10
Le vent suivit la voiture de Leaphorn sur la moitié du chemin qui traversait Nokaito Bench, enveloppant le véhicule secoué par les cahots dans sa propre poussière de sable et emplissant les narines du policier de fumées d’échappement. Il faisait chaud. La promesse de pluie s’était dissipée au fur et à mesure que le vent d’ouest poussait les nuages d’orage en les effilochant. Maintenant le ciel était d’un bleu sans mélange. La route grimpait à l’assaut de la crête, devenant de plus en plus pierreuse en approchant du sommet. Leaphorn rétrograda pour permettre au véhicule de franchir une ondulation de la roche, et le vent qui le suivait le dépassa en rafales. Rendu un instant aveugle, il franchit la ligne de crête. Puis, avec un changement de direction du vent, la poussière se leva et il vit l’endroit où habitait Alice Endischee.
La pente s’étendait maintenant vers le nord jusque dans l’Utah, immense, vide, sans arbres. Chez Leaphorn, la sensibilité navajo à la terre et au paysage était bien définie. Normalement il voyait la beauté dans de telles étendues enveloppées d’une brume bleue, mais aujourd’hui il n’y voyait que pauvreté : une prairie rocailleuse et parcimonieuse dévastée par la présence trop répétée des ruminants et devenue grise sous l’effet de la sécheresse.
Il repassa en troisième comme la piste s’inclinait légèrement vers le bas, et scruta le domaine d’Alice Endischee sur la pente, loin devant lui. Il y avait le "hogan d’été", carré et fait de planches avec son toit en papier goudronné, mettant une touche de couleur rouge dans le paysage, et derrière lui un "hogan d’hiver" fait de pierre, un abri de pieux surmonté d’un toit de sauge et de buissons de créosote, deux corrals et un hogan plus ancien construit exactement selon les indications du Peuple Sacré et utilisé pour tout ce qui était sacré et rituel. Disséminés entre ces constructions Leaphorn compta sept pick-up trucks, une Mustang verte cabossée, un camion à remorque plate et deux chariots. Le décor n’avait pas changé depuis qu’il était venu y chercher Emerson Begay, alors que la Kinaalda venait à peine de commencer et que la jeune Endischee avait eu les cheveux lavés avec de la mousse de yucca* par ses tantes, ce qui était la première étape de cette importante bénédiction rituelle. Maintenant la cérémonie devait en être au jour qui en constituait l’apogée.
Des gens sortaient du hogan sacré, certains regardant le véhicule approcher mais la plupart se tenant rassemblés en un groupe agité autour du seuil. Puis, de ce groupe, une jeune fille se détacha soudain : elle courait.
Elle courait, poursuivie par le vent et une demi-douzaine d’enfants plus jeunes, traversant une étendue de buissons de sauge. Elle avait adopté le rythme régulier de ceux qui savent qu’ils ont une longue distance à parcourir. Elle portait la jupe longue, le chemisier aux manches longues et l’abondance de bijoux en argent de la femme navajo traditionnelle… mais elle courait avec la grâce aisée d’un enfant qui n’a pas encore oublié comment on fait la course avec son ombre.
Leaphorn arrêta la voiture et regarda, se remémorant sa propre initiation au sortir de l’enfance, jusqu’à ce que les enfants qui couraient aient disparu sur la pente. Pour la jeune Endischee, ce devait être la troisième course de la journée, et la troisième journée où elle courait de la sorte. Femme-qui-Change avait enseigné que plus une jeune fille court longtemps pendant sa Kinaalda, plus longtemps elle vivra en bonne santé. Mais arrivé le troisième jour les muscles devaient être douloureux et le retour aurait lieu rapidement. Leaphorn enclencha une vitesse. Pendant que la jeune fille était partie, la famille allait rentrer à nouveau dans le hogan pour chanter les Chants de la Course, ces mêmes prières que le Peuple Sacré avait psalmodiées à la cérémonie de la menstruation quand Fille Coquillage Blanc était devenue Femme-qui-Change. Ensuite il y aurait une interruption pendant que les femmes cuiraient le grand gâteau cérémoniel qui serait mangé le soir. Cette interruption fournirait à Leaphorn la possibilité de s’approcher de Femme-qui-Écoute et de la réinterroger.
Il toucha la manche de la femme au moment où elle sortait du hogan, puis il lui dit qui il était et pourquoi il voulait lui parler.
— C’est comme je l’ai dit à ce policier blanc, dit Margaret Cigaret. Le vieil homme qui devait mourir m’a dit que des peintures sèches avaient été abîmées et l’homme qui devait mourir y était à ce moment-là. Et peut-être que c’était pour cela qu’il était malade.
— J’ai écouté la bande magnétique de votre conversation avec le policier blanc. Mais j’ai remarqué, ma mère, qu’il ne vous a pas vraiment laissée en parler. Il vous a interrompue.
Margaret Cigaret réfléchit. Elle se tenait debout, les bras croisés sur le velours violet de son chemisier, ses yeux aveugles regardant à travers Leaphorn.
— Oui, dit-elle. C’est bien comme ça que ça s’est passé.
— Je suis venu vous voir parce que j’ai pensé que si nous en reparlions ensemble, vous pourriez me dire ce que l’homme blanc a été trop impatient pour entendre.
Leaphorn se doutait qu’elle se souviendrait qu’il était celui qui était venu à cette cérémonie trois jours plus tôt pour arrêter Emerson Begay. Quand bien même Begay n’était pas un membre de la famille Cigaret, pour autant que Leaphorn puisse le savoir, il appartenait au clan de la Boue et il était probablement une sorte de neveu de la famille* étendue. Par conséquent, Leaphorn était coupable d’avoir arrêté un parent. Dans le système navajo traditionnel, même les lointains neveux qui volaient des moutons jouissaient d’une place élevée sur l’échelle des valeurs.
— Je me demande ce que vous êtes en train de penser de moi, ma mère, dit-il. Je me demande si vous êtes en train de penser que ça ne sert à rien de parler à un policier qui est trop stupide pour empêcher le petit Begay de s’échapper parce qu’il serait trop stupide pour arrêter celui qui a tué ceux qui ont été tués.
Comme madame Cigaret, Leaphorn s’abstenait de prononcer le nom des morts. Cela risquait d’attirer l’attention du fantôme si on le faisait, et même si l’on n’y croyait pas, cela ne se faisait pas de courir le risque de la maladie du fantôme aux yeux de ceux qui y croyaient.
— Mais si vous y réfléchissez honnêtement, vous vous rappellerez que votre neveu est un jeune homme extrêmement malin. Ses menottes lui faisaient mal, alors je les lui ai enlevées. Il m’a offert de m’aider et j’ai accepté son offre. Il faisait nuit et il a filé. Souvenez-vous, votre neveu s’était déjà échappé avant.
Margaret Cigaret reconnut ce fait d’un hochement de tête qu’elle pencha ensuite vers l’emplacement situé à proximité de la porte du hogan. Trois femmes y déversaient de pleins seaux de pâte dans le trou du feu, fabriquant le gâteau rituel de la cérémonie de la menstruation. La vapeur se mêla à la fumée. Margaret Cigaret se tourna vers elles au lieu de faire face à Leaphorn comme avant.
— Recouvrez le tout de spathes de maïs, leur ordonna-t-elle d’une voix forte et claire. Vous travaillez en décrivant un cercle. Est, sud, ouest, nord.
Les femmes arrêtèrent leur travail un instant.
— Nous ne l’avons pas encore entièrement versée, dit l’une d’entre elles. Est-ce que vous avez dit que nous pouvions y mettre les raisins secs ?
— Faites-les tomber en pluie sur le dessus. Puis disposez les croix de spathes de maïs sur toute la surface. Commencez par l’est et travaillez en cercle comme je vous l’ai indiqué.
Elle se tourna à nouveau vers Leaphorn :
— C’est comme ça qu’ils ont fait quand Premier Homme, Première Femme et le Peuple Sacré ont donné à Fille Coquillage Blanc sa Kinaalda lorsqu’elle a eu sa menstruation. Et c’est comme ça que Femme-qui-Change nous a appris à le faire.
— Oui, répondit Leaphorn. Je m’en souviens.
— Ce que l’homme blanc a été trop impatient pour entendre c’était tout ce qui concernait ce qui rendait celui qui a été tué malade.
— Moi je voudrais l’entendre, ma mère, quand vous aurez le temps de me le dire.
Madame Cigaret fronça les sourcils.
— L’homme blanc ne croyait pas que ça ait le moindre rapport avec le meurtre.
— Je ne suis pas un homme blanc, répondit Leaphorn. J’appartiens au Dinee. Je sais que la chose qui rend quelqu’un malade le fait parfois aussi mourir.
— Mais cette fois-ci l’homme a été frappé avec le canon d’un fusil.
— Je le sais, ma mère. Mais pouvez-vous me dire pourquoi il a été frappé avec le canon d’un fusil ?
Madame Cigaret réfléchit à la question.
Le vent se remit à souffler, faisant voler ses jupes autour de ses jambes et soulevant de la poussière à travers la cour du hogan. Autour du feu, les femmes répandaient avec la plus grande attention une fine couche de terre sur des journaux, lesquels recouvraient les spathes de maïs, lesquelles recouvraient la pâte.
— Oui, dit madame Cigaret. J’entends ce que vous me dites.
— Vous avez dit au policier blanc que vous aviez eu l’intention de dire au vieil homme qu’il devrait avoir un chant de la Voie de la Montagne et une cérémonie de la Pluie Noire. Pourquoi ces rites-là ?
Madame Cigaret garda le silence. Le vent reprit en rafale, ramenant une mèche folle de cheveux gris contre son visage. Leaphorn voyait bien qu’elle avait été belle autrefois. Maintenant elle était usée, et son visage était préoccupé. Derrière Leaphorn retentirent des éclats de rire. Le bois d’allumage qui, constitué de pin pignon et de cèdre coupés en petits morceaux, était disposé au-dessus de la pâte du gâteau dans le trou du feu, était en flammes.
— C’était ce que j’avais entendu en écoutant la Terre, expliqua madame Cigaret quand les rires moururent.
— Vous pouvez m’expliquer ?
Madame Cigaret poussa un soupir.
— Seulement que je savais que c’était plus qu’une seule chose. La maladie provenait en partie de vieux fantômes qui avaient été provoqués. Mais les voix m’ont dit que le vieil homme ne m’avait pas tout dit.
Elle se tut un instant, les yeux rendus vitreux par le glaucome, le visage triste et sévère.
— Les voix m’ont dit que ce qui s’était produit lui avait fendu le cœur. Il n’y avait aucun moyen de le guérir. Le chant de la Voie de la Montagne était celui qui convenait parce que la maladie provenait de la profanation de choses sacrées et la Pluie Noire parce qu’un tabou avait été violé. Mais le cœur du vieil homme était fendu en deux. Et il n’y avait plus aucun chant qui puisse le ramener à la beauté.
— Quelque chose d’affreux avait eu lieu, dit Leaphorn pour l’inciter à poursuivre.
— Je ne pense pas qu’il voulait continuer à vivre. Je pense qu’il voulait que son petit-fils vienne, et ensuite il voulait mourir.
Le feu avait pris dans tout le trou maintenant et il y eut une soudaine volée de cris et de nouveaux rires provenant de ceux qui attendaient autour du hogan. La jeune fille arrivait : elle traversait à la course l’étendue plate couverte de sauge à la tête d’une file en pleine débandade. L’un des Endischee était en train d’accrocher une couverture devant le seuil du hogan, indiquant que la cérémonie allait reprendre à l’intérieur.
— Il faut que je retourne dans le hogan, maintenant, dit madame Cigaret. Il n’y a plus rien à dire. Quand quelqu’un veut mourir, il meurt.
À l’intérieur, un homme de taille imposante était assis contre le mur du hogan et il chantait avec les yeux clos, sa voix s’élevant, retombant et changeant de cadence suivant un schéma aussi vieux que le Peuple.
— Elle prépare son enfant, chantait-il. Elle prépare son enfant.
Fille Coquillage Blanc, elle la prépare,
Avec des mocassins de coquillages blancs elle la prépare,
Avec des jambières de coquillages blancs elle la prépare,
Avec des bijoux de coquillages blancs elle la prépare.
L’homme à la taille imposante était assis sur la gauche de Leaphorn, les jambes repliées devant lui, au milieu des hommes qui étaient alignés le long du côté sud du hogan. En face d’eux étaient assises les femmes. Le sol du hogan avait été libéré. Un petit tas de terre recouvrait l’emplacement du feu, au centre, en dessous du trou à fumée. Une couverture était déployée devant le mur ouest et sur elle avaient été déposés les objets apportés pour cette manifestation afin qu’ils reçoivent la bénédiction de la beauté à laquelle elle allait donner naissance. À côté de la couverture, l’une des tantes d’Eileen Endischee prodiguait aux cheveux de la jeune fille le brossage rituel. C’était une jolie fille, au visage maintenant pâle et fatigué, mais serein aussi d’une certaine façon.
— Fille Coquillage Blanc avec le pollen la prépare, psalmodiait le chanteur. Avec le pollen de choses douces placé dans sa bouche elle parlera.
Avec le pollen de choses douces elle la prépare.
Avec le pollen de choses douces elle la bénit.
Elle la prépare.
Elle la prépare.
Elle prépare son enfant à vivre dans la beauté.
Elle la prépare à une longue vie dans la beauté.
Avec la beauté devant elle, Fille Coquillage Blanc la prépare.
Avec la beauté derrière elle, Fille Coquillage Blanc la prépare.
Avec la beauté au-dessus d’elle, Fille Coquillage Blanc la prépare.
Leaphorn se retrouva, comme toujours depuis son enfance, pris dans la répétition hypnotisante de cet ensemble qui associait le sens des mots, le rythme et le son pour donner un tout qui dépassait leur simple total. À côté de la couverture, la tante de la jeune Endischee attachait les cheveux de l’enfant. D’autres voix le long du mur du hogan se joignirent à l’homme à la taille imposante pour chanter.
— Avec la beauté tout autour d’elle elle la prépare.
Une fillette qui devient femme, et son peuple qui célèbre cet enrichissement du Dinee avec joie et vénération. Leaphorn se surprit à chanter lui aussi. La colère qu’il avait apportée (en dépit de tous les tabous) à cette cérémonie avait été vaincue. Il se sentait rendu à l’harmonie.
Il avait une voix claire et forte, et il s’en servait :
— Avec la beauté devant elle, Fille Coquillage Blanc la prépare.
L’homme à la taille imposante tourna les yeux vers lui, un regard amical. De l’autre côté du hogan, remarqua Leaphorn, deux des femmes lui souriaient. C’était un étranger, un policier qui avait arrêté l’un des leurs, un homme qui appartenait à un autre clan, peut-être même un sorcier, mais on l’acceptait avec l’hospitalité naturelle du Dinee. Il ressentit une violente fierté envers son peuple et envers cette célébration de la féminité. Le Dinee avait toujours respecté la femme au même titre que l’homme (lui donnant l’égalité pour ce qui relevait des domaines de la propriété, de la métaphysique et du clan), reconnaissant chez la mère, selon l’exemple de Femme-qui-Change, le rôle de sauveur des traditions et des coutumes navajos. Leaphorn se souvenait de ce que sa mère lui avait dit quand il lui avait demandé comment Femme-qui-Change avait pu recommander de faire le gâteau de Kinaalda "de la largeur d’un manche de pioche" et de le garnir avec des raisins secs alors que le Dinee n’avait ni pioches ni vigne.
— Quand tu seras un homme, lui avait-elle répondu, tu comprendras qu’elle nous enseignait à rester en harmonie avec le temps.
Ainsi, alors que les Kiowas* avaient été écrasés, les Utes réduits à une pauvreté sans recours, et les Hopis retirés dans les secrets de leurs kivas*, le Navajo éternel s’adaptait et se perpétuait.
La jeune Endischee, ses cheveux coiffés comme les cheveux de Fille Coquillage Blanc avaient été coiffés par le Peuple Sacré, se saisit de ses bijoux sur la couverture, s’en para et sortit du hogan, timidement, consciente que tous les yeux étaient fixés sur elle.
— Dans la beauté c’est terminé, chantait l’homme à la taille imposante. Dans la beauté c’est terminé.
Leaphorn se leva, attendant son tour de se mettre dans la file unique qui sortait par le seuil du hogan. L’intérieur était plein des odeurs de sueur, de laine, de terre et de fumée de pin pignon qui venait du feu au-dehors. Les participants se pressaient autour de la couverture pour récupérer leurs possessions nouvellement bénies. Une femme d’un âge moyen vêtue d’un tailleur pantalon ramassa une bride ; un adolescent qui portait un "chapeau de la réserve" en feutre noir prit un petit morceau de turquoise et une lanterne flottante à piles en plastique rouge portant le mot HAAS inscrit au pochoir ; un vieillard avec une casquette en toile rayée de la Compagnie des Chemins de Fer de Santa Fe ramassa un sac de farine contenant Dieu sait quoi. Leaphorn sortit en se baissant. Mélangée à la senteur de la fumée de pin pignon en train de brûler montait maintenant l’odeur de la viande de mouton qui cuit.
Il se sentait détendu et en même temps il avait faim. Il allait manger et ensuite s’enquérir d’un homme qui portait des lunettes à monture en or et d’un chien d’une taille supérieure à la normale, après quoi il reprendrait sa conversation avec Femme-qui-Écoute. Son cerveau avait recommencé à fonctionner, découvrant une amorce de structure dans ce qui n’avait été que désordre. Il se contenterait de discuter avec madame Cigaret, lui donnant simplement la possibilité de le connaître mieux. Avant le lendemain il voulait qu’elle le connaisse suffisamment bien pour se risquer même jusqu’à aborder ce sujet dangereux qu’aucun Navajo intelligent n’aborderait avec un étranger : celui de la sorcellerie.
Le vent disparut avec le soir. Le coucher du soleil avait provoqué un immense flamboiement de lumière fluorescente orangée dans l’atmosphère encore poussiéreuse. Leaphorn avait mangé des côtes de mouton et du pain frit, et il avait parlé avec une douzaine de personnes sans rien apprendre d’utile. Il avait parlé à nouveau avec Margaret Cigaret, réussissant à la convaincre de reconstituer du mieux qu’elle pouvait s’en souvenir la séquence des événements qui aboutissait aux morts de Tso et d’Atcitty, mais il n’avait guère appris qu’il ne sût déjà par le rapport du FBI et l’enregistrement magnétique. Et rien de ce qu’il avait appris ne semblait pouvoir l’aider. Anna Atcitty ne voulait pas conduire madame Cigaret à son rendez-vous avec Hosteen Tso, et madame Cigaret croyait que c’était parce qu’elle voulait voir un garçon. Madame Cigaret n’était pas certaine de l’identité du garçon mais elle soupçonnait qu’il appartenait au Dinee du Tamaris et qu’il travaillait à Short Mountain. Un tourbillon de poussière avait emporté une partie du pollen dont madame Cigaret se servait dans la procédure qui constituait sa profession. Madame Cigaret ne s’était pas, contrairement à ce qu’avait supposé Leaphorn, livrée à son travail d’écoute dans le petit cul-de-sac creusé par l’érosion dans la paroi de la mesa juste au-dessous de l’endroit où il s’était tenu et d’où il avait dominé le hogan de Tso. Il était arrivé à cette conclusion en sachant uniquement, d’après le rapport du FBI, qu’elle s’était rendue dans un endroit abrité situé contre la falaise et invisible depuis le hogan ; il avait conclu qu’elle avait été conduite par Anna Atcitty jusqu’à l’endroit décrit de la sorte qui était le plus proche. Mais madame Cigaret se souvenait avoir suivi une piste de troupeau de chèvres pour atteindre un cul-de-sac au sol sablonneux où elle avait écouté. Et elle pensait que c’était au moins à cent mètres du hogan, ce qui voulait dire qu’il s’agissait d’une autre entaille un peu plus petite due au ruissellement des eaux dans la falaise de la mesa à l’ouest de l’endroit où Leaphorn s’était tenu. Il se souvenait y avoir plongé le regard et avoir remarqué qu’elle avait à une époque été fermée par une barrière pour tenir lieu d’enclos à moutons.
Aucun de ces éléments disparates ne semblait porteur de promesses, quoique un peu après minuit Leaphorn eût appris que l’enfant qui avait signalé avoir vu "l’oiseau sombre" plonger dans l’un des bras du lac Powell était l’un des fils Gorman. Il assistait à la Kinaalda mais il était parti avec deux de ses cousins pour remplir les barils d’eau des Endischee. Cela impliquait un voyage aller et retour d’une vingtaine de kilomètres et le chariot ne serait probablement pas revenu avant l’aube. Le nom du garçon était Eddie. C’était l’adolescent au chapeau noir et Leaphorn finit par apprendre qu’il ne reviendrait finalement pas après avoir rempli les barils d’eau ; il partait pour Farmington.
Leaphorn demeura assis pendant le cérémonial qui dura toute la nuit, chantant les douze Chants du Hogan et les Chants de Dieu-qui-Parle, et compatissant en observant les efforts résolument acharnés que faisait la petite Endischee pour ne pas violer les règles en s’endormant. Lorsque le ciel avait rosi à l’est il s’était joint aux autres et avait chanté le Chant de l’Aube, se remémorant la vénération avec laquelle son grand-père s’en était toujours servi pour saluer chaque jour nouveau. Les mots, au fil des générations, s’étaient tant fondus dans le rythme qu’ils n’étaient guère plus que des sons musicaux. Mais Leaphorn se souvenait de leur signification.
Au-dessous de l’est, elle l’a découvert,
Maintenant elle a découvert Garçon Aube,
L’enfant maintenant il a vu,
Là où il se reposait il l’a vu,
Maintenant il parle à l’enfant, maintenant l’enfant l’écoute.
Puisque l’enfant l’écoute, il lui obéit ;
Puisqu’il lui obéit, il lui donne la beauté.
De la bouche de Garçon Aube, la beauté jaillit.
Maintenant l’enfant aura une vie de beauté éternelle.
Maintenant l’enfant ira avec la beauté devant lui,
Maintenant l’enfant ira avec la beauté tout autour de lui,
Maintenant l’enfant sera avec la beauté terminé.
Puis la petite Endischee était partie, à nouveau suivie par des cousins, nièces et neveux, courir l’ultime course de Kinaalda. Le soleil s’était levé et Leaphorn pensa qu’il allait essayer une nouvelle fois de parler avec madame Cigaret. Elle était assise dans son camion, portière ouverte, et elle écoutait celles qui s’apprêtaient à sortir le gâteau de Kinaalda du trou du feu.
Leaphorn s’assit à côté d’elle.
— Il y a une chose qui continue à m’embêter, dit-il. Vous avez dit à l’homme du FBI, et vous me l’avez dit, que l’homme qui a été tué avait dit que des peintures de sables avaient été abîmées. Des peintures de sables. Plus qu’une seule peinture de sables. Comment cela pourrait-il être possible ?
— Je ne sais pas, répondit madame Cigaret.
— Connaissez-vous un chant qui possède plus qu’une peinture de sables à un moment donné ? Y a-t-il un chanteur, en quelque endroit de la réserve, qui s’y prenne d’une manière différente ?
— Ils s’y prennent tous de la même manière s’ils s’y prennent de la manière que Dieu-qui-Parle leur a enseignée pour faire les peintures de sables.
— C’est ce que mon grand-père m’a enseigné, dit Leaphorn. On exécute la bonne et, quand la cérémonie est terminée, le chanteur l’efface, le sable de la peinture est mélangé puis emporté à l’extérieur du hogan et éparpillé en étant restitué au vent. C’est la façon de procéder qui m’a été enseignée.
— Oui, acquiesça Margaret Cigaret.
— Alors, vieille mère, serait-il possible que vous n’ayez pas compris ce que l’homme qui était votre patient vous a dit ? Serait-il possible qu’il vous ait dit qu’une seule peinture de sables avait été abîmée ?
Madame Cigaret détourna le visage de l’endroit où les Endischee avaient enlevé les braises chaudes en raclant puis épousseté une couche de cendres et se préparaient maintenant à soulever le gâteau de Kinaalda de son four. Ses yeux se concentrèrent directement sur le visage de Leaphorn ; aussi directement que si elle pouvait le voir.
— Non, dit-elle. J’ai pensé que je l’avais mal compris. Et je le lui ai dit. Et il m’a dit…
Elle se tut un instant, se remémorant la scène.
— Il m’a dit : "Non, pas une seule peinture sacrée. Plus qu’une." Il a dit que c’était bizarre et après il n’a plus voulu en parler.
— Très bizarre, renchérit Leaphorn.
Le seul endroit à sa connaissance où un véritable chanteur avait réalisé des peintures de sables authentiques afin qu’elles soient conservées c’était au musée des Arts Rituels Navajo de Santa Fe. Là, ça ne s’était fait qu’après maints examens de conscience et controverses, et seulement après que certains éléments eurent été légèrement modifiés. L’argument avancé pour justifier la trahison des règles avait été la sauvegarde de certaines peintures de telle sorte qu’elles ne soient jamais perdues. Cela pouvait-il être la réponse dans le cas présent ? Homme-qui-Guérit avait-il trouvé un moyen de laisser des peintures de sables afin qu’une cérémonie fût sauvegardée pour la postérité ? Leaphorn secoua la tête.
— Ça ne tient pas debout, déclara-t-il.
— Non, acquiesça madame Cigaret. Personne ne ferait ça.
Leaphorn ouvrit la bouche puis la referma. Il n’était pas nécessaire de dire ce qui était évident. Il n’y avait pas de raison de dire : "Sauf un sorcier." Dans la métaphysique navajo, ces reproductions stylisées du Peuple Sacré revivant des instants de la mythologie étaient réalisées pour restaurer l’harmonie. Mais cette même métaphysique stipulait que, si elle n’était pas faite comme il fallait, une peinture de sables détruirait l’harmonie et entraînerait la mort. Les légendes relatant les événements effroyables qui se déroulaient dans les tanières des sorciers étaient émaillées de peintures de sables délibérément perverties, de même que de meurtres et d’incestes.
Madame Cigaret avait tourné son visage vers le feu. Au milieu des rires et des cris d’approbation, on était en train de tirer l’immense gâteau marron hors du puits (avec grande prudence pour éviter qu’il ne casse), tout en en chassant la poussière et les cendres.
— Le gâteau est là, dit Leaphorn. Il a l’air parfait.
— La cérémonie a été parfaite, dit Femme-qui-Écoute. Tout a été fait exactement comme il faut. Dans les chansons, tout le monde a dit les bonnes paroles. Et j’ai entendu votre voix au milieu de celles des chanteurs.
— Oui.
Madame Cigaret souriait maintenant, mais son sourire était sévère :
— Et dans un instant vous allez me demander si l’homme qui allait mourir m’a parlé des porteurs-de-peau, s’il m’a parlé d’un repère de sorciers.
— Je vous l’aurais peut-être demandé, vieille mère. J’essayais de me souvenir s’il est mal ne serait-ce que de poser une question sur les sorciers pendant une Kinaalda.
— Ce n’est pas un sujet de conversation indiqué, reconnut madame Cigaret. Mais là c’est dans le cadre d’un travail et nous n’allons pas parler beaucoup des sorciers parce que le vieil homme ne m’en a rien dit.
— Rien ?
— Rien. Je lui ai posé la question. Je lui ai posé la question parce que moi aussi je me suis étonnée pour les peintures de sables. (Elle rit.) Et tout ce qu’il a fait ça a été se mettre en colère. Il m’a répondu qu’il ne pouvait pas en parler parce que c’était un secret. Un grand secret.
— L’idée vous est-elle jamais venue que le vieil homme puisse être lui-même un porteur-de-peau ?
Madame Cigaret garda le silence. À la porte du hogan, madame Endischee coupait des portions sur le pourtour du gâteau et les tendait à ses proches.
— J’y ai pensé, reconnut madame Cigaret, qui secoua à nouveau la tête. Je ne sais pas. S’il l’était, il ne fait plus de mal à personne maintenant.
Juste après le bâtiment administratif de Mexican Water où la Route Navajo 1 coupe la Route Navajo 12, Leaphorn rangea sa voiture sur l’accotement, coupa le contact et resta au volant. Le siège du district de Tuba City était à cent quatre-vingt-deux kilomètres à l’ouest, sur la Route 1. Chinle, avec la tâche pénible d’assurer la sécurité des boy-scouts à Canyon de Chelly, se trouvait à cent kilomètres pratiquement plein sud sur la Route 12. L’envie poussait Leaphorn vers l’ouest. Mais quand il atteindrait le siège du district de Tuba City que dirait-il au capitaine Largo ? Il n’avait absolument rien obtenu de concret pour justifier le temps que Largo avait réussi à lui obtenir… et sacrément peu de choses qui puissent ne serait-ce que mériter le qualificatif de nébuleux. Il devrait appeler Largo par radio pour dire qu’il abandonnait puis se rendre à Chinle et se mettre à leur disposition. Il prit le dossier Tso-Atcitty, le feuilleta rapidement, le reposa puis prit le dossier plus important concernant la recherche de l’hélicoptère.
La trajectoire recréée suivie par l’appareil menait toujours de manière capricieuse, mais relativement directe, vers les environs du hogan de Tso. Leaphorn observa la carte, se souvenant qu’une autre ligne (tracée depuis une Mercedes abandonnée jusqu’à un trou d’eau où deux chiens étaient morts), passerait, si on la continuait, près du même endroit. Il passa au feuillet suivant et commença à lire rapidement la description de l’hélicoptère, les détails concernant sa location, les faits pertinents liés au pilote. Leaphorn regarda fixement son nom : Edward Haas. HAAS avait été inscrit en blanc sur le plastique rouge de la lanterne à piles qui était posée sur la couverture du hogan Endischee.
— Tiens, tiens, dit-il à haute voix.
Il pensa à des dates et à des lieux, essayant d’établir certains liens et, n’y parvenant pas, il pensa à ce que Femme-qui-Écoute avait dit quand il avait demandé si Tso pouvait avoir été un sorcier. Puis il tendit le bras, s’empara du micro de la radio et se renseigna auprès du quartier général de Tuba City. Le capitaine Largo n’y était pas.
— Dites-lui simplement ça, alors. Dites-lui qu’un garçon nommé Eddie Gorman se trouvait à la Kinaalda Endischee avec l’une de ces lanternes de pêcheur qui flottent, et que le nom Haas était inscrit dessus.
Il donna les détails concernant la description, la famille, et l’endroit où il était possible de trouver le garçon.
— Dites-lui que je me rends à Window Rock et préparez-moi un saut à Albuquerque.
— À Albuquerque ? demanda la standardiste. Largo va me demander pourquoi vous allez à Albuquerque.
Leaphorn considéra un instant le haut-parleur en réfléchissant.
— Dites-lui que je me rends au siège du FBI. Je veux lire le dossier qu’ils ont sur cette affaire d’hélicoptère.