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Procédures

Ce même soir, Robert Newton conduisit les agents à la carrière. Le lendemain à l’aube, toute une équipe de techniciens et d’experts analysait les prélèvements de terre du site. Deux plongeurs entrèrent dans l’eau boueuse et dix agents furent postés sous les arbres pour guetter des visiteurs éventuels. Une autre équipe rendit visite aux ramasseurs de bois qui connaissaient Newton et les interrogea. D’autres encore allèrent interroger les habitants des fermes environnantes, au bord de la route conduisant au bois. Des échantillons de terre furent prélevés pour être comparés avec ceux qui avaient été aspirés pour être comparés avec ceux qui avaient été aspirés dans la fourgonnette. Les traces de pneus furent photographiées, pour être analysées plus tard.

Les techniciens de la balistique avaient déjà effectué d’autres essais avec l’Uzi. Le rapport entre l’arme et la camionnette était maintenant absolument certain. Le numéro de série avait été confirmé par la manufacture de Singapour et des archives étaient consultées pour savoir où l’arme avait été expédiée. Les noms de tous les armuriers du monde étaient dans l’ordinateur du Bureau. Le but même de la technique experte du FBI était, à partir d’un seul petit renseignement, de remonter une affaire criminelle complète.

Mais tous ces enquêteurs ne pouvaient passer inaperçus. Alex Dobbens passait tous les jours près de la route de la carrière, en se rendant à son travail. Il aperçut deux véhicules débouchant sur la route, du chemin en terre battue. Ils n’avaient aucune marque distinctive, mais des plaques d’immatriculation fédérales et cela lui suffit.

Dobbens était un homme de sang-froid et méticuleux. Tout ce qu’il faisait découlait d’un plan. Ses hommes avaient du mal à le comprendre, mais on ne peut discuter devant la réussite et tout ce qu’entreprenait Dobbens réussissait. Cela lui valait le respect et l’obéissance de personnes qui avaient naguère été trop passionnés pour ce qu’Alex considérait comme leur mission dans la vie.

C’était inhabituel, pensa-t-il, de voir deux voitures sortir ensemble de cette route. Ça l’était encore plus si elles avaient toutes deux des plaques fédérales. Par conséquent, les fédéraux devaient avoir appris qu’il se servait de la carrière pour l’entraînement au maniement d’armes. Il se demanda qui l’avait dénoncé. Un chasseur, peut-être, un de ces ruraux qui chassent les écureuils et les oiseaux. Ou un de ces coupeurs de bois, peut-être. Ou encore un gosse d’une ferme voisine. Quelle importance ?

Il avait emmené ses hommes tirer là-bas quatre fois, la dernière quand l’Irlandais était venu. Mmmm, qu’est-ce que ça peut faire ? demanda-t-il à la route devant son capot. Il y avait des semaines. À chaque fois, ils avaient tiré uniquement pendant l’heure de pointe, le plus souvent dans la matinée. Même aussi loin de D.C., il y avait beaucoup de circulation, des voitures et des camions sur la route, assez pour faire un bruit d’enfer dans la campagne. Il était donc fort improbable qu’on les ait entendus. Bien.

Chaque fois qu’ils s’étaient entraînés là-bas, Alex avait pris grand soin de ramasser les douilles et il était certain qu’ils n’avaient rien oublié, pas même un mégot de cigarette. Ils ne pouvaient éviter de laisser des traces de pneus, mais c’était justement pourquoi il avait choisi ce coin isolé ; pas mal de gosses venaient flirter en voiture pendant le week-end et les traces de pneus ne manquaient pas.

Il se souvint qu’ils s’y étaient débarrassés de l’arme du crime, mais qui aurait pu la découvrir ? L’eau dans cette carrière avait près de vingt-cinq mètres de profondeur – il avait vérifié – et avait l’air aussi engageante qu’une rizière, boueuse, la surface couverte d’une espèce d’écume répugnante. Pas un endroit propice à la baignade. Ils n’y avaient jeté que l’arme qui avait tiré. Aussi invraisemblable que cela paraisse, il était contraint de supposer qu’elle avait été repêchée. Comment c’était arrivé, cela n’avait pas d’importance pour le moment. Il se dit qu’il leur fallait maintenant se débarrasser de toutes les autres. On peut toujours se procurer des armes neuves.

Que peuvent apprendre les flics ? se demanda-t-il. Il connaissait bien les diverses procédures policières. Il possédait plusieurs ouvrages sur les techniques d’investigation, des manuels utilisés pour l’entraînement des flics dans leurs diverses académies, par exemple Homicide Investigation de Snyder et la Law Enforcement Bible. Ses hommes et lui les avaient étudiés avec autant d’assiduité que les futurs flics.

Il ne pouvait pas y avoir d’empreintes sur la mitraillette. Après le séjour dans l’eau, ces traces avaient disparu depuis longtemps. Alex avait manié et nettoyé l’arme, mais il ne s’inquiétait pas à ce sujet.

La fourgonnette avait disparu. Elle avait été volée, d’abord, et ensuite modifiée par un des hommes d’Alex, équipée de quatre jeux de plaques différents. Les plaques avaient été jetées depuis longtemps, sous un pylône électrique dans le canton d’Anne Arundel. Si l’enquête avait évolué de ce côté-là, il l’aurait su. La fourgonnette elle-même avait été complètement nettoyée, essuyée, la terre de la carrière... c’était un sujet de réflexion, mais le véhicule aboutissait quand même à une impasse. Ils n’y avaient rien laissé qui puisse la relier à son groupe.

Est-ce que ses hommes avaient parlé, peut-être l’un d’eux troublé par sa conscience à cause de l’enfant qui avait failli mourir ? Encore une fois, si c’était arrivé, il se serait réveillé cet après-midi pour trouver un insigne de police et un pistolet sous son nez. Donc, c’était à écarter. Probablement. Il se promit d’en parler à ses gens, de bien leur rappeler qu’ils ne devaient parler à personne de ce qu’ils faisaient.

Aurait-on vu sa figure ? Alex se maudissait encore d’avoir agité la main à l’hélicoptère. Mais il avait un chapeau, des lunettes de soleil, une barbe et tout cela avait disparu, ainsi que le blouson, le jean et les bottes. Il avait encore ses gants de travail, mais on pouvait acheter les mêmes dans n’importe quelle quincaillerie. Alors, fous-les en l’air et achètes-en une autre paire, se dit-il. Et garde le ticket de caisse.

Il repassa en revue tout ce qu’il savait, en pensant qu’il se laissait probablement bêtement impressionner. Les fédéraux pouvaient très bien enquêter sur toute autre chose, mais c’était stupide de prendre des risques inutiles. Il fallait se débarrasser de tout ce qu’ils avaient utilisé à la carrière. Jamais ils ne retourneraient là-bas. Les groupes gauchistes qu’il avait côtoyés quand il était au collège s’étaient désintégrés à cause de leur arrogance et de leur imprudence, leur sous-estimation des talents de leurs ennemis. Fondamentalement, ils avaient disparu parce qu’ils étaient indignes de réussir. La victoire appartient à ceux qui sont préparés à la remporter, estimait Alex. Il était même capable de se retenir de se féliciter d’avoir repéré les fédéraux. C’était de la simple prudence, pas du génie. Il avait déjà un nouveau site prometteur, pour le maniement d’armes.

— Érik Martens, souffla Ryan. Nous nous retrouvons.

Tous les renseignements du FBI avaient été transmis en quelques heures au groupe de travail de la Central Intelligence Agency. L’Uzi récupérée — Ryan s’émerveillait de ce coup de chance incroyable ! — avait été fabriquée, constata-t-il, à Singapour, dans une usine qui produisait aussi une version du fusil d’assaut M-16 qu’il avait porté dans le Corps ainsi que d’autres armes de guerre, de l’Est ou de l’Ouest, pour la vente aux pays du tiers monde... et à d’autres clients intéressés. Grâce à ses travaux de l’été précédent, Ryan savait qu’il existait bon nombre de ces usines et bon nombre de gouvernements dont le seul critère pour la légalité d’un achat d’armes était la solvabilité de l’acheteur. Même ceux qui demandaient pour la forme des précisions sur l’utilisateur final fermaient souvent les yeux sur la réputation d’un trafiquant qui ne prouvait pas catégoriquement qu’il se plaçait du mauvais côté de la ligne diffuse séparant les honnêtes gens des autres.

Tel était le cas de M. Martens. Très compétent dans ses affaires, avec des relations remarquables, Martens avait travaillé avec les rebelles de l’UNITA soutenus par la CIA, en Angola, jusqu’à ce qu’une filière plus régulière soit établie. Son principal atout, cependant, était son adresse pour obtenir des articles destinés au gouvernement sud-africain. Ainsi, il lui avait récemment fourni les machines-outils et les matrices pour la fabrication du missile antichars Milan, une arme qui ne pouvait être légalement exportée au gouvernement afrikaner à cause de l’embargo occidental. Pour cet exploit, il avait dû toucher la forte somme, mais la CIA n’avait pas pu en connaître l’importance. Martens possédait son propre avion d’affaires, un Grunman G-3 à réaction au rayon d’action intercontinental. Pour être sûr de pouvoir le faire voler partout où il le voulait, il avait obtenu des armes pour plusieurs nations d’Afrique noire et même des missiles pour l’Argentine. Dans n’importe quel coin du monde il pouvait trouver un gouvernement qui avait une dette envers lui. Il aurait fait sensation à Wall Street ou dans n’importe quel autre marché. Ryan sourit tout seul. Cet homme traitait avec n’importe qui et vendait des armes comme les gens de Chicago échangeaient des prévisions sur le cours des céréales.

C’était entre ses mains que les UZI de Singapour étaient arrivées. Tout le monde adorait l’UZI. Les Tchèques avaient essayé de la copier sans grand succès commercial. Les Israéliens en vendaient par milliers à des forces militaires ou de sécurité et toujours – enfin, la plupart du temps – en se pliant aux règles imposées par les États unis. Ryan vit dans le dossier que beaucoup de ces armes avaient trouvé le chemin de l’Afrique du Sud jusqu’à ce que l’embargo rende ce trafic plus difficile. Il se demanda si c’était pour cela qu’ils avaient fini par laisser d’autres fabriquer l’arme sous licence. Laisser quelqu’un développer le marché pour soi et puis simplement empocher les bénéfices...

L’expédition avait été de cinq mille unités, environ deux millions de dollars au prix de gros. Pas beaucoup, dans le fond, juste de quoi équiper une police municipale ou un régiment de paras, selon l’orientation du gouvernement client. Un envoi assez important pour gonfler les poches de M. Martens, suffisamment réduit pour ne pas trop attirer l’attention. Un camion, peut-être deux, pensa Ryan. Les caisses pouvaient être nichées dans un recoin de son entrepôt.

C’est ce que sir Basil Charleston m’a dit à ce dîner, se rappela Ryan. Vous n’avez pas fait suffisamment attention à ce type d’Afrique du Sud... Ainsi, les Brits croyaient qu’il trafiquait avec les terroristes... directement ? Non, son gouvernement ne tolérerait pas cela. Probablement pas, rectifia Ryan. Les armes risqueraient de tomber entre les mains de l’Afrikans National Congress, qui lui était hostile. Donc, il avait un intermédiaire. Il fallut une demi-heure à Ryan pour se procurer ce dossier et téléphoner à Marty Cantor.

Le dossier se révéla désastreux. Martens avait huit agents intermédiaires connus et quinze suspectés, un ou deux dans chaque pays client... Bien sûr ! Ryan forma de nouveau le numéro de Cantor.

— Si je comprends bien, nous n’avons jamais parlé à Martens ? demanda-t-il.

— Pas depuis quelques années. Il a fait passer des armes pour nous en Angola, mais nous n’avons pas aimé sa manière de s’y prendre.

— Comment ça ?

— Ce type est un truand, répliqua Cantor. Ce n’est pas terriblement insolite dans le commerce des armes, mais nous essayons d’éviter ces gens-là. Nous avons installé notre propre filière une fois que le Congrès a abrogé les restrictions sur ces opérations.

— J’ai vingt-trois noms, ici.

— Ouais, je connais le dossier. Nous avons pensé qu’il livrait des armes à un groupe financé par l’Iran, en novembre dernier, mais l’enquête a révélé que non. Il a fallu deux mois pour l’innocenter. Cela aurait été beaucoup plus facile si nous avions pu lui parler.

— Et les Brits ? demanda Jack.

— Le mur, répondit Marty. Chaque fois qu’ils essayent de lui parler, un gros soldat afrikaner dit non. On ne peut pas leur en vouloir, dans le fond. Si l’Occident les traite comme des parias, ils se conduisent en parias, tiens donc. L’autre chose à ne pas oublier, c’est que les parias se serrent les coudes.

— Nous ne savons donc pas ce que nous avons besoin de savoir sur ce type et nous n’irons pas le chercher.

— Je n’ai pas dit ça.

— Alors nous envoyons des gens sur le terrain pour vérifier certaines choses ? demanda Ryan plein d’espoir.

— Je n’ai pas dit ça non plus.

— Enfin, Bon Dieu, Marty !

— Jack, vous n’êtes pas habilité à connaître les opérations sur le terrain. Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, pas un des dossiers que vous avez vus ne vous dit comment les renseignements ont été obtenus.

Ryan l’avait bien remarqué. Les indicateurs n’étaient pas nommés, les lieux de rencontre n’étaient pas précisés ni les méthodes employées pour transmettre l’information.

— D’accord, mais est-ce que je peux supposer sans me tromper que nous allons, par des moyens inconnus, obtenir davantage de renseignements sur ce monsieur ?

— Vous pouvez supposer sans vous tromper que cette possibilité est envisagée.

— Il est peut-être notre meilleure piste !

— Je sais.

— Ça devient très frustrant, Marty, dit Ryan pour se défouler, car il en avait gros sur le coeur.

— Vous pouvez parler ! rétorqua Cantor en riant. Attendez d’être mêlé à quelque chose de vraiment important... pardon, mais vous me comprenez. Comme ce que pense vraiment le Politburo de ceci ou de cela, ou quelle est la puissance ou la précision de leurs missiles, ou si les Russes ont infiltré quelqu’un dans ce bâtiment.

— Un problème à la fois !

— Ouais, ça doit être bien, petit, de n’avoir qu’un problème à traiter à la fois.

— Quand pouvons-nous espérer voir quelque chose sur Martens ? demanda Ryan.

— Vous le saurez quand ça arrivera. Promis. Salut.

— Au poil.

Jack passa le reste de la journée et une partie d’une autre à fouiller dans les dossiers des gens avec qui Martens avait traité. Les deux jours suivants, il dut reprendre ses cours et ce fut un soulagement, mais il avait découvert une filière possible. Les moteurs Mercury trouvés sur le Zodiac utilisé par l’ULA étaient probablement — la comptabilité s’était quelque peu perdue en Europe – passés par un trafiquant maltais avec lequel Martens avait fait des affaires.

La bonne nouvelle du printemps, ce fut qu’Ernie apprenait vite. En moins de quinze jours, il prit l’habitude d’aller se soulager dehors, ce qui délivra Jack du message implorant de sa fille : « Papaaaa, y a un petit problèèèèèème... », inévitablement suivi du commentaire ironique de Cathy : « On s’amuse, Jack ? » En réalité, elle reconnaissait que le chien avait été une bonne idée. On n’arrivait à séparer Ernie de la petite fille qu’en tirant très fort sur la laisse. Il dormait dans son lit, en se levant régulièrement pour faire sa ronde dans la maison. Au début, ce fut plutôt déconcertant de voir le chien – ou plutôt une masse noire plus sombre que la nuit — venir faire son rapport et annoncer que tout allait bien avant de retourner dans la chambre de Sally pour deux nouvelles heures de sommeil protecteur.

C’était encore un chiot, avec des pattes incroyablement longues et de gros pieds patauds et il aimait encore se faire les dents. Quand il s’attaqua à une jambe d’une des poupées Barbie de Sally, il en résulta de furieuses récriminations de la part de sa propriétaire qui ne se radoucit que lorsqu’il lui lécha la figure pour se faire pardonner.

Sally était enfin redevenue normale. Comme les médecins l’avaient promis, ses jambes étaient totalement guéries et elle courait maintenant comme avant le drame. Quand elle commença à faire tomber des verres ou des vases des tables sur son passage, ses parents étaient si heureux qu’ils ne pouvaient se résoudre à la gronder. De son côté, Sally subissait beaucoup de grandes embrassades spontanées qu’elle ne comprenait pas très bien. Elle avait été malade et maintenant elle allait bien, c’était tout. Jack mit longtemps à s’apercevoir que la petite fille ne soupçonnait pas qu’il y avait eu une attaque. Quand elle en parlait, rarement, c’était toujours « la fois où la voiture s’est cassée ». Elle devait encore être examinée par les médecins, toutes les quelques semaines. Elle détestait et redoutait ces séances, mais elle s’y était accoutumée.

Comme elle s’était accoutumée aux changements de sa mère. Le bébé commençait réellement à se développer. La fine charpente menue de Cathy semblait mal faite pour une telle épreuve. Tous les matins après sa douche elle se contemplait, toute nue, dans la glace en pied de la penderie et s’en détournait avec une expression à la fois fière et affligée en passant ses mains sur les modifications quotidiennes.

— Ça va empirer, lui dit son mari alors qu’elle sortait de la douche un matin.

— Merci, Jack. J’avais vraiment besoin d’entendre ça.

— Est-ce que tu peux voir tes pieds ?

— Non, mais ils se rappellent à mon bon souvenir.

Ses chevilles avaient enflé, d’abord, les pieds suivaient.

— Pour moi, tu es fantastique, bébé.

Jack se tenait derrière elle, les bras tendus pour lui soutenir le ventre. Il posa sa joue sur le sommet de la tête de sa femme.

— Je t’aime...

Elle se regardait encore dans la glace. Jack vit sa figure, son léger sourire. Une invitation ? Il glissa ses mains en remontant, pour savoir.

— Aïe ! Ils me font mal.

— Pardon.

Il relâcha son étreinte, pour ne fournir qu’un support aux seins lourds.

— Est-ce qu’il y a quelque chose de changé, là ?

— Il t’a fallu tout ce temps pour le remarquer ? C’est malheureux que je doive supporter ça pour que ça m’arrive.

Le sourire s’élargit imperceptiblement. Cathy se renversa un peu en arrière, en frottant son dos contre le torse velu de son mari. Elle adorait cela.

— Tu es belle, murmura-t-il. Tu rayonnes.

— Oui, eh bien, il faut que j’aille rayonner au travail, dit-elle, mais Jack n’ôta pas ses mains. Je dois m’habiller, Jack.

— Comment est-ce que je t’aime ? chuchota-t-il dans les cheveux humides. Laisse-moi compter les façons de t’aimer. Une... deux... trois...

— Pas maintenant, vicieux !

— Pourquoi ?

— Parce que je dois opérer dans trois heures et tu dois aller chez les barbouzes.

Elle ne bougea pas, cependant. Les moments étaient rares où ils étaient seuls.

— Je n’y vais pas aujourd’hui. Je suis coincé par un séminaire à l’Académie. J’ai peur que le département soit un peu en rogne contre moi...

Ses mains étaient caressantes. Il regardait toujours Cathy dans la glace. Elle avait fermé les yeux. Au diable le département...

— Dieu, que je t’aime !

— Ce soir, Jack.

— Promis ?

— Tu m’as convaincu, beau parleur. Maintenant je...

Elle saisit les mains de Jack, les tira vers le bas et les appuya contre la peau tendue de son ventre.

Il  – le bébé était indiscutablement un garçon, pour eux  – était bien éveillé, il se retournait et gigotait.

— Ah ! s’exclama le père.

Cathy lui déplaça les mains, pour qu’il suive les mouvements du bébé.

— Quel effet est-ce que ça fait ?

— C’est une sensation agréable... sauf quand j’essaie de m’endormir ou quand il me donne un coup de pied dans la vessie pendant que j’opère.

— Est-ce que Sally était aussi... aussi forte ?

— Je ne crois pas.

Elle ne dit pas que ce n’était pas en ces termes que l’on pensait. C’était simplement la sensation que le bébé qu’on portait était en bonne santé, bien vivant, mais jamais aucun homme ne pourrait comprendre cela. Pas même Jack. Cathy Ryan était fière. Elle savait qu’elle était un des meilleurs chirurgiens ophtalmologues du monde. Elle se savait jolie, séduisante, et se donnait du mal pour le rester ; même à présent, déformée par sa grossesse, elle savait qu’elle n’avait rien perdu de son charme. Elle le sentait à la réaction biologique de son mari, contre son dos. Mais, plus encore, elle savait qu’elle était une femme, qu’elle faisait une chose que Jack ne pourrait jamais imiter ni comprendre pleinement. Mais après tout, se dit-elle, il faisait aussi des choses qu’elle ne comprenait pas.

— Il faut que je m’habille.

— D’accord.

Il lui embrassa la nuque, en prenant son temps. Il devrait se contenter de ce baiser jusqu’au soir.

— J’en suis à onze, dit-il en s’écartant

— Onze quoi ?

— Façons de t’aimer !

— Idiot ! Seulement onze ? protesta-t-elle en le giflant avec son soutien-gorge.

— Il est encore tôt. Mon cerveau n’est pas encore très fonctionnel.

— Je le vois bien.

Le plus drôle, pensait-elle, c’était que Jack ne se trouvait pas beau. Mais elle aimait sa forte mâchoire, sauf quand il oubliait de la raser, et ses yeux tendres, pleins de bonté. Elle regarda les cicatrices de son épaule et se rappela son horreur quand elle avait vu son mari se précipiter vers le danger, puis sa fierté de ce qu’il avait accompli. Cathy savait que Sally avait failli mourir à la suite de cette action d’éclat, mais Jack n’aurait pu le prévoir. Et elle-même était responsable aussi, se dit-elle en se jurant que plus jamais elle ne laisserait Sally jouer avec la boucle de sa ceinture de sécurité. Ils avaient tous payé cher le tour qu’avait pris leur vie. Sally était presque entièrement remise, tout comme elle-même, mais elle savait que ce n’était pas vrai de son mari, qui avait veillé pendant qu’elle dormait.

Sa profession médicale, curieusement, l’avait amenée à croire au destin. Le temps de certaines personnes était compté. Si leur heure n’avait pas sonné, le hasard ou un bon chirurgien sauvait la vie en question, mais si c’était l’heure, les plus habiles médecins du monde n’y pouvaient rien changer. Le docteur Caroline Ryan reconnaissait que c’était une singulière façon de penser, pour un médecin, et elle la comprenait par la certitude professionnelle d’être un instrument capable de déjouer cette force régnant sur le monde, mais elle avait aussi choisi un domaine où il s’agissait rarement d’une question de vie ou de mort. Une de ses amies était devenue pédiatre spécialisée en cancérologie. C’était un domaine qui exigeait les meilleurs et qui l’avait tentée, mais elle savait que l’effet, sur elle, en serait intolérable. Comment oserait-elle porter un enfant alors que d’autres mouraient sous ses yeux ? Comment pourrait-elle créer une vie sans pouvoir empêcher qu’une autre se perde ? C’était une chose d’engager sa vie, mais une tout autre affaire d’engager son âme.

Jack, lui, en avait le courage, elle le savait. Cela aussi avait son prix. L’angoisse qu’elle sentait de temps en temps chez lui ne pouvait venir que de là. Elle était sûre que son mystérieux travail à la CIA avait pour but de trouver et de tuer les hommes qui l’avaient attaquée. Elle-même ne verserait certainement pas de larmes sur ceux qui avaient failli tuer sa petite fille, mais c’était un objectif qu’en sa qualité de médecin elle ne parvenait pas à envisager. Et ce n’était manifestement pas facile pour son homme non plus. Il avait dû se passer quelque chose, ces derniers jours, et il se débattait avec cet incident dont il était incapable de parler, tout en essayant de sauvegarder le reste de son monde, de maintenir intacte son affection pour sa famille. Ce n’était pas facile. Jack était un homme fondamentalement bon, généreux, par tant de côtés l’homme idéal – du moins pour moi, pensa Cathy. Il était tombé amoureux d’elle à leur première rencontre et elle se rappelait chaque minute de la cour qu’il lui avait faite. Elle se souvenait de sa demande en mariage maladroite – hilarante, a posteriori – et de la terreur dans ses yeux quand elle avait hésité à répondre, comme s’il se trouvait indigne d’elle, l’idiot. Elle se rappelait surtout son expression quand Sally était née.

L’homme qui avait tourné le dos au monde des investissements où les loups se mangeaient entre eux, l’homme qui avait préféré retourner à l’éducation de jeunes esprits, était maintenant absorbé par quelque chose qu’il n’aimait pas. Cathy aurait voulu partager sa tâche, comme il avait eu parfois à partager sa propre dépression à la suite d’une opération manquée. Elle avait eu terriblement besoin de lui pendant ces dernières semaines, mais maintenant c’était lui qui avait besoin d’elle,

— Qu’est-ce qui te trouble, Jack ? Je ne peux pas t’aider ?

— Je ne peux pas en parler, répondit Jack en nouant sa cravate. C’était une bonne chose, je crois, mais dont on ne peut pas être très fier.

— Les gens qui...

— Non, pas eux. Si c’était eux... si c’était eux, je serais tout sourire. Mais à leur propos il y a eu un coup de chance. Le FBI... je ne devrais vraiment pas te le dire, mais ça ne sortira pas de cette chambre. Le FBI a retrouvé l’arme. Ça pourrait être important, mais nous n’en sommes pas encore sûrs. L’autre chose... eh bien, je ne peux pas en parler du tout. Je le regrette bien.

— Tu n’as rien fait de mal ?

À cette question, il changea de figure.

— Non. J’y ai bien réfléchi depuis quelques jours. Tu te rappelles le jour où tu as été obligée d’enlever un oeil à cette femme ? Tu en étais très malheureuse, mais tu l’as fait parce que c’était nécessaire. C’est la même chose.

Il se retourna vers la glace. Quelque chose de ce genre.

— Jack, je t’aime et je crois en toi. Je sais que ce que tu fais est bien.

— J’en suis heureux, bébé, parce que parfois je n’en suis pas tellement sûr.

Il tendit les bras et elle s’y blottit. Dans une base militaire française, au Tchad, une autre jeune femme devait connaître bien autre chose qu’un tendre enlacement, pensa-t-il. À qui la faute ? Une chose est certaine y elle n’est pas comme ma femme, pas comme cette fille merveilleuse...

Il la sentait contre lui, il sentait le bébé qui bougeait et, enfin, il en fut certain... Comme sa femme, toutes les autres femmes devaient être protégées, tous les enfants, tous les êtres vivants qui étaient considérés comme de simples abstractions par ceux qui s’entraînaient dans ces camps. Ils n’étaient pas des abstractions, ils étaient bien réels. Et il fallait traquer les terroristes de toutes les manières. Si l’on pouvait le faire par des moyens civilisés, tant mieux ; sinon, alors il fallait faire de son mieux et compter sur sa conscience pour ne pas dépasser la mesure. Jack pensait pouvoir se fier à sa conscience. Il la tenait dans ses bras. Il embrassa tendrement sa femme sur la joue.

— Merci. Ça fait douze.

Les examens de fin d’année arrivèrent : une nouvelle classe de midships allait rejoindre la flotte et le corps. Ryan resta prisonnier de son véritable emploi pendant une semaine, pour finir de mettre à jour une montagne de documents. Ni le département d’histoire de l’Académie ni la CIA n’étaient très contents de lui, à présent. Sa tentative de servir deux maîtres n’avait pas été un succès. Les deux emplois en avaient souffert et il savait qu’il aurait à choisir l’un ou l’autre. C’était une décision qu’il évitait encore consciemment alors que les preuves de son inéluctabilité s’entassaient autour de lui.

— Salut, Jack !

Robby entra, en uniforme blanc ordinaire.

— Prends-toi un siège, commandant ! Comment ça se passe, dans le métier des ailes ?

— On ne se plaint pas, répondit Jackson. Tu aurais dû être dans le Tomcat avec moi, la semaine dernière. Ah, je te jure, je suis de nouveau aux commandes. Je me bagarrais avec un gars en A-4 qui jouait l’agresseur et je peux te dire que je lui ai gâché sa journée. C’était si chouette... Je suis fin prêt !

— Tu pars quand ?

— Je dois me présenter au rapport le 5 août. Je partirai probablement d’ici le 1er.

— Pas avant que nous vous ayons à dîner Sissy et toi, dit Jack en jetant un coup d’oeil à son agenda. Le 30 est un vendredi. 19 heures. O.K. ?

— À vos ordres, chef.

— Que va faire Sissy, là-bas ?

— Eh bien, il y a un petit orchestre symphonique à Norfolk. Elle sera deuxième piano soliste, et puis elle donnera des leçons.

— Tu sais qu’il y a un centre de fécondation in vitro, là-bas. Vous pourriez finalement avoir un gosse.

— Ouais. Cathy lui en a parlé. Nous y pensons, mais... eh bien, Sissy a déjà eu beaucoup de déceptions, tu sais.

— Tu veux que Cathy lui parle encore ?

Robby réfléchit un peu.

— Oui, elle le fait mieux que moi. Comment va-t-elle, avec le prochain ?

— Elle râle beaucoup à cause de sa silhouette, dit Jack en riant. Pourquoi est-ce qu’elles refusent de comprendre qu’elles sont si belles quand elles sont enceintes ?

— Ouais...

Robby sourit, en se demandant si sa femme serait un jour aussi belle pour lui. Jack eut des remords d’avoir touché un point sensible et changea de conversation.

— Au fait, qu’est-ce qui se passe avec tous ces bateaux ? J’en ai vu toute une floppée garés sur le front de mer, ce matin.

— On dit mouillés, espèce de terrien ignorant. On remplace les piles à la base navale d’en face. Ça doit durer deux mois, en principe. Rien de bien grave. Le travail devrait être terminé à temps pour la prochaine année scolaire. Note que je m’en fiche un peu. À ce moment-là, je passerai mes matinées à vingt-cinq mille pieds, mon vieux, dans mon élément. Et toi, qu’est-ce que tu feras ?

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Est-ce que tu seras ici ou à Langley ?

Ryan regarda par la fenêtre.

— Franchement, je n’en sais rien. Nous avons un bébé en route et un tas d’autres choses en tête.

— Vous ne les avez pas encore retrouvés ?

— Non. Nous pensions avoir une bonne piste, mais ça n’a rien donné. Ces types sont des pros, Robby.

Jackson réagit avec une passion surprenante.

— Connerie ! Les professionnels ne s’en prennent pas aux gosses. S’ils veulent faire un carton sur un soldat ou un flic, d’accord, ce n’est pas bien, mais je peux le comprendre. Les soldats et les flics sont armés, ils peuvent riposter et ils ont de l’entraînement. Alors c’est un match à égalité et la partie est régulière. En attaquant des non-combattants, ils se conduisent simplement comme de foutus gangsters. Ils sont peut-être malins, mais ils ne sont certainement pas des professionnels. Les professionnels risquent leur peau pour de vrai.

Jack secoua la tête. Robby avait tort, mais il ne savait pas comment l’expliquer à son ami. Le code de Jackson était celui du guerrier. Sa règle numéro un : On n’attaque pas délibérément des êtres sans défense. C’était déjà assez grave lorsque cela arrivait accidentellement. Le faire exprès, c’était lâche, méprisable et ceux qui le faisaient ne méritaient que la mort. Ils se mettaient au ban de la société.

— Ils jouent un drôle de jeu, Jack, reprit le pilote. Il y a une chanson, là-dessus. Je l’ai entendue chez Riordan, à la Saint Patrick. « J’ai appris tous mes héros et je veux les imiter, tenter ma chance au jeu des patriotes », quelque chose comme ça. Mais la guerre n’est pas un jeu, c’est un métier ! Eux, ils s’appellent « patriotes » et ils s’en vont tuer des gosses. Des salauds. Dans la flotte, Jack, je pilote mon Tomcat. Je n’aime pas beaucoup les Russes, mais les gars qui pilotent leurs Bears connaissent leur boulot. Nous connaissons le nôtre et les deux côtés se respectent. Il y a des règles et les deux camps les observent. C’est comme ça que ça doit être.

— Le monde n’est pas si simple, Robby.

— Oui, eh bien il devrait l’être ! s’écria Jackson et Ryan fut surpris par sa véhémence. Dis à ces gars de la CIA de nous les trouver, trouve quelqu’un pour donner l’ordre et j’escorterai la force de frappe !

— Les deux dernières fois que nous avons fait ça, nous avons eu des pertes, fit observer Ryan.

— Nous prenons nos risques. C’est pour ça que nous sommes payés, Jack.

— Oui, mais avant, nous voulons vous avoir à dîner.

Jackson sourit d’un air penaud.

— Je ne ferai pas de grands discours. Promis. Habillé ?

— Robby ! Tu m’as déjà vu habillé ?