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Dutch Mail Long Island,

 New York

 

 

 

Mitchell Ames était furieux. Junior avait fait foirer le plan et il ne savait même pas comment. C’était pourtant un boulot simple, un truc que Junior avait fait des dizaines de fois. Comment les choses avaient-elles pu tourner aussi mal ?

« Écoutez, poursuivit Junior, le gars était cinglé. Quand il a ressorti la main de la boîte à gants, il tenait un flingue. Qu’est-ce que j’étais censé faire ? Me laisser descendre ? C’était lui ou moi.

– Tu as tué un membre du Congrès des États-Unis, Junior. As-tu la moindre idée du grabuge que ça va provoquer ?

– Ouais, je sais. Comme j’ai dit, je n’avais pas le choix, hormis de me faire tuer. »

Soupir d’Ames. « Très bien, c’est fait. D’accord, ça ne me réjouit pas, mais on n’y peut plus grand-chose. La question est de savoir jusqu’à quel point tu es mouillé.

– Personne ne m’a vu. La voiture est à six cents kilomètres de l’endroit où je l’ai louée. Mes vêtements, mes souliers, mes chaussettes, tout a été brûlé. J’ai nettoyé le flingue, je l’ai démonté et j’ai jeté les pièces dans la baie de San Francisco. J’ai pris l’avion sous une fausse identité, pour gagner et quitter Atlanta, et là-bas, j’ai changé à la fois d’avion et de papiers.

– Et les photos ?

– Je les ai brûlées également, les disques et tout, et j’ai supprimé les fichiers de l’ordinateur. Je ne me suis pas contenté de les effacer, j’ai pris soin de récrire sur les secteurs utilisés : aucun utilitaire au monde ne pourra les récupérer. Pas même ceux de la Net Force. Tout a disparu. Je vous le dis, tout ce qui aurait pu me lier à cet homme a disparu.

– Et la femme ? »

Junior plissa le front. « Quoi, la femme ?

– Où est-elle ?

– À Biloxi, couchée sur la plage, d’après ce que je sais. Pas de problème de ce côté. Elle était dans le coup mais elle ne pourra rien dire à personne. Sinon, elle irait en taule. »

Ames fronça les sourcils. « Junior, ne sois pas idiot. Tu connais la prison. Tu sais comment ça se passe. »

Junior baissa le menton et hocha la tête, l’air entêté. « Jamais Joan ne me balancerait. Jamais. »

Soupir d’Ames. « Tôt ou tard, ton amie va se faire arrêter pour une raison ou pour une autre. C’est une fille de mauvaise vie. Si c’est juste pour racolage, ce ne sera pas un problème, elle passera juste la nuit au poste, mais si elle se fait prendre avec de la came sur elle ? Ou pour chantage avec un gars au casier chargé ? Elle sait comment procéder, à présent. Tu lui as enseigné la règle du jeu. Tu ignores si l’envie ne lui a pas pris de monter sa propre affaire. Le jour où ils la pinceront -et cela se produira fatalement -, si elle risque de purger une longue peine, pas dans une geôle de comté mais dans une prison fédérale, et qu’elle a quelque chose à leur fournir pour éviter ça, crois-tu qu’elle hésitera ?

– Pas avec moi. D’ailleurs, elle sait ce qu’il lui arriverait si elle le faisait.

– Et tu crois qu’un flic ou un fédéral ne réussira pas à la convaincre, avec ses beaux discours, que tu ne pourras rien lui faire parce que tu seras bouclé ? Elle a couché avec le parlementaire et elle sait que t’étais planqué dans la penderie à faire des photos, Junior. Quand se répandra la nouvelle de la mort du bonhomme, elle va le remarquer, parce que ce sera à la une de tous les journaux du pays et que ce sera partout à la radio, la télé, sur Internet. CNN le martèlera toutes les demi-heures pendant des jours. Elle va savoir qu’un des gars qu’elle a piégé pour le faire chanter est mort, et à moins qu’elle ait de la guimauve à la place de la cervelle, elle va se douter que t’as quelque chose à y voir. »

Junior resta sans mot dire, l’air toujours aussi buté.

« Junior. C’est peut-être un bon coup. C’est peut-être une nana qui te fait tilter, mais des bonnes femmes, il y en a d’autres, des femmes qui ne risquent pas de nous envoyer dans le couloir de la mort. Ce truc-là, c’est un joker pour sortir de taule, et tu viens de le lui refiler. Le meurtre d’un parlementaire ? C’est l’avancement garanti pour n’importe quel flic du pays qui résoudra cette énigme.

– C’était pas un meurtre. C’était de la légitime défense.

– Tu l’as tué en commettant un délit. De chantage. C’est comme ça qu’ils présenteront les choses. C’est comme ça en tout cas que je le ferais.

– Joan ne vous connaît pas.

– Mais toi, tu me connais. Et si tu as le choix entre me balancer et finir dans la chambre à gaz ? Je ne te fais pas tant que ça confiance.

– Alors, qu’est-ce que vous êtes en train de dire ?

– Tu sais fort bien ce que je suis en train de dire. Et agis vite, avant qu’elle ait une chance de réfléchir un peu trop longtemps. Je ne veux pas que cette menace reste en suspens au-dessus de nous. »

Junior ne dit rien. Il resta quelques secondes encore immobile, silencieux. Ames voyait bien qu’il réfléchissait, cherchait à trouver une solution de rechange, mais il n’y en avait pas. Tous deux le savaient.

Au bout d’une ou deux minutes, Junior acquiesça d’un bref signe de tête et sortit. Quand il fut paru, Ames resta encore assis une vingtaine de minutes à réfléchir à la situation. Elle n’était dans aucun des scénarios qu’il avait imaginés.

Junior, au même titre que la femme qu’il avait engagée pour tendre ses pièges amoureux, était devenu un risque. Il allait devoir l’écarter et Ames allait devoir se débrouiller seul – il ne pouvait pas se permettre de mouiller quelqu’un d’autre à ce stade.

Peut-être qu’il allait devoir demander à Junior de le retrouver dans la planque souterraine au Texas, et lui régler son compte là-bas. Il pourrait le réduire en bouillie et l’évacuer comme un déchet… non, mieux encore, une fois que Junior ne serait plus de ce monde, il pourrait l’abandonner quelque part avec suffisamment de preuves qu’il avait tué la femme et le parlementaire, quelque chose de subtil mais que les enquêteurs ne pourraient pas manquer. Une fois qu’ils auraient examiné le cas, ils déboucheraient sur une impasse. Bien sûr, ils soupçonneraient que Junior avait travaillé pour le compte de quelqu’un, mais une fois qu’ils auraient trouvé le véritable tireur, la pression retomberait : c’était ainsi que ça marchait avec tous les flics du monde. « C’est lui qui l’a fait » était une conclusion bien plus définitive que : « Peut-être qu’il travaillait pour quelqu’un d’autre qui lui a dit de le faire. »

Ames branla du chef. Oui. Une fois Junior disparu, il n’y aurait plus de liens démontrables avec lui. Bien sûr, la législation sur CyberNation n’était pas encore passée, il restait des points à régler et Junior devait encore être là pour s’en charger, mais sitôt les derniers éléments mis en place, ce qui ne devrait plus trop tarder, Junior pourrait quitter la scène pour sa destination finale.

 

Champ de tir

Quantico

 

John Howard regarda Julio et fronça les sourcils : « Qu’est-ce qu’il y a de si important pour justifier que vous irritiez les Marines, lieutenant ? »

Large sourire de Julio. « Eh bien, mon général, je crois que tout ce qu’on peut faire pour les irriter est important. »

Howard ne lui rendit pas son sourire. Il se contenta de secouer la tête. Ils se trouvaient sur le stand de dr à l’extérieur des Marines ; destiné au tir au pistolet et au fusil, il était plus vaste que l’installation de taille plus modeste, réservée exclusivement à la Net Force. La raison en était que Julio avait demandé au général de l’y retrouver.

Voyant l’expression de son supérieur, le lieutenant retrouva son sérieux. « La Mitraille ne nous laisserait pas jouer avec le gel balistique sur son domaine. À l’entendre, ça saloperait trop, alors j’ai dû trouver un autre endroit. C’est ici que c’est le plus proche et le plus pratique. Et à propos de la Mitraille, il dit qu’il pourrait avoir un Hämmerli SP20, un pistolet de tir sur cible en 22 Long Rifle convertible en 32 Smith & Wesson. Il est doté d’un amortisseur réglable, d’une crosse et d’une détente anatomique, et il est censé être en très bon état. Une chouette petite arme pour permettre à Tyrone d’apprendre. »

Howard le lorgna en haussant le sourcil : « Combien ?

– La Mitraille dit qu’il pourrait l’avoir pour trois cents. »

Le général haussa l’autre sourcil. « Tu plaisantes. Même pourri, un tel flingue doit bien valoir plus du double. En TBE, il devrait aller chercher dans les quinze cents, dix-huit cents minimums. »

Nouveau sourire de Julio. « Vous avez vérifié les prix.

– Je veux que mon garçon ait un outil correct pour travailler.

– Eh bien, vous savez comment procède la Mitraille. C’est un vrai maquignon. Il échangera un truc contre un autre, en fera intervenir un troisième pour finir par un marché qui satisfait tout le monde. Dois-je lui dire que vous êtes intéressé ?

– Trois cents billets pour un pistolet de classe internationale qui vaut cinq fois plus dans cet état ? Oui, je suis intéressé.

– Je m’en doutais. Mais vous savez, si vous êtes ferme, je parie que la Mitraille arrivera encore à faire descendre le prix – il voit en Tyrone le fils qu’il n’a jamais eu. Le regarder tirer embue de larmes ses yeux de vieux cynique. »

Howard acquiesça puis changea de sujet. « OK, bien, à part le fait que Tyrone va avoir du nouveau matos, qu’est-ce qu’on vient fiche ici ?

– Vous vous souvenez de ces fusils de concours BMG Wind Runncr XM 109-À ?

– Il me semble bien, oui », dit Howard, sur un ton aussi sec que le Sahara. Il s’en souviendrait aussi longtemps que fonctionnerait sa mémoire : un de ces BMG – pour Browning Machine Gun – lui avait sauvé la vie quand cet agent fédéral qui avait mal tourné s’était mis à le canarder durant une interpellation dans une affaire de drogue, en Californie, l’année précédente (6) De surcroît, ce flingue de calibre 50 avait permis aux tireurs de la Net Force de remporter le dernier concours de tir à mille mètres pour services spéciaux des armées des États-Unis, à Camp Perry. Leur première victoire dans cette catégorie. Une arme exceptionnelle.

« Eh bien, les munitions de calibre 50 utilisées par nos tireurs pour remporter le concours étaient fabriquées par RBCD, au Texas. Elles recourent à la BMT – Blended, Métal Technology, une conception hi-tech -avec un mélange de poudre, l’idéal pour les compétitions, John.

– Et si l’on parle de ça, maintenant, c’est parce que…

– Parce que RBCD fait aussi des munitions pour les armes de poing. Je ne sais pas comment ça a pu m’échapper, mais c’est le cas.

– Et… ?

– Et elles ne surpassent pas seulement tout ce qui existe en matière de précision, elles ont également certains avantages tactiques. Regardez plutôt les cibles. »

Howard suivit Julio. À vingt-cinq mètres de là se trouvait une large table à cibles en acier déflecteur, sur laquelle étaient disposés six gros blocs rectangulaires.

« Les deux cibles sur la gauche sont composées de gélatine à dix pour cent enveloppée dans quatre couches de nylon balistique. Les deux suivantes ont une composition identique, mais avec une feuille de verre trempé disposée à une trentaine de centimètres devant. Les deux sur la droite sont de simples blocs d’argile.

– Je vois ça, lieutenant.

– Eh bien, mon général, si vous voulez bien loger une balle dans le gel du côté gauche avec votre Medusa. »

Howard sortit son arme de service. Le Medusa était un revolver doté d’une chambre au dessin breveté qui lui permettait de tirer des munitions de divers calibres, du 380 automatique au 357 Magnum. Il avait un canon de sept centimètres et demi, un peu plus court que celui de la plupart des armes de service de dotation classique, mais il était de niveau concours et sa précision de tir était supérieure. Howard le chargeait avec des 357 Magnum à pointe creuse chemisées en cuivre, et ainsi doté, il était supérieur à quatre-vingt-quinze pour cent des autres armes lors d’un impact au corps.

Howard prit la posture les jambes écartées, puis après deux profondes inspirations, il leva le revolver en le tenant à deux mains. Il aligna guidon et cran de mire et pressa la détente. Le recul du 357 était relativement violent, mais ses protections acoustiques atténuèrent le bruit. Il rabaissa l’arme.

« Et maintenant, la troisième cible, mon général, derrière la vitre. »

Howard la visa et tira la deuxième balle. « Et enfin, mon général, le premier bloc d’argile. » Howard releva le revolver et tira à nouveau, rapidement. Il n’avait pas besoin de se presser mais cela ne faisait jamais de mal de rappeler à son vieil ami qu’il restait toujours capable de tirer vite et avec précision quand la situation l’exigeait.

« Merci, dit Julio. À présent, videz-le et rechargez-le avec celles-ci, je vous prie. »

 Étui en laiton, pointe en plomb, chemise en cuivre.

Tandis qu’il rechargeait, Julio expliqua : « Alors qu’elles ressemblent en gros à des balles pleines, elles sont en fait confectionnées à partir de plusieurs couches de métal fritté noyées dans un polymère similaire au plastique utilisé pour les carcasses de Glock. »

Howard hocha la tête tout en continuant de charger le Medusa.

« La chemise est un alliage à revêtement de molybdène. Pas pré fragmentée, mais d’un seul bloc. Et conçue également pour une pression normale. Si vous voulez bien tirer sur les deuxième, quatrième et sixième cibles. »

Howard ayant déjà fait sa démonstration, il prit cette fois son temps, dix secondes environ pour tirer sur les trois cibles.

Julio opina. « À présent, attendons que les Marines aient fini de tirer pour aller constater les résultats. » Quand le responsable du tir ordonna halte au feu, Howard et Julio parcoururent la brève distance jusqu’aux six cibles. Julio retira le nylon de sur les blocs de gel balistique, une substance conçue pour reproduire la consistance des tissus musculaires, révélant les cavités creusées par les projectiles.

Celle sur la droite, due à la nouvelle balle, était bien plus large que celle immédiatement sur sa gauche.

« La munition que vous utilisez est une balle creuse chemisée d’un grain vingt-cinq – huit grammes dix. Elle sort du canon à environ 425 mètres/seconde. L’énergie est d’environ 280 mètres/kilogramme. La balle de 357 Magnum RBCD ne pèse que soixante grains – trois grammes huit – mais elle quitte le canon de sept centimètres et demi à près de 550 mètres/ seconde et avec une énergie d’environ 350 mètres/ kilogramme. Comme vous le voyez, elle se dilate comme un ballon lors de l’impact. Cela provoque une cavité permanente, de vingt centimètres sur vingt-sept.

Elle transfère toute l’énergie dans la cible au détriment de l’excès de pouvoir de pénétration.

– Impressionnant, dit Howard et il était sincère.

– Le mieux est encore à venir, mon général. Regardez plutôt les blocs protégés par la vitre. »

Ce qu’ils firent. L’impact de son projectile habituel contre le verre avait partiellement déformé la balle. Elle avait brisé la vitre puis l’avait traversée pour atteindre la gélatine qu’elle avait malgré tout pénétrée en y laissant un gros trou, mais celui-ci était moins profond et plus petit que dans le bloc non protégé. Ce qui était à prévoir. Le verre était un sérieux handicap.

Toutefois, la cavité avec le second tir, celui avec la nouvelle munition, était virtuellement identique à celle dépourvue de vitre protectrice.

« Vous voyez, la RBCD est conçue pour transpercer un obstacle solide, presque comme une munition militaire, mais quand elle touche une substance hydraulique, l’expansion se produit. La poudre est à combustion progressive, de sorte que vous gardez une pression normale sur toute la longueur du canon. De cette façon, vous n’avez pas à vous inquiéter de l’endommager. »

Howard acquiesça. La munition semblait incontestablement supérieure.

« Et maintenant, le plus beau. » Julio ôta la protection qui couvrait les blocs d’argile. Celui de gauche présentait le petit trou d’entrée habituel et il était dilaté par une vaste cavité.

Celui de droite ? Tout le bloc avait été fendu, pulvérisé.

« Plus précise, plus puissante, meilleur pouvoir de pénétration à travers une couverture, meilleure expansion sur des cibles molles. Même si vous ne pouvez pas vous en rendre compte avec votre vieux tromblon, elle se charge comme une fleur sur un semi-automatique et ils ont une 9 millimètres qui glisse comme de l’huile dans un automatique. Que demande le peuple ?

– Je te connais assez bien pour savoir qu’il y a un loup. Dites-moi tout, lieutenant. »

Sourire de Julio. « Eh bien, mon général, elle est un poil plus cher que les munitions classiques.

– Pourquoi ne suis-je pas surpris ?

– Quand votre vie est enjeu, vous n’allez pas pinailler sur quelques cents, non ? »

L’argument se tenait.

« Je ne dis pas que nous devrions en acheter des cargaisons entières pour s’entraîner ou faire joujou, mais comme munition de service, c’est-ce qui se fait de mieux. Je m’en vais les utiliser dans mon Beretta même si je dois les payer de ma poche. Et vous devriez faire de même avec votre sulfateuse. Vous pourriez à tout le moins en commander quelques caisses pour évaluation. Voyez les choses ainsi : si vous devez tirer sur quelqu’un, vous économiserez des sous parce que vous n’aurez qu’à tirer une seule fois…

– Compte tenu de nos expériences récentes avec la justice, lieutenant, il se pourrait que vous deviez expliquer devant un jury pourquoi vous vous promenez avec ces balles pour rhinocéros dans votre arme de service si jamais vous êtes amené à tirer sur quelqu’un.

– Je préfère encore être jugé par douze hommes que porté en terre par six », observa Julio.

Howard opina. Oui. On ne se sentait obligé de tirer sur quelqu’un que lorsque c’était une question de vie ou de mort, mais s’il fallait en arriver là, mieux valait pouvoir faire cesser immédiatement ces tentatives d’homicide.

« Très bien, dit finalement Howard. Commandez-en quelques caisses. En neuf, en 45, en 38 Spécial, et deux boîtes de 357 Magnum.

– Oui, mon général !

– J’ai dit quelques caisses, lieutenant. Pas un entrepôt entier.

– Vous me blessez, mon général.

– Je ne pense pas, Julio. À supposer que ces joujoux vous rebondissent dessus, vous êtes littéralement blindé contre ce genre de chose.

– J’essaie, mon général, j’essaie. »