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Police et royauté

Ryan se réveilla à 6 h 35. C’était l’heure qu’annonçait un animateur de radio dont la voix fut aussitôt couverte par une chanson américaine « country western », de celles qu’il évitait d’entendre chez lui. Le chanteur conseillait aux mamans de ne pas laisser leurs garçons devenir des cow-boys et la première pensée confuse de la journée fut pour Ryan : ils n’ont sûrement pas ce problème ici... Pendant trente secondes, son esprit vagabonda sur ce thème, se demandant si les British avaient des saloons avec de la sciure par terre, des rodéos mécaniques, des employés de bureau avec des bottes pointues à talons hauts et des boucles de ceinture de trois kilos... Pourquoi pas ? conclut-il. Hier j’ai bien vu un truc sortant tout droit d’un film sur Dodge City !

Jack aurait été très heureux de se rendormir. Il essaya de fermer les yeux, de détendre son corps, mais ce fut en vain. Son avion était parti de Dulles très tôt le matin, il n’avait pas dormi pendant le vol – il en était incapable  – et s’était couché épuisé dès leur arrivée à l’hôtel. Ensuite... Combien de temps était-il resté sous anesthésie ? Trop longtemps, il s’en doutait. Il ne lui restait plus de sommeil. Il fallait affronter la journée.

Quelqu’un, sur sa droite, faisait marcher la radio juste assez fort pour qu’il l’entende. Ryan tourna la tête et rencontra sa propre épaule...

L’épaule, pensa-t-il, c’est pour ça que je suis ici. Mais où ça, ici ? C’était une nouvelle pièce. Le plafond était lisse, en plâtre, fraîchement repeint. Il faisait encore nuit ; le seul éclairage venait d’une veilleuse sur la table de chevet. Il semblait y avoir un tableau, au mur, Ryan entrevoyait un rectangle plus foncé que le mur blanc. Il observait tout cela, retardant consciemment l’examen de son bras gauche jusqu’à ce qu’il ne trouve plus de prétexte. Il tourna lentement la tête vers la gauche et vit d’abord son bras, soulevé en diagonale et enfermé dans du plâtre et de la fibre de verre jusqu’à sa main. Seuls ses doigts dépassaient comme si on les avait oubliés et ils étaient à peu près du même gris que le plâtre et la gaze. Il y avait un anneau de métal sur son poignet par lequel passait un crochet relié à une chaîne suspendue au portique métallique qui surplombait le lit comme une grue.

Ryan essaya d’abord de remuer les doigts. Il leur fallut plusieurs secondes pour obéir à son système nerveux central. Mais ils remuèrent et Ryan ferma les yeux en poussant un long soupir de soulagement et en remerciant le Bon Dieu. À la hauteur de son coude, une tige de métal descendait en biais vers le reste du plâtre qui commençait à son cou et le couvrait jusqu’à sa taille. Avec son bras gauche en l’air, Ryan ressemblait à la moitié d’un pont. Le plâtre n’était pas trop serré, mais touchait la peau presque partout et, déjà, il sentait des démangeaisons qu’il ne pouvait gratter. Le chirurgien avait parlé d’immobiliser l’épaule et, pensa sombrement Ryan, il n’avait pas plaisanté. Elle lui faisait mal, mais de façon diffuse qui promettait des douleurs à venir. Il tourna la tête de l’autre côté.

— Il y a quelqu’un, là ?

— Ah, salut !

Une figure apparut au bord du lit. Plus jeune que Ryan, dans les vingt-cinq ans, maigre. L’homme était en veste de sport, la cravate desserrée, mais on apercevait le bord d’un étui à revolver sous son aisselle.

— Comment vous sentez-vous, monsieur ?

Ryan tenta de sourire, en se demandant ce que ça donnait.

— Pas plus mal que je n’en ai l’air, probablement. Où suis-je, qui êtes-vous... mais d’abord, est-ce qu’il y a un verre d’eau par ici ?

Le policier versa de l’eau d’un cruchon de plastique dans un gobelet. Ryan tendit la main droite pour le prendre tout en remarquant qu’elle n’était plus sanglée. Il sentait maintenant l’endroit où avait été enfoncée l’aiguille du cathéter. Il aspira goulûment son eau avec un chalumeau de verre. Ce n’était que de l’eau, mais jamais une bière ne lui avait paru aussi bonne après une journée de travail manuel.

— Merci, mon vieux.

— Je m’appelle Anthony Wilson. Je dois veiller sur vous. Vous êtes dans la suite VIP de l’hôpital St Thomas. Est-ce que vous vous rappelez pourquoi vous êtes ici, monsieur ?

— Oui, je crois... Est-ce que vous pouvez me décrocher de ce truc-là ? Il faut que j’y aille.

— Je vais sonner l’infirmière, ne bougez pas.

Wilson pressa la poire accrochée à l’oreiller de Ryan. Moins de quinze secondes plus tard, une infirmière arriva et alluma le plafonnier. La lumière crue éblouit d’abord Jack, puis il s’aperçut que c’était une autre infirmière. Pas Bette Davis. Celle-ci était jeune, jolie, avec cet air empressé et protecteur commun à toutes les infirmières. Ryan avait déjà vu cette expression et la détestait.

— Ah, nous sommes éveillés ! s’exclama-t-elle d’une voix enjouée. Comment nous sentons-nous ?

— Bien, grommela Ryan. Pouvez-vous me décrocher ? Il faut que j’aille aux toilettes.

— Nous n’avons pas encore le droit de bouger, docteur Ryan. Je vais vous chercher quelque chose.

Elle disparut avant qu’il puisse protester. Wilson la regarda partir, d’un oeil intéressé. Les flics et les infirmières, pensa Ryan. Son père en avait épousé une ; il avait fait sa connaissance en amenant la victime d’une fusillade au service des urgences.

L’infirmière – son insigne d’identité révélait qu’elle s’appelait Kittiwake – revint une minute après en portant un urinal inoxydable comme si c’était un cadeau inestimable ; compte tenu des circonstances, c’en était un, dut reconnaître Ryan. Elle souleva les couvertures et il s’aperçut tout à coup que sa chemise d’hôpital n’était pas vraiment enfilée, mais simplement nouée autour du cou ; il comprit en même temps que l’infirmière s’apprêtait à prendre les dispositions nécessaires pour l’utilisation de l’urinal. La main droite de Ryan disparut aussitôt sous le drap pour le lui ôter des mains et s’arranger lui-même.

— Est-ce que vous pourriez... euh... me laisser une minute ?

Elle consentit à sortir de la chambre, déçue, mais souriante. Il attendit que la porte soit bien refermée et, par respect pour Wilson, réprima son soupir de soulagement, Kittiwake fut de retour après avoir compté jusqu’à soixante.

— Merci.

Ryan lui tendit le récipient et elle l’emporta. Mais la porte s’était à peine fermée qu’elle revint, cette fois pour lui fourrer un thermomètre dans la bouche et lui tâter le pouls. Le thermomètre était un de ces nouveaux instruments électroniques et les deux opérations furent terminées en quinze secondes. Ryan demanda le « score », mais reçut un sourire en guise de réponse. Le sourire resta plaqué pendant qu’elle notait les indications sur la feuille de température. Ce devoir accompli, elle tapota les oreillers, tira un peu sur les couvertures, la figure radieuse, et Ryan se dit : La petite Miss Efficacité. Cette fille va être une vraie casse-bonbons.

— Est-ce qu’il y a quelque chose que je puisse vous apporter, docteur Ryan ? demanda-t-elle.

Ses yeux noirs démentaient sa blondeur. Elle était mignonne, fraîche comme la rosée. Ryan était incapable de rester fâché contre les jolies femmes et leur en voulait pour cela. Surtout les jeunes infirmières fraîches comme la rosée.

— Du café ? hasarda-t-il.

— Pas avant une heure, le petit déjeuner. Voulez-vous une tasse de thé ?

— Volontiers.

Il n’en avait pas vraiment envie, mais au moins cela le débarrasserait d’elle pendant un moment. L’infirmière se glissa par la porte en emportant son sourire ingénu.

— Les hôpitaux ! grommela Ryan quand elle fut partie.

— Oh ! je ne sais pas, murmura Wilson, l’image de l’infirmière Kittiwake encore présente à son esprit.

— Ce n’est pas à vous qu’on change les couches ! grogna Ryan en se laissant retomber contre ses oreillers.

Il savait que c’était inutile de se révolter. Il sourit malgré lui. Il était déjà passé deux fois par là, à chaque fois entouré de jeunes et jolies infirmières. La mauvaise humeur ne servait qu’à redoubler leur gentillesse écrasante ; elles avaient le temps pour elles et une patience à toute épreuve. Autant capituler. Inutile de gaspiller de l’énergie.

— Ainsi, vous êtes un flic ? La Branche spéciale ?

— Non, monsieur. Je fais partie du C-13, la brigade antiterroriste.

— Est-ce que vous pouvez me raconter ce qui s’est passé hier, au juste ? Divers détails m’ont plus ou moins échappé.

— Que vous rappelez-vous, docteur ?

Wilson rapprocha sa chaise. Ryan remarqua qu’il s’asseyait en partie face à la porte et qu’il gardait sa main droite libre.

— J’ai vu, plutôt j’ai entendu une explosion, une grenade à main, je crois, et en me retournant j’ai vu deux types qui tiraient sur une Rolls. L’IRA, sans doute. Je les ai abattus et un autre s’est enfui dans une voiture. La cavalerie est arrivée, j’ai tourné de l’oeil et je me suis réveillé ici.

— Pas l’IRA, l’ULA, Ulster Liberation Army, un groupuscule maoïste. Celui que vous avez tué était John Michael McCrory, un très mauvais garçon de Londonderry, un des types qui se sont évadés du Maze en juillet dernier. C’était la première fois qu’il refaisait surface. Et la dernière. Nous n’avons pas encore identifié l’autre. Enfin pas avant que je prenne mon service il y a trois heures.

— L’ULA ? répéta Ryan qui se souvenait d’avoir entendu ce sigle, mais n’avait pas le droit de parler de ça. L’homme que... que j’ai tué. Il avait un AK, mais, quand j’ai contourné la voiture, il tirait au pistolet. Comment se fait-il ?

— L’imbécile l’avait enrayé. Il avait deux chargeurs pleins fixés bout à bout, comme on le voit tout le temps au cinéma, mais comme on doit ne surtout pas faire. Il a dû heurter l’arme, probablement en descendant de voiture. Le second chargeur s’est faussé. Une sacrée chance pour vous. Vous saviez que vous vous attaquiez à un type armé d’un Kalachnikov ?

Wilson examina avec attention la figure de Ryan. Il hocha la tête.

— Ce n’était pas très malin, hein ?

À ce moment, Kittiwake entra avec le plateau du thé. Elle le posa sur la table de chevet, qu’elle rapprocha, et disposa les ustensiles, méticuleusement. Puis elle versa avec délicatesse le thé de Ryan. Wilson dut se servir tout seul.

— Au fait, qui était dans la voiture ? demanda Ryan.

Leurs réactions le surprirent. Kittiwake était ahurie.

— Vous ne le saviez pas ?

— Je n’ai guère eu le temps de me renseigner sur place.

Ryan versait deux sachets de sucre brun dans son thé. Il lâcha brusquement sa cuiller quand Wilson répondit à sa question :

— Le prince et la princesse de Galles, avec leur bébé.

— Quoi !

— Vous ne le saviez vraiment pas ? demanda l’infirmière.

— Vous parlez sérieusement ? murmura Ryan.

Non, ils ne plaisanteraient pas avec une chose pareille, tout de même !

— Bougrement sérieusement, répliqua Wilson d’une voix posée, seul le choix de ses mots trahissant son trouble. Sans vous, ils seraient morts tous les trois, alors ça fait de vous un sacré héros, docteur Ryan !

Wilson but un peu de thé et prit une cigarette. Ryan posa sa tasse.

— Vous voulez dire que vous les laissez se balader sans police ou je ne sais comment vous appelez ça... sans escorte ?

— C’était une sortie imprévue, paraît-il. D’ailleurs, leurs dispositifs de sécurité ne sont pas de notre ressort. Mais j’ai dans l’idée que les responsables de ce service vont avoir à repenser pas mal de choses.

— Ils n’ont pas été blessés ?

— Non, mais leur chauffeur a été tué, ainsi que leur garde du corps du DPG, le Diplomatie Protection Group. Charlie Winston. Je le connaissais bien. Il avait une femme, vous savez, et quatre enfants.

Ryan fit observer que la Rolls aurait dû avoir des vitres à l’épreuve des balles et Wilson grogna.

— Elle en avait. Du plastique, en réalité un complexe de polycarbone. Malheureusement, personne n’a dû se donner la peine de lire ce qui était écrit sur la boîte. La garantie n’était que d’un an. Il paraît que le soleil altère le matériau. Le pare-brise n’est alors pas plus protecteur que du verre de sécurité ordinaire. Notre ami McCrory a tiré trente balles dedans et il s’est tout simplement effrité, tuant d’abord le chauffeur. La vitre de séparation intérieure, grâce à Dieu, était restée intacte, n’étant pas exposée au soleil. Le dernier geste de Charlie a été d’appuyer sur le bouton qui la remontait, ce qui les a probablement sauvés aussi. Il avait assez de temps pour dégainer son automatique, mais nous ne pensons pas qu’il ait pu tirer.

Ryan se souvint. Il y avait eu du sang sur la vitre intérieure de la Rolls, et pas seulement du sang. La tête du chauffeur avait éclaté et son cerveau avait tout éclaboussé. Jack frémit en y pensant. Le garde du corps s’était probablement penché pour appuyer sur le bouton avant de se défendre... Ma foi, pensa-t-il, ils sont payés pour ça. Mais quelle fichue manière de gagner sa vie !

— C’est heureux que vous soyez intervenu à ce moment précis. Ils avaient tous deux des grenades à main, vous savez.

— Oui, j’en ai vu une... A quoi est-ce que je pouvais bien penser !

Tu ne pensais pas du tout, Jack. Voilà à quoi tu pensais.

Kittiwake le vit pâlir.

— Vous vous sentez bien ?

— Oui... je dois me sentir plutôt bien ! Je devrais être mort.

— Eh bien, cela ne vous arrivera certainement pas ici ! dit-elle en tapotant le lit. Sonnez si vous avez besoin de quelque chose.

Encore un sourire radieux et elle s’en alla. Ryan secouait toujours la tête.

— Le troisième s’est échappé ? demanda-t-il.

— Oui. Nous avons retrouvé la voiture près d’une station de métro, à quelques centaines de mètres. Volée, naturellement. Il n’a pas eu de problème pour s’échapper. Disparaître dans le métro. Aller à Heathrow, sauter dans un avion pour le continent, Bruxelles, je dirais, de là un autre avion pour l’Ulster ou la République d’Irlande, et une voiture pour le ramener chez lui. C’est une des filières. Il y en a d’autres. Il est impossible de les couvrir toutes. Hier soir, fort probablement, il buvait de la bière en regardant tous ces événements à la télévision de son pub favori. Est-ce que vous l’avez bien vu ?

— Non, rien qu’une vague silhouette. Je n’ai même pas pensé à regarder le numéro de la voiture Idiot. Juste à ce moment, un habit-rouge courait vers moi... J’ai cru qu’il allait me faire passer sa lardoire à travers le corps. Pendant une seconde, là, j’ai vu toute la scène... Je fais quelque chose de bien et puis je me fais descendre par ceux que je protège.

Wilson rit,

— Vous ne connaissez même pas votre bonheur ! La garde actuelle du palais est formée de Welsh Guards.

— Et alors ?

— C’est le propre régiment de Son Altesse Royale. C’était leur colonel. Vous étiez là avec un pistolet, comment vouliez-vous qu’il réagisse ?... Encore une chance, votre femme et votre petite fille sont accourues à ce moment-là et il a préféré attendre un peu que tout s’éclaircisse. Là-dessus, un de nos hommes l’a rattrapé et lui a dit de se calmer. Et une centaine d’autres gars de chez moi sont arrivés. J’espère que vous comprenez bien la situation, docteur. Nous étions là avec trois morts, deux blessés, un prince et une princesse qui paraissaient l’être... — au fait, votre femme les a examinés sur place et les a déclarés sains et saufs avant l’arrivée de l’ambulance –, un bébé, une centaine de témoins ayant chacun leur version de ce qui s’était passé. Un Yankee, irlando-américain par-dessus le marché ! Le chaos total !

Wilson rit encore et reprit :

— La première chose, naturellement, c’était de mettre les personnes royales à l’abri. La police et les gardes s’en sont chargés. Ils sont encore d’une humeur massacrante. Pas difficile à comprendre. Bref, votre femme a catégoriquement refusé de vous quitter avant que vous soyez ici entre les mains des médecins. Une personne très volontaire, à ce qu’on m’a dit.

— Cathy est chirurgien, expliqua Ryan. Quand elle joue au médecin, elle a l’habitude d’imposer sa volonté.

— Quand elle a été bien tranquillisée, nous l’avons conduite au Yard. Pendant ce temps, nous avions un sacré mal à vous identifier. On a téléphoné à votre attaché juridique à l’ambassade des États-Unis. Il s’est renseigné auprès de votre FBI et a cherché une confirmation par le Corps des Marines.

Ryan vola une cigarette dans le paquet de Wilson. Le policier s’interrompit pour lui donner du feu avec un briquet. Jack s’étrangla à la première bouffée, mais il en avait besoin. Cathy serait furieuse, il le savait, mais chaque chose en son temps.

— Notez bien, jamais nous n’avons pensé que vous étiez l’un d’eux. Il faudrait être fou à lier pour venir faire un boulot pareil avec sa femme et sa gosse. Mais on n’est jamais trop prudent.

Ryan, brièvement étourdi par la fumée, hocha la tête. Comment ont-ils eu l’idée des Marines... Ah oui, ma carte de l’Association...

— Enfin, bref, maintenant tout est réglé. Votre gouvernement envoie tout ce qu’il nous faut, ce doit être déjà arrivé, d’ailleurs, dit Wilson en regardant sa montre,

— Ma famille va bien ?

Wilson sourit, d’une drôle de façon.

— On s’occupe très bien d’elles, docteur Ryan. Vous avez ma parole.

— Je m’appelle Jack.

— D’accord. Et moi Tony pour les amis.

Ils en vinrent enfin à se serrer la main.

— Et comme je disais, vous êtes un sacré héros. Ça vous amuse de voir ce que la presse en dit ?

Il tendit à Ryan le Daily Mirror et le Times.

— Dieu de Dieu !

La une du Mirror était presque entièrement occupée par une photo en couleurs de Ryan, adossé sans connaissance à la Rolls. Son torse était une masse écarlate.

ATTENTAT CONTRE LL.AA.RR
UN MARINE A LA RESCOUSSE

Une incroyable tentative d’assassinat contre Leurs Altesses Royales le Prince et la Princesse de Galles a été déjouée aujourd’hui grâce au courage d’un touriste américain.

John Patrick Ryan, historien et ancien lieutenant des United States Marines, est intervenu à mains nues sous les yeux incrédules et ébahis d’une centaine de passants. Ryan, 31 ans, d’Annapolis dans le Maryland, a réussi à désarmer un tueur et, prenant son arme, en a tué un autre. Il a lui-même été grièvement blessé au cours de la fusillade. Transporté en ambulance à l’hôpital St Thomas, il a été opéré par Sir Charles Scott. Un troisième terroriste aurait réussi à s’enfuir en fonçant vers l’est par le Mall avant de tourner dans Marlborough Road.

Les responsables de la police sont unanimes à reconnaître que sans la courageuse intervention de Ryan, Leurs Altesses auraient certainement été tuées.

Ryan déplia le journal et découvrit une autre photo en couleurs de lui-même, prise dans de plus heureuses circonstances. C’était sa photo de fin d’études à l’Académie de Quantico et il ne put se retenir de sourire en se voyant si resplendissant, en tunique bleue à col montant, avec deux barres dorées étincelantes et l’épée. C’était une de ses rares bonnes photos.

— Où est-ce qu’ils ont déniché ça ?

— Oh, votre corps des marines a été extrêmement serviable. Au fait, un de vos navires, un porte-hélicoptère ou quelque chose comme ça, mouille en ce moment à Portsmouth. Il paraît que vos anciens camarades peuvent boire toute la bière qu’ils veulent, à l’oeil.

Cela fit rire Ryan. Il prit ensuite le Times dont la manchette était à peine plus discrète.

Le Prince et la Princesse de Galles ont échappé cet après-midi à une mort certaine. Trois, peut-être quatre terroristes, armés de grenades à main et de fusils d’assaut Kalachnikov, guettaient leur Rolls-Royce, mais l’attentat soigneusement préparé a tourné court grâce à l’intervention héroïque d’un citoyen américain, ancien sous-lieutenant de l’United States Marine Corps, aujourd’hui historien...

Ryan se reporta à la page de l’éditorial. Ce dernier, sous la signature du directeur du journal, réclamait la vengeance tout en accablant de louanges Ryan, l’Amérique, le U.S. Marine Corps et en remerciant la divine providence dans un style fleuri digne d’une encyclique papale.

— Vous lisez le récit de vos exploits ?

Ryan leva les yeux. Sir Charles Scott était au pied de son lit, un cadre d’aluminium à la main.

— C’est la première fois que j’ai les honneurs de la presse, dit Jack en posant les journaux.

— Vous les avez bien mérités et il me semble que le sommeil vous a fait du bien. Comment vous sentez-vous ?

— Pas mal, tout bien considéré. Comment me trouvez-vous ?

— Pouls et température normaux. Presque normaux. Vous avez repris des couleurs. Avec un peu de chance, nous passerons à côté de toute infection postopératoire, bien que je ne veuille pas encore parier là-dessus. Est-ce que vous souffrez beaucoup ?

— La douleur est là, mais je peux vivre avec, répondit Ryan sans se compromettre.

— Il ne s’est passé que deux heures, depuis la dernière administration de calmants. J’espère que vous n’êtes pas de ces imbéciles obstinés qui refusent tout remède contre la douleur ?

— Si, justement. Je suis déjà passé par là deux fois, docteur. La première fois, on m’a donné trop de trucs comme ça et j’ai eu un mal fou à me désintoxiquer. Non, je ne tiens pas à recommencer, si vous voyez ce que je veux dire.

La carrière de Ryan dans les marines s’était terminée, au bout de trois mois à peine, par un accident d’hélicoptère sur les côtes de la Crète, au cours de manoeuvres de l’OTAN. Blessé dans le dos, Ryan avait été transféré à l’hôpital naval de Bethesda, près de Washington, où les médecins lui avaient un peu trop généreusement administré des stupéfiants, et il avait mis quinze jours à s’en remettre. Il n’avait pas du tout envie de revivre ce calvaire. Sir Charles le comprit, et hocha la tête.

— Oui, je vois. Après tout, c’est votre bras.

L’infirmière revint alors que le chirurgien notait quelque chose sur son bloc et il lui demanda de remonter un peu le lit. Ryan n’avait pas remarqué que l’appareil où son bras était accroché était circulaire. Alors que le chevet du lit se haussait, son bras s’abaissa à un angle moins pénible. Le chirurgien regarda les doigts de Ryan, par-dessus ses lunettes.

— Remuez-les un peu, s’il vous plaît... Ah, très bien. C’est parfait. Je ne pensais d’ailleurs pas que les nerfs étaient endommagés. Je vais vous prescrire quelque chose de léger, juste de quoi atténuer la douleur. J’exige que vous preniez vos médicaments, dit-il en tournant la tête pour regarder Ryan bien en face. Jamais aucun de mes patients n’est devenu toxicomane, et je n’ai pas l’intention de commencer avec vous. Ne soyez pas buté. La douleur, le malaise retarderont votre convalescence. ... À moins, bien entendu, que vous ayez réellement envie de rester plusieurs mois ici avec nous.

— Message reçu, sir Charles.

— Bien. Si jamais vous aviez besoin de quelque chose de plus fort, je suis ici toute la journée. Vous n’aurez qu’à sonner l’infirmière, Miss Kittiwake, dit le chirurgien en la désignant et elle rayonna de joie anticipée.

— Et est-ce que je peux manger quelque chose ?

— Vous pensez pouvoir le garder ?

— Depuis trente-six heures, docteur, je n’ai pris qu’un petit déjeuner et un léger déjeuner.

— Très bien. Nous allons essayer des bouillies.

Il griffonna une autre note sur son tableau et regarda Kittiwake, d’un air de dire : gardez-le à l’oeil. Elle acquiesça.

— Votre charmante femme m’a prévenu que vous êtes extrêmement obstiné. Nous verrons bien. En attendant, je vous trouve en assez bon état. Grâce à votre forme physique... et naturellement mon talent de chirurgien, dit Scott avec un petit rire. Après déjeuner, un infirmier vous aidera à faire un brin de toilette pour vos visiteurs plus officiels. Ah, au fait, ne vous attendez pas à voir tout de suite votre famille. Hier soir, elles étaient complètement épuisées. J’ai donné un petit somnifère à votre femme. J’espère qu’elle l’a pris. Votre adorable petite fille tombait de sommeil. Vous savez, docteur Ryan, je ne plaisantais pas, tout à l’heure. La douleur retardera réellement votre guérison. Alors faites ce que je vous dis, vous quitterez ce lit dans une semaine et nous vous renverrons dans quinze jours... peut-être. Mais vous devez faire exactement ce que je vous dis.

— Compris, docteur. Et merci. Cathy m’a dit que vous avez fait du beau boulot, sur mon bras.

Scott prit un air modeste, mais le sourire se vit quand même.

— On doit bien s’occuper de ses visiteurs. Je repasserai en fin d’après-midi pour voir comment vous progressez.

La police arriva en force à 8 h 30. Ryan avait réussi à avaler le petit déjeuner de l’hôpital. Cela avait été une horrible déception et son commentaire fit écrouler de rire Wilson, mais Kittiwake était si navrée que Ryan s’était fait un devoir de tout finir, jusqu’aux pruneaux qu’il détestait depuis l’enfance. C’est seulement après avoir tout mangé qu’il s’était rendu compte que son air désolé était une comédie pour le forcer à avaler toutes ces cochonneries. Les infirmières, s’était-il rappelé, c’est rusé.

À 8 heures, l’infirmier était arrivé pour l’aider. Ryan s’était rasé lui-même tandis que l’infirmier tenait la glace, faisant une grimace chaque fois qu’il se coupait. Quatre coupures. Ryan était habitué au rasoir électrique et il y avait des années qu’il n’avait pas affronté de lame. Tout de même, à 8 h 30, il se sentait redevenu humain. Kittiwake lui apporta une seconde tasse de café. Il n’était pas très bon, mais c’était quand même du café.

Ils étaient trois officiers de police, très haut placé semblait-il, à voir Wilson se lever d’un bond et se précipiter pour leur disposer des chaises avant de s’esquiver discrètement.

James Owens paraissait le plus important ; il demanda à Ryan comment il allait, avec un intérêt poli, mais sûrement sincère. Il rappelait à Ryan son père, un homme trapu, bourru et, à en juger par ses grandes mains noueuses, un homme qui avait gravi tous les échelons avant d’arriver au sommet et avait commencé par arpenter les rues en uniforme.

Le commissaire principal William Taylor avait une quarantaine d’années ; il était plus jeune que son collègue de la brigade antiterroriste, et plus soigné. Tous deux avaient des yeux rouges révélant une nuit de travail ininterrompu.

David Ashley était le plus jeune et le mieux habillé des trois. À peu près de la même taille et de la même corpulence que Ryan, il devait avoir cinq ans de plus. Il se disait représentant du Home Office, le ministère britannique de l’Intérieur, et avait l’air plus diplomate que les deux autres.

— Vous êtes certain d’avoir assez de force ? demanda Taylor.

— Autant en finir, répondit Ryan.

Owens prit dans sa serviette un magnétophone à cassettes et le posa sur la table de chevet. Il y brancha deux micros, un tourné vers Ryan, l’autre vers les policiers, appuya sur le bouton de mise en marche et annonça la date, l’heure et le lieu.

— Docteur Ryan, demanda Owens sur un ton officiel, savez-vous que cet interrogatoire est enregistré ?

— Oui, monsieur.

— Avez-vous une objection à faire ?

— Non, monsieur ; puis-je poser une question ?

— Certainement.

— Suis-je sous le coup d’une inculpation quelconque ? Parce que dans ce cas, j’aimerais entrer en contact avec mon ambassade et avoir un avo...

Ryan, extrêmement mal à l’aise d’être l’objet de l’attention de la police à un aussi haut niveau, fut interrompu par le rire de M. Ashley. Il remarqua que les deux autres policiers s’en remettaient à lui pour répondre.

— Vous ne pourriez pas vous tromper davantage, docteur Ryan. Nous n’avons pas la moindre intention de vous inculper de quoi que ce soit. Et je dois dire que si nous le tentions, nous pourrions nous inscrire au chômage dès ce soir.

Ryan hocha la tête, en masquant son soulagement. Il préférait en être sûr, sachant simplement que souvent les lois n’ont ni queue ni tête. Owens commença à lire des questions, sur son bloc-notes.

— Voulez-vous nous donner votre nom et votre adresse, s’il vous plaît ?

— John Patrick Ryan. Notre adresse postale est à Annapolis, dans le Maryland, mais nous habitons à Peregrine Cliff, à une quinzaine de kilomètres au sud d’Annapolis sur la baie de la Chesapeake.

— Votre profession ?

— Eh bien, disons que j’en ai deux. Je suis professeur d’histoire à l’académie navale d’Annapolis. Il m’arrive de faire des conférences à l’Ecole de guerre navale de Newport et, de temps en temps, divers travaux en qualité de consultant.

— C’est tout ? demanda Ashley avec un sourire amical.

Mais était-ce amical ? se demanda Ryan. Qu’avaient-ils réussi à découvrir sur lui depuis... quoi ? Quinze heures ?... Et que voulait insinuer Ashley ? Tu n’es pas un flic, pensa-t-il. Au fond, qu’est-ce que tu es, au juste ? Néanmoins, il devait s’en tenir à sa couverture, conseiller à mi-temps à la Mitre Corporation.

— Quel est le but de votre visite dans ce pays ? reprit Owens.

— Je profitais d’un voyage de recherches pour prendre quelques vacances. Je me documente pour un nouveau livre et Cathy avait besoin de se reposer. Comme Sally ne va pas encore à l’école, nous avons décidé de venir maintenant, après la saison touristique.

Ryan prit une cigarette dans le paquet que Wilson avait laissé. Ashley lui donna du feu avec un briquet en or.

— Vous trouverez dans ma veste — Dieu sait où elle est – des lettres d’introduction pour votre amirauté et le Collège naval royal de Dartmouth.

— Nous avons les lettres, répliqua Owens. Tout à fait illisibles, hélas. Et j’ai bien peur que votre veste soit perdue aussi. Ce que le sang n’a pas gâché, votre femme et notre sergent l’ont achevé avec un couteau. Quand êtes-vous arrivé en Grande-Bretagne ?

— Nous sommes encore jeudi, n’est-ce pas ? Oui. Nous sommes arrivés mardi soir, de Dulles international, l’aéroport de Washington. Atterrissage vers 19 h 30, arrivée à l’hôtel à 21 h 30 environ, j’ai fait monter un en-cas dans la chambre et me suis endormi immédiatement. L’avion me tourneboule toujours, le décalage horaire, je ne sais quoi. Je me suis endormi comme une bûche.

Ce n’était pas tout à fait vrai, mais Ryan se dit qu’ils n’avaient pas besoin de tout savoir. Owens hocha la tête. Ils avaient déjà appris pourquoi Ryan avait horreur de l’avion.

— Je me suis réveillé vers 7 heures, je pense, j’ai déjeuné et me suis fait apporter un journal et puis j’ai un peu fait la grasse matinée jusqu’à 8 h 30. Je me suis entendu avec Cathy pour les retrouver, Sally et elle, à 16 heures au parc et puis j’ai pris un taxi pour me rendre à l’Amirauté... c’était si près que j’aurais pu y aller à pied. Comme je vous l’ai dit, j’avais une lettre d’introduction pour l’amiral sir Alexander Woodson, le directeur de vos archives navales, qui est à la retraite, à vrai dire. Il m’a conduit dans un sous-sol poussiéreux, où il avait fait préparer tout ce que je voulais. Je suis venu ici pour consulter des résumés de communications. Des communications de l’Amirauté, entre Londres et l’amiral sir James Somerville qui commandait votre flotte de l’océan Indien dans les premiers mois de 1942. C’est un de mes sujets d’étude. J’ai donc passé là trois heures, à lire les doubles fanés de dépêches navales, en prenant des notes.

— Là-dessus ?

Ashley brandit le bloc-notes de Ryan, qui le lui arracha vivement.

— Dieu soit loué ! J’étais sûr de l’avoir perdu !

Ryan l’ouvrit et tapa quelques instructions,

— Ah ! Il marche encore !

— Quel est, au juste, cet appareil ? voulut savoir Ashley, et les trois hommes se levèrent pour mieux voir.

En souriant, Ryan leur montra un clavier de machine à écrire et un petit écran diode à cristaux liquides jaunes. Fermé, l’objet ressemblait à un bloc-notes d’environ trois centimètres d’épaisseur et relié en cuir.

— C’est un Cambridge Datamaster, un ordinateur de campagne Modèle-C. C’est un de mes amis qui les fabrique. Il a un microprocesseur MC-68000 et deux mégabytes de mémoire bulle.

— Vous voulez bien traduire ça ? demanda Taylor.

— Pardon. C’est un ordinateur de poche. C’est le microprocesseur qui le fait fonctionner. Une puce, si vous voulez. Deux mégabytes, ça signifie que la mémoire emmagasine jusqu’à deux millions de caractères, assez pour un gros ouvrage, et grâce à sa mémoire bulle on ne perd pas les données quand on l’arrête. C’est un garçon avec qui j’allais en classe qui fabrique ces petits bijoux. Il m’a tapé au départ pour fonder sa société. À la maison, je me sers d’un Apple, celui-ci n’est que pour le voyage.

— Nous savions que c’était une espèce d’ordinateur, mais nos gars n’ont pas été fichus de le faire marcher.

— Système de sécurité. La première fois qu’on s’en sert, on introduit son code d’accès et on verrouille. Ensuite, pour le faire marcher, il faut taper le code, un point c’est tout.

— Ah ! Une sécurité vraiment totale, alors ? demanda Ashley.

— Il faudrait demander à Fred. Je ne sais pas comment marchent les ordinateurs, je ne sais que m’en servir. Enfin bref, voilà mes notes.

— Pour en revenir à vos activités d’hier, reprit Owens en jetant un coup d’oeil plutôt froid à Ashley, nous vous avons suivi jusqu’à midi.

— O.K. J’ai fait une pause déjeuner. Un type, au rez-de-chaussée, m’a indiqué un... un pub, je crois, tout près de là. Je ne me rappelle pas le nom. J’ai mangé un sandwich et bu une bière. Ça m’a pris une demi-heure, environ. Ensuite, j’ai encore passé une heure à l’amirauté. J’ai dû partir vers 13 h 45. J’ai remercié l’amiral Woodson, un homme très bien. J’ai pris un taxi pour aller à... j’ai oublié l’adresse, c’était sur une de mes lettres, au nord de... Regent’s Park, je crois ? Chez l’amiral Roger De Vere. Il servait sous les ordres de Somerville. Il n’était pas là. Sa gouvernante m’a dit qu’il avait dû partir précipitamment en province, à cause d’un décès dans la famille. Alors j’ai laissé un message, pour dire que j’étais passé, et j’ai pris un autre taxi pour revenir dans le centre. Je me suis fait déposer avant ma destination, pour faire le reste du chemin à pied.

— Pourquoi ?

— J’étais ankylosé, d’être resté si longtemps assis, à l’amirauté, dans les taxis, dans l’avion, j’avais besoin de me dégourdir les jambes. J’ai l’habitude de faire un peu de jogging tous les jours et ça me manquait.

— Où vous êtes-vous fait déposer ?

— Je ne connais pas le nom de la rue. Si vous me montrez un plan, je saurai probablement la retrouver... Enfin bref, j’ai failli être écrasé par un de vos autobus à impériale et un de vos agents en tenue m’a dit de ne pas traverser n’importe où...

Owens parut étonné et griffonna rapidement quelques mots. Peut-être n’avaient-ils rien appris de cet incident.

— J’ai acheté un magazine à un kiosque et j’ai retrouvé Cathy vers... oh, il devait être 15 h 40. Elles étaient en avance aussi.

— Comment avaient-elles passé leur journée ? demanda Ashley, mais Ryan fut certain qu’ils le savaient déjà.

— À courir les magasins, surtout. Cathy connaît bien Londres et elle aime y faire des achats. Elle est venue il y a trois ans, pour un congrès de chirurgie, mais je n’avais pas pu l’accompagner.

— Elle vous avait laissé seul avec le bébé ?

Ashley avait un mince sourire. Ryan sentit qu’il agaçait Owens.

— Non, avec les grands-parents. C’était avant la mort de la mère de Cathy. Je travaillais à mon doctorat d’histoire, à Georgetown, et je ne pouvais pas m’absenter. Je l’ai obtenu en deux ans et demi et je vous prie de croire que j’ai sué sang et eau cette dernière année, entre l’université et les séminaires au Centre d’études stratégiques et internationales. Ce voyage-ci devait être des vacances. Les premières vraies vacances depuis notre lune de miel, avoua Ryan en faisant une grimace.

— Que faisiez-vous quand l’attaque a eu lieu ?

Owens tenait à remettre la conversation sur la voie. Les trois inquisiteurs se penchèrent un peu vers l’Américain.

— Je regardais du mauvais côté. Nous parlions de ce que nous ferions pour dîner quand la grenade a explosé.

— Vous saviez que c’était une grenade ? demanda Taylor.

— Oui, bien sûr. Elles font un bruit particulier. C’est un des petits jouets que les marines m’ont appris à utiliser, à Quantico. Même chose pour le mitrailleur. À Quantico, nous recevions une instruction sur les armes du bloc de l’Est. J’avais eu en main l’AK-47. Le bruit qu’il fait est différent de celui de nos armes et c’est un truc utile à savoir, au combat. Comment se fait-il qu’ils n’avaient pas tous les deux des AK ?

— Autant que nous ayons pu le déterminer, répondit Owens, l’homme que vous avez blessé a mis la voiture hors d’état de marche avec une grenade antichar, d’un lance-grenades. Les examens de laboratoire l’indiquent. Son fusil, par conséquent, était probablement un des nouveaux AK-74, les plus petits calibres, équipés pour lancer des grenades. Évidemment, il n’a pas eu le temps de démonter le système lance-grenades et il a décidé de continuer au pistolet. Mais il avait aussi une grenade à main, vous savez.

Le type de grenade à main qu’il avait vu revint soudain à Jack.

— Antichar aussi ?

— Vous connaissez ça, n’est-ce pas ? dit Ashley.

— N’oubliez pas que j’étais un marine. Ça s’appelle la RKG quelque chose, il me semble. C’est censé percer un trou dans un blindé léger ou mettre en pièces un camion...

Où diable est-ce qu’ils trouvent ces petites horreurs, et pourquoi est-ce qu’ils ne s’en sont pas servis ? ... Quelque chose t’échappe, Jack.

— Et ensuite ? demanda Owens.

— J’ai fait immédiatement coucher à terre ma femme et ma petite fille. La circulation s’est arrêtée assez vite. J’ai gardé la tête levée pour voir ce qui se passait.

— Pourquoi ? demanda Taylor.

— Je ne sais pas... L’entraînement, peut-être. Je voulais savoir, appelez ça de la curiosité stupide, si vous voulez. J’ai vu un type qui arrosait la Rolls et l’autre qui courait pour la contourner, comme s’il cherchait à abattre ceux qui tenteraient de sauter de la voiture. J’ai vu que si je me déplaçais sur la gauche, je pourrais me rapprocher. J’étais abrité par les voitures arrêtées. Tout à coup, je me suis trouvé à une quinzaine de mètres. Le tireur à l’AK était caché par la Rolls et le pistolero me tournait le dos. J’ai vu que j’avais une chance et je l’ai saisie.

— Pourquoi ?

Owens posait la question, cette fois, à voix basse.

— Bonne question. Je n’en sais rien. Je ne le sais vraiment pas... J’étais furieux. Tous les gens que j’avais rencontrés jusqu’alors avaient été plutôt gentils et voilà que j’avais sous les yeux deux foutus salauds en train de commettre des meurtres !

— Avez-vous deviné qui ils étaient ? demanda Taylor.

— Pas besoin de beaucoup d’imagination, quoi. Ça aussi, ça m’a mis en rogne. Oui, c’était ça, la colère. C’est peut-être ce qui motive les hommes au combat... Il faudra que j’y réfléchisse. Enfin, comme je disais, j’ai vu ma chance et je l’ai saisie. C’était facile. J’ai eu beaucoup de chance, assura Ryan, et les sourcils d’Owens se haussèrent en entendant cela. Le type au pistolet était stupide. Il aurait dû surveiller son dos. On doit toujours s’inquiéter de ses arrières. Ha ! Mon entraîneur aurait été fier de moi, je l’ai rudement bien plaqué au sol. Mais j’aurais dû avoir mon rembourrage d’épaules, parce que le toubib me dit que je me suis cassé quelque chose en le plaquant. Il est tombé assez lourdement. J’ai pris son pistolet et je lui ai tiré une balle... Vous voulez savoir pourquoi j’ai fait ça ? Oui ?

— Oui, répliqua Owens.

— Je ne voulais pas qu’il se relève.

— Il était sans connaissance. Il n’est pas revenu à lui avant deux heures et il souffrait d’une mauvaise commotion cérébrale.

— Comment est-ce que j’aurais pu le deviner ? J’allais affronter un type armé d’une mitrailleuse légère et je n’avais pas besoin d’un sale type derrière moi. Alors je l’ai neutralisé. J’aurais pu lui loger une balle dans la nuque. À Quantico, quand on dit « neutraliser » ça veut dire tuer. Mais tout ce que je savais, là, c’était que je ne pouvais pas me permettre d’être attaqué par-derrière par ce type. Je ne peux pas dire que j’en suis particulièrement fier, mais, sur le moment, l’idée m’a paru bonne. J’ai contourné l’arrière droit de la voiture, j’ai jeté un coup d’oeil. J’ai vu que le type se servait d’un pistolet. Votre agent, Wilson, m’a expliqué ça. C’était un coup de chance, aussi. Je n’étais pas vraiment fou de joie à la pensée de m’attaquer à un AK avec un malheureux petit pistolet. Il m’a vu arriver. Nous avons tiré tous les deux en même temps. J’ai simplement été le plus adroit, je suppose.

Ryan se tut. Il n’avait pas voulu s’exprimer de cette façon. Est-ce que ça s’était vraiment passé ainsi ? Si tu ne le sais pas, qui le saura f Ryan avait appris que, dans une crise, le temps se compresse et se dilate, apparemment en même temps. Et il brouille aussi la mémoire, on dirait. Qu’est-ce que j’aurais pu faire d’autre ? Il secoua la tête.

— Je ne sais pas... J’aurais peut-être dû essayer autre chose. Dire « Lâchez ça ! » ou « Bouge pas » comme ils font à la télé, mais je n’avais pas le temps. Tout était... tout de suite... lui ou moi... vous savez ce que je veux dire ? On ne... On ne raisonne pas quand on n’a qu’une demi-seconde pour prendre une décision. On obéit à l’instinct, à l’entraînement, sans doute. Le seul entraînement que j’aie eu, c’est dans la Machine Verte, le Corps. On ne vous apprend pas à arrêter des gens... Enfin, bon Dieu, je ne voulais tuer personne ! Mais je n’avais pas le choix !... Pourquoi est-ce qu’il n’a pas... je ne sais pas, laissé tomber, fui, quelque chose ! Il devait bien savoir que je le tenais !

Ryan retomba sur ses oreillers. Son récit avait trop vivement ravivé ses souvenirs.

Docteur Ryan, dit calmement Owens, nous avons tous trois interrogé six témoins, qui tous ont assisté à l’attentat. Leurs récits coïncident tout à fait avec votre description des faits. Étant donné le déroulement de l’affaire, je... nous pensons que vous n’aviez absolument pas le choix. Il est certain, autant que cela puisse l’être, que vous avez fait exactement ce qu’il fallait. Et votre seconde balle n’avait pas d’importance, si c’est cela qui vous trouble. La première s’était logée en plein coeur.

— Oui, j’ai vu ça. Le second coup de feu est parti automatiquement, ma main a tiré sans en recevoir l’ordre. Le pistolet est revenu après le recul et zap ! Aucune réflexion, du tout. C’est drôle, le fonctionnement du cerveau. Comme si une partie se charge de l’action et une autre de l’observation et des conseils. La partie observation a bien vu la première balle faire mouche, mais la partie action a continué sur sa lancée jusqu’à ce qu’il soit à terre. J’aurais peut-être tiré une troisième fois, allez savoir, mais le pistolet était vide.

— On vous a appris à tirer remarquablement bien, dans les marines, estima Taylor.

Ryan secoua la tête.

— C’est papa qui m’a appris quand j’étais tout môme. Le Corps ne s’intéresse plus guère aux pistolets, ils ne sont là que pour la parade. Et puis le type n’était qu’à quinze mètres, vous savez.

Owens prit encore quelques notes.

— La voiture a démarré quelques secondes plus tard. Je n’ai pas bien vu le conducteur, je ne sais même pas si c’était un homme ou une femme. Il ou elle était blanc, c’est tout ce que je peux dire. Elle a foncé dans l’avenue et tourné sur les chapeaux de roues.

— C’était un de nos taxis londoniens, vous ne l’avez pas remarqué ? demanda Taylor et Ryan cligna les yeux.

— Tiens, c’est vrai, vous avez raison ! Je n’ai vraiment pas fait attention, c’est idiot ! Vous avez un million de ces fichues bagnoles qui roulent partout. Pas étonnant qu’ils aient choisi ça !

— Huit mille six cent soixante-dix-neuf, pour être précis, dit Owens. Dont cinq mille neuf cent dix-neuf sont noirs.

Une lueur s’alluma dans la tête de Ryan.

— Dites-moi, est-ce que c’était une tentative d’assassinat ou est-ce qu’ils voulaient les kidnapper ?

— Nous n’en savons rien. Cela vous intéressera peut-être de savoir que le Sinn Fein, la branche politique de la PIRA, a publié un communiqué désavouant totalement l’attentat.

— Vous croyez ça, vous ?

Ryan, encore plus ou moins sous sédatif, ne remarqua pas l’adresse avec laquelle Taylor avait éludé sa question.

— Oui, nous avons tendance à le croire. Même les Provos ne sont pas aussi fous, vous savez. Le prix politique à payer pour ces choses-là est bien trop élevé. Ils ont appris ça en tuant Lord Mountbatten, et ce n’était même pas la PIRA qui avait fait ça, mais l’INLA, l’lrish National Liberation Army. Ça leur a coûté leurs sympathisants américains, expliqua Taylor.

— J’ai vu par les journaux que vos concitoyens...

— Sujets, rectifia Ashley.

— Quoi qu’il en soit, ils sont plutôt indignés.

— Certainement. Quelles que soient les horreurs qu’ils ont déjà perpétrées, les terroristes trouvent toujours un nouveau moyen de nous choquer, observa Owens.

Sa voix restait rigoureusement professionnelle, mais Ryan sentit que le chef de la brigade antiterroriste aurait volontiers arraché la tête du terroriste survivant de ses deux mains nues.

— Bon, que s’est-il passé ensuite ?

— Je me suis assuré que le type sur qui je venais de tirer était bien mort et puis je suis allé voir comment ils allaient dans la voiture. Le chauffeur... Ma foi, vous êtes au courant, et l’agent de la sécurité. Un de vos hommes, monsieur Owens ?

— Charlie est un ami. Voilà trois ans qu’il fait partie du service de sécurité de la famille royale...

Owens parlait comme si l’agent était encore vivant et Ryan se demanda s’ils avaient travaillé ensemble. Il n’ignorait pas qu’on se fait de solides amitiés, dans la police.

— Enfin, vous savez le reste. Grâce à Dieu, votre habit-rouge a pris le temps de réfléchir, au moins assez longtemps pour que votre type arrive et le calme. Cela aurait été plutôt embarrassant pour tout le monde s’il m’avait passé cette baïonnette à travers le corps.

— Plutôt, reconnut Owens.

— Est-ce que le fusil était chargé ?

— S’il l’avait été, répliqua Ashley, pourquoi n’aurait-il pas tiré ?

— Une rue animée n’est pas l’endroit rêvé pour utiliser un fusil de grande puissance, même si on est sûr de sa cible. Il était chargé, n’est-ce pas ?

— Nous ne pouvons pas parler de questions de sécurité, répondit Owens.

Je savais bien qu’il était chargé, se dit Ryan.

— Au fait, d’où diable arrivait-il ? Le Palais était assez loin.

— De Clarence House, l’édifice blanc contigu au palais de St James’s. Les terroristes ont mal choisi leur moment, ou peut-être le lieu, pour leur attentat. Il y a un poste de garde au coin sud-ouest. La garde change toutes les deux heures. Quand l’attaque a eu lieu, c’était la relève. Il y avait donc là quatre soldats au lieu d’un seul. La police de service au Palais a entendu l’explosion et le tir d’armes automatiques. Le sergent s’est précipité à la grille pour voir ce qui se passait et a fait signe à un garde de le suivre.

— C’est lui qui a donné l’alarme, alors ? C’est pour ça que tout le monde est arrivé si vite ?

— Non, c’est Charlie Winston, dit Owens. La Rolls avait un signal d’alarme électronique d’assaut. Gardez ça pour vous. Le siège a été alerté. Le sergent Price a agi uniquement de sa propre initiative. Malheureusement pour lui, le garde fait de l’athlétisme, et il a sauté la barrière. Price a voulu en faire autant, mais il est tombé et s’est cassé le nez. Il a eu un mal fou à rattraper le garde, tout en donnant l’alerte avec son poste de radio portatif.

— Ma foi, je suis content qu’il l’ait rattrapé au bon moment. Ce soldat me faisait une peur bleue. J’espère qu’on lui en saura gré.

— La médaille de Police de la Reine, pour commencer, et les remerciements de Sa Majesté, répondit Ashley. Une chose nous déroute, docteur Ryan. Vous avez été démobilisé pour incapacité physique, mais vous n’en avez montré aucune hier.

— Après avoir quitté le Corps, je portais un soutien dorsal, parce que de temps en temps mon dos me jouait des tours. Mais c’est alors que j’ai rencontré Cathy. Je travaillais dans un cabinet d’agents de change et j’ai reçu la visite de son père. Et puis j’ai fait sa connaissance et ç’a été le coup de foudre entre elle et moi. Bref, Cathy m’a emmené à Johns Hopkins pour me faire examiner par un de ses professeurs. Un certain Stanley Rabinowisz, professeur de neurochirurgie. Il m’a fait passer des examens pendant trois jours et il a déclaré qu’il pouvait faire de moi un homme neuf. Apparemment, les toubibs de Bethesda avaient loupé mon myélogramme. Je ne veux pas en dire de mal, c’était d’excellents jeunes médecins, mais Stan est le meilleur du monde. Et il a tenu parole. Il m’a opéré sur-le-champ et, deux mois plus tard, j’étais presque complètement remis. Et voilà l’histoire du dos de Ryan. Le hasard a voulu que je tombe amoureux d’une jolie fille qui étudiait pour devenir chirurgien.

— Votre femme est indiscutablement une personne compétente, reconnut Owens.

— Mais vous l’avez trouvée autoritaire.

— Non, docteur Ryan. Dans l’état de tension où elle était, personne ne se serait montré sous son meilleur jour. Votre femme a également examiné Leurs Altesses Royales sur les lieux, et cela nous a été très utile. Elle a refusé de vous quitter avant que vous soyez entre des mains qualifiées et on ne peut guère le lui reprocher. Elle a bien trouvé nos procédures d’identification un peu longues, je crois, et elle s’inquiétait naturellement pour vous. Nous aurions peut-être pu aller plus vite...

— Vous n’avez pas à vous excuser, monsieur. Mon père était policier. Je sais ce que c’est. Je comprends que vous ayez eu du mal à nous identifier.

— Un peu plus de trois heures, c’était surtout un problème de fuseau horaire. Nous avons trouvé votre passeport et votre permis de conduire, avec votre photo, dans votre veste. Nous avons adressé notre première demande à l’attaché juridique de votre ambassade vers 17 heures, mais il était midi en Amérique. L’heure du déjeuner, voyez-vous et c’est pourquoi nous avons perdu près d’une heure. Il a téléphoné au bureau du FBI à Baltimore qui a appelé Annapolis. La procédure était relativement simple : on a cherché des types de votre académie navale qui savaient qui vous étiez, quand vous deviez venir ici et ainsi de suite. Un autre agent est allé à votre bureau d’immatriculation des véhicules. Simultanément il – l’attaché – présentait une demande à votre Marine Corps. Dans les trois heures, nous avons eu une biographie assez complète, ainsi que vos empreintes digitales.

— Trois heures, hein ?

Le dîner ici, le déjeuner chez nous, et ils ont fait tout ça en trois heures. Mince.

— Pendant ce temps-là, nous avons dû interroger plusieurs fois votre femme, pour nous assurer qu’elle avait raconté tout ce qu’elle avait vu...

— Et à chaque fois, elle vous a fait exactement le même récit, n’est-ce pas ?

— En effet, reconnut Owens, avec un sourire. C’est tout à fait remarquable, vous savez.

— Pas pour Cathy ! Dans certains domaines, la médecine surtout, c’est une vraie machine. Je suis surpris qu’elle ne vous ait pas remis un rouleau de pellicule.

— C’est ce qu’elle nous a elle-même dit. Les photos dans les journaux ont été prises par un touriste japonais – c’est un lieu commun, n’est-ce pas ? — à cinquante mètres de là avec un téléobjectif. Incidemment, ça vous intéressera peut-être de savoir que le Marine Corps a une très haute opinion de vous, dit Owens en consultant ses notes. Premier ex aequo à Quantico et vos examens d’aptitude physique étaient excellents.

— Alors vous êtes sûrs, maintenant, que je suis du bon côté ?

— Nous en avons été convaincus dès le premier instant, affirma Taylor. Mais on doit être consciencieux dans ce genre d’affaires, et celle-ci était déjà assez compliquée.

— Il y a une chose qui me tracasse, dit Jack. Il y en avait plus d’une, mais son cerveau marchait trop lentement pour les mettre en ordre.

— Quoi donc ?

— Qu’est-ce qu’elle faisait donc... la famille royale ? Oui, que diable faisait-elle dans la rue avec un seul garde du corps... Non, attendez une minute...

Tête penchée, Ryan se mit à parler lentement, comme s’il réfléchissait au fur et à mesure, essayait d’organiser ses pensées :

— Cette embuscade était préparée. Ce n’était pas une rencontre fortuite. Quelqu’un avait minuté tout ça. Il y avait d’autres personnes dans le coup, n’est-ce pas ?

Pendant un moment, le silence régna. Ce fut une réponse suffisante.

— Quelqu’un avec une radio... Ces individus devaient savoir qu’ils arrivaient, par où ils passaient, et à quel moment précis ils entreraient dans la zone ciblée. Même alors, ce n’était pas si facile, parce qu’il fallait s’inquiéter de la circulation...

— Simple historien, docteur Ryan ? murmura Ashley.

— On vous apprend à dresser des embuscades, dans les marines. Si vous voulez tendre un piège... d’abord, vous avez besoin de renseignements ; deuxièmement, vous choisissez votre terrain ; troisièmement vous déployez vos propres hommes pour avertir de l’arrivée de l’objectif. Et ça, ce n’est que le minimum de l’indispensable. Pourquoi ici, pourquoi St James’s Park, le Mall ?

Le terroriste est un animal politique. L’objectif et le lieu sont choisis pour leur effet politique, se dit Ryan.

— Vous n’avez pas répondu à ma question, tout à l’heure. Est-ce que c’était une tentative d’assassinat ou d’enlèvement ?

— Nous ne le savons pas très bien, répondit Owens.

Ryan examina ses visiteurs. Il venait de toucher un point sensible. Ils ont immobilisé la voiture avec un lance-grenades antichar et ils avaient, en plus, une grenade à main chacun. S’ils avaient simplement voulu tuer... Les grenades étaient capables de percer n’importe quelle carrosserie blindée, alors pourquoi les pistolets ? Non, si c’était une tentative d’assassinat, ils n’auraient pas traîné si longtemps. Vous venez de me mentir, monsieur Owens. C’était une tentative de rapt et vous le savez !

— Pourquoi cet unique agent de la sécurité dans la voiture, alors ? Vous devez protéger vos gens mieux que ça !

Que disait Tony, déjà ? Une sortie inopinée ? La première exigence pour une embuscade réussie, c’est de bons renseignements... Ça ne peut pas continuer comme ça, Jack ! Owens résolut cette question pour lui :

— Eh bien, je crois que nous avons couvert à peu près tout. Nous reviendrons probablement demain.

— Comment vont les terroristes, celui que j’ai blessé, je veux dire ?

— Il n’est pas terriblement coopératif. Il refuse de nous parler, il ne veut même pas donner son nom, mais c’est une vieille histoire, avec ces gens-là. Il y a quelques heures seulement que nous l’avons identifié. Pas de casier judiciaire, il a été cité comme participant possible dans deux affaires mineures, mais rien de plus. Il se remet très bien et dans trois semaines environ, dit froidement Taylor, il comparaîtra en justice, devant un jury de douze honnêtes hommes, et sera condamné à passer le restant de ses jours dans une prison de haute sécurité.

— Trois semaines seulement ? demanda Ryan.

— L’affaire est claire, répondit Owens. Nous avons trois photos de notre ami japonais montrant ce garçon braquant un pistolet derrière la voiture, et neuf bons témoins oculaires. Il n’y aura pas à tergiverser avec ce gars-là.

— Et je serai là pour voir ça.

— Bien sûr. Vous serez notre témoin le plus important, docteur Ryan. Une formalité, mais nécessaire. Et pas question de plaider la folie comme le type qui a essayé de tuer votre président. Ce garçon est sorti de l’université avec mentions, il appartient à une bonne famille.

— C’est quand même inouï. Mais c’est souvent le cas, n’est-ce pas ?

— Vous connaissez bien le terrorisme ? demanda Ashley.

— Rien que ce que j’ai pu lire ici ou là, répliqua vivement Jack pour tenter de couvrir son lapsus. Votre agent Wilson m’a dit que l’ULA était maoïste.

— C’est exact.

— Ça, c’est vraiment fou. Enfin quoi, même les Chinois ne sont plus maoïstes ! Du moins aux dernières nouvelles. Ah... Et ma famille ?

— Il est grand temps que vous demandiez de ses nouvelles, dit en riant Ashley. Nous ne pouvions pas les laisser à l’hôtel, voyez-vous. Des dispositions ont été prises pour les mettre dans un lieu très sûr.

— Vous n’avez pas à vous inquiéter, ajouta Owens. Elles sont toutes deux en parfaite sécurité. Vous avez ma parole.

— Où, exactement ? insita Ryan.

— Question de sécurité, excusez-nous, dit Ashley.

Les trois hommes échangèrent des regards amusés. Owens consulta sa montre et fit signe aux autres. Il arrêta le magnétophone.

— Eh bien, nous ne voulons pas vous déranger davantage, au lendemain de votre opération. Nous reviendrons probablement pour vérifier quelques détails. Pour le moment, monsieur, nous tous au Yard vous remercions d’avoir fait notre travail à notre place.

— Pendant combien de temps M. Wilson va-t-il rester avec moi ?

— Indéfiniment. L’ULA va sans doute vous en vouloir un peu. Et ce serait tout à fait embarrassant pour nous s’ils tentaient de vous assassiner et vous trouvaient sans protection. Nous ne croyons pas à cette probabilité, mais on doit être prudent.

— Je le reconnais, avoua Ryan en se disant : je suis une sacrée cible, ici.

— La presse veut vous voir, annonça Taylor.

— Quelle joie, quel bonheur ! Vous ne pouvez pas la détourner un peu ?

— Simple. Votre état de santé ne permet aucune visite pour le moment. Mais il faudra vous habituer à cette perspective. Vous êtes maintenant un personnage public.

— La barbe ! J’aime être obscur.

Alors tu aurais dû rester derrière cet arbre, crétin ! Regarde dans quoi tu t’es fourré !

— Vous ne pourrez pas refuser éternellement de recevoir les journalistes, vous savez, lui dit Taylor.

Jack poussa un long soupir.

— Vous avez raison, naturellement. Mais pas aujourd’hui.

— On ne peut pas toujours rester dans l’ombre, docteur Ryan, observa Ashley en se levant. Les autres l’imitèrent.

Les policiers et Ashley — Ryan pensait maintenant que c’était une espèce de barbouze, espionnage ou contre-espionnage – prirent congé. Wilson revint avec Kittiwake en remorque.

— Ils ne vous ont pas fatigué ? demanda l’infirmière.

— Je crois que je n’en mourrai pas.

Kittiwake lui fourra un thermomètre dans la bouche pour s’en assurer.

Quarante minutes après le départ de la police, Ryan tapait gaiement sur son ordinateur-jouet, en relisant ses notes et en ajoutant quelques commentaires. Un des reproches les plus fréquents que faisait Cathy Ryan à son mari (et à juste titre) c’était que lorsqu’il lisait – ou pis encore, écrivait – le monde pouvait s’écrouler autour de lui sans qu’il le remarque. Ce n’était pas tout à fait vrai. Jack remarqua bien que Wilson se dressait d’un bond et se mettait au garde-à-vous, mais il ne leva pas les yeux avant d’avoir terminé son paragraphe. Il tourna alors la tête et s’aperçut que ses nouveaux visiteurs étaient Sa Majesté la reine du Royaume-Uni et son mari le duc d’Édimbourg. Sa première pensée cohérente fut un juron parce que personne ne l’avait averti. La seconde, qu’il devait avoir l’air vraiment ridicule avec sa bouche ouverte.

— Bonjour, monsieur Ryan, dit aimablement la reine. Comment vous sentez-vous ?

— Euh, très bien, merci, euh, Majesté. Vous ne voulez pas, euh... vous asseoir ?

Ryan essaya de se redresser dans son lit, mais son mouvement fut arrêté par un élancement de douleur dans l’épaule. Cela l’aida à reprendre ses esprits et lui rappela que le moment de prendre ses calmants approchait.

— Nous ne souhaitons pas vous déranger, dit la reine, mais Ryan sentit qu’elle ne souhaitait pas non plus partir tout de suite.

Il lui fallut une seconde pour formuler sa réponse :

— Votre Majesté, la visite d’un chef d’État ne peut guère être qualifiée de dérangement. Je vous suis extrêmement reconnaissant de venir me tenir compagnie.

Wilson se hâta d’avancer deux chaises et s’esquiva discrètement.

La reine portait un ensemble rose pêche dont l’élégante simplicité avait dû sérieusement écorner son budget d’habillement. Le prince consort avait un costume bleu marine qui fit enfin comprendre à Ryan pourquoi Cathy tenait tant à ce qu’il profite de son séjour à Londres pour s’acheter des vêtements.

— En notre nom personnel et au nom de notre peuple, dit la reine, nous désirons vous exprimer notre plus profonde gratitude pour votre action d’hier. Nous vous devons beaucoup, monsieur Ryan.

Ryan hocha gravement la tête, en se demandant quelle mine il avait.

— Pour ma part, Majesté, je suis heureux d’avoir pu rendre service... mais à franchement parler, je n’ai pas fait grand-chose. N’importe qui aurait pu en faire autant. J’étais simplement le plus rapproché.

— Ce n’est pas ce que dit la police, intervint le duc. Et après avoir examiné les lieux moi-même, je suis d’accord avec elle. Vous êtes un héros, que cela vous plaise ou non.

Jack se souvint que ce prince avait été un officier de marine, de carrière, et probablement excellent. Il en avait l’allure.

— Pourquoi avez-vous fait cela, monsieur Ryan ? demanda la reine.

Elle examinait attentivement la figure de Ryan. Il hasarda une rapide conjecture :

— Excusez-moi, madame, mais est-ce que vous me demandez pourquoi j’ai pris ce risque ou pourquoi un Irlando-Américain l’a pris ?

Jack était encore en train d’ordonner ses pensées, d’examiner ses souvenirs, de se demander pourquoi il avait fait cela et s’il le saurait jamais. Il vit qu’il avait deviné juste.

— Votre Majesté, je ne peux pas porter de jugement sur votre problème irlandais. Je suis citoyen américain et mon pays a suffisamment de problèmes sans aller s’occuper de ceux des autres. Là-bas nous – c’est-à-dire les Irlando-Américains –, nous avons assez bien réussi. On nous trouve dans toutes les professions libérales, la politique, les affaires, mais l’Irlando-Américain type est policier ou pompier. La cavalerie qui a gagné l’Ouest était irlandaise au tiers et nous sommes encore nombreux sous l’uniforme, en particulier dans les marines. La moitié du bureau local du FBI vivait dans mon ancien quartier. Ils avaient des noms comme Tully, Sullivan, O’Connor ou Murphy. Mon père était officier de police et les prêtres et religieuses qui m’ont élevé devaient être irlandais aussi. Comprenez-vous ce que je veux dire, Majesté ? En Amérique, nous sommes les forces de l’ordre, la colle qui maintient la société, et que se passe-t-il ? Aujourd’hui, les Irlandais les plus célèbres du monde sont des fous qui déposent des bombes dans des voitures en stationnement ou des assassins. Je n’aime pas ça et je sais que mon père ne l’aurait pas aimé. Il a passé toute sa vie à enlever des rues ce genre d’animaux pour les mettre dans des cages. Nous avons travaillé dur pour arriver où nous sommes arrivés, trop dur pour être heureux d’être pris pour des parents de terroristes. Je suppose que les Italiens éprouvent la même chose, à l’égard de la Mafia. Je ne peux pas dire, bien sûr, que tout cela m’est passé par la tête hier, mais j’ai tout de même eu une idée assez juste de ce qui se déroulait. Je ne pouvais pas rester planté là comme une souche et laisser des meurtres se commettre sous mes yeux sans faire au moins quelque chose !

La reine hocha la tête d’un air réfléchi. Elle considéra Ryan avec un sourire chaleureux, amical, puis elle se tourna vers son mari. Tous deux communiquèrent en silence. Ils étaient mariés depuis assez longtemps pour cela, pensa Jack. Quand elle le regarda de nouveau, il comprit qu’une décision venait d’être prise.

— Eh bien, comment allons-nous vous récompenser ?

— Me récompenser, madame ? Non. Merci infiniment, Majesté, mais ce n’est pas nécessaire. Je suis heureux d’avoir pu rendre service. Cela suffit.

— Non, monsieur Ryan, cela ne suffit pas. Un des aspects les plus agréables de la royauté, c’est de pouvoir reconnaître une conduite méritoire et de la récompenser comme il convient. La Couronne ne peut se permettre d’être ingrate.

Ses yeux pétillaient, comme si elle était amusée par une plaisanterie secrète.

— En conséquence, nous avons décidé de vous investir chevalier commandeur dans l’ordre de Victoria.

— Que... euh... pardon, madame ? bafouilla Ryan en clignant les yeux plusieurs fois, tandis que son cerveau s’efforçait de réaliser ce qu’il venait d’entendre.

— L’ordre de Victoria a été récemment créé pour récompenser toute personne ayant rendu un service personnel à la Couronne. Vous êtes indiscutablement qualifié. C’est la première fois, depuis de nombreuses années, qu’un héritier du trône a été sauvé d’une mort presque certaine. Puisque vous êtes historien, cela vous intéressera peut-être d’apprendre que les nôtres sont en désaccord sur la date du précédent le plus récent... Mais quoi qu’il en soit, vous serez désormais Sir John Ryan.

Encore une fois, Jack se dit qu’il devait avoir l’air comique, avec sa bouche grande ouverte.

— Votre Majesté, la loi américaine...

— Nous savons. Le Premier ministre doit discuter de cela avec votre président, aujourd’hui même. Nous pensons qu’eu égard à la nature exceptionnelle de cette affaire, et dans l’intérêt des relations anglo-américaines, la question sera réglée à l’amiable.

— Il y a d’ailleurs assez de précédents, intervint le duc. Après la Seconde Guerre mondiale, bon nombre d’officiers américains ont reçu des distinctions similaires. Votre amiral Nimitz, par exemple, a été fait chevalier commandeur de l’ordre du Bain, ainsi que les généraux Eisenhower, Bradley, Patton et quelques autres. Pour la loi américaine, ce titre sera simplement honorifique, pour nous il sera bien réel.

Ryan ne savait vraiment que dire.

— Ma foi... Votre Majesté... du moment que cela n’entre pas en conflit avec les lois de mon pays, j’accepte et je... je suis très honoré...

La reine eut un sourire radieux.

— C’est donc convenu. Et maintenant, comment vous sentez-vous ? Réellement ?

— Je me suis senti plus mal. Je n’ai pas à me plaindre, Majesté. Je regrette simplement de n’avoir pas été un peu plus rapide.

Le duc sourit.

— Votre blessure vous fait paraître encore plus héroïque. Rien ne vaut un peu de drame.

Surtout quand c’est l’épaule de quelqu’un d’autre, milord duc, pensa Ryan, et aussitôt une petite sonnerie retentit dans sa tête.

— Excusez-moi, ce titre, est-ce que cela veut dire que ma femme sera appelée...

— ... Lady Ryan ? Naturellement, répondit la reine avec son sourire de jour de fête.

Jack rayonnait.

— Vous savez, quand j’ai quitté Merril Lynch, le père de ma femme était furieux comme... il était en colère contre moi, il a dit que je n’arriverais jamais à rien, en écrivant des livres d’histoire. Cela va peut-être le faire changer d’avis.

Il était sûr que le titre n’embarrasserait pas du tout Cathy. Lady Ryan. Non, elle ne serait absolument pas gênée.

— Ce n’est pas une mauvaise chose, alors ?

— Non, monseigneur, pardonnez-moi si j’ai donné cette impression. Mais j’ai été un peu pris par surprise... Puis-je me permettre de poser une question ?

— Certainement.

— La police n’a pas voulu me dire où elle garde ma famille.

Cela provoqua un éclat de rire. La reine répondit :

— La police songe à un risque de représailles contre votre famille. Il a donc été décidé d’installer votre femme et votre fille dans un lieu plus sûr que l’hôtel. Compte tenu des circonstances, nous avons conclu que le plus simple était de les loger au Palais. C’était bien le moins que nous puissions faire. Quand nous sommes partis, votre femme et votre fille dormaient profondément et nous avons laissé de strictes instructions afin qu’on ne les dérange pas.

— Au Palais ?

— Nous avons bien assez de chambres d’amis, je puis vous l’assurer.

— Mon Dieu ! murmura Ryan.

— Vous avez une objection ? demanda le duc.

— Ma petite fille, elle...

— Olivia ? interrompit la reine d’un air étonné. C’est une adorable enfant. Quand nous l’avons vue hier soir, elle dormait comme un ange.

— Sally (Olivia était une offrande de paix à la famille de Cathy, le prénom de sa grand-mère, mais il n’avait pas tenu), Sally est un petit ange, quand elle dort, mais dès qu’elle se réveille c’est plutôt une petite tornade et elle s’y entend à casser les objets, précieux de préférence.

— Quelle horreur de dire des choses pareilles ! s’exclama la reine en feignant d’être choquée. Cette si mignonne petite fille ! La police me dit qu’elle a brisé tous les coeurs à Scotland Yard, hier soir. Vous exagérez sûrement, sir John.

— Oui, madame.

On ne pouvait pas contredire une reine.