas pourquoi nous ne pourrions pas être amis.
— Plongez la main dans votre sac, mademoiselle Simons, et faites-moi voir votre permis de conduire, dit Leaphorn en poussant son sac vers elle.
— Je ne l’ai pas sur moi.
La main droite de Leaphorn fouilla avec dextérité à l’intérieur du sac, en ressortit avec un épais porte-cartes en cuir bleu.
— Remettez ça, ordonna-t-elle d’un ton glacial. Vous n’avez absolument pas le droit de faire ça.
Le permis de conduire se trouvait dans le premier compartiment du porte-cartes. Sur la photographie carrée, le visage qui le regarda était celui de la femme qui se trouvait à côté de lui, avec son sourire attirant même quand elle se trouvait face à l’appareil photo du bureau de délivrance des permis de conduire. Le nom était celui de Theodora Adams. D’un geste, Leaphorn referma le porte-cartes et le remit dans le sac.
— D’accord, dit-elle. Ce n’est pas votre affaire mais je vais vous dire pour quelle raison je me rends au hogan de Tso.
Le véhicule s’inclina sur la roche en pente. Elle s’agrippa à la portière pour ne pas glisser sur le siège en direction de Leaphorn, ajouta ensuite :
— Mais il faudra me promettre de m’y conduire.
Elle attendit une réponse, le scrutant avec espoir. Leaphorn ne répondit pas.
— J’ai un ami. Un Navajo. Il a eu des tas d’ennuis.
Leaphorn lui jeta un coup d’œil. Le sourire qu’elle arborait dépréciait le rôle de bon Samaritain qu’elle se donnait.
— Vous savez. Il ne savait pas bien où il en était. Alors il a décidé de revenir chez lui. Et j’ai décidé que j’allais venir l’aider.
La voix se tut, le silence appelant un commentaire. Leaphorn changea à nouveau de vitesse pour négocier une nouvelle pente prononcée.
— Comment s’appelle-t-il ?
— Tso. C’est le petit-fils de Hosteen Tso. Le vieil homme voulait qu’il vienne le voir.
— Ah ! fit Leaphorn.
Mais ce petit-fils était-il également Frederick Lynch ? Était-il Monture-en-Or ? Leaphorn était presque certain que oui.
— Joe, dit-elle en touchant sa jambe du bout de son doigt. Vous pourriez me laisser chez Tso et parler à madame Cigaret en revenant. Ça ne vous prendra pas plus longtemps.
— Je vais y réfléchir, promit-il.
Madame Cigaret n’était probablement pas là. Et quoi qu’elle puisse lui dire, cela paraissait dénué d’importance comparé à l’idée de se retrouver face à face avec Monture-en-Or, d’arrêter l’homme qui avait essayé, avec une telle jubilation, de le tuer.
— Est-ce qu’il vous attend ?
— Écoutez, dit-elle. Je sais que vous n’allez pas m’y conduire d’abord. Vous n’allez rien faire du tout pour moi. Pourquoi est-ce que je vous dirais quoi que ce soit sur mes affaires ?
— Nous allons y aller d’abord. Mais pourquoi être aussi pressée ? Est-ce qu’il sait que vous venez ?
Elle rit. Son rire était empreint d’une véritable gaieté ce qui amena Leaphorn à quitter des yeux la piste qu’il était en train de suivre pour la regarder. Elle riait de bon cœur, exprimant quantité de souvenirs joyeux.
— Oui et non, dit-elle. Ou plus simplement, oui. Il le sait.
Elle lança un regard à Leaphorn ; la gaieté se lisait toujours dans ses yeux.
— C’est comme de demander à quelqu’un s’il sait que le soleil va se lever. Bien sûr qu’il va se lever. S’il ne le fait pas, le monde s’arrête de tourner.
C’est une femme d’une surprenante jeunesse, pensa Leaphorn. Il ne voulait pas qu’elle soit avec lui lorsqu’il s’approcherait pour la première fois du hogan de Hosteen Tso. Que ça lui plaise ou non, elle allait attendre dans la voiture le temps qu’il détermine qui, ou ce qui, les attendait au hogan.