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Chocs et traumatologie

Si jamais Ryan avait jamais douté que Robby Jackson était un pilote de chasse, ce trajet aurait dissipé tous ses doutes. Le jouet personnel de Jackson était une Chevrolet Corvette de deux ans, d’un rouge vif, et il la conduisait avec un sentiment d’invincibilité. L’aviateur sortit comme une fusée de la porte ouest de l’Académie, tourna à gauche et fonça vers Rowe Boulevard. Les problèmes de circulation sur la Route 50 ouest lui apparurent immédiatement et Robby changea de voie pour prendre la direction de l’est. Une minute plus tard, il roulait à vive allure sur le pont de la Severn. Jack était trop préoccupé pour voir grand-chose, mais Robby aperçut l’épave d’une Porsche de l’autre côté de la route. Son sang se glaça, il détourna vivement la tête et chassa cette vision pour se concentrer sur sa conduite, en poussant la Corvette à près de cent trente. Les flics avaient trop à faire sur l’autre moitié de l’autoroute pour qu’il ait à se soucier d’une contravention. Il emprunta la sortie de Ritchie Highway une minute plus tard et tourna au nord vers Baltimore. La circulation de l’heure de pointe était dense, mais surtout dans le sens opposé. Le pilote avait des brèches à exploiter et il n’en négligea aucune.

À sa droite, Jack regardait fixement devant lui, sans rien voir. Il retint tout de même sa respiration quand Robby se lança soudain entre deux semi-remorques roulant côte à côte, avec quelques centimètres à peine de marge de chaque côté. Les coups d’avertisseur scandalisés des deux poids lourds s’estompèrent vite derrière la Corvette rapide et Jack retomba dans son apathie.

Breckenridge laissa son capitaine Mike Peters prendre la situation en main. C’était un bon officier, de l’avis du sergent-major, qui avait assez de bon sens pour se fier à ses sous-officiers. Il était arrivé au poste de garde deux minutes avant la police d’Annapolis, et Breckenridge et Cummings avaient eu le temps de le mettre au courant.

— Alors, qu’est-ce qui se passe, messieurs ? demanda le policier qui répondait à l’appel.

Le capitaine fit signe à Breckenridge de parler.

— Le sergent Cummings, que voici, a observé cet individu qui attendait de l’autre côté de la rue. Il n’avait pas l’air d’être du quartier, alors nous l’avons surveillé. Finalement, Cummings et moi avons traversé pour lui demander si nous pouvions l’aider. Il a tenté de nous menacer avec ça, dit Gunny en soulevant avec précaution le pistolet pour ne pas effacer les empreintes, et il avait ce couteau dans sa poche. Le port d’une arme dissimulée est contraire à la loi, alors Cummings et moi avons procédé à une arrestation civile et nous vous avons appelé. Cet individu n’a pas de papiers sur lui et il a refusé de nous parler.

— Quelle sorte d’arme est-ce là ? demanda le policier.

— Un FN neuf-millimètres, avec un chargeur de treize balles. Le pistolet était chargé avec une balle dans le canon. Le couteau n’est qu’un article bon marché. Un couteau de voyou.

Le policier sourit malgré lui. Il connaissait Breckenridge.

— Votre nom, s’il vous plaît ? demanda-t-il à Eamon Clark qui le dévisagea sans répondre. Monsieur, vous avez un certain nombre de droits que je vais vous lire, mais la loi ne vous permet pas de nous cacher votre identité. Vous devez me donner votre nom.

Le flic considéra le suspect pendant une minute. Finalement, il haussa les épaules et tira une carte de sa poche.

— Monsieur, vous avez le droit de garder le silence, dit-il et il lut d’une voix monotone le texte de la carte. Qu’avez-vous à dire ?

Clark continua de se taire. Le policier s’énervait. Il regarda les trois autres hommes.

— Messieurs, accepterez-vous de témoigner que j’ai bien lu ses droits à cet individu ?

— Oui, monsieur l’agent, certainement, répondit le capitaine Peters.

— Si je puis me permettre une suggestion, intervint Breckenridge, vous devriez peut-être parler de ce garçon au FBI.

— Ah oui ? Pourquoi ?

— Il a un drôle d’accent. Il n’est pas d’ici.

— Au poil. Deux cinglés dans la même journée !

— Que voulez-vous dire ?

— Il y a un petit moment, une voiture a été mitraillée sur la Route 50 et on dirait un coup de drogués. Un agent a été tué par la même bande quelques minutes plus tard. Les coupables se sont enfuis, expliqua le flic et il se pencha pour regarder Clark de près. Je vous conseille de parler, vous. La police de cette ville n’est pas de bonne humeur, ce soir. Ce que je veux vous dire, mon bonhomme, c’est que nous n’allons pas supporter des conneries inutiles. C’est compris ?

Clark ne comprenait pas. En Irlande, ce n’était pas un crime de porter une arme dissimulée. En Amérique encore moins, puisque tant de citoyens possédaient des armes. S’il avait dit qu’il attendait quelqu’un et qu’il avait un pistolet simplement parce qu’il avait peur d’être attaqué, il aurait pu se retrouver dans la rue avant que les procédures d’identification soient terminées. Mais son intransigeance ne fit qu’irriter le policier.

Le capitaine Peters et le sergent-major échangèrent un regard entendu.

— Monsieur l’agent, dit le capitaine, je vous recommande instamment de vérifier l’identité de cet individu avec le FBI. Nous... euh... nous avons reçu une sorte d’avertissement officieux sur l’activité terroriste, il y a quelques semaines. Ce n’est pas de notre ressort puisqu’il a été arrêté en ville, mais...

— Je vous entends, capitaine, affirma le policier et il réfléchit pendant quelques secondes, avant de conclure qu’il y avait peut-être là plus qu’il n’y paraissait. Si vous voulez bien m’accompagner au poste, messieurs, nous allons voir qui est en réalité votre monsieur X.

Ryan se précipita dans l’entrée du centre hospitalier et donna son nom au bureau de la réception, dont l’occupante lui indiqua la salle d’attente, en lui faisant savoir avec fermeté qu’il serait averti dès qu’il y aurait quelque chose de nouveau. Cette brusque inactivité désorienta complètement Jack. Il hésita pendant quelques minutes à la porte de la salle d’attente, le cerveau complètement vide. Lorsque Robby revint de garer sa voiture, il le trouva assis sur le bord d’un vieux canapé de vinyle, en train de feuilleter une brochure dont la couverture cartonnée s’était amollie entre les mains innombrables de parents, de femmes, de maris et d’amis de malades qui étaient passés par là.

La brochure expliquait en prose bureaucratique que le Maryland Institute était le meilleur centre de médecine d’urgence, spécialisé dans les soins complexes aux victimes de traumatismes. Ryan le savait. Johns Hopkins fournissait la majorité du personnel chirurgical pour les blessures de l’oeil. Cathy y avait passé quelque temps durant son internat, deux mois d’intense activité qu’elle préférait oublier. Jack se demanda si elle était soignée en ce moment par un ancien collègue.

Il perdit la notion du temps, dans sa crainte de regarder sa montre et de devoir s’interroger sur le temps qui passait. Seul, totalement seul dans ce monde à l’écart, il songeait que Dieu lui avait donné une femme qu’il adorait et une enfant qu’il aimait plus que sa propre vie, que le premier devoir d’un mari et d’un père était de les protéger d’un univers trop souvent hostile, qu’il avait échoué et que, maintenant leur vie était entre les mains d’inconnus. Toutes ses connaissances, tous ses talents étaient inutiles, à présent. Rien n’était pire que cette impuissance et il se sentait gagné par un engourdissement cataleptique. Pendant des heures, il regarda fixement le sol, les murs, incapable même de prier alors que son esprit tentait de se réfugier dans le vide.

Jackson était assis à côté de lui, silencieux, enfermé dans son monde personnel. Pilote de l’aéronavale, il avait vu ses meilleurs amis disparaître pour une erreur banale ou une petite panne mécanique, ou apparemment sans cause. Il avait senti la main glacée de la mort effleurer son épaule, moins d’un an auparavant. Mais cette fois, le danger ne menaçait pas un homme mûr qui avait librement choisi une profession périlleuse. C’était les vies d’une jeune femme et d’une enfant innocente qui étaient en jeu. Il ne savait absolument pas que dire, quel encouragement il pourrait offrir autre que sa présence, mais il était sûr que Jack, bien qu’il ne le montrât pas, appréciait d’avoir son ami à son côté.

Au bout de deux heures, Jackson quitta discrètement la salle d’attente pour aller téléphoner à sa femme et se renseigner au bureau. La réceptionniste chercha les deux fiches et lut : « Adulte, sexe féminin, âge trente ans environ, blessure à la tête », et « Enfant, sexe féminin, blonde, âge environ quatre ans, thorax défoncé ». Le pilote eut envie de l’étrangler pour sa froideur, mais il se contint et tourna les talons sans un mot. Il alla rejoindre Ryan et tous deux attendirent encore, en regardant le mur. Dehors, il s’était mis à pleuvoir, une pluie glaciale qui s’accordait parfaitement avec ce qu’ils ressentaient tous les deux.

L’agent spécial Shaw entrait dans sa maison de Chevy Chase quand le téléphone sonna. Sa fille répondit et lui tendit l’appareil. Ce genre de chose n’avait rien d’insolite.

— Ici Shaw.

— Monsieur Shaw, je suis Nick Capitano, du bureau d’Annapolis.

La police détient ici un homme armé d’un pistolet et d’un couteau, sans papiers. Il refuse de parler, mais tout à l’heure il a quand même dit quelques mots à deux marines et il a un accent.

— Très bien, il a un accent. Quel genre d’accent ? demanda Shaw, agacé.

— Peut-être irlandais. Il a été appréhendé devant la porte trois de l’Académie navale. Or, un des marines nous dit qu’un professeur nommé Ryan y travaille et qu’ils ont reçu une sorte d’avertissement du bureau de la brigade antiterroriste.

Quoi encore ?

— Avez-vous identifié le suspect ?

— Non, monsieur. La police locale a relevé ses empreintes et en a une copie avec sa photo au Bureau. Le suspect refuse de dire un mot.

Shaw réfléchit un moment. Tant pis pour le dîner.

— D’accord. Je serai de retour à mon bureau dans une demi-heure. Qu’on m’y envoie une copie de la photo anthropométrique et des empreintes. Ne bougez pas. Je vais envoyer quelqu’un auprès du professeur Ryan.

— Très bien.

Shaw raccrocha et appela son bureau.

— Dave ? Bill. Appelez Londres et dites à Dan Murray que je veux qu’il soit dans son bureau dans une demi-heure. Il se passe peut-être quelque chose ici.

— Au revoir, papa, lui dit sa fille.

Shaw n’avait même pas eu le temps d’enlever son manteau. Vingt-sept minutes plus tard, il était assis à son bureau. Il appela d’abord Nick Capitano à Annapolis.

— Du nouveau ?

— Non, monsieur. Le service de sécurité d’Annapolis ne retrouve pas ce Ryan bien que sa voiture soit encore sur le parking de l’Académie. J’ai demandé à la police du canton d’Anne Arundel d’envoyer une voiture de patrouille chez lui, au cas où quelqu’un l’aurait raccompagné, parce que sa voiture était en panne ou quelque chose comme ça. Tout est un peu bousculé en ce moment. Il s’est passé quelque chose de fou, à peu près au moment où cet inconnu a été appréhendé. Une voiture a été arrosée à la mitraillette, juste aux abords de la ville.

— Qu’est-ce que vous racontez ?

— C’est la police routière qui s’en occupe. Nous n’avons pas été appelés, expliqua Capitano.

— Envoyez un homme là-bas, ordonna immédiatement Shaw.

Une secrétaire entra dans son bureau et lui remit une chemise. Elle contenait un fac-similé de la photo du suspect, de face et de profil.

— Un instant ! s’écria-t-il alors qu’elle allait sortir. Il faut transmettre immédiatement ceci à Londres.

— Bien, monsieur.

Il appela ensuite sur une ligne privée l’ambassade des États-Unis à Londres.

— Je venais juste de m’endormir, grommela la voix dès la première sonnerie.

— Salut, Dan. Moi, je n’ai pas dîné. La vie est dure. J’ai une photo en cours de transmission pour vous.

Shaw mit Murray au courant de ce qui s’était passé.

— Oh mon Dieu ! s’écria Murray après avoir avalé du café. Où est Ryan ?

— Nous ne le savons pas. Sa voiture est toujours garée à Annapolis, à l’Académie. Les types de la sécurité le cherchent. Il va sûrement bien, Dan. Si j’ai bien compris, le suspect d’Annapolis devait le guetter.

La photo d’Eamon Clark était déjà arrivée à Londres, à l’ambassade. Le service de communications du FBI travaillait avec le même réseau de satellites que les services secrets et les agents des communications de l’ambassade étaient en réalité des employés de la National Security Agency, présents jour et nuit. Le fac-similé tomba avec un entête FLASH-priorité et un messager se précipita au bureau de l’attaché juridique. La porte était fermée à clef. Murray dut poser le téléphone pour aller ouvrir.

— Ne quittez pas.

Il ouvrit la chemise. La photo avait quelque peu souffert par la transmission, mais elle était quand même reconnaissable.

— Cette tête me dit quelque chose, dit-il au téléphone, mais je ne peux pas lui coller un nom.

— Combien de temps vous faut-il pour l’identifier ?

— Je peux appeler Jimmy Owens tout de suite. Vous êtes dans votre bureau ?

— Oui répondit Shaw.

— Je vous rappelle.

Murray changea de ligne. Il ne connaissait pas par coeur le numéro personnel d’Owens et il dut le chercher.

— Oui ?

— Jimmy ? C’est Dan ! annonça Murray d’une voix beaucoup plus animée.

— Vous savez l’heure qu’il est ?

— Nos gars ont quelqu’un en détention qui vous intéresserait peut-être.

— Qui ? demanda Owens.

— J’ai une photo, mais pas de nom. Il a été arrêté à Annapolis, devant l’Académie navale...

— Ryan ?

— Peut-être.

— Venez me retrouver au Yard, dit Owens.

— Je suis déjà parti.

Murray descendit rapidement prendre sa voiture. Owens n’eut qu’à sortir : sa maison était surveillée en permanence par deux inspecteurs armés, dans une voiture de police ; il lui suffit de faire signe pour que la Land Rover vienne à sa porte. Il précéda Murray de cinq minutes. Quand l’agent du FBI arriva, Owens avait déjà bu une tasse de thé. Il en servit deux autres.

— Cette tête me dit quelque chose, annonça Murray en montrant la photo et Owens ouvrit de grands yeux.

— Ned Clark, souffla-t-il. En Amérique, vous dites ?

— Je me disais bien qu’il avait quelque chose de familier. Il a été arrêté à Annapolis.

— C’est un des types qui se sont évadés de Long Kesh, un mauvais garçon responsable de plusieurs meurtres. Merci, monsieur Murray.

Murray s’empara d’une des tasses de thé. Il en avait besoin.

— Remerciez les marines. Je peux téléphoner ?

En quelques minutes, il fut de nouveau en communication avec le FBI. Le téléphone sur le bureau avait un amplificateur et Owens put écouter.

— Bill, le suspect est un nommé Ned Clark, un assassin condamné qui s’est évadé de prison l’année dernière. Un des principaux assassins de la PIRA.

— J’ai de mauvaises nouvelles, répondit Shaw. Il paraît que la famille de ce Ryan a été attaquée. La police routière enquête sur une agression à la mitraillette contre une voiture appartenant au docteur Caroline Ryan. Les suspects étaient dans une fourgonnette. Ils ont réussi à s’enfuir après avoir tué un agent de la police routière.

— Où est Jack Ryan ? demanda Murray.

— Nous ne le savons pas encore. On l’a vu quitter l’Académie navale dans la voiture d’un ami. La police le recherche.

— Et sa famille ? demanda Owens.

— Elles ont été conduites au centre de Baltimore. La police locale a été alertée pour surveiller l’hôpital. Dès que nous aurons trouvé Ryan, nous enverrons également des hommes auprès de lui. Pour ce qui est de ce Clark, il sera en détention fédérale dès demain matin. Je suppose que M. Owens voudra le récupérer ?

— Oui.

Owens se carra dans son fauteuil. Il avait son propre coup de téléphone à donner. Comme c’est souvent le cas dans le travail de police, les mauvaises nouvelles accompagnaient les bonnes.

— Monsieur Ryan ?

C’était un médecin. Probablement. Il portait une blouse rose en papier et de curieux bottillons roses. La blouse était tachée de sang. Ryan ne lui donna guère plus de trente ans. La figure était sombre et fatiguée. Il portait un badge à son nom : Dr BARRY SHAPIROCHIRURGIEN EN CHEF ADJOINT. Ryan voulut se lever, mais s’aperçut que ses jambes ne lui obéissaient pas. Le médecin lui fit signe de rester assis. Il s’approcha et se laissa tomber dans un fauteuil à côté du canapé.

Quelles nouvelles m’apportez-vous ? se demanda Ryan. Son esprit réclamait à grands cris des renseignements tout en redoutant d’entendre ce qui était arrivé à sa famille.

— Je suis Barry Shapiro. J’ai travaillé sur votre fille, dit le chirurgien, avec un curieux accent que Ryan remarqua sans y attacher d’importance. Bien. Votre femme se porte bien. Elle a une fracture du haut du bras gauche et une vilaine coupure à la tête. Nous avons procédé à un examen complet et elle va bien. Une légère commotion cérébrale, mais rien d’inquiétant. Elle s’en sortira très bien.

— Elle est enceinte. Est-ce que...

— Nous avons remarqué, dit Shapiro en souriant. Pas de problème de ce côté. La grossesse n’est absolument pas compromise.

— Elle est chirurgien. Est-ce qu’il y aura une incapacité permanente ?

— Ah ? Je ne le savais pas. Nous ne nous occupons guère de l’identité des patients. Non, il ne devrait pas y avoir de problème. Les dégâts au bras sont étendus, mais de la simple routine. Elle devrait se remettre totalement.

Ryan hocha la tête. Il n’osait poser la question suivante. Le chirurgien prit un temps, avant de poursuivre ses explications. Est-ce que voilà les mauvaises nouvelles ?

— Votre fille est dans un bien triste état.

Jack faillit s’étrangler. Le poing de fer qui lui serrait l’estomac se relâcha imperceptiblement. Au moins elle est en vie. Sally est vivante !

— Apparemment, sa ceinture de sécurité n’était pas bouclée. Quand la voiture s’est écrasée, elle a été projetée en avant, très violemment.

Jack soupira. Sally aimait jouer avec la boucle de sa ceinture.

— Elle a les deux tibias fracturés, reprit le chirurgien, ainsi que le fémur gauche. Toutes les côtes de gauche sont cassées et six à droite. Elle ne peut pas respirer par elle-même, mais elle est sous respiration artificielle. Elle est arrivée avec de graves blessures internes et une hémorragie, de sérieux dégâts au foie et à la rate, ainsi qu’au gros intestin. Son coeur s’est arrêté juste après son arrivée, probablement parce qu’elle avait perdu trop de sang. Nous l’avons immédiatement remis en marche et avons compensé la perte de sang. Ce n’est plus un problème, dit rapidement Shapiro. Le docteur Kinter et moi avons travaillé sur elle pendant près de cinq heures. Nous avons dû procéder à l’ablation de la rate, ça ce n’est pas grave, on peut vivre sans rate.

Il omit de dire que la rate a un rôle non négligeable dans la défense du corps contre les infections.

— Le foie présentait une fracture étoilée modérément étendue, accompagnée de dégâts à l’artère principale amenant le sang à l’organe. Nous avons dû extraire à peu près un quart du foie – là encore, pas de problème – et je crois que nous avons réparé le dégât artériel. Le foie est un organe primordial pour la formation du sang et l’équilibre biochimique du corps. On ne peut pas vivre sans lui. Si la fonction du foie est maintenue... elle va probablement s’en tirer. Le dégât du gros intestin était facile à réparer. Nous en avons coupé une trentaine de centimètres. Les jambes sont immobilisées. Nous réduirons les fractures plus tard. Les côtes... eh bien, c’est douloureux, mais sans danger. Et la blessure à la tête est relativement mineure. Elle souffre de commotion, mais il n’y a aucun signe de saignement intercrânien.

Shapiro passa ses deux mains sur sa figure barbue et soupira.

— Tout dépend du foie. S’il continue de fonctionner, elle se remettra sans doute complètement. Nous surveillons de très près sa chimie sanguine. Nous saurons quelque chose dans... peut-être huit à neuf heures.

— Pas avant ?

Le visage de Ryan se convulsait de douleur. Le poing de fer serrait de nouveau son estomac. Elle peut encore mourir...

— Monsieur Ryan, dit doucement Shapiro, je sais ce que vous éprouvez. S’il n’y avait pas eu l’hélicoptère pour transporter votre petite fille, eh bien, je serais en train de vous annoncer sa mort. Cinq minutes de plus, peut-être même moins... et elle ne serait pas arrivée jusqu’ici.

C’était à ce point-là. Mais elle est vivante, bien vivante en ce moment et je vous promets que nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour qu’elle le reste. Sachez que notre équipe de médecins et d’infirmières est la meilleure au monde. S’il y a un moyen, nous le trouverons.

— Je peux les voir ?

— Non. Pour le moment, toutes deux sont dans le service des cas critiques. Nous le maintenons aussi stérile qu’une salle d’opération. La plus petite infection risque d’être mortelle pour un patient souffrant de traumatisme. Elles sont sous surveillance permanente. Une infirmière expérimentée est à leur chevet, avec Une équipe de médecins et d’infirmières à portée de la main.

— D’accord.

Ryan laissa échapper le mot dans un soupir. Il appuya sa tête contre le mur et ferma les yeux. Encore huit heures ? Mais tu n ‘as pas le choix. Tu dois attendre. Tu dois faire ce qu’ils disent.

— D’accord.

Shapiro partit et Jackson le suivit. Il le rattrapa devant l’ascenseur.

— Docteur, est-ce que Jack ne pourrait pas voir sa petite fille ? Elle...

— Pas question !

Le chirurgien se laissa aller contre le mur et poussa un long soupir.

— Écoutez, pour le moment elle... Au fait, comment s’appelle-t-elle ?

— Sally.

— Oui. Pour le moment elle est dans un lit, complètement nue, avec des tubes d’IV dans les deux bras et dans une jambe. Sa tête est à moitié rasée. Elle est reliée par des fils à une demi-douzaine d’écrans de contrôle et un respirateur Engstrom respire pour elle. Tout ce qu’on peut voir d’elle c’est un énorme hématome qui va des hanches au sommet de sa tête, murmura Shapiro, trop fatigué pour laisser percer de l’émotion. Écoutez, elle peut mourir. Je ne le crois pas, mais il n’y a aucun moyen d’être sûr : avec les blessures au foie, on ne peut rien dire avant de connaître les résultats de l’examen de chimie sanguine, c’est impossible. Si elle meurt, voudriez-vous que votre ami la voie comme ça ? Voudriez-vous qu’il se souvienne d’elle comme ça, pour le restant de ses jours ?

— Non, sans doute, avoua Jackson, surpris de tant vouloir que cette enfant vive ; sa femme ne pouvait pas en avoir et Sally était un peu devenue la leur. Quelles sont ses chances ?

— Je ne suis pas bookmaker, je ne prends pas de paris. Les chiffres ne veulent rien dire dans un cas pareil. Je l’ai dit à votre ami : elle ne pourrait être mieux soignée qu’ici.

Les yeux de Shapiro se posèrent sur le torse de Jackson. Il toucha du doigt les ailes dorées.

— Vous êtes pilote ?

— De chasse, oui.

— Des Phantoms ?

— Non, le F-14. Tomcat.

— Je pilote, révéla le chirurgien en souriant. J’étais médecin volant dans l’Air Force. L’année dernière, j’ai acheté un planeur. C’est agréable et paisible, là-haut. Quand je veux m’échapper de cette maison de fous, je m’évade dans les airs. Pas de téléphone. Pas de précipitation. Rien que moi et les nuages...

Le médecin parlait moins à Jackson qu’à lui-même. Robby lui posa une main sur le bras.

— Docteur, écoutez. Vous sauvez cette petite fille et je vous fais faire une balade dans l’oiseau que vous voudrez. Vous êtes déjà monté dans un T-38 ?

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Shapiro, trop épuisé pour se souvenir s’il en avait vu.

— Un chouette petit appareil supersonique d’entraînement. Biplace, doubles commandes et ça se manie comme un rêve. Vous avez déjà dépassé mach-1 ?

— Non.

— Je vous prends au mot. Nous nous occupons au mieux de tous nos malades, mais je vous ferai tenir parole. Gardez un oeil sur votre ami. Il m’a l’air abattu. C’est naturel. Ce genre de choses est parfois plus dur pour la famille que pour les victimes. S’il ne se ressaisit pas, dites-le à la réceptionniste. Nous avons un psychiatre qui pourra l’aider.

— Le bras de Cathy ? C’est un chirurgien ophtalmo remarquable, vous savez ? Vous êtes sûr qu’il n’y aura pas de problème ?

— Tout à fait sûr. Ce n’est pas grave. Simple fracture de l’humérus. Ce devait être une balle chemisée. Elle est passée à travers le bras, proprement. Un coup de chance, vraiment.

La main de Robby se crispa sur le bras du chirurgien alors que l’ascenseur arrivait.

— Une balle ?

— Je ne vous l’avais pas dit ? Mon dieu, je dois être encore plus fatigué que je le croyais. Oui, c’est une blessure par balle, mais très propre. Une neuf millimètres, peut-être, ou du trente-huit, à peu près ce calibre. Excusez-moi, il faut que je retourne au travail.

Le chirurgien était déjà dans l’ascenseur. Merde, dit Jackson au mur.

Il se retourna en entendant un homme parler avec l’accent anglais – deux hommes, en réalité. La réceptionniste leur indiqua le salon d’attente et Robby les y suivit. Le plus grand des deux s’approcha de Ryan :

— Sir John ?

Ryan leva les yeux. Le Britannique se redressa au garde-à-vous et tira de sa poche une enveloppe, qu’il lui tendit.

— Je m’appelle Geoffrey Bennett. Je suis chargé d’affaires à l’ambassade britannique. J’ai reçu l’ordre de Sa Majesté de vous remettre ceci en main propre et d’attendre votre réponse.

Jack cligna plusieurs fois les yeux, puis il ouvrit l’enveloppe et en retira un message jaune. Le câble était bref, mais très amical. Quelle heure est-il là-bas ? se demanda-t-il. Deux heures du matin ? Trois ? On avait donc dû la réveiller pour lui annoncer la nouvelle, probablement, et elle s’intéressait suffisamment à eux pour envoyer un message personnel. Et elle attendait une réponse. Ça, par exemple !

Ryan ferma les yeux et se dit qu’il était temps de retourner dans le monde des vivants. Trop vidé pour parvenir à pleurer, il ravala sa salive avant de se lever.

— Soyez assez aimable pour dire à Sa Majesté que je lui suis infiniment reconnaissant de son souci. Les médecins sont certains que ma femme se remettra complètement, mais ma petite fille est dans un état critique et nous ne saurons rien de précis avant huit ou neuf heures. Dites à Sa Majesté que je... que je suis profondément touché et que nous attachons le plus grand prix à son amitié.

— Je vous remercie, sir John, dit Bennett en prenant quelques notes. Je vais immédiatement câbler votre réponse. Si vous n’avez pas d’objection, je vais laisser un membre de l’ambassade ici avec vous.

Jack hocha la tête, perplexe, et Bennett s’en alla.

Robby avait assisté à tout cela les sourcils haussés. Qui était ce type ? Il se présenta sous le nom d’Edward Wayson et alla s’asseoir dans le coin, face à la porte. Il examina Jackson. Leurs regards se croisèrent brièvement, chacun évaluant l’autre. Wayson avait des yeux froids, impassibles et une ombre de sourire au coin de la bouche. Robby le considéra plus attentivement. Il y avait une légère bosse sous son bras gauche. Il feignait de lire un livre de poche, qu’il tenait de la main gauche, mais ses yeux se levaient à tout instant vers la porte. Il surprit le regard de Jackson et hocha la tête. Un agent de la sécurité, conclut Robby. C’est donc de ça qu’il s’agit. Ce fut pour lui comme une rafale d’air glacé. Ses poings se crispèrent, à la pensée qu’un homme était capable de tuer de sang-froid une femme et son enfant.

Cinq minutes plus tard, des agents de la police routière firent leur apparition. Ils parlèrent pendant dix minutes avec Ryan. Jackson vit la figure de son ami pâlir de rage alors qu’il bredouillait des réponses à leurs questions. Wayson ne regardait pas, mais écoutait tout.

— Vous avez raison, Jimmy, dit Murray.

Il était à la fenêtre, regardant la circulation matinale au coin de Broadway et de Victoria.

— Paddy O’Neil est à Boston pour expliquer que les gars du Sinn Fein sont des types épatants, dit Owens. Et notre ami O’Donnell décide de les embarrasser. Nous ne pouvions pas le savoir, Dan. Un soupçon n’est pas une preuve, et vous le savez bien. Nous n’avions aucune raison de leur donner un avertissement plus sérieux, Dan. Et vous les avez avertis !

— C’est une jolie petite fille. Elle m’a mis les bras autour du cou et m’a fait un gros baiser quand ils ont pris l’avion pour rentrer, murmura Dan, et regardant encore une fois sa montre il en retrancha cinq heures. Il y a des moments, Jimmy... Il y a quinze ans, nous avons arrêté ce... cet individu qui s’attaquait aux gosses, aux petits garçons. Je l’ai interrogé. Il a avoué six agressions avec tous les détails, il ne pouvait pas être plus content de lui. C’était tout de suite après l’abrogation de la peine de mort par la Cour suprême : alors il savait qu’il vivrait jusqu’à un bel âge. Si vous saviez combien j’ai été près de... Ah, des fois, on est trop civilisé !

Quand Barry Shapiro regarda de nouveau sa montre, il était 5 heures du matin. Pas étonnant que je sois si fatigué, pensa-t-il. Vingt heures de travail. Je suis trop vieux pour ça.

Des journées trop longues, trop de responsabilités personnelles. Quelle que soit la perfection de son art, le raffinement de sa technique, les efforts de son équipe, il y avait toujours des patients qui mouraient. Et quand on était fatigué à ce point, les visages de ces patients vous revenaient à la mémoire, on ne pouvait plus dormir. Les médecins ont besoin de dormir plus que les autres hommes. Le manque constant de sommeil est redoutable : c’est le moment de raccrocher, ou de risquer la dépression, comme cela arrivait trop souvent parmi le personnel du centre hospitalier.

C’était la plus noire de leurs plaisanteries : les patients arrivaient avec un corps en miettes et rentraient le plus souvent chez eux joyeux tt d’un pas léger ; mais les médecins et les infirmières qui arrivaient débordants d’énergies repartaient brisés. C’était l’ultime ironie du métier qui voulait que le succès engendrât l’attente de succès encore plus grands, que l’échec risquât de faire autant de mal au médecin qu’au patient.

Le chirurgien relut la bande sortie de l’imprimante de l’unité d’analyse du sang une minute plus tôt et la rendit à l’infirmière-technicienne. Elle la fixa au tableau de la petite fille, se rassit et caressa les cheveux sales dépassant du masque à oxygène.

— Son père est en bas. Faites-vous remplacer et allez le lui annoncer. Je monte fumer une cigarette.

Shapiro quitta le service et alla chercher son manteau, tout en fouillant ses poches pour prendre ses cigarettes.

Il suivit le couloir jusqu’à l’escalier de secours et monta lentement les six étages, jusqu’au toit. Il était mort de fatigue. Le toit était plat, couvert de goudron et de gravillons, hérissé ici et là par des antennes et par quelques condensateurs de climatisation. Shapiro alluma sa cigarette à l’abri de la petite tour de l’escalier, en maudissant son incapacité à renoncer à cette mauvaise habitude.

Il marcha jusqu’au bord du toit, s’appuya au parapet, et souffla sa fumée dans l’air du petit matin. Il la regarda disparaître, emportée par la légère brise matinale. Il étira ses bras fatigués et son cou raide. La pluie de la nuit avait lavé le ciel et il distinguait encore des étoiles dans l’aube naissante.

Le curieux accent de Shapiro résultait de son éducation. Fils d’un rabbin, il avait passé sa petite enfance à New York, dans le quartier de Williamsbourg, avant de suivre ses parents en Caroline du Sud. Là, Barry avait fréquenté une bonne école privée. Il en était sorti avec un mélange de voix chantante du Sud et de raillerie new-yorkaise, qui s’était aggravé d’un nasillement acquis au cours de ses études de médecine à l’université de Baylor, au Texas. Son père était un érudit distingué, conférencier habitué de l’université de Caroline du Sud à Columbia. Expert en littérature américaine du XIXe siècle, il avait pour spécialité l’oeuvre d’Edgar Allan Poe. C’est peut-être pourquoi Barry Shapiro haïssait Poe, qui lui avait toujours paru comme l’incarnation de la mort, la mort violente qu’il considérait comme son ennemie personnelle. Poe était mort à Baltimore après s’être endormi, ivre-mort, dans un ruisseau. Sa maison, lieu de pèlerinage pour les universitaires, se trouvait à quelques centaines de mètres à peine du centre hospitalier. Barry Shapiro se tourna dans sa direction.

— Pas cette fois ! murmura-t-il pour lui-même et pour Poe. Tu n’auras pas celle-là ! Celle-là va rentrer à la maison.

Il jeta sa cigarette d’une chiquenaude et regarda le petit point rouge lumineux tournoyer jusque dans la rue déserte luisante. Il retourna vers l’escalier. Il était temps d’aller dormir.