Ashley entra dans la librairie à 16 heures. En véritable bibliophile, il s’arrêta sur le seuil pour en respirer l’arôme.
— M. Cooley est-il là aujourd’hui ? demanda-t-il à la vendeuse.
— Non, monsieur, répondit Beatrix. Il est en voyage d’affaires à l’étranger. Que puis-je pour vous ?
— Il paraît que vous avez fait de nouvelles acquisitions.
— Ah, vous avez entendu parler de l’édition originale de Marlowe ?
Beatrix ressemblait tout à fait à une souris. Ses cheveux étaient exactement de la teinte voulue, d’un châtain terne, et mal soignés. Elle avait la figure bouffie, de trop manger ou de trop boire, Ashley n’aurait su le dire. Des lunettes aux verres épais cachaient ses yeux. Elle était habillée d’une manière qui s’accordait à merveille avec la boutique ; tout ce qu’elle portait était vieux et démodé. Ashley se rappela le Brontë qu’il avait acheté pour sa femme et se demanda si ces malheureuses soeurs solitaires avaient ressemblé à cette fille. C’était dommage, dans le fond. Avec un peu d’effort, elle n’aurait pas manqué d’une certaine séduction.
— Un Marlowe ! s’exclama l’homme de la « Cinq ». Une édition originale, dites-vous ?
— Oui, monsieur, de la collection du regretté comte de Crondale. Comme vous le savez, les pièces de Marlowe n’ont été imprimées que quarante ans après sa mort.
Elle continua de parler sur ce ton, révélant une érudition que son apparence ne laissait pas du tout soupçonner. Ashley l’écouta respectueusement. La souris connaissait aussi bien son affaire qu’un professeur d’Oxford.
— Comment trouvez-vous ces trésors ? demanda-t-il quand elle eut terminé son discours.
— M. Dennis les flaire, confia-t-elle avec un sourire. Il est toujours en voyage, il travaille avec d’autres libraires et des notaires, des avoués. Aujourd’hui, par exemple, il est en Irlande. C’est stupéfiant, le nombre de livres qu’il déniche là-bas. Ces gens abominables ont les plus merveilleuses collections.
De toute évidence, Beatrix n’aimait pas les Irlandais, nota David Ashley. Il n’eut pas la moindre réaction, du moins pas physiquement, mais un déclic résonna dans sa tête.
— Tiens donc, eh bien, c’est une des contributions de nos amis d’en face. Quelques bons écrivains et du whisky.
— Et des poseurs de bombes, ajouta Beatrix. Je n’aimerais pas beaucoup voyager là-bas.
— Ah ! J’y prends assez souvent des vacances. La pêche y est miraculeuse.
— C’est ce que pensait Lord Louis Mountbatten, déclara la vendeuse.
— Dennis y va souvent ?
— Au moins une fois par mois.
— Voyons, ce Marlowe que vous avez, puis-je le voir ? demanda Ashley avec un enthousiasme qui n’était que partiellement feint.
— Mais certainement !
La jeune fille prit le volume sur une étagère et l’ouvrit avec d’infinies précautions.
— Comme vous le voyez, bien que la reliure soit en assez mauvais état, les pages sont d’une préservation remarquable.
Ashley se pencha sur le livre et parcourut la page ouverte.
— En effet, en effet. Combien, pour celui-ci ?
— M. Dennis n’a pas encore fixé de prix. Toutefois, je crois qu’un autre client s’y intéresse.
— Savez-vous qui c’est ?
— Non, monsieur, et, d’ailleurs, je ne pourrais pas vous donner son nom. Nous respectons l’anonymat de nos clients.
— Bien sûr. C’est tout à fait logique. Quand M. Cooley doit-il revenir ? J’aimerais lui en parler moi-même.
— Demain après-midi.
— Serez-vous là aussi ? demanda Ashley avec un charmant sourire.
— Non, je ne suis là qu’à mi-temps.
— Quel dommage ! Eh bien, je vous remercie beaucoup de m’avoir montré cet ouvrage.
En sortant du passage, l’agent de la sécurité tourna à droite et attendit une accalmie de la circulation pour traverser la rue. Au lieu de prendre un taxi, il décida de retourner à pied à Scotland Yard. Il descendit St James’s Street, puis tourna à gauche pour contourner à l’est le palais de Buckingham et descendre par Marlborough Road jusqu’à Mall.
C’est là, précisément, que c’est arrivé, se dit-il. La voiture de fuite a tourné ici en s’échappant. L’embuscade était dressée à cent mètres à peine de l’endroit où je me trouve en ce moment. Il s’arrêta et regarda autour de lui quelques secondes.
La personnalité d’un agent de la sécurité est à peu près la même tout autour du monde. Il ne croit pas aux coïncidences, et il y est extrêmement attentif. Cela vient de ce qu’il sait que seuls les gens au-dessus de tout soupçon peuvent devenir des traîtres ; avant de trahir leur pays, ils ont dû trahir la confiance de ceux qu’ils côtoient. En dépit de tout son charme, Ashley haïssait les traîtres plus que tout, il soupçonnait tout le monde et ne se fiait à personne.
Dix minutes plus tard, il franchit le dispositif de sécurité à Scotland Yard et prit l’ascenseur pour monter au bureau de James Owens.
— Ce Cooley... dit-il.
Owens fut un instant dérouté.
— Cooley ? Ah oui, le libraire que Watkins est allé voir hier. C’est là que vous étiez ?
— Une belle petite boutique. Son propriétaire est en Irlande, aujourd’hui.
Le chef Owens hocha la tête, l’air songeur. Ce seul mot changeait tout. Ashley rapporta ce qu’il avait appris. Ce n’était pas encore une piste, mais il y avait là quelque chose à étudier. Aucun des deux n’ajouta rien. Beaucoup de ces amorces de pistes se terminaient au pied d’un mur. Il y avait des tas d’agents dans les rues en train d’accumuler des renseignements de ce genre, dont aucun ne serait le moins du monde utile à l’affaire. Donc, un nouveau détail à examiner, rien de plus ; mais pour le moment, c’était suffisant.
À Langley, il était 7 heures du matin. Ryan n’était pas admis aux réunions entre agents de la CIA et du FBI qui confrontaient leurs informations. Marty Cantor lui avait expliqué que sa présence gênerait le FBI. C’était égal à Jack. Il obtiendrait un résumé des informations après déjeuner, et c’était bien assez pour le moment. Cantor reviendrait aussi avec les déductions des principaux enquêteurs. Ryan n’en avait que faire. Il préférait examiner la matière première, les renseignements tout crus. Sa perspective d’homme de l’extérieur, sans idées reçues, avait déjà donné de bons résultats et elle en donnerait encore, pensait-il... espérait-il.
Le monde merveilleux du terrorisme international, avait dit Murray en sortant d’Old Bailey. Pas bien merveilleux, pensait Jack, mais assez étendu, couvrant tout ce que les Grecs et les Romains avaient considéré comme le monde civilisé. Il était en train d’examiner les transmissions de la reconnaissance par satellite. Le rapport relié qu’il consultait contenait au moins seize cartes. En plus des villes et des routes on y voyait de petits triangles rouges indiquant, dans quatre pays, des camps supposés d’entraînement de terroristes. Ils étaient photographiés presque quotidiennement par les satellites en orbite au-dessus du globe. Il concentra toute son attention sur ceux de Libye : on avait bien ce rapport d’un agent italien, disant que Sean Miller avait été vu alors qu’il débarquait d’un cargo dans le port de Bengazi... Le cargo battait pavillon cypriote, mais appartenait à un réseau de compagnies si complexe que cela n’avait aucune importance. Un destroyer américain l’avait photographié lors d’une rencontre de pur hasard, certainement, dans le détroit de Messine. Le cargo était vieux, mais étonnamment bien entretenu, équipé de matériel moderne radar et radio. Il faisait régulièrement la navette entre des ports d’Europe orientale et la Libye et la Syrie et l’on savait qu’il transportait des armes et du matériel militaire du bloc communiste vers les États clients de la Méditerranée. Ces renseignements avaient été soigneusement classés.
Ryan découvrit que la CIA et le National Reconnaissance Service surveillaient également plusieurs camps dans les déserts d’Afrique du Nord. Un graphique simple accompagnait les photos datées et Ryan chercha un camp dont l’activité apparente avait changé le jour où le bateau de Miller avait fait escale à Bengazi. Il fut déçu d’en trouver quatre. L’un d’eux était connu pour servir à l’IRA provisoire, renseignement obtenu lors de l’interrogatoire d’un poseur de bombes. Les trois autres étaient inconnus. Les gens qui s’y trouvaient – à part le personnel d’entretien fourni par les forces armées libyennes – pouvaient être identifiés comme des Européens, sur les photos, à leur peau plus claire, mais on ne distinguait pas davantage les traits, sauf peut-être la couleur des cheveux quand la lumière était favorable. On pouvait aussi reconnaître la marque d’une voiture ou d’un camion, mais pas son immatriculation. Assez curieusement, la netteté de ces photos était meilleure la nuit. L’air froid était moins turbulent pour la prise de vue que la chaleur vibrante de la journée.
Les photos qui retinrent le plus l’attention de Ryan furent celles des camps 11-5-04 et 11-5-18. Il ne savait pas selon quels critères ces numéros de code avaient été choisis et s’en moquait. Ces camps étaient à peu près semblables ; seul l’alignement des baraquements permettait de les distinguer.
Jack passa près d’une heure à examiner les photos et conclut que les satellites, ce miracle de la technologie moderne, lui apprenaient beaucoup de choses, mais qu’aucune ne lui était de la moindre utilité. Ceux qui dirigeaient ces camps étaient assez avisés pour garder le personnel hors de vue lors du passage des satellites. Même lorsqu’ils se laissaient surprendre, le nombre de personnes visibles était chaque fois différent et l’occupation réelle des camps restait une pure spéculation. Ce qui était singulièrement exaspérant.
Ryan se redressa et alluma une des cigarettes légères qu’il achetait au kiosque de l’étage au-dessous. Elle accompagnait bien le café destiné à le garder éveillé. Encore une fois, il se heurtait à un mur nu qui le faisait penser à ces jeux d’ordinateur auxquels il s’adonnait de temps en temps chez lui, quand il était fatigué d’écrire. L’analyse des renseignements ressemblait beaucoup à ces jeux « intellectuels ». On ne savait jamais exactement ce que l’on devait résoudre.
Deux des camps ULA suspectés étaient situés à soixante-cinq kilomètres d’un avant-poste connu de l’IRA. Moins d’une heure de route, pensa Jack. Si seulement ils savaient. Il se serait bien contenté de laisser les Provos éliminer l’ULA, comme ils le voulaient manifestement. Selon certaines indications, les Brits pensaient à peu près comme lui. Il se demanda quelle était l’opinion de M. Owens. Il s’étonna aussi de disposer maintenant de renseignements que des joueurs expérimentés ne possédaient pas. Il reprit son examen des photos.
Sur l’une d’elles – prise une semaine après que Miller avait été aperçu à Bengazi – on voyait une voiture ressemblant à une Land Cruiser Toyota, à environ un kilomètre et demi de 11-5-18 et qui s’en éloignait. Jack se demanda où elle allait. Il nota la date et l’heure au bas de la photo et consulta la table de recoupement. Dix minutes plus tard, il retrouva la même voiture, le lendemain, au 11-5-09, un camp de la PIRA à soixante-cinq kilomètres de 11-5-18.
Ryan se força à calmer son excitation. 11-5-18 pouvait appartenir à la Fraction Armée Rouge d’Allemagne fédérale, aux Brigades Rouges italiennes renaissantes ou à n’importe lequel des mouvements avec lesquels la PIRA « fraternisait ». Il prit quelques notes : le renseignement valait pourtant la peine d’être étudié.
Il examina ensuite le graphique d’occupation de ce camp qui couvrait les deux dernières années. Jack le compara à une liste des opérations connues de l’ULA et, tout d’abord, ne découvrit rien. La fréquence d’occupation des bâtiments ne correspondait pas aux activités connues de l’organisation... mais il décela quand même une espèce de schéma. À peu près tous les trois mois, un bâtiment supplémentaire était occupé. Quel que soit le nombre de personnes qui se trouvaient dans le camp, un seul baraquement était occupé, pendant une période de trois jours. Deux fois seulement en deux ans, il n’y avait aucun changement. Qu’est-ce que cela voulait dire ?
— Tu es dans un labyrinthe, se marmonna-t-il tout haut.
Il quitta son bureau pour aller acheter une boîte de Coca, mais surtout pour s’éclaircir les idées. Cinq minutes plus tard, il était de retour.
Il étala les graphiques d’occupation des trois camps « inconnus » pour comparer les niveaux d’activité respectifs. Il aurait aimé pouvoir faire des photocopies de ces graphiques, mais la CIA interdisait catégoriquement les photocopieuses. Il consacra une heure à leur examen et, au bout de ce temps, il les savait par coeur, mais il n’était pas plus avancé. Il les remit à leur place dans le dossier et reprit les photos elles-mêmes.
Au camp 11-5-20, il y avait une fille. Tout au moins quelqu’un en Malllot de bain deux-pièces. Il n’y avait pas ce genre de distractions aux camps 04 et 18 et il se demanda si cela signifiait quelque chose, avant de se souvenir qu’un seul des satellites donnait des photos de jour. Ryan se promit de chercher dans la bibliothèque de l’Académie un ouvrage sur la mécanique orbitale : il avait besoin de savoir combien de fois par jour un satellite passait au-dessus d’un point donné.
— Tu n’arrives à rien ! se dit-il tout haut.
— Les autres non plus, répondit Marty Cantor.
Jack sursauta et se retourna.
— Comment êtes-vous entré ?
— Je dois vous avouer que je vous admire, Jack. Quand vous vous concentrez, vous vous concentrez. Ça fait cinq minutes que je suis là. J’aime ça, mais n’en faites pas trop, mon vieux.
— Je n’en mourrai pas.
— C’est vous qui le dites. Qu’est-ce que vous pensez de notre album de photos ?
— Les gens qui font ce travail à plein temps doivent devenir complètement cinglés.
— Certains, oui, reconnut Cantor.
— J’ai quelque chose qu’il serait peut-être intéressant d’étudier, dit Jack, et il expliqua ses soupçons concernant le camp 18.
— Pas mal. Au fait, le numéro 20 pourrait être un camp d’Action Directe, le groupe français récemment démantelé.
— Ah ? Cela expliquerait une des photos, dit Ryan en tournant les pages jusqu’à la bonne.
— Hum ! s’exclama Cantor. Nous pourrions avoir une identité, grâce à ça.
— Comment ? s’étonna Jack. On ne voit pas sa figure.
— On distingue la longueur de ses cheveux. On peut aussi calculer son tour de poitrine, déclara Marty avec un sourire qui lui fendait la figure.
— Quoi !
— Les types de la photo-interprétation sont... eh bien, très techniques. Pour que la naissance des seins se voie sur des photos comme celle-là, il faut qu’elle ait des bonnets de taille C, du moins c’est ce qu’ils m’ont dit une fois ! Je ne rigole pas, Jack. Il est possible d’identifier les gens par une combinaison de facteurs comme la couleur et la longueur des cheveux et le tour de poitrine. Il y a pas mal de filles à Action Directe. Nos collègues français pourraient trouver ça intéressant.
— Et le camp 18 ?
— Je ne sais pas. Nous n’avons jamais vraiment essayé de l’identifier, celui-là.
— Le truc de la voiture peut être une piste. N’oubliez pas que nos copains de l’ULA ont infiltré les Provisoires, rappela Jack.
— Ma foi, c’est à considérer, oui. Et cette histoire de schéma dont vous parliez ?
— Rien encore de précis à ce sujet.
— Voyons un peu le graphique ?
Jack le déplia.
— Tous les trois mois, à peu près, le nombre d’occupants augmente.
Cantor examina le tracé en fronçant les sourcils. Puis il feuilleta les photos. Il y avait un cliché de jour. Chaque camp avait une espèce de polygone de tir, apparemment. Sur la photo choisie par Cantor, trois hommes s’y trouvaient, debout.
— Vous tenez peut-être quelque chose, Jack.
— Quoi donc ? demanda Ryan, qui avait examiné cette photo et n’en avait rien déduit.
— Quel est le caractère distinctif de l’ULA ?
— Son professionnalisme.
— Votre dernier rapport sur eux révélait qu’ils étaient organisés plus militairement que les autres. Chacun d’eux, à notre connaissance, excelle au maniement d’armes.
— Et alors !
— Réfléchissez !... Entraînement périodique aux armes à feu, peut-être.
— Ah ! Je n’avais pas pensé à ça. Comment se fait-il que personne n’ait...
— Savez-vous combien de photos de satellites passent par ici ? Je ne peux pas vous le dire exactement, mais faites-moi confiance, des milliers tous les mois. Pensez qu’il faut au minimum cinq minutes pour en examiner une. Nous sommes surtout intéressés par les Russes, les silos à missiles, les usines, les mouvements de troupes de l’armée, les dépôts de chars, vous voyez le genre. C’est à cela que se consacrent nos principaux analystes et ils ne peuvent pas examiner tout ce qui arrive. Ce camp 18 m’a l’air assez intéressant pour que nous cherchions un moyen de nous renseigner, de savoir qui habite réellement là-bas. Pas mal.
— Il a transgressé les règles de sécurité, déclara Kevin O’Donnell en manière d’accueil, en parlant tout de même assez bas pour que personne ne l’entende, dans le pub bruyant.
— Ceci en vaut peut-être la peine, répliqua Cooley. Instructions ?
— Quand repartez-vous ?
— Demain matin, premier vol.
O’Donnell hocha la tête et vida son verre. Il sortit du pub et alla directement prendre sa voiture. Vingt minutes plus tard, il était chez lui. Encore dix minutes et ses chefs de la sécurité et des renseignements étaient dans son bureau.
— Qu’est-ce que tu as pensé de l’organisation d’Alex, Sean ?
— Ils sont comme nous, petits, mais de vrais professionnels. Alex est un technicien très consciencieux, mais arrogant, sans beaucoup d’entraînement. Il est malin, très malin. Et il est affamé, comme on dit là-bas. Il veut laisser sa marque.
— Eh bien, il en aura peut-être l’occasion l’été prochain, dit O’Donnell, en montrant la lettre que Cooley avait apportée. Il paraît que Son Altesse Royale va faire un tour en Amérique l’été prochain.
L’exposition des Treasure Houses a eu un tel succès qu’ils en organisent une autre. Une bonne partie des oeuvres de Léonard de Vinci appartiennent à la famille royale et elle les envoie là-bas pour recueillir de l’argent pour ses oeuvres de bienfaisance. Elle doit être inaugurée à Washington le 1er août et le prince de Galles sera présent. Ce ne sera annoncé qu’en juillet, mais voici l’itinéraire ainsi que les dispositifs de sécurité prévus. On ne sait pas encore si sa ravissante femme accompagnera Son Altesse, mais nous partirons du principe qu’elle le fera.
— Le bébé ? demanda Miller.
— Je ne pense pas, mais nous envisagerons aussi cette possibilité.
O’Donnell donna la lettre à Joseph McKenney. Le chef de la sécurité de l’ULA la parcourut rapidement.
— La sécurité lors des réceptions officielles sera très bien assurée. Les Américains ont tiré la leçon des incidents qu’ils ont déjà connus, dit McKenney qui, comme tous les agents des services secrets, accordait une puissance écrasante aux adversaires possibles.
— Oui. Je veux que vous travailliez là-dessus. Nous avons tout notre temps et nous ne le gaspillerons pas.
O’Donnell reprit la lettre et la relut avant de la remettre à Miller. Après leur départ, il rédigea ses instructions pour leur agent de Londres.
Le lendemain matin, à l’aéroport, Cooley aperçut son contact et entra dans le café. Il était en avance pour son vol, en voyageur expérimenté, et il but une tasse de café en attendant l’heure d’embarquement. Quand il eut fini, il ressortit. Son contact entrait au même instant. Les deux hommes se frôlèrent et le message fut transmis de la manière enseignée dans toutes les écoles d’espionnage du monde.
— Il voyage vraiment beaucoup, observa Ashley.
Il avait fallu moins d’une heure aux inspecteurs d’Owens pour retrouver l’agent de voyages de Cooley et obtenir un état de ses déplacements au cours des trois dernières années. Deux autres rassemblaient sur lui un dossier biographique. C’était strictement un travail de routine. Owens et ses hommes connaissaient le danger à s’exciter sur une nouvelle piste. L’enthousiasme est trop souvent l’ennemi de l’objectivité. La voiture de Cooley – garée à l’aéroport de Gatwick – affichait un kilométrage au compteur considérable pour son âge, ce qui s’expliquait par ses fréquentes randonnées en province pour acheter des livres. Là se limitait l’information réunie en dix-huit heures. On attendrait patiemment la suite.
— Quelle est la fréquence de ses voyages en Irlande ?
— Très importante, mais il fait le commerce d’ouvrages de langue anglaise et nous sommes les deux seuls pays d’Europe parlant l’anglais, n’est-ce pas ?
Ashley aussi savait se maîtriser.
— L’Amérique ? demanda Owens.
— Une fois par an, environ. Je crois qu’il se rend à une espèce de foire annuelle. Je peux vérifier.
— On y parle anglais aussi.
Ashley sourit.
— Il n’y a pas beaucoup d’exemples d’éditions américaines assez anciennes pour intéresser un homme comme Cooley. Il pourrait y acheter de nos livres qui ont traversé l’Atlantique, mais plus probablement il y cherche des acheteurs. Non, l’Irlande convient à merveille, et pourrait être une excellente couverture. Mon propre marchand, Samuel Pickett et fils, y voyage souvent, aussi... mais pas autant, me semble-t-il.
— Sa biographie nous dira peut-être quelque chose, hasarda Owens.
— Espérons-le.
Ashley cherchait toujours une lumière au bout du tunnel.
— Tout va bien, Jack, dit Cathy.
Il hocha la tête, sachant que sa femme avait raison. L’infirmière rayonnait vraiment en leur apprenant la nouvelle à leur arrivée. Sally se remettait bien. Le processus de guérison était déjà commencé.
Il y a néanmoins une différence entre les certitudes de l’esprit et les sentiments. Sally était réveillée. Elle était incapable de parler, naturellement, avec le tuyau du respirateur dans la bouche, mais les murmures qui essayaient de filtrer n’avaient qu’une signification : J’ai mal. Les blessures qu’on avait infligées à son enfant ne paraissaient pas moins horribles à Jack du fait qu’elles guériraient. Au contraire, elles lui semblaient encore plus épouvantables maintenant qu’elle reprenait connaissance. La douleur finirait par se calmer, mais, pour le moment, sa petite fille souffrait. Cathy était sans doute capable de se dire que seuls les vivants sentent la douleur, donc qu’elle était un signe de vie, mais pas Jack. Ils restèrent jusqu’à ce que Sally s’endorme. Puis ils sortirent de la chambre.
— Et toi, comment vas-tu ? lui demanda-t-il.
— Mieux. Tu pourras me ramener à la maison demain soir.
Jack secoua la tête. Il n’y avait pas pensé. Stupide. Il s’était dit que Cathy resterait là, à l’hôpital, près de Sally.
— La maison est bien vide sans toi, bébé, lui dit-il au bout d’un moment.
— Elle le sera surtout sans elle, répondit-elle.
Les larmes débordèrent de nouveau. Elle se cacha la figure au creux de l’épaule de Jack. Il songea au petit visage de Sally, aux yeux bleus cernés d’ecchymoses, à leur douleur, leur souffrance.
— Oui... Mais elle va aller mieux, ma chérie, et je ne veux plus t’entendre dire de bêtises, que c’est de ta faute et tout ça.
— Mais c’est ma faute !
— Non pas du tout. Est-ce que tu te doutes de la chance que j’ai, de vous avoir toutes les deux en vie ? J’ai vu les rapports du FBI aujourd’hui. Si tu n’avais pas freiné pile à ce moment-là, vous seriez mortes toutes les deux.
On supposait que cette manoeuvre brutale avait fait dévier le tir de Miller de quelques centimètres. Deux balles au moins avaient manqué la tête de Cathy d’un poil, disaient les experts.
— Tu as sauvé sa vie et la tienne, par ton sang-froid.
Cathy mit un moment à réagir.
— Comment as-tu appris ça ?
— La CIA. Ils collaborent avec la police. J’ai demandé à faire partie de l’équipe et j’ai été accepté.
— Mais...
— Beaucoup de monde travaille sur cette affaire, bébé. Moi aussi. Une seule chose compte, les retrouver.
— Tu crois...
— Oui, je le crois !... Tôt ou tard.
Bill Shaw n’avait guère d’espoir, pour le moment. La meilleure piste, c’était l’identité du Noir qui conduisait la fourgonnette. On n’avait rien révélé à la presse. Pour la télévision et les journaux, tous les suspects étaient blancs. Le FBI n’avait pas précisément menti aux journalistes, mais les avait laissés tirer de fausses conclusions des révélations partielles qui leur étaient faites, comme cela arrivait assez souvent. Il fallait éviter que le suspect se terre, pris de panique. La seule personne à l’avoir vu de près était la caissière du supermarché. Elle avait passé plusieurs heures à examiner les photos de Noirs soupçonnés d’être membres de mouvements révolutionnaires et en avait trouvé trois assez ressemblants. Deux de ces hommes étaient en prison, un pour hold-up et l’autre pour transport d’explosifs d’un État dans un autre. Le troisième avait disparu sept ans plus tôt. Pour le Bureau, il n’était qu’une photo. Le nom qui figurait dans son dossier était un pseudonyme, on le savait, et il n’y avait pas d’empreintes. Il s’était détaché de ses anciens complices – habilement puisque la plupart avaient été arrêtés et condamnés pour divers crimes et délits – et avait tout bonnement disparu. On pouvait parier, pensait Shaw, qu’il s’était réintégré dans la société et menait une vie normale quelque part, ses activités passées n’étant plus qu’un souvenir.
L’agent reprit le dossier. Il se faisait appeler alors Constantin Duppens. Il s’exprimait bien, les rares fois où il avait parlé, disaient les rapports. Bonne éducation, sans doute. Attaché au groupe que le Bureau surveillait, mais sans en faire vraiment partie. Il n’avait jamais participé à une action illégale et il s’était évaporé dans la nature quand les chefs de sa petite bande avaient commencé à parler de piller des banques et de se livrer au trafic de drogue. Peut-être un dilettante, se dit Shaw, un étudiant aux idées vaguement gauchistes qui avait jeté un coup d’oeil à certains de ces groupuscules et les avaient évalués à leur juste valeur, celle que leur attribuait Shaw : des crétins maladroits, de petits voyous des rues avec des notions mal assimilées d’idéologie marxiste ou de pseudohitlérisme.
Quelques groupes marginaux réussissaient parfois à faire sauter une bombe quelque part, mais les cas étaient si rares, si mineurs que le peuple américain en avait à peine connaissance. Quand un groupe attaquait une banque ou un fourgon blindé pour se financer, le grand public se disait qu’on n’avait pas besoin d’être politiquement motivé pour ça, l’appât du gain suffisait. D’un chiffre record de cinquante et un incidents terroristes en 1982, le nombre était tombé à sept en 1985. Le Bureau avait réussi à traquer la plupart de ces petits groupes d’amateurs et à empêcher plus de vingt attentats l’année précédente, grâce à un bon réseau de renseignement et une action rapide. Fondamentalement, les petites cellules s’étaient perdues par leur propre ineptie.
Les États-Unis ne connaissaient pas de mouvements terroristes par idéologie, du moins pas dans le sens européen. Il y avait des groupes arméniens dont le principal objectif était l’assassinat de diplomates turcs, et les tenants de la suprématie blanche dans le Nord-Ouest, mais dans les deux cas, la seule idéologie était la haine, celle des Turcs, des Noirs, des Juifs ou autres. Ils étaient mauvais, mais pas réellement dangereux pour la société puisqu’il leur manquait un dessein politique partagé. Pour être vraiment efficaces, les membres d’un groupe de ce genre doivent partager plus que la haine. Les plus redoutables terroristes étaient les idéalistes, naturellement, mais les États-Unis ne constituaient pas un bon terrain pour les tenants du marxisme ou du nazisme. Quand les familles les plus pauvres ont la télévision en couleurs, qui le collectivisme pourrait-il séduire ? Comment déclencher la lutte des classes dans un pays qui n’en compte pas vraiment ? Ainsi, la plupart de ces petits mouvements avaient fini par s’apercevoir qu’ils nageaient dans un océan d’apathie. Ils étaient infiltrés avant même d’avoir réussi à se faire connaître et leur démantèlement donnait à peine lieu à un entrefilet de quelques lignes en bas de page onze.
Dans ce sens, le FBI était victime de ses propres succès. Il avait si bien fait son travail que la possibilité d’une activité terroriste aux États-Unis n’effrayait personne. Même l’affaire Ryan, comme on l’appelait, n’était considérée que comme un crime odieux. Le FBI lui-même, par principe, jugeait que le terrorisme était un crime sans aucune espèce de dimension politique qui aurait pu lui faire accorder une certaine respectabilité perverse. L’importance de ce distinguo n’était pas seulement sémantique. Puisque, de par leur nature, les terroristes s’attaquaient aux fondations de la société civilisée, la moindre bribe de respectabilité envers eux équivaudrait pour cette société à un suicide. Mais le FBI reconnaissait toutefois que ce n’était pas là des crimes crapuleux ordinaires. L’objectif des terroristes était infiniment plus dangereux. Pour cette raison, leurs crimes, qui normalement auraient été du ressort des polices locales, étaient immédiatement pris en charge par le gouvernement fédéral.
Shaw retourna encore une fois à la photo de « Constantin Duppens ». Ce serait trop demander à la caissière du supermarché de se rappeler précisément une tête parmi les centaines qu’elle voyait passer tous les jours, et de la désigner sur une vieille photo. Elle avait indiscutablement fait de son mieux et avait promis de ne parler à personne de l’aide qu’elle avait apportée. On avait une description des vêtements du suspect – certainement brûlés maintenant – et la fourgonnette était aux mains des forces de l’ordre. Elle avait été démontée pièce par pièce. Les experts avaient aussi identifié le type d’arme employé. C’était tout ce que l’on avait pour le moment. L’agent Bill Shaw ne pouvait qu’attendre des faits nouveaux. Un indicateur qui aurait des informations, un nouveau témoin qui se présenterait, à moins que l’équipe de techniciens qui y travaillait découvre quelque chose d’inattendu dans la camionnette. Shaw se conseilla la patience. En dépit de ses vingt-deux ans au FBI, il devait encore s’y forcer.
— Ah, zut, je commençais à aimer ta barbe, dit un des collègues d’Alexander Constantin Dobbens qui reprenait son travail.
— Ça démangeait trop. Je passais la moitié de mon temps à me gratter.
— Ouais, c’était pareil quand j’étais dans les sous-marins, reconnut son camarade. C’est différent, quand on est jeune.
— Parle pour toi, pépé ! s’exclama Dobbens en riant. Un vieux débris marié. C’est pas parce que tu as la chaîne aux pieds que je dois en faire autant.
— Tu devrais te ranger, Alex.
— Le monde est plein de trucs intéressants à faire et je ne les ai pas encore tous essayés !
Il était électrotechnicien à la Compagnie du gaz et d’électricité de Baltimore et travaillait généralement la nuit. Son emploi l’obligeait à passer beaucoup de temps sur la route, pour vérifier les installations et les équipes d’entretien. Alex était un garçon populaire qui ne craignait pas de se salir les mains et qui aimait sincèrement le travail physique que les ingénieurs sont souvent trop fiers pour effectuer. Il se disait homme du peuple. Son syndicalisme était un sujet d’irritation pour la direction, mais il était bon technicien et cela ne faisait pas de mal non plus qu’il ait la peau noire. Bon technicien, aimé de ses subordonnés et noir par-dessus le marché, c’était imbattable. Il avait pas mal recruté dans les minorités, aussi, et avait fait entrer à la compagnie une bonne douzaine d’excellents travailleurs. Quelques-uns avaient des antécédents douteux, mais Alex avait tout aplani.
C’était souvent calme, le service de nuit, et comme toujours Alex avait apporté la première édition du Baltimore Sun. L’affaire avait déjà quitté la une et se retrouvait aux pages des faits divers locaux. Le FBI et la police routière, lut-il, poursuivaient leur enquête. Alex était stupéfait que la femme et la gosse aient survécu, ce qui témoignait, à son avis, de l’efficacité des ceintures de sécurité et de la qualité des ingénieurs de Porsche. Tant mieux, pensait-il d’ailleurs. Tuer une petite môme et une femme enceinte, il n’y avait vraiment pas de quoi se vanter. Ils avaient descendu le policier, et cela lui suffisait bien. Mais la perte du jeune Clark arrêté par les flics constituait une épine dans sa chair. J’ai dit à ce petit con qu’il était trop exposé, là, mais non, il voulait éliminer toute la famille d’un coup. Alex comprenait pourquoi, mais selon lui c’était un manque de réalisme. Foutus diplômés de science politique, ils se figurent qu’on peut faire arriver quelque chose en le souhaitant assez fort ! Les techniciens savaient bien que ce n’était pas possible.
Dobbens se consola à la pensée que tous les suspects connus étaient blancs. Il avait commis une erreur, en agitant la main vers le pilote de l’hélicoptère. La fanfaronnade n’avait pas sa place dans l’activité révolutionnaire, il le reconnaissait. Mais ce geste n’avait pas eu de conséquences. Les gants et le chapeau avaient privé les flics de tout signalement. Le plus drôle, c’était qu’en dépit de toutes les bavures, l’opération avait été un succès. Ce con de l’IRA, O’quelque chose, avait été chassé de Boston, la queue entre les jambes. Au moins, l’opération avait été politiquement saine. Ça, c’était une réussite.
Et la réussite lui permettrait de gagner ses éperons. Ses hommes et lui avaient fourni une aide-experte à un groupe révolutionnaire établi. Il pouvait maintenant se tourner vers ses amis africains pour obtenir des fonds. Ils n’étaient pas africains, à sa propre façon de penser, mais ils aimaient s’appeler ainsi. Il aurait la possibilité d’attirer l’attention comme jamais aucun groupe révolutionnaire n’avait pu le faire ici. Et si, par exemple, il coupait l’électricité dans quinze États à la fois ? Alex Dobbens savait comment. C’était un moyen de frapper les gens là où cela leur ferait vraiment mal. L’Amérique était une société de choses, pensait-il. Et si ces choses cessaient de fonctionner ? Si le gouvernement corrompu se montrait incapable d’y remédier ? Que penserait le peuple ? Il n’en savait rien, mais il était sûr qu’il y aurait du changement et le changement, c’était ce qu’il voulait.