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Il est absolument impossible à un homme seul ou à un millier d’hommes de parvenir efficacement à fouiller l’étendue désertique de pierres érodées qui s’étend le long de la frontière entre l’Utah et l’Arizona au sud du Rainbow Plateau. Le lieutenant Joe Leaphorn n’essaya pas de le faire. Il alla plutôt trouver le caporal Emerson Bisti. Le caporal Bisti était né à Kaibiyo Wash* et avait passé son enfance avec les troupeaux de sa grand-mère dans cette même région. Depuis la guerre de Corée, il patrouillait ce même désert en tant que policier navajo. Il étudia attentivement la carte de Leaphorn, marquant dessus tous les endroits où l’on pouvait trouver de l’eau. Il n’y en avait pas beaucoup. Puis Bisti étudia à nouveau la carte et raya ceux où elle tarissait après la fonte des neiges au printemps ou qui ne la retenaient que pendant quelques semaines après les orages. Cela n’en laissait que onze. Deux se trouvaient à côté de comptoirs d’échanges : Navajo Springs et Short Mountain. Un à Tsai Skizzi Rock et un autre avait vu le Conseil Tribal creuser un puits pour approvisionner le bâtiment administratif de Zilnez. Un étranger ne pouvait s’approcher d’aucun de ces endroits sans être remarqué, et les hommes du capitaine Largo étaient allés vérifier sur place.

Avant la fin de l’après-midi, Leaphorn avait réduit le nombre restant de sept à quatre. Aux trois premiers points d’eau il avait découvert un embrouillamini de traces : moutons, chevaux, êtres humains, chiens, coyotes, ainsi que les empreintes de cette ménagerie de petits mammifères et de reptiles qui prolifèrent dans les déserts les plus arides. Les traces de l’homme qui avait abandonné la Mercedes n’en faisaient pas partie. De même qu’aucune des traces de chiens n’étaient assez grandes pour correspondre à celles que Leaphorn avait trouvées à l’endroit où la Mercedes avait été abandonnée.

Même avec les indications marquées par Bisti sur la carte, Leaphorn faillit ne pas trouver le point d’eau suivant. Les trois premiers avaient été assez faciles à localiser, révélés soit par les pistes d’animaux qui en rayonnaient, soit par les trembles qui subsistaient dans un paysage par ailleurs trop ingrat pour la verdure. Mais le minuscule "x" de Bisti plaçait le quatrième dans un monde sans traces fait de grès rouge de Chinle.

La piste à chariots, depuis longtemps à l’abandon, qui menait à cette source avait été facile à repérer. Leaphorn avait cahoté en la suivant pendant les douze kilomètres et demi spécifiés dans les instructions de Bisti, puis il s’était garé, comme conseillé, à côté d’un gros affleurement de schiste noir. Ensuite, il avait parcouru à pied plus de trois kilomètres vers l’est-nord-est en direction de la butte rouge dont Bisti lui avait dit qu’elle surplombait le point d’eau. Il s’était retrouvé entouré de rochers sculptés sans aucune trace d’eau ni aucun soupçon de végétation. Il avait cherché en décrivant des cercles de plus en plus larges, escaladant des murs de grès, longeant des escarpements de grès, englouti dans un paysage dont les seules couleurs étaient des nuances de rose et de rouge. Finalement il s’était hissé sur le sommet aplati d’une cime et s’y était perché. Il avait inspecté les alentours en dessous de lui avec ses jumelles, cherchant une trace de vert qui proclamerait la présence de l’eau ou quelque chose qui suggérerait la faille géologique pouvant engendrer une source. Ne découvrant rien qui pût l’aider, il attendit. Bisti avait grandi dans cette région. Il ne pouvait pas se tromper pour l’eau. Dans ce désert, l’eau de surface jouait le rôle d’un aimant pour toute vie. En y mettant le temps qu’il fallait, la nature se ferait connaître. Leaphorn allait attendre et réfléchir. Il savait très bien faire l’un comme l’autre.

La cellule orageuse qui avait apporté la promesse d’une averse à Tuba Mesa dans la matinée était partie vers l’est au-dessus du Désert Peint et s’était évaporée, sa promesse non tenue. Maintenant, une autre ligne de nuages orageux venue du nord était montée dans le ciel, au-dessus des pentes de Navajo Mountain dans l’Utah. En dessous d’elle une couleur d’un bleu presque noir laissait penser que sur un petit quart des pentes de la montagne, la pluie bénie était en train de tomber. Loin vers le sud-ouest, rendu bleu et indistinct par la distance, un autre nuage imposant s’était levé au-dessus des monts Chuskas sur la frontière entre l’Arizona et le Nouveau-Mexique. Il y avait d’autres nuages prometteurs vers le sud, survolant lentement la Réserve Hopi. Les Hopis avaient fait une danse de la pluie le dimanche précédent, appelant les nuages (leurs ancêtres), de telle sorte qu’ils redonnent à la terre la bénédiction de l’eau. Peut-être les kachinas* avaient-ils entendu leurs enfants hopis. Et peut-être pas. Ce n’était pas là un concept navajo, cette idée qui consistait à adapter la nature aux besoins des hommes. Le Navajo s’adaptait lui-même afin de rester en harmonie avec l’univers. Lorsque la nature refusait d’envoyer la pluie, le Navajo essayait de comprendre les raisons de ce phénomène (ainsi qu’il cherchait les raisons de toute chose), de manière à en découvrir la beauté et à vivre en harmonie avec lui.

Leaphorn entreprit de chercher les raisons de la conduite de l’homme qui avait essayé de tuer un policier plutôt que de se voir dresser une contravention. Dans quelles circonstances un tel acte pouvait-il s’inscrire ? Il était assis, aussi immobile que la pierre sur laquelle il se trouvait, et il réfléchissait à une variante de la théorie du capitaine Largo. L’homme aux lunettes à monture en or n’était pas Frederick Lynch. C’était un Navajo qui avait tué Lynch, qui lui avait volé sa voiture et qui tentait d’aller se réfugier dans une région qui lui était familière. Un Lynch mort ne pouvait pas signaler le vol de sa voiture. Et cela expliquerait pourquoi Monture-en-Or s’était enfoncé dans le désert de manière aussi directe et résolue. Ainsi que Largo l’avait suggéré, il revenait tout simplement en pays connu. Il ne s’était pas arrêté pour se désaltérer à l’un des points d’eau les plus proches parce qu’il avait une bouteille d’eau dans la voiture ou parce qu’il avait été prêt à supporter vingt-quatre heures en ayant horriblement soif plutôt que de courir le risque que l’on découvre ses traces.

Leaphorn essaya d’envisager des théories de remplacement, n’en trouva aucune qui eût un sens et en revint à Monture-en-Or-est-Navajo. Mais alors, que faire du chien ? Pourquoi un voleur de voiture navajo aurait-il emmené le chien de sa victime avec lui ? Pourquoi le chien (assez mauvais pour rendre une muselière nécessaire) aurait-il laissé un inconnu voler la voiture de son maître ? Pourquoi le Navajo aurait-il pris le chien avec lui au risque de se faire mordre ? Et, plus étrange encore, pourquoi le chien avait-il suivi cet inconnu ?

Leaphorn poussa un soupir. Aucune de ces questions ne pouvait trouver de réponse. Tout dans cette affaire heurtait son sens de l’ordre des choses. Il commença à envisager une théorie Monture-en-Or-est-Lynch qui ne le mena nulle part. Deux alouettes hausse-col passèrent devant lui à petits coups d’ailes puis survolèrent en planant une grande élévation de grès voisine de la paroi de la mesa. Elles ne réapparurent pas. Une demi-heure auparavant un petit vol de colombes avait disparu pendant cinq minutes au moins dans la même zone. Leaphorn avait pris conscience de ce point précis (parmi d’autres), en voyant un faucon marquer une pause dans son observation du bord de la mesa pour venir décrire des cercles juste au-dessus ; il redescendit prudemment de son perchoir. Les oiseaux avaient trouvé l’eau pour lui.

La source se trouvait au pied d’une étroite déclivité, à un endroit où le grès rencontrait une couche de calcaire plus dur. Des milliers d’années de vent avaient pourvu cette fente d’un sol de poussière et de sable sur lequel subsistaient un genévrier rabougri, un mamelon de bouteloue et quelques herbes-qui-roulent. En décrivant ses cercles, Leaphorn était passé à moins de cent mètres de ce creux sans en deviner la présence, et par pure malchance il n’avait pas repéré une piste de moutons qui y menait parce qu’il l’avait croisée à un endroit où elle traversait une zone calcaire inaltérable. Accroupi sur le sable, il s’interrogeait maintenant sur ce qu’il pouvait lui apprendre. Il y avait des traces partout. Anciennes et récentes. Parmi les récentes, les sabots fendus d’un petit troupeau de moutons et de chèvres, les empreintes de pattes de chiens, au moins trois chiens, et les marques de ces mêmes bottes avec lesquelles Monture-en-Or s’était éloigné de la Mercedes abandonnée. Leaphorn examina le rebord de sable d’une empreinte de botte à proximité de l’eau, en approcha le doigt, en analysa le degré d’humidité, considéra les conditions météorologiques et prit en compte la fraîcheur de ce lieu plongé dans l’ombre. Monture-en-Or s’était trouvé là quelques heures plus tôt seulement : probablement peu avant midi. Le chien était toujours avec lui. Ses traces, d’une taille presque fantastique pour un chien tant elles étaient grandes, étaient visibles partout. Les autres chiens étaient venus là à peu près au même moment. Leaphorn observa le sol sablonneux. Il étudia une empreinte laissée par un rectangle de forme oblongue de quarante-cinq centimètres de long sur vingt de large. Il s’agissait d’un objet qui était assez lourd ou qu’on avait laissé tomber sur le sable humide. Il étudia un autre endroit, beaucoup moins net, où une pression quelconque avait rendu le sable lisse. Il scruta cette marque depuis plusieurs angles différents, le visage proche du sol. Il conclut, finalement, que Monture-en-Or avait peut-être posé là un sac à dos en toile. Non loin de l’endroit qu’avait occupé le sac à dos, Leaphorn ramassa une boule de sable de la taille d’une perle. Elle s’écrasa entre son pouce et son index pour donner une matière d’un rouge collant et grumeleux. Une petite goutte de sang en train de sécher. Leaphorn la renifla, la toucha avec sa langue, essuya ses doigts avec du sable et gravit à la course une partie du mur en pente qui dominait le trou d’eau. Il s’arrêta et contempla la cuvette en dessous de lui. De l’autre côté de la mare peu profonde une section de sable était lisse, son accumulation de traces effacée.

Leaphorn ne pensa pas à ce qu’il pouvait y trouver. Il se contenta de creuser, ramenant le sable avec ses mains et l’entassant sur le côté. À moins de trente centimètres en dessous de la surface, ses doigts rencontrèrent des cheveux ou des poils.

Ils étaient blancs. Leaphorn recula en basculant sur les talons, s’octroyant un instant pour digérer sa surprise. Puis il avança un doigt pour explorer sa découverte. Les poils étaient reliés à l’oreille d’un chien, laquelle, quand il tira dessus, fit sortir du sable qui l’engloutissait la tête d’un gros chien. Leaphorn hissa ce corps de sa tombe peu profonde. En le faisant, il découvrit la patte avant d’un autre chien. Il allongea les deux animaux à côté l’un de l’autre au bord de l’eau, plongea son chapeau dans la mare pour rincer le sable qui se trouvait sur les corps et commença un examen prudent. Il s’agissait d’un grand bâtard marron et blanc et d’une chienne légèrement plus petite, essentiellement de couleur noire. La femelle avait des marques de crocs sur tout le dos mais était apparemment morte le cou brisé. Le mâle avait la gorge ouverte.

Leaphorn remit son chapeau mouillé, le repoussa sur sa tête et se redressa pour contempler les animaux. Il resta ainsi suffisamment longtemps pour sentir la fraîcheur de l’eau qui s’évaporait sur l’arrière de sa tête, pour entendre l’appel d’une alouette hausse-col qui provenait de quelque part derrière les gros rocs et le cri d’une chouette pressée de chasser sur la mesa. Puis il grimpa la paroi de la cuvette qui s’assombrissait et commença à retourner d’un bon pas vers l’endroit où il avait laissé sa voiture.

Les monts San Francisco formaient une masse bleu foncé devant le jaune éblouissant de l’horizon. Le nuage qui se trouvait au-dessus du mont Navajo était d’un rose luminescent, et l’étendue de grès désertique à travers laquelle il marchait était devenue un univers vermillon sous cette lumière oblique. En temps normal il aurait savouré cette beauté spectaculaire, et en aurait été ému. Mais il la remarqua à peine. Il avait d’autres pensées en tête.

Il pensait à un homme appelé Frederick Lynch qui, à pied, à travers cinquante kilomètres de crêtes et de canyons, était venu droit à une source cachée. Et quand Leaphorn repoussa cette impossibilité, ses pensées se tournèrent vers les chiens de berger, la façon dont ils travaillent, et se battent, en équipe bien habituée. Il pensa à Lynch et à son chien au moment où ils atteignaient le point d’eau, découvrant le troupeau sur place avec les deux chiens qui avaient amené les moutons. Il essaya de se représenter le combat : le mâle qui faisait probablement mine de battre en retraite en combattant tandis que la femelle attaquait de flanc. Puis, grâce à cette diversion, le mâle qui se jetait à la gorge de l’adversaire. Leaphorn avait vu nombre de combats de chiens similaires. Mais il n’avait jamais vu le chien qui était seul, quelle que soit sa férocité, faire mieux que s’enfuir en hurlant. Que se serait-il passé si le berger (sans doute un enfant) avait accompagné ses bêtes ? Et qu’allait-il penser le lendemain en venant et en trouvant morts les chiens qui l’aidaient ? Leaphorn secoua la tête. Des incidents tels que celui-ci maintenaient vivaces les histoires de porteurs-de-peau. Aucun garçon ne serait prêt à croire que ses deux chiens avaient pu être tués par un seul animal. Mais il pouvait croire, sans perdre foi en ses animaux, qu’un sorcier les avait tués. Une meute de chiens n’étaient pas de force à lutter contre un loup-garou. Rien ne pouvait tenir tête à un porteur-de-peau.

Leaphorn abandonna ces pensées stériles pour se pencher sur le fait que Monture-en-Or semblait non pas s’enfuir à cause de ses démêlés avec la police navajo mais se hâter vers quelque chose. Mais quoi ? Et où ? Pourquoi ? Il traça une ligne imaginaire sur une carte imaginaire entre l’endroit où Lynch avait abandonné la voiture et le point d’eau. Puis il la fit continuer vers le nord. La ligne passait entre le mont Navajo et Short Mountain, s’enfonçait dans le Nokaito Bench et continuait à travers l’étendue désertique sans fond de la région de Glen Canyon puis atteignait la retenue d’eau du lac Powell. Elle ne passait pas loin du tout, se dit-il, du hogan de Nokaito Bench où un vieil homme appelé Hosteen Tso et une jeune fille appelée Anna Atcitty avaient été tués trois mois auparavant. Dans ce paysage entièrement constitué de grès, Leaphorn revint sur ses pas en serpentant, sa silhouette vêtue de l’uniforme kaki rendue minuscule par les immenses blocs rocheux et teintée de rouge par la lumière agonisante. Il réfléchissait maintenant à la raison pour laquelle ces deux êtres avaient pu trouver la mort. Lorsqu’il atteignit son véhicule, il avait pris la décision de se rendre au Comptoir d’Échanges de Short Mountain le lendemain. Le soir même il allait relire le dossier Tso-Atcitty et essayer de trouver une réponse à cette question.

 

Le soir même, à Tuba City, Leaphorn lut attentivement les trois dossiers que Largo lui avait remis. L’affaire concernant la drogue ne fit guère naître de réflexions. Un petit paquet d’héroïne enveloppé dans du plastique, de l’héroïne pure qui pouvait valoir cinq mille dollars sur le marché de gros, avait été découvert fixé par du papier adhésif derrière le tableau de bord d’une vieille voiture désossée qui rouillait depuis des années à une douzaine de kilomètres des ruines de Keet Seel. La découverte avait été opérée à la suite d’un coup de téléphone anonyme reçu au quartier général de Window Rock. Le correspondant était une femme. On avait récupéré l’héroïne et rempli le paquet de sucre en poudre blanc avant de le remettre à la même place. La cache avait été surveillée, d’abord de très près pendant une semaine puis de moins près pendant un mois. Finalement on ne faisait plus qu’aller y jeter un coup d’œil périodiquement. Personne n’avait jamais touché le paquet en plastique. Cela pouvait facilement s’expliquer. L’acheteur ou le vendeur avait probablement reniflé le piège et la cache avait été rayée des tablettes pour passer au compte des profits et pertes. Et parce que cela pouvait facilement s’expliquer, ça n’intéressait pas le lieutenant Joe Leaphorn.

L’affaire de l’hélicoptère disparu était plus stimulante. Les premiers rapports des témoins lui étaient aussi familiers que la carte sur laquelle une ligne avait été tracée au crayon de façon à relier les points pour retracer le parcours de l’hélicoptère, et ce parce que Leaphorn les avait étudiés à l’époque où les recherches avaient eu lieu. La ligne tracée sur la carte formait une succession de virages et de changements de direction déconcertants. De manière significative, elle avait tendance à se cantonner au-dessus de zones inhabitées, évitant Aztec, Farmington et Shiprock au Nouveau-Mexique, puis (quand elle pénétrait vers l’intérieur de la Grande Réserve), évitant les comptoirs d’échanges et les puits d’eau où des gens avaient des chances de voir l’appareil.

Il y avait eu un témoignage oculaire incontestable à vingt-cinq kilomètres au nord de Teec Nos Pos, après quoi la ligne devenait grossière et sujette à caution. Elle zigzaguait avec des points d’interrogation indiqués à côté de la plupart des endroits où l’appareil avait été aperçu. Leaphorn feuilleta les procès-verbaux des nouveaux témoignages : ceux qui s’étaient petit à petit accumulés au cours des mois qui avaient suivi l’abandon des recherches. Pendant les deux premiers, quelqu’un avait continué à actualiser la carte, corrigeant la ligne pour la faire coïncider avec les nouveaux témoignages. Mais cette entreprise sans résultats avait été abandonnée. Leaphorn sortit son stylo à bille et passa plusieurs minutes à mettre la carte à jour, ce qui confirma la ligne existante sans la prolonger. Elle disparaissait toujours à environ cent cinquante kilomètres à l’est de Short Mountain : peut-être parce que l’hélicoptère avait atterri, ou peut-être parce qu’il n’y avait tout simplement eu personne dans ce paysage désertique pour le voir passer. Leaphorn posa son stylo et réfléchit. Presque quarante hommes avaient tenté de retrouver l’appareil, quadrillant la région inhospitalière Mont Navajo-Short Mountain, questionnant tous ceux que l’on pouvait trouver pour leur poser des questions et ne découvrant absolument rien.

Les témoignages oculaires avaient été répartis en trois catégories : "indiscutable-probable", "possible-douteux" et "peu vraisemblable". Les histoires de sorciers et de fantômes étaient rangées dans la catégorie "peu vraisemblable". Leaphorn les étudia.

L’un des témoignages concernait une gamine de douze ans qui se hâtait de rentrer chez elle avant la nuit. Un bruit et une lumière dans le ciel nocturne. Les bruits des fantômes qui hurlaient dans le vent. La vision d’une bête noire qui se déplaçait dans le ciel. La gamine avait couru en hurlant jusqu’au hogan de sa mère. Personne d’autre n’avait rien entendu. Le policier qui avait enregistré ce témoignage n’y avait pas prêté foi. Leaphorn vérifia le lieu où cela s’était produit. C’était pratiquement à cinquante kilomètres au sud de la ligne.

Le témoignage suivant provenait d’un vieil homme, lui aussi pressé de retourner à son hogan pour échapper aux fantômes qui allaient sortir dans les ténèbres envahissantes. Il avait entendu un bruit sourd répété dans le ciel et avait vu un loup qui volait : sa silhouette noire ressortait contre les dernières lueurs rouge pâle devant la façade de pierre de la paroi d’une mesa. Cela aussi s’était passé au sud du zigzag le plus délirant que faisait la ligne.

Les autres étaient identiques. Une vieille femme occupée à couper du bois qui avait été effrayée en entendant quelque chose et en voyant une lumière bouger au-dessus d’elle, et le bruit était revenu à quatre reprises des quatre* directions symboliques alors qu’elle demeurait accroupie dans son hogan. Un écolier de Dinnehotso, en visite chez quelqu’un de sa famille, qui avait regardé un coyote sur une falaise proche de la rive nord du lac Powell ; il avait raconté que le coyote avait disparu et que quelques instants plus tard il avait entendu un battement d’ailes et avait vu quelque chose qui ressemblait à un oiseau de couleur sombre plonger vers la surface du lac et disparaître comme un canard qui veut attraper un poisson. Enfin, un jeune homme qui avait vu un grand oiseau noir survoler l’autoroute au nord de Mexican Water et se transformer en camion au moment où il passait devant lui, puis recommencer à voler en disparaissant vers l’ouest. Ce rapport, établi par un membre de la police des autoroutes d’Arizona, portait l’inscription suivante : "Témoin semble-t-il en état d’ébriété au moment des faits."

Leaphorn reporta l’emplacement de chacun de ces épisodes sur la carte au moyen d’un petit cercle. Le camion volant était suffisamment voisin de la ligne pour s’inscrire dans l’ensemble, et l’oiseau/coyote qui plongeait correspondrait si la ligne était prolongée d’environ soixante-cinq kilomètres vers l’ouest puis faisait un coude soudain vers le nord.

Leaphorn bâilla et remit la carte dans son dossier à dos soufflet. L’hélicoptère s’était probablement posé quelque part, avait été alimenté par un camion qui l’attendait et était reparti sous le couvert de la nuit pour un endroit secret situé bien loin de la zone des recherches. Il prit le dossier concernant le meurtre Atcitty-Tso avec un sentiment de plaisir anticipé. Celui-là, dans son souvenir, défiait toutes les applications de la logique.

Il parcourut rapidement le compte rendu des faits qui étaient simples. Une des nièces de Hosteen Tso avait fait en sorte que madame Margaret Cigaret, une Femme-qui-Écoute d’une réputation considérable dans la région du Rainbow Plateau, vienne trouver ce qui causait la maladie du vieil homme. Madame Cigaret était aveugle. Elle avait été conduite jusqu’au hogan de Tso par Anna Atcitty, une fille de la sœur de madame Cigaret. L’entretien habituel avait eu lieu. Madame Cigaret avait quitté le hogan pour pouvoir atteindre son état de transe et commencer à écouter. Pendant qu’elle était en transe, quelqu’un avait tué les nommés Tso et Atcitty en les frappant sur la tête avec ce qui pouvait être un tuyau métallique ou le canon d’un fusil. Madame Cigaret n’avait rien entendu. Pour autant qu’il fût possible de le déterminer, rien n’avait été volé à l’une ou l’autre victime, ni à l’intérieur du hogan. Un agent du FBI nommé Jim Feeney, venu de Flagstaff, s’était occupé de l’affaire avec l’aide d’un agent du BIA5 et deux des hommes de Largo. Leaphorn connaissait Feeney et considérait qu’il était infiniment plus intelligent que l’agent moyen du FBI. Il connaissait l’un des hommes que Largo avait mis sur cette affaire. Intelligent lui aussi. L’enquête avait été menée comme Leaphorn s’y serait pris : avec la recherche minutieuse d’un mobile. L’équipe des quatre enquêteurs avait supposé, ainsi que Leaphorn l’aurait fait, que le tueur était venu au hogan de Tso en ignorant que les deux femmes allaient s’y trouver, que la jeune Atcitty n’avait été tuée que dans le but d’éliminer un témoin, et que madame Cigaret avait survécu parce qu’elle n’était pas visible. Les enquêteurs avaient donc essayé de découvrir quelqu’un qui aurait eu une raison de tuer Hosteen Tso et ils avaient interrogé, passé au crible toutes les rumeurs, tout appris sur un vieillard hormis le mobile ayant entraîné sa mort.

Toutes les pistes possibles concernant Tso ayant été épuisées, ils avaient retourné leur théorie et tenté de découvrir un mobile pour expliquer le meurtre d’Anna Atcitty. Ils avaient mis à nu la vie d’une adolescente assez représentative de celles qui vivaient sur la réserve, avec son cercle d’amis de l’école secondaire de Tuba City, son cercle de cousins, deux et peut-être trois petits amis sans qu’il y ait rien de vraiment sérieux. Aucune indication d’une relation suffisamment intense pour inspirer soit l’amour, soit la haine, ou le mobile de son assassinat.

Le rapport final incluait un compte rendu sur les histoires de sorcellerie qui circulaient. Trois personnes interrogées s’étaient demandées si Tso avait été victime d’un sorcier et il y avait un nombre assez modeste de spéculations sur le fait que Tso lui-même était peut-être un porteur-de-peau. Considérant que ce coin de la réserve était notoirement arriéré et hanté par les fantômes, c’était approximativement le niveau d’histoires de sorcellerie que Leaphorn s’était attendu à trouver.

Il referma le rapport et le glissa dans sa chemise, le mettant à côté de la cassette qui contenait ce que Margaret Cigaret avait dit à la police. Il s’enfonça dans son fauteuil, frotta le dos de sa main contre ses yeux et resta assis là à essayer de reconstituer ce qui s’était passé au hogan de Hosteen Tso. Celui qui était venu avait dû le faire pour tuer le vieil homme… pas la jeune fille parce qu’il aurait été plus facile de la tuer ailleurs. Mais qu’est-ce qui avait causé le meurtre du vieil homme ? Il ne semblait pas y avoir de réponse à cette question. Leaphorn décida qu’avant de partir pour Short Mountain dans la matinée, il emprunterait un magnétophone à cassettes de manière à pouvoir écouter la déposition de Margaret Cigaret en conduisant. Peut-être que d’apprendre ce que Femme-qui-Écoute pensait être la cause de la maladie de Hosteen Tso pouvait jeter un éclairage nouveau sur ce qui avait causé sa mort.