2
Stand de tir de la Net Force
Quantico, Virginie
Le général John Howard arriva avec son fils Tyrone. Ils s’arrêtèrent au poste d’entrée pour discuter avec la Mitraille. C’était un sergent, mais tous les tireurs qui venaient ici l’avaient toujours appelé « la Mitraille ».
« Mon général ! Et c’est Tyrone ? Dis donc, tu as grandi, depuis la dernière fois que je t’ai vu. »
Tyrone, avec la voix de fausset de ses quinze ans, sourit et opina : « Oui, chef, dit-il.
– Vous tirez au fusil aujourd’hui, mon général ? demanda le sergent.
– Non, à l’arme de poing. Tyrone n’a pas encore eu l’occasion de tirer avec le Medusa.
– Quelles cartouches voulez-vous ?
– Des 9 millimètres, du 38 Spécial et quelques 357.
– Votre bague est-elle à jour, mon général ? »
Howard acquiesça. La bague de contrôle électronique qu’il portait, comme tous ses collègues de la Net Force et du FBI, contrôlait le tir de ses armes personnelles. Enfin, à l’exception de la vieille mitrailleuse Thompson que lui avait léguée son grand-père. Celle-là, il n’avait pas voulu la bidouiller. C’était une pièce de collection, qui valait sans doute plus que sa voiture – même s’il n’avait pas l’intention de la vendre.
« Vous voulez que j’équipe Tyrone ?
– Non, il a sa bague personnelle. Est-ce que Julio est là ?
– Affirmatif, mon général, il est déjà en piste. Rangée six.
– Je m’en doutais, dit Howard. Il s’entraîne autant qu’il peut. »
La Mitraille rigola.
« Y aurait-il une blague qui m’aurait échappé, chef ?
– Sauf votre respect, mon général, pour le lieutenant Fernandez et vous, ce n’est pas du luxe. Si tous les agents de la Net Force tiraient aussi lentement et aussi mal que vous, ils auraient plus vite fait de lancer leur arme que de tirer avec. »
Howard sourit. Il se savait meilleur que la moyenne avec une arme de poing et plutôt supérieur à la plupart des tireurs à l’arme d’épaule. Mais la Mitraille, lui, était capable d’éborgner une mouche en tirant au pistolet, quelle que soit la main, et au fusil, il pouvait vous découper des cibles si lointaines que vous aviez le temps de boire une bière en attendant que les balles touchent au but. Enfin, au sens figuré. Et Howard n’était pas homme à faire des cérémonies avec ses hommes.
La Mitraille leur confia une boîte avec les munitions de revolver, ainsi que deux paires de casques électroniques et de lunettes de tir. Howard et son fils coiffèrent les casques suppresseurs de bruit avant de franchir les lourdes portes du stand de tir proprement dit.
Il y avait à l’intérieur deux tireurs qui s’entraînaient au pistolet et ils avisèrent Julio dans la sixième rangée, en train de dégommer une cible holographique avec son vieux Beretta de dotation militaire. Il avait équipé l’arme d’un viseur laser Crimson Trace intégré dans la crosse, ce qui avait un tant soit peu amélioré sa précision de tir. Avec cet équipement intégré d’origine, tout ce qu’il vous restait à faire, c’était à pointer l’arme – inutile d’aligner guidon et cran de mire – et vous pouviez tout aussi bien tirer de la hanche que dans la posture classique. Quand le dispositif était calibré avec soin, les balles atteignaient l’emplacement désigné par le petit point rouge au moment de presser la détente. Bon, d’accord, il fallait encore être capable de tenir l’arme avec fermeté, mais c’était un avantage manifeste quand on avait les yeux fatigués.
Julio, qui l’avait convaincu d’utiliser la même arme de poing que lui, un Phillips & Rodgers modèle 47, dit aussi « Medusa », avait essayé d’amener Howard à la doter d’une crosse laser. Jusqu’ici, toutefois, Howard avait résisté. L’équipement n’était pas si coûteux que cela, quelques centaines de dollars, ce qui n’était pas cher payé quand votre vie était enjeu, mais Howard avait un côté vieux jeu qui le rendait lent à adopter ce genre d’accessoire – du moins pour son usage personnel.
Julio termina de vider un chargeur, leva les yeux et les aperçut. Il sourit. « Hé, Tyrone, comment va cette jambe ?
– Très bien, maintenant, lieutenant. »
Julio regarda Howard. « C’est vous qui lui avez dit de m’appeler comme ça, hein ? Vous avez dû insister.
– Ma foi, je me suis dit : autant que ton titre te serve à quelque chose. Dans un rien de temps, tu seras capitaine.
– Tant qu’à être condamné pour un crime, autant qu’il en vaille la peine, constata Julio.
– Tout à fait. Ça ne te gêne pas que Tyrone tire un peu avec nous, aujourd’hui ? Il n’a jamais été très porté sur les armes de poing, et j’ai pensé que ça pourrait l’intéresser de voir à quel point elles sont dures à manier, par rapport à un fusil.
– Pourquoi y verrais-je une objection, mon général ? Je veux dire, comparé aux prestations du général, même un débutant incapable de distinguer le canon de la crosse pourrait difficilement faire pire.
– Un général pourrait abattre un lieutenant pour une telle insolence, constata Howard.
– Affirmatif, mon général, mais le seul général que je connaisse, il faudrait qu’il confie la tâche à un autre, sinon, il risquerait de gâcher l’argent du contribuable en munitions avant de réussir à faire mouche. »
Tyrone rit et Howard sourit à nouveau. Vingt ans passés ensemble sous les drapeaux avaient créé une complicité qui dépassait de loin les simples relations entre officier et subalterne, à tout le moins quand il n’y avait personne dans les parages, et Tyrone était de la famille, donc ça ne comptait pas.
« Eh bien, lieutenant, vous parlez d’or, mais on va voir à l’épreuve des faits, d’accord ?
– Affirmatif, mon général. Vous voulez que je tire de la main gauche ? Sur un pied ?
– Pourquoi ? Tu me dois encore dix billets pour la dernière fois où tu t’es servi de tes deux mains et de tes deux pieds. Je ne suis pas inquiet le moins du monde. » Julio sourit.
Washington, DC
Gourou surveillait le bébé – avoir une baby-sitter à domicile était un don du ciel, aucun doute – et Toni en profita pour aller faire une balade avec le tricycle en position allongée d’Alex. Il le gardait en temps normal à son travail mais elle le lui avait fait ramener à la maison pour lui permettre de se remettre en forme. Depuis la naissance du bébé, elle n’avait, semblait-il, jamais assez de temps pour faire de l’exercice, et si elle avait poursuivi son entraînement de silat, elle avait pris deux centimètres de tour de hanche et de cuisse, et elle avait beau multiplier ses djurus, elle semblait incapable de s’en défaire. En revanche, elle pouvait brûler pas mal de calories en appuyant sur les pédales et le tricycle lui permettait de faire travailler les muscles sous un angle différent que les exercices d’arts martiaux. Enfin, elle espérait.
Bien sûr, faire du tricycle dans la circulation de Washington était une invitation à l’accident corporel, quand bien même on était équipé de feux à éclats et d’un drapeau orange vif accroché à une antenne de queue haute de deux mètres quarante. Elle avait promis à Alex qu’elle se cantonnerait aux nouvelles pistes cyclables aménagées aux alentours du parc non loin de leur domicile. Elle avait également choisi de sortir en milieu de matinée un jour de semaine. C’était le meilleur moment car il n’y avait alors quasiment pas un chat.
Elle pédalait sur un tronçon droit qui longeait sur huit cents mètres environ la clôture du parc. Personne en vue et le pavé était sec. Le ciel était nuageux mais il faisait encore lourd et la transpiration trempait son collant cycliste et son T-shirt alors qu’elle venait de changer de vitesse pour pédaler en force. Le tricycle était très stable sur les parties rectilignes et les freins étaient bons, donc elle ne se faisait pas de souci.
Elle avait atteint une pointe de cinquante-cinq kilomètres-heure en pédalant de toutes ses forces, aussi commença-t-elle à ralentir trois cents mètres avant la fin du bout droit. Tenter de prendre la courbe à cette allure lui aurait fait mordre le macadam vite fait.
Ses jambes la brûlaient mais c’était ce qu’elle désirait.
Depuis que Gourou était venue vivre sous leur toit, Toni aurait pu se remettre au travail à temps plein, mais elle n’en avait rien fait. Elle ne l’avait pas voulu. Le bébé passait en premier, même si ce n’était plus vraiment un bébé : il marchait, parlait, devenait chaque jour un peu plus autonome. Il était intelligent, vif et beau, et même le quitter juste pour quelques heures seulement était dur. Certes, il y avait des moments où elle appréciait cette coupure. Et, oui, son travail lui manquait parce qu’il lui apportait des défis qu’elle ne rencontrait pas en restant à la maison. Malgré tout, en dernier ressort, si elle avait dû faire un choix, c’eût été d’être mère et femme au foyer.
Par chance, elle n’avait pas eu à en arriver là. Quand votre mari était votre patron, des aménagements demeuraient possibles. D’ailleurs, depuis qu’elle avait quitté son poste officiel au FBI, elle avait le statut de « consultante », ce qui satisfaisait apparemment le service juridique…
Son com pépia. Elle était redescendue à une vitesse raisonnable, aussi dégrafa-t-elle le téléphone accroché au revers de son collant. L’écran lui donna l’identification de l’appelant.
« Hé, chou, fit-elle.
– Hé, répondit Alex. Où es-tu ?
– Je fais du tricycle.
– Oh, bien.
– Qu’est-ce que ça veut dire, ça ? Tu penses que j’en ai besoin ? Que je suis grosse ? »
Une longue pause.
Elle rit. « Je plaisante, Alex, je plaisante. Tu marches à chaque coup.
– Ouais, bon, d’accord. Ne me force pas à radoter, merci. Tu n’es pas grosse. J’exprimais simplement ma joie de savoir que tu pouvais sortir et profiter du beau temps. On annonce de la pluie un peu plus tard dans la journée.
– C’est-ce que j’ai entendu. Quoi de neuf ?
– Il faut que je file en avion à New York, je dois assister à une réunion avec le directeur et les gars de la défense intérieure. Ce devrait être un rapide aller-retour, je prends le Lear Jet du bureau, ça m’évitera de faire la queue sur un vol commercial. Je devrais être de retour pour le dîner mais je tenais à te prévenir, au cas où j’aurais du retard.
– Merci, mon chou. Sois prudent.
– Comme toujours. Je t’aime.
– Moi aussi. »
Après avoir coupé, Toni rangea le téléphone et se concentra de nouveau sur le pédalage. Elle était heureuse qu’Alex ne prenne pas la navette. Cela faisait un bout de temps qu’il n’y avait pas eu d’attentat terroriste contre des avions, mais après les horreurs de 2001 et quelques autres dans l’intervalle, prendre l’avion n’était plus pareil.
Bien sûr, tout le monde continuait à le prendre, et la plupart des passagers essayaient de ne pas y penser. La vie était pleine de risques. On pouvait se faire écraser juste en traversant la rue. Malgré tout, elle ressentait toujours une petite inquiétude chaque fois qu’Alex voyageait en avion, même à bord de l’appareil du service. Certes, il y avait des agents fédéraux chargés de prévenir les détournements sur la plupart des vols ; certes, en tant qu’agent fédéral lui-même, Alex pouvait avoir sur lui son taser ; et certes, il avait finalement des aptitudes au combat. Mais chacun le savait, face à un kamikaze, il fallait s’attendre à tout.
Il faudrait aller à la racine du mal pour empêcher ce genre de choses, mais sur cette terre, certaines vieilles rancunes remontaient à des milliers d’années. Comment changer l’attitude de quelqu’un dont le peuple a grandi dans la haine depuis l’édification des pyramides ?
Lentement. Très lentement. Et dans l’intervalle, on restait sur ses gardes et si quelqu’un tentait quelque chose, on l’anéantissait. La vigilance était le prix de la liberté.
Toni négocia la courbe. Deux mères de familles poussaient des landaus, toutes deux étaient coiffées de chapeaux à large bord, les deux landaus avaient la capote relevée et les rideaux de tulle étaient tirés pour maintenir les bébés à l’ombre. Toni sourit – elle se sentait une affinité avec ces femmes. Elles avaient un enfant. Toutes les mères étaient liées entre elles, quelque part, non ?
Elle les dépassa, sourit et leur adressa un signe de la main. Elle allait pouvoir faire demi-tour un peu plus loin et revenir par le même itinéraire. Avec de la chance, la ligne droite serait encore déserte et elle pourrait à nouveau se lâcher. Puis elle rentrerait à la maison voir son beau, son brillant, son superbe fiston.
Stand de tir de la Net Force
Quantico
Tyrone était allé se laver les mains et passer aux toilettes, laissant Howard et Julio dans le bureau de la Mitraille.
Julio fut le premier à tenter de décrire ce qui venait de se passer.
« Seigneur, John, je n’ai jamais vu un truc pareil. Ce môme est un tireur-né. Donne-lui un mois de pratique et il flanquera une déculottée à la Mitraille. »
Howard acquiesça. Pour lui aussi, la surprise avait été grande de voir son ado de fils saisir un pistolet et en faire le prolongement de sa main. Sans tâtonnement, sans hésitation. Il avait mis la première balle pile dans la cible et avait continué ainsi jusqu’à la fin de la session. Et cela, aussi bien avec le revolver de Howard qu’avec le semi-automatique de Julio. C’était comme s’il avait tiré au pistolet depuis des années mais Howard savait pertinemment qu’il n’en était rien. C’était la première fois qu’il y touchait.
Abasourdi, interloqué, Howard lui avait demandé s’il s’était entraîné en réalité virtuelle mais Tyrone avait répondu non.
La Mitraille hocha la tête. « Si vous voulez l’envoyer ici s’entraîner, mon général, je le mettrai dans la section pistolet. Il pourrait nous donner un coup de main. »
Howard secoua la tête. Voir son fils se transformer en Wild Bill Hickock n’avait jamais fait partie de ses projets. Bien sûr, il voulait qu’il soit capable de tenir une arme à feu et, bien sûr, il n’aurait pas été mécontent de le voir se livrer à un peu plus d’exercice physique au lieu de rester planté tout le temps devant son ordinateur. Tyrone avait appris à lancer le boomerang et cela lui avait permis de voir un peu plus le soleil, ce qui était un bien. Et il avait une petite copine, donc il apprenait aussi ces aspects de la vie d’homme. Mais devenir tireur ? Howard n’y avait jamais sérieusement songé.
Il était évident que le garçon avait un talent de ce côté. Mais cela l’intéresserait-il de le développer ? Et si oui, Howard en avait-il réellement envie ?
Eh bien, lui dit sa petite voix intérieure, ça lui évitera toujours de traîner dans les rues, non ?
« Je lui demanderai, dit-il à la Mitraille. – Faites-le, mon général. Un talent pareil, ce serait du gâchis de ne pas l’encourager. » Peut-être, songea Howard. Peut-être…