25
Dallas, Texas
Dallas ressemble à tout un tas d’autres villes du sud des États-Unis, il y fait très chaud et humide en été, et l’endroit devient vite très inconfortable quand on n’a pas la climatisation. Il y faisait trente degrés aujourd’hui avec un taux d’humidité de quatre-vingt-onze pour cent. Presque aussi pénible que chez lui.
Enfin, se dit Junior, peu importait. Il serait reparti d’ici un jour ou deux.
Il avait loué par Internet une maison pour un mois, dans un quartier estudiantin, près de l’université du Texas, à Arlington, à peu près à mi-chemin entre Dallas et Fort Worth, usant pour ce faire d’une carte de crédit authentique prise sous un faux nom avec pour adresse une boîte postale. Il avait dû cracher mille dollars de plus en frais de « nettoyage », qu’il n’allait certainement pas pouvoir récupérer. Entre le loyer, les faux frais, les billets d’avion et la voiture de location, cette affaire allait lui coûter cinq mille dollars et des brouettes, mais cela entrait dans le coût du bizness. Il fallait dépenser des sous si l’on voulait en gagner et il ne fallait pas lésiner quand il s’agissait de se couvrir.
Durant le trajet de l’aéroport de Dallas-Fort Worth à Arlington – l’autoroute 1-30, obliquer à l’ouest et ensuite plein sud par la nationale 360 -, il se repassa mentalement la fusillade avec le vigile. Cela s’était nettement mieux déroulé qu’avec le flic. Comme les choses s’étaient goupillées, il aurait fort bien pu attendre l’arrivée de la police montée pour les liquider tous.
Il était invincible.
Joan ne lui procurerait pas un tel pied. Il n’y aurait là aucun défi, aucun risque véritable. C’était une petite maigrichonne.
Il savait déjà qu’il n’allait pas la tuer par balle. Pas vraiment nécessaire. Juste lui refiler un ou deux verres, passer peut-être un petit moment agréable avec elle, histoire de bien la fatiguer, puis, une fois qu’elle serait endormie, il lui plaquerait un oreiller sur la figure et elle se réveillerait morte, point barre. Propre, sans effusion de sang, et il ferait gaffe à ne pas laisser traîner la moindre trace d’ADN derrière lui.
Une fois qu’il aurait tout nettoyé, récuré tout ce qu’il avait touché, passé l’aspirateur et récupéré le sac, il quitterait les lieux et Joan ne serait plus un problème. Il s’écoulerait un mois avant que l’agence ne vienne réclamer le loyer. Il laisserait la climatisation à fond, mettrait peut-être le corps dans la baignoire avec quelques sacs de glace par-dessus. Elle ne se mettrait pas tout de suite à chlinguer, et puis, merde, de toute façon, toutes ces jeunes étudiantes étaient loin de sentir la rose. Il s’écoulerait bien une semaine ou deux avant qu’elle soit assez mûre pour que les voisins commencent à se plaindre de l’odeur. Et il ne lui fallait qu’une journée.
Dans les villes universitaires, Junior le savait, les gens allaient et venaient à toute heure, à pied, à vélo, à scooter ou en voiture, et personne n’y prêtait attention. Le taux de rotation était élevé dans ces quartiers, entre les inscriptions, les départs, les transferts, les diplômes, de sorte qu’il n’était pas évident de garder la trace de qui vivait où. Il avait coiffé un chapeau de cow-boy, chaussé une paire de santiags et enfilé un jean assorti, avec un bon gros ceinturon à boucle d’argent. Il avait mis des lunettes d’aviateur et portait même une moustache postiche. Il avait l’air d’un Texan comme un autre. Ce que verraient les témoins, c’était juste ses habits et s’il était un peu plus âgé que la plupart des étudiants – la belle affaire. Il n’avait pas l’intention de discuter avec les voisins.
D’ici demain, il serait parti depuis longtemps. Et quand les flics se pointeraient enfin pour découvrir le corps d’une femme connue de la police et interpellée pour prostitution dans au moins quatre États à sa connaissance – Texas, Louisiane, Mississippi et Floride -, il était peu probable qu’ils mobilisent les Rangers pour traquer le tueur. Une pute morte à mi-chemin entre Dallas, avec ses centaines de prostituées, et Fort Worth, avec presque autant ? Les flics concluraient qu’elle devait venir d’une de ces deux métropoles et qu’elle avait simplement dû irriter quelqu’un.
Ils concluraient sans doute au meurtre d’un professionnel, une fois qu’ils auraient fouillé du côté de l’agence immobilière pour retrouver la trace du loueur et se seraient heurtés à un mur, mais même ainsi, trouver le mobile et l’auteur ne serait pas une mince affaire.
Il y avait de bonnes chances qu’arrivés à ce point, ils laissent tomber, suspendant l’enquête, sans faire de réels efforts pour la clore. Et si c’était le cas ? Eh bien, il serait prudent. Il n’y avait absolument rien pour le relier avec cette maison, rien pour le trahir ou même offrir l’ombre d’une piste à suivre.
Il était peut-être invincible mais il était aussi très, très prudent.
Il trouva la maison, passa une fois devant, évalua la situation. Il ne serait pas de retour ici avant tard dans la soirée – il devait récupérer Joan à dix-neuf heures à l’aéroport ; ils feraient halte au retour pour manger un morceau, prendraient une bouteille de bourbon -elle avait un faible pour le Southern Comfort, il le savait – donc il serait neuf heures, peut-être dix heures du soir quand ils reviendraient.
C’était pas de veine parce qu’il l’aimait vraiment bien. Elle lui était utile et elle était super au lit, en plus, mais c’était le bizness. Ames avait raison. Il y avait quantité d’autres morues dans l’océan, qui, elles, ne connaissaient pas Junior. Mieux valait nager avec elles et s’assurer que celle-ci se retrouve le ventre en l’air. Les femmes mortes étaient muettes.
QG de la Net Force,
Quantico
« Tu voulais me voir ? » demanda Toni au seuil de la porte.
Alex sourit. « Je veux toujours te voir. »
Toni lui rendit son sourire. Il aimait ça, la faire sourire
Il constata qu’elle avait sous le bras un dossier à couverture kraft. « C’est quoi, ça ? » demanda-t-il.
Elle haussa les épaules. « Mon rapport sur ce pirate, Cogneur, celui qui a lâché les derniers virus. J’en ai envoyé une copie à Jay, bien sûr, mais je me suis dit que t’aimerais peut-être le voir toi aussi. »
Alex acquiesça. « Merci, chou. J’y jette un coup d’œil dès que j’ai une minute. Mais d’abord, il y a un truc dont on doit discuter. »
Toni entra s’asseoir, prenant une chaise de l’autre côté du bureau. « Quoi donc ? »
Alex fit pivoter vers elle son écran. S’y affichait une photo et un bref dossier sur Corinna Skye.
« Il s’agit d’elle, dit Alex avec un signe de tête vers l’écran. Elle fait du lobbying pour CyberNation et elle ne ménage pas ses efforts pour me travailler au corps. »
Il lui laissa le temps de lire le bref résumé. Quand elle eut terminé, son regard se reporta sur lui et il vit qu’il y avait de l’acier dans ses yeux.
« Te travailler au corps ? » demanda-t-elle. Sa voix était douce mais avec une touche de nervosité.
Michaels haussa les épaules. « Rien de bien concret, expliqua-t-il. Elle est venue par deux fois au bureau pour argumenter et fournir quelques informations. Elle m’a même appelé à la maison l’autre jour.
– Quand tu t’entraînais au garage ? »
Il acquiesça.
« Gourou m’a dit que quelqu’un avait appelé. Mais elle n’a pas dit qui.
– Elle a encore rappelé un peu plus tôt dans la journée. Elle a dit qu’elle avait rendez-vous avec Mitchell Ames et qu’elle avait des informations intéressantes à me passer. Elle veut que je la retrouve à son hôtel à sept heures ce soir pour un verre. »
Les yeux de Toni glissèrent vers l’écran plat puis revinrent à Toni. « Et ?
– Et je le sens mal, ce truc.
– Qu’a-t-elle fait ? » demanda Toni, la voix toujours aussi grave et basse, mais toujours avec cette pointe de nervosité.
« Rien. Rien de bien précis en tout cas. C’est juste qu’elle est un peu trop… suggestive, j’imagine. Mais entre ses insinuations et le déroulement des poursuites avec cette CyberNation, j’ai comme m’impression qu’on essaie de me piéger. Et je n’ai pas envie de prendre le moindre risque.
– Donc, tu comptes la rencontrer ? » reprit Toni.
Alex hocha la tête. « Il le faut. Mais je veux que tu m’accompagnes. Enfin, si ça ne dérange pas Gourou de surveiller Petit Alex un peu plus longtemps. »
Toni sourit à cette dernière remarque. « Je l’appelle tout de suite. Et je serai prête à partir à six heures. »
Elle se leva pour sortir, mais s’arrêta sur le seuil et se retourna pour le regarder. « Au fait… je t’aime. Et merci. »
Et elle disparut.
Alex resta quelques instants assis, goûtant encore la chaleur de sa présence, puis il saisit le dossier kraft contenant le rapport sur le pirate.
Malgré lui, il ne pouvait s’empêcher de penser que ce nouveau pirate semeur de virus n’était pas le plus gros problème de la Net Force. CyberNation et son procès, les pots-de-vin qu’ils avaient versés à ce stagiaire à la Cour suprême, leurs méthodes biaisées pour parvenir à mettre en œuvre leur programme, c’était cela, le gros problème. Cette affaire, ce n’était rien. Ils avaient mis la main sur le gars. Fin des soucis.
Il contempla le dossier. Mieux valait qu’il le lise, malgré tout, et soit prêt à féliciter Toni pour ce beau boulot.
Il ne lui fallut pas longtemps. C’était effectivement du beau boulot, tant de la part de Toni que de Jay, même s’ils n’avaient pas encore tous les éléments. D’après ce qu’elle avait écrit, il restait toujours l’homme qui agissait en coulisse, mais ce ne devrait pas être trop sorcier de le coincer : attendre qu’il appelle, convenir d’un rendez-vous, aller le récupérer.
En lisant la description du supposé commanditaire, Alex eut l’impression que l’homme, quelque part, lui était familier. Comme s’il le connaissait.
Il n’arrivait pas à le situer. Enfin bon. Ça lui reviendrait sans doute au milieu de la nuit. D’ailleurs, des tas de gens se ressemblaient. Parfois, quand le présentateur décrivait un criminel aux infos du soir, il avait du mal à se retenir d’éclater de rire. « La police décrit le suspect comme un Blanc âgé de vingt-cinq à trente-cinq ans, entre un mètre soixante-dix-sept et un mètre quatre-vingt-cinq, soixante-dix à quatre-vingt-cinq kilos, cheveux châtains modérément longs. La dernière fois qu’il a été vu, il portait un T-shirt, un short et des baskets. »
Cela pourrait correspondre au signalement d’un million de personnes un jour donné dans une grande cité. Voire d’un type sur deux… Qui espéraient-ils interpeller avec une telle description ?
Enfin bon, il n’avait pas à s’en préoccuper pour l’instant. Il devait d’abord discuter avec le secrétariat et les agents chargés d’amasser la paperasse afin de satisfaire ce requin de Mitchell Ames pour le compte de CyberNation.
Juste ce qu’il lui fallait.
Arlington, Texas
Comme ils sortaient du restaurant indien, Junior remarqua : « J’ai repéré un marchand de liqueurs pas très loin en bas de la route. Tu veux qu’on ramène une petite bouteille de Southern Comfort ?
– Bien sûr, pourquoi pas ? » répondit Joan.
Elle portait un déguisement assorti à celui de Junior, comme il le lui avait demandé – bottes de cow-boy sous une longue jupe de jean bleu et chemise à boutons de nacre sous un chapeau blanc à large bord.
Même ainsi, le serveur du restaurant l’avait lorgné comme s’il était une espèce de pervers car Joan avait l’air assez jeune pour être sa fille.
« Bon alors, dis-m’en plus sur ce rencard », dit-elle après qu’ils eurent récupéré la bouteille et réintégré la voiture de location.
Il haussa les épaules. « C’est comme le dernier couple, dit-il. Celui-ci est un riche et gras pétrolier texan qui est entré en politique. Tu travailleras comme secrétaire intérimaire à son bureau, un doux sentiment s’épanouira, et nous arrangerons une séance photos dans un motel, comme d’habitude.
– Ma rétribution ?
– La même que la dernière fois. »
Elle resta un moment sans rien dire, seul le ronronnement sourd de la climatisation meublait le silence.
« Quoi ?
– Je réfléchissais, peut-être que j’aurais besoin d’une augmentation. »
Il eut l’impression qu’un vent froid lui caressait la nuque. Cela ne ressemblait pas à Joan. « Pourquoi ? demanda-t-il. Tu gagnes bien ta vie sans trop te fatiguer.
– Eh bien, j’ai entendu parler aux infos de ce gars en Californie. Tu sais, le démocrate ? Retrouvé mort dans un parc, il y a deux jours ? »
Il réussit à ne pas réagir. Ames avait eu raison, au bout du compte. « Quel rapport avec une augmentation, ma chère ?
– Allons, Junior, est-ce que j’ai "stupide" tatoué sur le front ? On l’a surpris le pantalon sur les chevilles. Tu es allé discuter avec lui, il a flippé, et tu l’as descendu. En tout cas, c’est ainsi que je vois les choses, à moins que ce soit juste une coïncidence incroyable, et je n’y crois pas vraiment. »
Il fît mine d’y réfléchir. Au bout d’un moment, il répondit :
« Je ne sais pas de quoi tu veux parler mais d’accord, peut-être que je pourrais t’offrir un petit bonus. »
Elle lui sourit, un grand sourire heureux. « Combien ?
– Qu’est-ce qui te paraîtrait juste ?
– Dix mille. Puisque des gens se retrouvent morts, et tout ça.
– Pas question. Je pourrais éventuellement aller jusqu’à trois mille.
– Huit.
– Cinq.
– Sept mille cinq. »
Junior fit mine de réfléchir. Peu importait la somme convenue, elle n’allait pas la toucher de toute manière mais ça devait faire illusion. S’il avait obtempéré et accepté d’emblée les dix mille, ça aurait pu paraître louche.
Il soupira, hocha la tête. « D’accord, sept mille cinq cents. »
Elle se pencha pour lui poser la main sur la cuisse. « Toujours un plaisir de faire affaire avec toi, chou. »