Ryan fut réveillé par l’arôme d’une tasse de café que Jackson faisait passer sous son nez. Il avait réussi à ne pas rêver, cette fois, et la profondeur de ce sommeil sans rêves avait fait merveille.
— Sissy est déjà passée à l’hôpital. Elle dit que Cathy va aussi bien que possible. Tout a été prévu pour que tu rendes visite à Sally. Elle sera endormie, mais tu pourras la voir.
— Où est-elle ?
— Sissy ? Elle fait des courses.
— J’ai besoin de me raser.
— Moi aussi. Elle va nous apporter ce qu’il nous faut. Mais d’abord, viens manger.
— Je te dois beaucoup, mon vieux, dit Jack en se levant.
— Te fatigue pas. C’est pour ça que le Bon Dieu nous a mis sur terre, comme disait mon papa. Et maintenant, mange ! ordonna Robby.
Jack s’aperçut qu’il n’avait rien pris depuis longtemps et une fois que son estomac se le rappela, il cria famine. En cinq minutes, Jack vint à bout de deux oeufs, de bacon, de saucisses, de quatre toasts et de deux tasses de café.
On frappa à la porte et Robby ouvrit. Sissy fit son apparition, un cabas d’une main, la serviette de Jack de l’autre.
— Je te conseille de t’arranger un peu, Jack, dit-elle. Cathy a meilleure mine que toi.
— Ça n’a rien de nouveau, répondit Jack… gaiement, comme il le nota avec étonnement.
Il alla à la salle de bains et passa sous la douche. Quand il en ressortit, Robby s’était rasé et avait laissé le rasoir et la crème sur le lavabo. Jack racla sa barbe et soigna ses coupures. Il trouva aussi une brosse à dents neuve et quand il retourna enfin dans la chambre, il se sentait redevenu humain.
— Merci, les copains, dit-il.
— Je te conduirai à la maison ce soir, dit Robby. J’ai un cours demain. Pas toi. J’ai arrangé ça avec le département.
— D’accord.
Sissy rentra chez elle. Jack et Robby se rendirent à pied à l’hôpital. C’était déjà l’heure des visites et ils purent monter tout droit à la chambre de Cathy.
— Eh bien ! Voilà notre héros !
Joe Muller, le père de Cathy, était un petit homme basané. Cathy tenait ses cheveux et son teint de sa mère, qui était morte. Muller, vice-président de Merrill Lynch, était un produit d’une grande université du nord-est et il avait débuté dans la finance un peu comme Ryan, mais n’avait connu de la vie militaire que deux ans de service qu’il s’était empressé d’oublier. Il avait eu de grands projets pour Jack et ne lui avait jamais pardonné d’avoir abandonné la profession. C’était un homme passionné qui avait fortement conscience de sa propre importance dans les milieux de la finance. Jack et lui ne s’étaient pas adressé la parole depuis plus de trois ans. Jack n’eut pas l’impression que cela allait s’améliorer.
— Papa, gémit Cathy, nous n’avons pas besoin de ça.
— Salut, Joe.
Ryan tendit la main. Elle resta en suspens pendant cinq secondes, toute seule. Robby s’esquiva et Jack alla embrasser sa femme,
— Tu as meilleure mine, mon bébé.
— Qu’est-ce que vous avez à dire pour votre défense ? demanda Muller d’une voix autoritaire.
— Le type qui voulait me tuer a été arrêté hier. Le FBI le détient.
Jack s’étonna de dire cela si calmement. Il lui semblait que c’était sans importance, à côté de sa femme et de sa fille.
— Tout ça, c’est de votre faute.
Depuis deux heures, Muller répétait cette conversation.
— Je sais, avoua Jack en se demandant jusqu’où il serait capable de le supporter.
— Papa...
— Ne te mêle pas de ça, dit Muller à sa fille, un peu trop durement pour le goût de Jack.
— Dites de moi ce que vous voulez, mais laissez-la tranquille.
— Tiens donc, vous voulez la protéger, hein ? Alors où diable étiez-vous hier ?
— Dans mon bureau, comme vous.
— Il a fallu que vous alliez fourrer votre nez là où il n’avait rien à faire, hein ? Il a fallu que vous jouiez au héros, et vous avez bien failli faire tuer votre famille ! s’écria Muller, en récitant bien son texte.
Jack s’était déjà dit tout cela. Il acceptait très bien ses propres reproches, mais pas ceux de son beau-père.
— Ecoutez, monsieur Muller, à moins que vous connaissiez une société cotée en bourse qui fabrique une machine à remonter le temps, nous n’y pouvons rien changer, n’est-ce pas ? Tout ce que nous pouvons faire, c’est aider les autorités à découvrir les coupables.
— Vous ne pouviez pas y penser avant, nom de Dieu ?
— Papa, ça suffit ! intervint encore une fois Cathy.
— Tais-toi ! C’est entre lui et moi.
— Si vous lui criez encore après, monsieur, vous le regretterez !
Jack avait justement besoin de se défouler.
— Calme-toi, Jack.
Jack lui obéit. Pas Muller.
— Vous vous prenez vraiment pour un type important, maintenant, n’est-ce pas ?
Continue comme ça, Joe, tu vas le savoir. Jack regarda Cathy et soupira.
— Écoutez, si vous êtes venu ici pour m’engueuler, d’accord, mais nous pouvons faire ça entre nous. Votre fille a peut-être envie de vous voir seul... Je serai dehors, si tu as besoin de moi, dit-il à sa femme.
Il sortit de la chambre. Il y avait encore deux agents en faction, la mine sévère, et un autre au bout du couloir. Jack se souvint qu’un policier avait été tué et que Cathy était le seul témoin. Elle était en sécurité, finalement.
Robby l’attendait.
— Calme-toi un peu, petit, conseilla-t-il.
— Il a vraiment le don de me mettre en rogne, grommela Jack après un nouveau soupir.
— Je sais que c’est un vieux con mais il a failli perdre sa fille. Tâche de ne pas l’oublier. Ça n’arrange rien de t’en prendre à lui.
— Qu’est-ce que t’es, un philosophe ? répliqua Jack avec un demi-sourire.
— Un gosse de pasteur. Tu ne peux pas imaginer les trucs que j’entendais du parloir, quand des gens venaient se confier au vieux. Il est moins furieux contre toi qu’affolé à la pensée de ce qui aurait pu se passer, assura Robby.
— Moi aussi, mon vieux.
— Mais tu as eu plus de temps pour te ressaisir.
— Ouais...
Jack garda un moment le silence.
— Je ne peux quand même pas sentir ce salaud.
— Il t’a donné Cathy. C’est quelque chose.
— Tu es sûr de ne pas avoir raté ta vocation ? Comment se fait-il que tu ne sois pas aumônier ?
— Je suis la voix de la raison dans un monde chaotique. On ne fait pas grand-chose quand on est en rogne. C’est pour ça qu’on s’entraîne à contrôler nos émotions. Tu as déjà réglé tes comptes avec lui, souviens-toi.
— Ouais. Si je m’étais laissé faire, je vivrais dans le canton de Westchester, je prendrais le train tous les jours et... ah merde ! Il continue de me mettre en colère.
Muller sortit de la chambre juste à ce moment. Il regarda à droite et à gauche, avisa Jack et vint vers lui.
— Reste près de moi, dit Ryan à son ami.
— Vous avez failli tuer ma petite fille !
L’humeur de Muller ne s’était pas améliorée. Jack ne répondit pas.
— Vous vous laissez emporter, monsieur Muller, dit Robby.
— Qui diable êtes-vous, vous ?
— Un ami.
Robby et Joe étaient à peu près de la même taille, mais le pilote avait vingt ans de moins. Le regard qui toisait le financier le communiquait assez clairement. La voix de la raison n’aimait pas être invectivée. Joe Muller avait un véritable talent pour irriter tout le monde. À Wall Street, il s’en tirait, alors il s’imaginait qu’il pouvait se conduire ainsi partout. C’était un homme qui n’avait jamais pu apprendre les limites du pouvoir.
— Nous ne pouvons rien changer à ce qui s’est passé, dit Jack, mais nous pouvons nous efforcer de veiller à ce que cela ne se reproduise jamais.
— Si vous aviez fait ce que je voulais, ça ne serait jamais arrivé !
— Si j’avais fait ce que vous vouliez, je travaillerais avec vous tous les jours à déplacer de l’argent de la colonne A à la colonne B en prétendant que c’est important, comme toutes les lavettes de Wall Street, et ça me ferait horreur. J’ai prouvé que je savais faire ça aussi bien que vous, j’ai gagné une fortune, alors maintenant je fais ce qui me plaît. Ce n’est pas ma faute si vous ne nous comprenez pas.
— Quelque chose qui vous plaît ! s’écria Muller avec mépris, rejetant en bloc l’idée que gagner de l’argent n’était pas un plaisir en soi.
— Oui, et je vais contribuer à attraper les salopards qui ont fait ça.
— Et comment est-ce qu’un pauvre petit con de prof d’histoire compte faire ça ?
Ryan fit à son beau-père son plus beau sourire.
— Ça, je ne peux pas vous le dire, Joe.
L’agent de change jura et tourna les talons. Et voilà pour la réconciliation, pensa Jack. Il aurait préféré que cela se passât autrement. L’animosité entre Joe Muller et lui était dure à supporter pour Cathy.
— Retour à l’Agence, Jack ? demanda Robby.
— Ouais.
Ryan passa vingt minutes avec sa femme, assez pour apprendre ce qu’elle avait dit à la police et pour s’assurer qu’elle allait réellement mieux. Quand il la quitta, elle s’assoupissait. Il traversa la rue et entra dans le centre de médecine d’urgence.
La salle d’asepsie et les vêtements stériles qu’il dut endosser lui rappelèrent la naissance de Sally. Une infirmière le conduisit au service de réanimation et il vit sa petite fille, pour la première fois depuis trente-six heures. Ce fut une épreuve épouvantable. Si on ne lui avait pas affirmé que ses chances de survie étaient bonnes, il se serait effondré. Le petit corps brisé était inconscient. Sally était alimentée par des flacons et de longs tuyaux, un appareil respirait pour elle. Mais un médecin expliqua à Jack que son état était bien meilleur qu’il n’y paraissait. Le foie de Sally fonctionnait bien. Dans deux ou trois jours, on réduirait les fractures des jambes.
— Est-ce qu’elle restera infirme ? demanda Jack d’une voix faible.
— Non, il n’y a aucune raison de s’en inquiéter. Les os des enfants... Vous la reprendrez chez vous dans un mois. Dans deux mois, elle gambadera comme s’il ne lui était rien arrivé. Cela paraît fou, mais c’est vrai. Rien ne guérit aussi vite qu’un petit enfant. En ce moment, elle est très mal en point, mais elle ira très bien.
— Comment vous appelez-vous ?
— Rich Kinter. Barry Shapiro et moi avons pratiqué presque toute la chirurgie. Il s’en est fallu de peu... Dieu, de si peu ! Mais nous avons gagné. Vous la ramènerez à la maison.
— Merci... et le mot est loin du compte, docteur.
Jack bredouilla encore quelques mots, sans savoir que dire à des gens qui avaient sauvé la vie de sa fille. Kinter secoua la tête.
— Ramenez-nous-la un jour et nous serons quittes. Rien ne nous fait davantage plaisir, monsieur Ryan, que de voir nos petits patients revenir sur leurs deux pieds.
— Promis.
Ryan se demanda combien de personnes étaient encore en vie grâce à ceux qui se trouvaient dans cette chambre. Ce chirurgien serait certainement devenu très riche, avec une clientèle privée. Jack comprenait néanmoins pourquoi il avait choisi l’hôpital, pourquoi il était là, et il savait que cela dépasserait l’entendement de son beau-père. Il resta quelques minutes assis au chevet de Sally, en écoutant la machine respirer pour elle par un tuyau en plastique. L’infirmière-technicienne chargée de la surveillance lui sourit sous son masque. Avant de partir, Jack embrassa le front meurtri de sa petite fille. Il se sentait mieux, à présent, à tous points de vue. Mais une affaire restait à régler. Les gens qui avaient fait cela à sa fille.
— Elle avait un macaron avec fauteuil roulant, dit la caissière du supermarché. Mais le type qui la conduisait n’avait pas l’air infirme.
— Vous vous souvenez de lui ? Vous pourriez donner son signalement ? demanda l’agent spécial Nick Capitano, qui interrogeait le témoin en compagnie d’un commandant de la police routière du Maryland.
— Ma foi, il était à peu près aussi noir que moi. Un grand type. Il avait des lunettes de soleil, des lunettes-miroir, voyez ? Et aussi une barbe. Il y avait toujours au moins un autre type dans la camionnette, à l’arrière, mais je ne l’ai jamais bien vu. Un Noir, c’est tout ce que je peux dire.
— Comment était-il habillé ?
— Un jean et un blouson de cuir marron, je crois, comme un ouvrier du bâtiment.
— Des souliers ou des bottes ? demanda le commandant.
— Ça, j’ai jamais vu, répondit la caissière après avoir réfléchi.
— Des bijoux, un tee-shirt avec un dessin ou une inscription, quelque chose de particulier sur lui ?
— Non, je ne vois pas.
— Qu’est-ce qu’il faisait, ici ?
— Il achetait toujours un pack de Coca classique. Une ou deux fois, il a pris aussi des Twinkies.
— Et son accent ? Sa voix ? Rien de spécial ?
— Nah... rien qu’un nègre...
— Pensez-vous que vous le reconnaîtriez ? demanda Capitano.
— Peut-être... Mais on voit passer beaucoup de monde, ici, des tas d’habitués, des tas d’inconnus, vous savez.
— Est-ce que vous accepteriez de regarder quelques photographies ?
— Faudra que je voie ça avec le patron. Parce que vous comprenez, j’ai besoin de la place ici, mais vous dites que ce sale type a essayé de tuer une petite fille... oui, bien sûr, je vous aiderai.
— Nous arrangerons ça nous-mêmes avec votre patron, promit le policier. Vous ne perdrez pas votre salaire.
— Des gants, dit-elle soudain. J’ai oublié de vous dire ça. Il avait des gants de travail. En cuir, je crois.
Gants, notèrent les deux hommes dans leurs carnets.
— Merci, madame. Nous vous appellerons ce soir. Une voiture viendra vous chercher demain matin pour que vous veniez regarder des photos, dit l’agent du FBI.
— Me chercher ? demanda l’employée étonnée.
— Bien sûr.
L’agent qui l’accompagnerait la cuisinerait encore, pendant le trajet.
Les deux enquêteurs partirent dans une voiture banalisée de la police routière. Le commandant prit le volant. Capitano relut ses notes. Ce n’était pas mauvais, pour un premier interrogatoire. Le commandant, quinze hommes et lui avaient passé la journée à questionner les employés de tous les magasins, du haut en bas de Ritchie Highway, sur huit kilomètres. Quatre personnes pensaient se souvenir de la fourgonnette, mais la caissière était la première qui avait vu ses occupants d’assez près pour donner un signalement. Ce n’était pas grand-chose, mais un commencement quand même. Ils avaient déjà identifié le tireur. Cathy Ryan avait reconnu Sean Miller, du moins elle le croyait, rectifia mentalement l’agent. Si c’était bien Miller, il portait la barbe, à présent, brune et bien taillée. Un dessinateur tenterait de la reproduire.
Vingt autres agents et inspecteurs avaient déjà passé la journée dans les trois aéroports locaux, en montrant des photos à tous les employés des guichets et des portes d’embarquement. Ils avaient fait chou blanc, mais ils n’avaient pas alors le nouveau signalement de Miller. Le lendemain, ils recommenceraient. Une vérification par ordinateur était faite de tous les vols internationaux ayant des correspondances à destination de l’Irlande ainsi que des vols nationaux ayant des correspondances avec les lignes internationales. Capitano était heureux de ne pas être chargé de cette corvée. Les recherches dureraient des semaines et les chances d’obtenir un renseignement intéressant diminuaient d’heure en heure.
La fourgonnette avait été identifiée la veille par l’ordinateur du FBI. Elle avait été volée un mois plus tôt à New York, repeinte et équipée de nouvelles plaques, dont celles d’une voiture de handicapé, volée moins de deux jours plus tôt sur une camionnette à Hagerstown, dans le Maryland, à cent cinquante kilomètres. Tout, dans ce crime, indiquait que c’était un travail de professionnels, du début jusqu’à la fin. Le changement de voitures au centre commercial avait été le dénouement brillant d’une opération parfaitement prévue et exécutée. Capitano et le commandant devaient admettre qu’il ne s’agissait pas de criminels ordinaires, mais de véritables professionnels, dans toutes les acceptions perverses du mot.
— Vous pensez qu’ils se sont procuré la fourgonnette eux-mêmes ? demanda Capitano au commandant.
— Il y a une bande en Pennsylvanie qui les vole dans tout le nord-est, grommela l’enquêteur de la police, qui les repeint, qui réaménage l’intérieur et qui les vend. Ils sont recherchés, souvenez-vous.
— J’ai entendu parler de cette enquête, mais ce n’est pas mon territoire. Personnellement, je crois plutôt qu’ils l’ont fait eux-mêmes. Pourquoi risquer un contact avec quelqu’un d’autre ?
— Ouais, reconnut à contrecoeur le commandant.
Le véhicule avait été examiné par des experts des polices fédérales et de l’État. On n’avait pas trouvé une seule empreinte. La camionnette avait été totalement essuyée, jusqu’aux manivelles des vitres. En ce moment, la poussière et les fibres aspirées du tapis étaient analysées à Washington, mais c’était le genre d’indice qui ne donnait de résultats qu’à la télévision. Tout serait vérifié, parce que même les plus malins commettaient des erreurs.
— Vous n’avez pas encore de nouvelles de la balistique ? demanda le commandant en tournant dans Rowe Boulevard.
— Elles devraient nous attendre.
On avait trouvé une vingtaine de douilles de neuf millimètres s’ajoutant aux deux balles utilisables récupérées dans la Porsche et à celle qui avait traversé la poitrine de l’agent Fontana pour se loger dans le siège arrière de sa voiture détruite. Tout cela avait été directement envoyé au laboratoire du FBI à Washington, pour analyse. Les résultats leur diraient que l’arme était une mitraillette, ce qu’ils savaient déjà, mais leur donneraient aussi un type, qu’ils ignoraient encore. Les douilles étaient de fabrication belge, de la Fabrique nationale de Liège. Il serait possible d’identifier le numéro du lot, mais la FN produisait des millions de cartouches par an, qui étaient expédiées dans le monde entier, alors la piste était mince.
Très souvent, ces envois disparaissaient purement et simplement par suite d’une mauvaise tenue des livres, involontaire ou non.
— Connaît-on des groupements noirs qui auraient des contacts avec ces individus de l’ULA ?
— Aucun, répliqua Capitano. C’est quelque chose qu’il nous faudra établir.
— Dur.
Ryan, en arrivant chez lui, trouva dans son allée une voiture banalisée et un véhicule de la police de l’État. Son entrevue avec le FBI ne fut pas longue. Il ne put que confirmer qu’il ne savait absolument rien de l’attentat contre sa famille et lui-même.
— Est-ce qu’on a retrouvé leur piste ? demanda-t-il finalement.
— Nous enquêtons dans les aéroports, répondit l’agent. Mais si ces types sont aussi malins qu’ils en ont l’air, ils sont partis depuis longtemps.
— Oh, ils sont malins, c’est sûr ! dit aigrement Jack. Et celui que vous avez arrêté ?
— Il fait une parfaite imitation de carpe. Il a un avocat maintenant, bien sûr, qui lui dit de rester bouche cousue. On peut compter sur eux, pour ça.
— D’où vient cet avocat ?
— Commis d’office. C’est la loi pour tout suspect en détention. Nous le détenons pour port d’armes prohibées et transgression des lois fédérales d’immigration. Il retournera au Royaume-Uni dès que le travail de paperasse sera terminé. Dans une quinzaine de jours, selon la procédure que choisira son avocat, expliqua l’agent en refermant son carnet. On ne sait jamais, il se mettra peut-être à parler, mais j’en doute. D’après ce que nous disent les Brits, ce n’est pas une lumière. C’est la version irlandaise de la petite crapule des rues, très bon avec les armes, mais un peu borné à l’étage au-dessus.
— Mais s’il est idiot, comment se fait-il...
— Quelle intelligence faut-il pour tuer quelqu’un ? Clark est un sociopathe. Il n’a pour ainsi dire pas de sentiments. Certaines personnes sont comme ça. Il n’a pas de relations humaines avec les gens qui l’entourent. Il les voit comme des objets et comme ils ne sont que des objets, ce qui leur arrive n’a pas d’importance. J’ai connu une fois un tueur qui avait assassiné quatre personnes sans broncher, mais qui s’est mis à pleurer comme un bébé quand nous lui avons appris la mort de son chat. Ces gens-là ne comprennent même pas pourquoi on les jette en prison, ils ne comprennent vraiment pas. Ce sont les plus effrayants.
— Non, protesta Ryan. Les plus effrayants sont ceux qui sont intelligents, ceux qui croient à ce qu’ils font.
— Je n’en ai encore jamais rencontré, avoua l’agent.
— Moi si.
Jack le raccompagna à la porte et le regarda démarrer. La maison était vide et silencieuse, sans Sally qui courait partout, sans Cathy. Pendant plusieurs minutes, Jack erra d’une pièce à l’autre, comme s’il s’attendait à trouver quelqu’un. Il ne voulait pas s’asseoir, parce que ce serait admettre, lui semblait-il, qu’il était tout seul. Il alla à la cuisine et commença à se préparer un verre, mais jeta tout dans l’évier. Il ne tenait pas à s’enivrer. Mieux valait garder les idées claires. Finalement, il décrocha son téléphone et forma un numéro.
— Oui ? répondit-on.
— Amiral ? Jack Ryan.
— Il paraît que votre petite fille va s’en tirer, dit aussitôt James Greer. Je suis très heureux de l’apprendre, mon garçon.
— Merci, amiral. Est-ce que l’Agence est sur l’affaire ?
— Ce n’est pas une ligne sûre, Jack.
— Je veux revenir.
— Soyez ici demain matin.
Ryan raccrocha et prit sa serviette. Il l’ouvrit et en sortit son automatique Browning. Après l’avoir posé sur la table de la cuisine, il alla chercher son fusil de chasse et sa trousse de nettoyage. Il passa l’heure suivante à nettoyer et huiler d’abord le pistolet puis le fusil. Ensuite, il les chargea tous les deux.
Ryan partit pour Langley le lendemain matin à 5 heures. Il avait réussi à dormir quatre heures avant de se lever et de se consacrer au rite matinal du café et du petit déjeuner. En partant aussi tôt, il évitait les pires encombrements, mais le George Washington Parkway n’était jamais complètement dégagé ; il y avait toujours sur la route les allées et venues des fonctionnaires de diverses agences du gouvernement, qui restaient en permanence plus ou moins éveillés. En entrant dans le bâtiment de la CIA, il se dit que jamais, en y venant, il n’avait trouvé l’amiral Greer absent. C’était au moins une chose en ce monde sur laquelle il pouvait compter. Un agent de la sécurité l’accompagna au septième étage.
— Bonjour, amiral, dit Jack en entrant dans, le bureau.
— Vous avez meilleure mine que je m’y attendais, observa le DDI.
— C’est une illusion, vous savez, mais je ne peux pas résoudre mes problèmes en me cachant dans un coin, n’est-ce pas ? J’aimerais vous parler de ce qui se passe.
— Vos amis irlandais sont l’objet de beaucoup d’attention. Le président lui-même veut une action rapide. Nous n’avons jamais eu de terroristes internationaux jouant à leurs jeux dans notre pays, du moins rien qui ait jamais fait son chemin dans la presse, dit énigmatiquement l’amiral. C’est devenu une affaire de haute priorité. Beaucoup de ressources lui sont consacrées.
— Je veux en faire partie, déclara Ryan.
— Si vous croyez pouvoir participer à une opération...
— Je me connais mieux que ça, amiral.
Greer sourit avec bienveillance.
— Vous me faites plaisir, mon garçon. J’ai toujours pensé que vous étiez intelligent. Alors, que voulez-vous faire pour nous ?
— Nous savons tous deux qu’ils font partie du réseau. Les renseignements que vous m’avez permis de voir sont assez limités. Vous allez évidemment essayer de collationner l’information sur tous les autres groupes, en cherchant des pistes vers l’ULA. Je pourrais peut-être vous aider.
— Et vos cours ?
— Je peux venir ici tout en continuant à enseigner. Il n’y a pas grand-chose qui me retienne à la maison en ce moment, amiral.
— Ce n’est jamais bon d’employer des personnes directement intéressées à une enquête, fit observer Greer.
— Ce n’est pas le FBI, ici. Je n’irai pas sur le terrain. Vous venez de me le dire. Je sais que vous vouliez que je revienne à titre permanent, amiral. Si vous le voulez réellement, laissez-moi commencer par quelque chose d’important pour nous deux... C’est le moment de vous assurer que je puis vous être utile.
— Cela ne va pas plaire à tout le monde.
— Il m’arrive des choses qui ne me plaisent pas beaucoup, amiral. Mais je dois les supporter. Si je ne peux pas riposter, autant rester chez moi. Vous êtes ma seule chance d’agir afin de protéger ma famille.
Greer se retourna pour remplir sa tasse de café à la machine à espresso, derrière lui. Jack lui avait plu dès le premier instant où il l’avait connu. C’était un jeune homme habitué à imposer sa volonté, mais sans aucune arrogance. Il savait ce qu’il voulait, mais n’était pas agressif. Il n’était pas mû par l’ambition, un autre bon point. Finalement, il possédait un talent brut qui avait besoin d’être formé et dirigé. Greer était toujours à la recherche de talents.
— D’accord, vous faites partie de l’équipe. Marty coordonne l’information. Vous travaillerez directement avec lui. J’espère que vous ne parlez pas en dormant, mon garçon, parce que vous allez voir des documents dont vous n’aurez même pas le droit de rêver.
— Amiral, je ne rêve que d’une seule chose.
Dennis Cooley avait passé un mois très chargé. Les héritiers d’un comte qui venait de mourir en East Anglia avaient été obligés de vendre son importante bibliothèque pour payer les droits de succession et Cooley avait utilisé presque tout son capital disponible pour acquérir vingt et un livres rares. Mais cela en valait la peine : il y avait dans ce lot une très rare édition originale des pièces de Marlowe. Et le regretté comte avait pris grand soin de ses trésors. Les livres avaient été congelés plusieurs fois pour tuer les insectes qui profanaient ces inestimables reliques du passé. Le Marlowe était dans un état de préservation remarquable, en dépit de quelques taches d’eau sur la reliure qui avaient rebuté des acheteurs moins perspicaces. Cooley était maintenant penché sur son bureau et lisait le premier acte du Juif de Malte, quand la sonnette de la porte retentit.
— Est-ce celui dont j’ai entendu parler ? demanda aussitôt son visiteur.
— Effectivement, répondit Cooley en souriant pour masquer sa surprise, car il n’avait pas vu cet homme depuis quelque temps et il était quelque peu perturbé de le voir revenir si tôt. Imprimé en 1633, quarante ans après la mort de Marlowe. Certaines parties du texte sont suspectes, naturellement, mais c’est un des rares exemplaires restant de la première édition.
— Il est absolument authentique ?
— Oh, tout à fait ! s’exclama Cooley légèrement vexé par la question. En plus de mon humble expertise, il a des certificats d’authenticité de sir Edmund Grey, du British Muséum.
— On ne peut donc que s’incliner, reconnut le client.
— Je crains de ne pas encore lui avoir fixé un prix.
Pourquoi êtes-vous ici ?
— Le prix importe peu. Je comprends que vous désiriez le garder pour votre plaisir, mais il me le faut.
Le visiteur se pencha sur son épaule pour contempler l’ouvrage.
— Magnifique, murmura-t-il en glissant une petite enveloppe dans la poche du libraire.
— Nous pourrons sans doute nous entendre, dit Cooley. Dans quelques semaines, peut-être.
Il regarda par la vitrine. Un homme faisait du lèche-vitrine devant la bijouterie, de l’autre côté du passage. Au bout d’un moment, il se redressa et s’en alla sans se presser.
— Plus tôt, s’il vous plaît, insista le visiteur.
Cooley soupira.
— Revenez me voir la semaine prochaine, nous en reparlerons. J’ai d’autres clients, vous savez.
— Mais aucun de plus important, j’espère.
Le libraire cligna les yeux, deux fois.
— Très bien.
Geoffrey Watkins examina d’autres livres, dans le magasin, pendant quelques minutes. Il choisit un Keats, de la succession du comte, et le paya six cents livres avant de partir. En sortant du passage, il ne remarqua pas une jeune personne qui attendait près du kiosque à journaux ; il ne pouvait savoir qu’il y en avait une autre, à l’autre sortie. Celle qui le suivit était habillée d’une manière garantie pour attirer l’attention, jusqu’à ses cheveux orangés qui auraient été fluorescents s’il y avait eu du soleil. Elle le suivit pendant deux à trois cents mètres et continua dans la même direction quand il traversa la rue. Un autre policier prit la relève dans l’allée principale de Green Park.
Ce soir-là, les rapports quotidiens de surveillance arrivèrent à Scotland Yard et furent, comme toujours, programmés sur ordinateur. C’était une opération conjointe de la Metropolitan Police et du Security Service, l’ancien MI-5. Contrairement au FBI, les agents du « Cinq » n’étaient pas qualifiés pour arrêter des suspects et devaient passer par la police pour mener une enquête à sa conclusion. La cohabitation n’était pas tout à fait idéale. Owens devait travailler étroitement avec David Ashley et il était tout à fait d’accord avec le jugement porté sur lui par son collègue du FBI : « un sale petit morveux ».
— Schémas, schémas, schémas, marmonna Ashley, sa tasse de thé à la main, en examinant l’imprimante.
On avait identifié au total trente-neuf personnes qui avaient eu ou auraient pu avoir des informations à la fois sur le Mall et sur le transfert de Miller à l’île de Wight. Une d’elles était responsable de la fuite. Toutes étaient surveillées. Jusqu’à présent, tout ce qu’on avait découvert, c’était que l’un était un homosexuel honteux, que deux autres hommes et une femme avaient des liaisons pas forcément officielles, et qu’un homme prenait un plaisir considérable à voir et revoir des films pornos dans les cinémas de Soho. Les renseignements financiers fournis par les services du fisc ne révélaient rien de particulièrement intéressant, pas plus que les modes de vie. Certaines personnes avaient beaucoup d’amis, d’autres pas du tout. Les enquêteurs appréciaient ces tristes âmes solitaires, car ils étaient obligés de se renseigner aussi sur les nombreux amis, ce qui faisait perdre du temps et exigeait de la main-d’oeuvre. Owens considérait toute l’opération comme un exercice nécessaire, mais néanmoins déplaisant, l’équivalent policier du voyeurisme. Les écoutes téléphoniques – surtout celles des conversations entre amants – le faisaient parfois rougir. Il respectait la vie privée de l’individu et aucune vie ne pouvait survivre sans taches à ce genre d’examen. Il devait se répéter que celle d’un certain homme n’y survivrait pas, et que c’était là tout le but de l’opération.
— Je vois que M. Watkins est allé à cette boutique de livres rares, cet après-midi, nota Owens qui lisait sa propre imprimante.
— Oui. Il les collectionne. Moi aussi, répondit Ashley. J’y suis allé moi-même deux fois. Il y a eu une vente de bibliothèque après succession, dernièrement. Cooley a peut-être fait quelques acquisitions que Geoffrey convoite. Il a passé dix minutes là-bas, Û s’est entretenu avec Dennis...
— Vous le connaissez ? demanda vivement Owens.
— C’est un des meilleurs du métier. Je lui ai acheté un Brontë pour ma femme, il y a deux ans à Noël. C’est un gros petit patapouf, mais extrêmement érudit. Geoffrey s’est donc entretenu avec lui pendant dix minutes, il a fait un achat et il est parti. Je me demande ce qu’il a acheté.
Ashley se frotta les yeux. Il était au strict régime de quatorze heures de travail par jour, depuis plus longtemps qu’il n’était capable de se rappeler.
— La première nouvelle personne que voit Watkins depuis plusieurs semaines, nota Owens.
Il y réfléchit un moment. Il y avait de meilleures pistes à suivre et sa main-d’oeuvre était limitée.
— Est-ce que nous pouvons parvenir à un compromis sur cette question de l’immigration ? demanda l’avocat commis d’office.
— Absolument pas, répliqua Bill Shaw, assis de l’autre côté de la table.
— Vous ne nous offrez rien du tout, protesta l’avocat. Je parie que je peux obtenir un non-lieu sur le port d’armes et vous ne pourriez en aucun cas rendre recevable l’accusation de conspiration.
— C’est parfait, maître. Si cela peut vous faire plaisir, nous allons le relâcher et lui faire cadeau d’un billet d’avion. Et même d’une escorte pour rentrer chez lui.
— Dans une prison de sécurité maximum, dit aigrement l’avocat en refermant le dossier sur l’affaire Eamon Clark. Vous ne nous donnez aucune base de transaction.
— S’il transige sur le port d’armes et l’association de malfaiteurs, et s’il nous aide, il passera quelques années dans une prison beaucoup plus agréable. Mais si vous vous imaginez que nous allons laisser un assassin notoire, condamné, se balader en toute liberté, vous vous faites des illusions. Et qu’est-ce que vous croyez avoir comme monnaie d’échange ?
— Vous en seriez surpris, répliqua énigmatiquement l’avocat.
— Ah oui ? Je veux bien parier qu’il ne vous a rien dit non plus !
Après ce défi, l’agent examina attentivement le jeune avocat, pour guetter sa réaction. Bill Shaw aussi avait fait son droit, il avait été reçu au barreau, mais il avait préféré consacrer son talent de juriste à la sécurité de la société plutôt qu’à la libération des criminels.
— Les conversations entre un avocat et son client sont protégées par le secret professionnel.
L’avocat exerçait depuis deux ans et demi seulement. Dans son idée, sa mission se limitait à soutirer ses clients à la police. Au début, il avait été heureux que Clark ne dise rien, pas plus à la police qu’au FBI, mais il était surpris que cet homme refuse aussi de lui parler. Il se dit qu’il pourrait arriver à un compromis, après tout, en dépit de ce que lui disait cet agent du FBI. Mais il n’avait rien à offrir, Shaw venait de le lui faire observer. Il attendit pendant quelques instants une réaction de l’agent, mais n’eut droit qu’à un regard froid. L’avocat s’avoua vaincu.
— C’est bien ce que je pensais, dit Shaw en se levant. Dites à votre client que s’il ne l’ouvre pas avant après-demain, il prend l’avion pour rentrer chez lui purger sa peine jusqu’à la fin de sa vie. Ne manquez pas de le lui dire. S’il veut parler une fois qu’il sera là-bas, nous enverrons des hommes lui rendre visite. Il paraît que la bière est assez bonne, chez eux, et ça ne me dérangerait pas d’aller y voir moi-même.
La seule arme que pouvait employer le Bureau contre Clark était la peur. La mission qu’il avait acceptée avait fait grand tort aux provisoires et ce jeune Ned n’aimerait peut-être pas l’accueil qu’on lui réserverait. Il serait plus en sécurité dans un pénitencier américain que britannique, mais Shaw doutait d’arriver à le lui faire comprendre. Et, d’ailleurs, il doutait fort qu’il craquerait. Peut-être, après son retour, pourrait-on organiser quelque chose.
L’affaire se présentait mal ; il s’y était attendu, bien sûr. Ou bien ce genre d’histoire était immédiatement résolu ou bien cela traînait pendant des mois, des années. Les gens qu’ils recherchaient étaient trop habiles pour avoir laissé la moindre brèche à exploiter. Il ne restait, pour lui et ses hommes, qu’un travail laborieux, monotone et méticuleux. Mais c’était la définition même du travail de police. Shaw était bien placé pour le savoir, il avait rédigé un des manuels.