28
Long Island
Ames avait fait ses visites à l’hôpital, puis il s’était rendu à son cabinet d’avocat. Son personnel s’occupait de tout. La pendule qu’il avait achetée lors de la vente aux enchères devait être livrée aujourd’hui. Le soleil brillait et il était chaud, mais grâce à la climatisation, l’habitacle demeurait confortable. Il avait déjeuné tôt, et excellemment.
Somme toute, il se sentait plutôt bien, tandis que la Mercedes suivait le trafic dense pour le conduire vers son bureau « officieux » en vue de la rencontre avec le pirate.
Et puis il vit les deux hommes installés dans une voiture anonyme, garée le long du trottoir devant le petit immeuble de bureaux. Costume et lunettes noires, assis en plein soleil. Des flics. Forcément.
Ames ne ralentit pas. Il passa devant. Un pâté de maisons plus loin, il avisa une seconde voiture banalisée, et son estomac se noua.
Peut-être qu’ils n’avaient pas mis sous surveillance les bureaux de l’immeuble pour le pincer. Il était possible qu’ils soient à la recherche de quelqu’un d’autre, mais quand on se lançait dans des activités illégales, la parano était toujours payante.
Qu’il soit censé rencontrer Cogneur d’ici quelques minutes et que l’endroit soit sous la surveillance de quatre hommes ? Il y avait de quoi s’inquiéter.
Il fronça les sourcils, évaluant la situation avec la célérité et l’efficacité avec lesquelles il soupesait une nouvelle affaire.
Il allait devoir abandonner ce bureau. Cela s’imposait mais ce n’était pas si grave. Une des raisons qui lui avaient fait choisir cet emplacement, toutefois, était l’absence de caméras de surveillance dans le bâtiment, du moins dans les parties communes. Ils allaient bien finir par en installer, lui avaient-ils dit, mais d’ici là, il aurait quitté les lieux pour se trouver un autre bureau officieux.
Pas pratique, mais au moins n’y avait-il rien pour le relier à cet endroit. Il l’avait loué sous un faux nom, et chaque fois qu’il s’en allait, il essuyait toutes les surfaces où il aurait pu laisser des empreintes. Même le mobilier avait été acheté au nom d’une société bidon. De ce côté, il était blindé.
Mais comment les flics avaient-ils été renseignés ? Cogneur avait dû déconner et se faire épingler. Et tout naturellement, il avait dû balancer son employeur.
Il coupa la climatisation, pris d’un frisson soudain. Même si le pirate ne pouvait rien contre lui, Ames se rendit compte qu’il avait lui-même manqué de prudence. Il avait péché par excès de confiance. Il fut un temps où il aurait envoyé son homme de main inspecter les lieux à l’avance. Il l’avait fait les premières fois où il y avait rencontré des gens. Au bout d’un moment, toutefois, cela lui avait paru un effort inutile et il avait arrêté.
S’il avait pénétré dans le bâtiment, gagné le bureau, ils l’auraient coincé. Certes, ils ne pourraient rien relever contre lui, c’était juste la parole de Cogneur contre la sienne, mais la seule perspective d’être emmené et interrogé était inquiétante. Dans le meilleur des cas, il se retrouverait fiché comme un individu à surveiller, ce qui lui compliquerait notablement la tâche.
Il soupira. Il avait eu du pot ce coup-ci, mais il n’était pas question de se reposer sur la chance. Il allait devoir désormais redoubler de précautions pour ses déplacements.
Il tourna au carrefour suivant. Il allait rentrer chez lui pendant quelques heures, récapituler la situation jusqu’à être certain d’avoir envisagé toutes les hypothèses.
Bar du Commandant
Atlanta, Géorgie
Junior fit signe à la serveuse, une quadragénaire dont les bras nus et une bonne partie du torse – révélé par son haut de bikini – étaient recouverts de tatouages. Il attira son attention, dessina un cercle horizontal avec son doigt, puis pointa celui-ci vers sa table.
La serveuse, qui portait un plateau avec dessus huit bouteilles de bière, lui répondit d’un signe de tête.
C’était Junior qui régalait. Jusqu’ici, il avait payé quatre tournées et il était prêt à y passer la nuit s’il le fallait.
Il ne connaissait qu’un des trois hommes attablés avec lui. Buck était un ancien passeur clandestin qui avait eu des problèmes à cause d’une sacoche pleine de cristaux de méthédine ; il s’était retrouvé bouclé dans le même pénitencier que Junior. Buck était un gros type baraqué, méchant, stupide, et qui aimait la bagarre.
Un jour, aux douches, en se frottant seul à quatre Noirs, Buck avait eu le dessous. Il s’était défendu comme un beau diable, mais les autres étaient méchants et baraqués, eux aussi, et ils n’avaient pas tardé à le coincer. C’est à ce moment que Junior était arrivé et lui avait porté assistance. Buck était du genre à ne pas l’oublier et quand Junior l’appela, il se montra ravi de lui filer ce petit, coup de main.
La fumée était si épaisse dans ce rade qu’on aurait pu faire rebondir dessus des pièces de monnaie, et le disque de « Born to Be Wild » des Doors que jouait le juke-box devait être complètement usé, vu que quelqu’un le passait à peu près une fois tous les trois titres.
Les deux autres gars avec lui autour de la table étaient des copains de Buck : Dawg et Spawn.
« Alors, redis-moi déjà pourquoi tu la veux ? » demanda Dawg.
Junior qui avait réfléchi à une histoire pour ne pas risquer de problème avec un éventuel copain de la sœur de Joan, répondit : « Pas elle ; je cherche sa sœur. Elle a piqué ma tire, ma montre, ma carte de crédit, et elle s’est taillée. »
Il valait toujours mieux mettre une once de vérité dans ce qu’on racontait. Si les choses se compliquaient, cette partie au moins était claire, et en prime, ça évitait de devoir se rappeler quels mensonges on avait inventés.
Spawn – un culturiste visiblement dopé aux stéroïdes – haussa les épaules, lesquelles ressemblaient à deux demi-boulets de canon sous son débardeur en jean. « La belle affaire. Et ça vaut le coup de venir la pourchasser depuis le Texas ? »
Junior soutint le regard de Spawn et, prenant un air un rien macho, précisa : « Non, mais elle a renversé ma Soft Tail en partant. Elle l’a balancée sur la chaussée et elle s’est fait rétamer par un fourgon d’UPS. Y en avait pour vingt-six mille dollars d’accessoires, dont un réservoir peint de dix-huit couches de Candy Apple rouge avec des flammes vert fluo, dix-huit couches polies à la main une par une…
– Oh, merde, fit Dawg. Ça craint. »
Même Spawn dut hocher la tête devant cette infortune.
Junior acquiesça. Le meilleur moyen d’aller droit au cœur d’un motard était de lui dire qu’on avait endommagé votre meule. C’était plus douloureux qu’un coup de pied dans les couilles… Pire, fallait que son propriétaire meure avec.
« Laisse-moi voir sa photo », dit Dawg.
Junior la présenta – récupérée d’une de leurs vidéos de chantage.
L’autre regarda mais il hocha la tête : « J’l’ai jamais vue. »
Il passa la photo à Spawn, qui la lorgna en plissant les yeux à travers la fumée de sa cigarette. « Tu sais, elle ressemble un peu à Darla, au Noyau de Pêche. »
Dawg restitua le cliché. « Ouais, maintenant que tu le dis, elle a un faux air, c’est vrai. -Bon, je pourrais aller vérifier, dit Junior. -Mieux vaudrait que t’aies de la compagnie, observa Spawn. C’est le terrain des Gray Ghostriders. On a conclu une trêve avec eux, mais ils fricotent pas trop avec les étrangers. »
Junior regarda les trois hommes. « Ça vous dirait de me tenir compagnie encore un peu ?
– Tant que c’est toi qui régales, y a pas de problème », dit Buck. Il sourit.
Washington, DC
La Mitraille était venu avec le pistolet, comme promis, et Howard l’avait récupéré pour le ramener à la maison et le confier à Tyrone. Il se dit que son fils serait ravi – il avait vraiment l’air d’apprécier l’entraînement.
Quand Howard frappa à la porte du fiston, il l’entendit crier : « Entre ! »
Assis devant son ordinateur, le garçon regardait une projection holographique. L’image était celle d’un haut bâtiment rectangulaire, vu légèrement de biais, surmonté d’une espèce d’énorme tigre de néon orangé, figé en train de bondir. Il fallut une seconde à Howard pour faire le point.
« Salut, p’pa.
– Salut, fils. Tu bosses sur quoi ?
– Mon boulot. De l’anglais. Peut-être que prendre des cours de vacances n’était pas une si bonne idée. Ça me gave. » Il regarda son père et sourit. « Hé, peut-être que tu pourras m’aider. Tu t’y connais en dinosaures, hein ? T’en avais pas un quand t’étais petit ?
– Bien sûr. Soixante bornes aller-retour chaque jour sur son dos pour aller à l’école. Dans la neige. Et en côte dans les deux sens.
– C’est bien ce que je me disais. Tiens, regarde plutôt. »
Il toucha un bouton et le tigre s’éteignit peu à peu pour laisser place, en superposition, à un pavé de texte.
Howard se déplaça pour mieux voir. C’était un poème intitulé « Dinosaures » mais manifestement, il ne parlait ni de fossiles ni de lézards. Il y avait en bas le nom de l’auteur, mais il ne lui dit rien.
Howard hocha la tête. « Ouais. Et alors ?
– Alors, qu’est-ce qu’il peut bien signifier ? Je suis censé l’analyser mais je n’ai pas la moindre idée de ce qu’il raconte. »
Howard relut le poème. Hocha la tête. « T’arrives pas à deviner ?
– Tu vois, p’pa, tu sais pas.
– Bien sûr que si, je sais. »
Tyrone lui adressa un regard torve. « Tu veux m’éclairer ?
– Fastoche, dit son père. Retourne en arrière et regarde l’image. »
Tyrone bougea la main et agita un doigt, et le texte s’assombrit, révélant l’arrière bâtiment.
« Ce que tu es en train de contempler est l’arrière d’un écran de drive-in, expliqua Howard.
– Un quoi ?
– Il doit sans doute en subsister encore quelques-uns. Ils avaient déjà presque tous disparu de mon temps, un produit typique de la fin des années quarante et du début des années cinquante. Tes grands-parents y allaient quand ils étaient ados. C’étaient des cinémas en plein air. On s’y rendait en voiture le soir. On payait pour entrer et venir se garer devant l’écran. Il y avait de petites stries sur le sol pour bien se positionner. Le film était projeté sur l’écran géant et tu le regardais, assis dans ta voiture, avec un haut-parleur branché pour avoir le son. C’était un lieu de rendez-vous bon marché et les couples pouvaient… hum… se câliner dans la voiture sans être dérangés ni déranger personne.
– Se câliner ?
– Un terme de vieux », dit Howard.
Tyrone afficha un large sourire.
Howard reprit : « Des gens vivaient parfois à l’intérieur de certains de ces bâtiments, comme celui-ci. Tu vois cette fenêtre, là, sur le côté ? En général, c’était là que logeait le patron ou le gérant.
– Sans blague ?
– Sans blague. Ta grand-mère m’y a emmené un jour, quand j’étais petit, au temps où ils vivaient en Floride. Je m’en souviens encore. Si tu ne voulais pas rester assis dans ta voiture, il y avait des bancs près du snack où l’on pouvait s’installer pour regarder le spectacle dehors. Les drive-in n’étaient ouverts qu’entre la fin du printemps et le début de l’automne. Après, avec le froid, ils fermaient pour l’hiver, même en Floride. C’étaient des trucs gigantesques, qui occupaient un espace énorme. Je crois que c’est la télévision qui les a tués.
– Euh. »
Tyrone regarda de nouveau le poème. « Donc, d’accord, c’est un cinéma. Mais quel rapport avec les vampires cure-dents, les Kool, le Pik et tout ça ? »
Howard rassembla ses souvenirs, cherchant à se remémorer le passé. Il était resté avec ses grands-parents un été, quand ils vivaient encore en Floride. Il était jeune à l’époque, six ou sept ans, et ils étaient allés cinq ou six fois au drive-in. Et peut-être encore une ou deux fois, en Californie, quand il était ado.
« Eh bien, les vampires, ça doit être les moustiques. Les Kool, c’était une marque de cigarettes – c’est-ce que faisaient les plus grands : les piquer à leurs parents pour fumer. Quant au Pik ? Je crois que c’était un ruban chasse-insectes qu’on faisait brûler un peu comme de l’encens, pour éloigner les moustiques. »
Tyrone acquiesça. Il tapa quelque chose au clavier. Une sub-image s’illumina, des mots défilèrent. « Oh, OK, c’est bon. "Le manège s’est cassé". C’est le titre du morceau qu’ils jouent sur les dessins animés des Merry Melodies !
– Réellement ? »
Tyrone se prenait au jeu à présent. « Je suppose que cette partie doit évoquer les pelles qu’on se roule en voiture. »
Howard sourit. Le gamin avait quinze ans. Il n’en était plus depuis longtemps aux enfants qui naissent dans les choux. Même s’il ne se voyait pas étudier ce genre de poème en classe. Les temps changent
« Et cette partie-là, ici, c’est fastoche. J’ai pigé, p’pa.
– Ah ouais ?
– Bon, je comprends de quoi l’auteur voulait parler.
Il regrette la disparition des cinémas en plein air, c’est ça ?
– Vois-tu, l’explication de texte n’a jamais été mon fort mais je crois bien qu’il ne parle pas que de ça. À mon avis, il se penche avec nostalgie sur son innocence passée. C’est-cela qu’il regrette : le bon vieux temps où il avait encore toute la vie devant lui. Les drive-in n’en étaient qu’une part, ils représentent quelque chose de plus vaste.
– Tu crois ?
– Ouais. Et les jeunes ne savent pas profiter de cette jeunesse. Elle ne te manque que lorsque tu es devenu trop vieux pour y changer quoi que ce soit.
– Euh. Tu crois que c’est vrai ?
– Comment veux-tu que je sache ? Je suis encore un jeune homme. Demande à ta grand-mère la prochaine fois que tu la verras. »
Ils rirent tous les deux.
Tyrone reprit : « Cet idiot de prof fait ça tout le temps. Nous refiler des truc à analyser qui n’ont rien à voir avec notre vie d’aujourd’hui. Pourquoi ne nous donne-t-il pas des poèmes qu’on pourrait comprendre avec notre propre expérience ?
– Parce que vous n’auriez pas besoin d’extrapoler, répondit Howard. Si tu travailles en restant à ton petit niveau de confort, si tu n’as pas à transpirer un peu, tu n’apprendras rien de nouveau. Peut-être que ton prof n’est pas si idiot.
– Permets-moi de réserver mon jugement.
– Oh, j’ai failli oublier… La Mitraille t’a trouvé quelque chose. »
Il tendit la boîte. Et fut récompensé par le large sourire de son fils quand celui-ci l’ouvrit.
Peut-être que les jeunes savaient quand même profiter de la jeunesse, après tout. Et peut-être que les vieux en profitaient un peu eux aussi, de temps en temps…