Bethany avait rangé son tailleur avec des gestes précis qui indiquaient une colère réprimée.
-
Je me souviens comme tu m’as poursuivie quand j’étais ton étudiante.
-
Mais sapristi ! Je n’étais pas marié !
-
Pas si fort. Jan est dans la chambre voisine.
-
Tu parles aussi fort que moi.
-
Ce n’est pas vrai. Et je ne veux pas discuter plus longtemps. Je vais chez mon père.
-
Tu déménages ?
Bethany se tourna vers lui avec violence.
-
Tu aimerais cela, n’est-ce pas ? Tu serais libre de te complaire dans tes petites intrigues. De qui s’agit-il maintenant ? D’une autre jeune fille de dix neuf ans ?
-
Je n’ai d’intrigue avec personne, Beth, et tu le sais. Ne va pas chez ton père maintenant.
Pour aggraver encore les choses, la sonnerie de la porte retentit. Bethany lui lança un regard assassin comme si c’était Dara elle-même qui arrivait.
-
Qui cela peut-il être ? demanda Travis. As-tu invité quelqu’un après l’enterrement ?
-
Pas spécialement mais j’ai dit à quelques personnes qu’Ames aurait dû faire une réception à la fin du service. Peut-être est-ce Chris et Jeremy.
-
Merveilleux ! Jeremy, l’homme que j’ai le plus envie de voir.
Il fut surpris et soulagé de voir qu’il s’agissait de Tess et Reynaldo Cimino.
-
J’espère que nous ne vous dérangeons pas, dit Tess. Je n’ai tout simplement pas envie de rentrer à la maison.
Bethany se sentit d’abord embarrassée mais elle se reprit aussitôt.
-
Nous sommes heureux de vous voir, dit-elle, n’est-ce pas, Travis.
Travis acquiesça bien qu’il ne fut pas ravi de cette visite. Rey ne l’était pas non plus si l’on en croyait son regard. Travis avait noté que ce fameux regard de celui-qui-se-fichait-de-tout semblait éteint ce jour-là. Sa peau était un peu grise et ses yeux rougis par le manque de sommeil. Même le sourire qu’il adressa à Bethany était tendu et forcé.
-
J’ai envie d’un Baileys. Dit-elle légèrement.
Ses hôtes n’auraient pu se douter qu’un quart d’heure plus tôt elle était en pleine colère.
-
Est-ce que vous voulez vous joindre à moi ?
Tout le monde fut d’accord. Tandis que les femmes s’occupaient du service, Travis et Rey s’étaient assis dans le salon. Ils n’étaient pas de très bons amis mais ils avaient des relations amicales. Ils dînaient ensemble plusieurs fois dans l’année et les Cimino venaient toujours à la soirée de Noël de Bethany. Rey avait même visité la maison des serpents et il avait paru très intéressé. Il n’avait pas eu peur et n’avait ressenti aucune répulsion, à la différence de tant d’autres. C’est alors que Travis avait commencé à avoir de l’amitié pour lui, même s’il était un peu envieux de sa beauté. Mais, aujourd’hui, il ne se sentait pas à l’aise avec lui en attendant les boissons. Il espérait que Rey n’avait pas entendu Jeremy affirmer que Dara le qualifiait de charmeur de serpents, qu’il ne l’avait pas entendu non plus dire qu’il aimait tout particulièrement la jeune fille. Après tout, Cimino était amoureux de Dara au moment de sa disparition. Le regard dur de Rey, ses réponses par monosyllabes à ses essaies de conversation persuadaient Travis qu’il avait parfaitement entendu Jeremy.
-
Je n’ai jamais assisté à un enterrement aussi sinistre, commença-t-il lorsque tout le monde fut assis. Et puis il y a le fait qu’il n’y a pas eu de réception après la cérémonie. Et aussi que la tombe de Patricia soit si loin de celle d’Ames. Tout cela est étrange.
-
Je crois, dit Bethany, qu’Ames savait que Patricia avait une liaison.
-
Une liaison ? Répondit Tess. Je n’ai jamais entendu parler de cela.
Son visage s’était durci et elle parlait d’une voix haut perchée et fausse. Travis lui jeta un regard perçant et comprit qu’elle était au courant, et cela depuis un bon moment. Mais pourquoi agissait-elle d’une manière si étrange ? Peut-être pensait-elle que cette aventure, Patricia l’avait eue avec Rey.
La conversation traînait. Travis souhaitait désespérément que les Cimino s’en aillent après le premier verre. Lorsque Tess en accepta un second, Rey donna l’impression qu’il aurait volontiers saisi le lourd cendrier d’albâtre qui se trouvait sur la table pour le casser sur la tête de sa femme. Après cela, la conversation languit tout à fait. Heureusement, Jan fit son entrée en portant son ours en peluche et son album à colorier.
-
Nous avons de la compagnie, dit-elle de sa petite voix avec des inflexions d’adulte. Personne ne m’a dit que nous avions de la compagnie. Comment allez-vous ?
Il y eut de l’attendrissement, des compliments, des roucoulades de la part de Bethany et de Tess et cette question de Rey :
-
Que veux-tu faire quand tu seras grande ?
-
Une artiste, répondit Jan fermement. Et je vendrai mes tableaux à New York. On les pendra dans un musée et les gens viendront pour les voir et les acheter. Je vais faire des tonnes d’argent et je vais pouvoir acheter beaucoup de chiots et de chatons. Et aussi des boucles d’oreilles en diamant.
Tout le monde rit, ce qui remplit de confusion l’adorable enfant. Elle n’avait pas l’impression d’avoir dit quelque chose de drôle. Au grand soulagement de Travis, elle se mit à bailler très fort.
-
Nous devons partir, dit Tess, Jan a besoin de faire un petit somme.
-
Si vous le voulez bien, dit Rey, je vais d’abord aller aux toilettes. Je reviens dans une minute.
Dix minutes plus tard, il n’était pas encore revenu.
-
Je ne sais pas pourquoi il met si longtemps, s’agita Tess. Il n’a pas été bien ces temps derniers. Peut-être devrais-je aller voir.
Le pauvre type, pensa Travis, il ne peut même pas aller tranquillement aux toilettes. Il était anxieux. Il voulait que ces deux visiteurs s’en aillent. Il y avait quelque chose qui n’allait pas. Cette visite avait sans doute une raison d’être mais il en voyait pas laquelle. Avait-elle quelque chose à voir avec ce que Jeremy avait dit au cimetière ? Mon Dieu ! Il espérait que non.
Quand Rey refit son apparition, il croisa son regard et il fut bouleversé d’y lire une haine froide. Il rougit. Il était maintenant certain que Cimino savait qu’il avait eu une aventure avec Dara au moment de sa disparition. Savait-il qu’elle était enceinte ?
Travis se sentit soudain inondé de sueur. Il regarda Tess et vit qu’elle les observait très attentivement, Rey et lui. Sa bouche s’étira en un sourire qui n’en était pas vraiment un et elle dit :
-
Bien, je pense qu’il est temps de partir.
Elle se leva et regarda l’enfant.
-
Jan est une vraie poupée, dit-elle. Et toi Beth, viens me voir à la librairie la semaine prochaine. Je vais recevoir plein de livres que tu vas sûrement aimer. Allons-y, Rey. Veux-tu que je conduise ?
-
Tu as bu plus que moi, dit-il. Laisse-moi le volant.
À peine les Cimino avaient-ils disparu que Bethany prit son sac et dit :
-
Maintenant, je vais chez papa. Il doit se demander ce que je deviens.
Travis avait envie d’être seul mais il savait qu’une visite de Bethany à Hugh pouvait rendre les choses encore plus difficiles.
-
Bethany, dit-il, je souhaite vraiment que tu restes ici. Tu es déjà furieuse contre moi et ton père te rendra plus furieuse encore.
-
Ne rends pas papa responsable de nos problèmes. Il a toujours soutenu notre mariage.
-
J’espère que tu plaisantes, dit Travis sèchement.
Elle lui lança son regard en coin des mauvais jours.
-
Je vais juste le voir cette après-midi comme je le lui ai promis, dit-elle en cherchant ses clés de voiture dans son sac. Tu vas devoir garder Jan. je ne l’emmène pas car papa est trop enrhumé.
elle le regarda d’un air de défi et ajouta :
-
J’espère que cela ne t’enlèvera pas tes moyens.
-
Pour l’amour de Dieu, gronda Travis, précipite-toi chez ton papa s’il le faut. Donne libre cours à tes soucis, à tes soupçons paranoïaques, à tes histoires d’infidélités imaginaires. Excite bien le vieil homme, comme cela il me détestera encore plus. Peut-être te sentiras-tu enfin justifiée et heureuse et seras-tu un peu plus supportable quand tu rentreras à la maison.
-
Tu es blessant, Travis Burke, et, en mon absence, prends bien garde de ne pas emmener Jan dans la maison des serpents.
-
Je ne l’y ai jamais emmenée et j’attendrai qu’elle soit plus grande.
-
J’espère bien que tu ne l’y emmèneras jamais.
-
Beth, elle est aussi ma fille.
-
Alors, essaie d’agir comme un père.
-
Quand est-ce que je n’ai pas agi comme un père ? Dis-moi quand je n’ai pas agi comme un père bon et dévoué.
Bethany s’abstint de répondre et alla vers Jan qui était assise sur le canapé en train de colorier avec beaucoup de sérieux.
-
Maman, lui dit-elle dans ce langage enfantin qui agaçait tellement Travis, va aller rendre visite à grandpa qui est trop malade pour recevoir un bébé-waddy comme toi. Mammy va revenir aussi vite qu’un bébé lapin. Jusqu’à son retour, tu vas faire tout ce que te dira daddy-waddy excepté d’aller dans la maison aux serpents où d’horribles vieilles bêtes risqueraient de te dévorer avec leurs énormes crochets ruisselant de venin.
Après cette recommandation, elle embrassa Jan sur le front en lui disant :
-
Bye bye, ma petite cane en sucre.
-
Cane en sucre, grogna Travis, on dirait le surnom d’une strip-teaseuse.
Bethany lui lança un regard féroce et lui dit :
-
Tu connais sûrement beaucoup mieux que moi les surnoms qu’on donne aux strip-teaseuses.
-
Oh ! mais…
-
Prends bien soin d’elle, Travis.
-
bien sûr que… Beth, elle est ma…
La porte avait déjà claqué derrière Bethany. Il regarda Jan qui haussa les épaules comme une adulte sophistiquée et se remit à colorier.
Il fit du café et s’assit dans un fauteuil, surveillant Jan qui, avec beaucoup de bonheur, coloriait un clown tout vert, un clown martien, pensa-t-il. Il n’aimait pas les clowns. Du moins devraient-ils tous ressembler à celui de Jan.
Le téléphone sonna et il eut l’espoir absurde que c’était Bethany qui téléphonait pour s’excuser. Mais c’était l’adjoint Michael Winter qui demandait à lui parler. Il voulait, dit-il, poser quelques questions auxquelles Travis préférerait peut-être répondre en dehors de la maison. Celui-ci sentit un frisson d’angoisse monter le long de sa colonne vertébrale. Winter devait savoir quelque chose, pensa-t-il, mais comment ? Travis avait toujours été tellement prudent.
Il revint au salon et trouva Jan allongée sur une pile de coussins. Il avait toujours été étonné de la rapidité avec laquelle les enfants étaient capables de s’endormir. Il la porta tendrement dans son lit, la couvrit, ferma la porte et il marcha de long en large dans le salon en attendant l’arrivée de la voiture de police.
Après le départ de Winter, Travis s’était écroulé sur le canapé comme quelqu’un qui a reçu un choc. Les questions du policier l’avaient bouleversé. Il s’attendait à quelque chose de désagréable mais pas à ce point. Que soit maudite cette bande d’identification qu’il avait oubliée sur son lecteur de disques compacts ! si ne n’était pas pour cela…
Mais ce n’était pas seulement cela, pensa-t-il sentant monter en lui une poussée d’adrénaline. Il y avait cette histoire de charmeur de serpents. Maudite soit Dara Prince qui, la première, lui avait donné ce surnom ! Qui a raconté cela à Winter ? Sûrement Christine Ireland. Il se souvint qu’à la fin de l’enterrement Sloane Caldwell s’était approché d’elle et de Jeremy mais elle s’en était détournée pour se tourner vers l’adjoint Winter avec lequel elle avait parlé à voix basse comme s’il s’agissait de quelque chose d’urgent. C’est à ce moment-là que Jeremy avait dit, presque à voix haute, que Dara l’avait surnommé le charmeur de serpents. Et pour faire bonne mesure, il avait ajouté que Travis ne l’aimait pas, lui, mais qu’il aimait sûrement Dara.
Ce type devrait être dans un asile, avait pensé Travis en se versant un verre de bourbon et en l’avalant d’un trait. Il lui importait peu que ses idées sur la manière dont on devrait traiter les diminués mentaux ne soient pas à la mode. Il ne pouvait tout simplement pas les supporter. Ils lui donnaient la chair de poule. Surtout un type comme Jeremy, qui semblait normal, qui était même vraiment beau mais qui était si en retard intellectuellement et émotionnellement. Sans doute était-il aussi pervers sexuel. Dans ce moment de colère, il venait de décider que jamais il ne laisserait Jeremy s’approcher de Jan. Quoi que dise ou quoi que fasse bethany ! Non, jamais Jeremy Ireland ne s’approcherait d’elle, qu’elles qu’en soient les conséquences.
Il se versa un autre verre de bourbon et se traîna jusqu’à son bureau, respirant fort en pensant à ce maudit Jeremy. Et aussi à Christine. Qu’est-ce que Dara avait bien pu lui dire à propos de lui ? En réalité, ce ne devait pas être grand-chose puisqu’en trois ans, elle n’avait pas jugé bon d’en parler.
Mais on ne sait jamais. Il ne détestait pas Christine mais il ne lui faisait pas confiance non plus. Elle n’avait jamais été sensible à son charme et cela le blessait. D’autre part, elle était trop attachée à son frère. Ce n’était pas normal. Christine et Jeremy, quel couple ! Dire que c’était eux qui avaient trouvé le journal de Dara !
Quand Travis avait appris que ce journal avait été découvert, il avait été terrifié. Il se demandait ce qu’il y avait dedans. Il aurait tout fait pour empêcher Christine de le livrer à la police mais il n’avait rien pu faire. Tout en buvant son second bourbon après la visite de Winter, il se demandait, effrayé, quelle conséquence aurait pour lui, la découverte de ce maudit journal. Tout son univers n’allait-il pas s’écrouler ? Allait-il perdre Jan et Bethany et la sécurité d’être marié à une femme riche ?
Il s’assit tristement derrière son bureau. Il avait du travail à faire, des copies à corriger mais il était incapable de lire ou de regarder la télévision. Toute sa journée était perdue. La seule chose qui pouvait lui faire du bien, c’était d’aller voir ses serpents. Il ouvrit le tiroir où il conservait les clés de la maison aux serpents et il s’aperçut qu’il était mal fermé. Jan, pensa-t-il soudain inquiet. Peut-être est-elle entrée dans son bureau, peut-être a-t-elle joué avec les clés…
Heureusement les deux trousseaux étaient à leur place habituelle. Sans doute avait-il mal fermé le tiroir la dernière fois qu’il y avait pris les clés. Il lui faudrait être plus attentif. Vraiment, maintenant que Jan a grandi, il serait plus sûr de fermer le tiroir à clé pour qu’elle ne puisse pas jouer avec.
Bien qu’il n’ait jamais été aussi déprimé dans sa vie, Travis prit un trousseau, regarda sa petite fille qui dormait paisiblement et se dirigea vers la maison aux serpents. Il ouvrit le cadenas, le verrou, la serrure et entra dans ce qu’il appelait le vestibule. C’est ici qu’il conservait les insectes et les rongeurs dont il nourrissait ses serpents. Et aussi les médicaments, la vaseline et l’alcool pour les tiques, les insecticides pour les acariens. Les sulfamides pour les infections de la bouche, l’ivermectin et le praziquantel pour les parasites internes. La pénicilline et la tétracycline pour les problèmes respiratoires. Après tout, ces créatures n’avaient qu’un seul poumon. Il n’y avait pas un vétérinaire à Winston capable de soigner des serpents venimeux. C’est pourquoi il lui avait fallu tout apprendre et il se disait qu’il faisait d’excellents diagnostics.
Il marcha dans la grande salle. Pourquoi s’arrêta-t-il ? Il ne le savait pas. Apparemment, tout semblait normal mais il avait le sentiment que quelque chose n’allait pas. Mais alors pas du tout. Il resta sur place, tous les sens en éveil. Il entendit sur sa droite comme un murmure. Il regarda. L’une des cages était ouverte. Celle du serpent à sonnettes à dos de diamant.
Depuis vingt ans qu’il s’occupait de serpents, il n’avait pas une seule fois laissé une porte ouverte par négligence. Son père, qui lui avait aussi transmis la façon de s’en occuper et de les manier. Il avait bien appris sa leçon. Vigilance. Ce mot était gravé dans son cerveau. Il savait qu’il n’avait pas laissé une seule cage ouverte.
Pour le moment, se dit-il, l’important n’est pas que la porte soit ouverte ou fermée mais de remettre le serpent dans sa cage. Les lumières fluorescentes étaient très violentes et il s’agissait d’un énorme serpent.
-
Hey ! Hugh, appela-t-il.
Il avait appelé ce reptile mauvais coucheur et très venimeux du nom de son beau-père.
-
Pourquoi ne fais-tu pas un peu de bruit pour m’indiquer où tu es ?
Rien.
Le cœur de Travis s’emballa. Il regarda autour de lui et se figea. La vipère à tête triangulaire n’était pas non plus dans sa cage. Mais que se passait-il ? Son regard passa de cage en cage. Pas de serpent-tigre, pas de vipère du désert à cornes…
Peut-être quelqu’un était-il entré ici et avait-il volé les serpents. Si tel était le cas, il serait furieux. Peut-être ne les retrouverait-il jamais, mais cela vaudrait mieux que…
Il entendit derrière lui un sifflement si fort qu’on aurait dit un pneu qui se vidait de son air. Il poussa un petit cri et fit un bond au moment où il réalisa que c’était la vipère du Gabon qui était près de lui, l’espèce aux plus longs crochets à venin de toutes les espèces venimeuses. Et soudain il eut le sentiment qu’un fer rouge pénétrait sa cheville. Il regarda et vit le serpent en train de le mordre.
Il devait s’en aller d’ici. Il n’avait pas une seconde à perdre avec tous ces serpents en liberté. Il secoua son agresseur, lui fit lâcher prise et courut vers l’entrée, vers la porte. Déjà la douleur était montée de la cheville au genou mais il n’avait pas le temps de s’arrêter pour faire sortir le venin.
Il arriva à la porte, ouvrit la serrure. La poignée tourna facilement. Dans cinq secondes, pensa-t-il, dans cinq secondes je serai en sûreté.
Mais la porte refusa de s’ouvrir.
Il tourna la poignée encore et encore. Elle fonctionnait normalement. Il poussa la porte mais elle ne céda pas. Et il compris soudain. Quelqu’un avait fermé le cadenas. Jan ? Jan ne s’était jamais approché de la maison aux serpents.
Non, non, le cadenas ne pouvait pas s’être refermé. Travis secoua la porte de toutes ses forces. Non ! Non ! Hurla son esprit. Mon Dieu, non !
Finalement, il entendit le bruit caractéristique du serpent à sonnettes au dos de diamant. Il s’éloigna de la porte et se précipita vers la longue table métallique au milieu de la pièce, celle même sur laquelle il soignait ses serpents. S’il pouvait grimper dessus.
Il se précipita mais il s’étala de tout son long. Il venait de marcher sur l’un des lacets de sa chaussure. Pouvait-on être stupide à ce point !
Il ressentit une douleur fulgurante à la main, puis au poignet. Le tigre noir venait de frapper, la tête haute et le cou étendu comme lorsqu’il a peur. Il était au même niveau que lui et il semblait gigantesque. Il ne semblait pas seulement terrifiant. Il l’était.
Deux morsures. Je peux guérir de deux morsures, pensa Travis. Il savait qu’il ne fallait pas les sucer parce que cela risquait de répandre le venin dans son système digestif. Les hôpitaux locaux ne savaient pas traiter les morsures de serpents exotiques mais ils pouvaient contacter un centre spécialisé. Il savait quoi faire en attendant : prendre des antibiotiques et faire une piqûre de sérum contre le tétanos. Il lui fallait aussi de l’antivenin. Mais avant de l’administrer, il fallait faire un dosage d’antihistaminique pour éviter l’effet de choc. Il avait tout ce qu’il fallait dans le réfrigérateur mais il lui fallait d’abord échapper à tous ces serpents en liberté.
-
Bethany, cria-t-il en espérant qu’elle était rentrée de chez son père. Beth aide-moi.
Mais même si elle était à la maison, pouvait-elle l’entendre ? Et comment ouvrirait-elle ce cadenas ? Il lui fallait aller chercher le second trousseau de clés. Ou peut-être pouvait-elle le casser. Il y avait de grosses pierres dehors. Alors, il serait libre. Il lui fallait maintenant grimper sur la table afin d’être à l’abri, au moins pour un temps.
Mon Dieu ! S’écria-t-il. Quelle douleur ! La vipère avait frappé. S’était retirée et avait frappé de nouveau. Alors que sa jambe flambait déjà après la morsure de la vipère du Gabon. Il fit un effort, il agita la jambe pour se débarrasser de celle-ci. Il ne regarda pas pour voir s’il y était parvenu. Tout ce qu’il voulait, c’était grimper sur la table. Il saisit l’un des pieds mais la table sembla trop haute. Il savait qu’il n’y arriverait jamais. Jamais.
Tout son corps brûla. Il se sentait faible, il fut pris d’étourdissements mais son cerveau fonctionnait encore. Horrifié, il sut ce qui se passait en lui en ce moment même. Il connaissait les effets des différents venins. Certains provoquaient de petites hémorragies, d’autres tuaient les tissus sains, d’autres encore atteignaient le cœur. Et il y en avait qui bloquaient le système nerveux. Si on ne venait pas l’aider, il allait mourir paralysé. Son cœur allait s’arrêter.
Il savait déjà qu’il avait reçu trop de morsures et que trop de temps s’était écoulé pour qu’il puisse guérir. Alors, la panique le quitta, faisant place à une mélancolie profonde. Sans doute ne sentirait-il plus jamais l’air frais du dehors. Il ne sentirait plus la caresse si soyeuse d’une femme lui faisant l’amour. Il ne serrerait plus jamais dans ses bras, il n’embrasserait plus jamais l’amour de sa vie, sa chère petite Jan. Des larmes chaudes emplirent ses yeux.
-
Aidez-moi ! Marmonna-t-il faiblement, allongé de tout son long sur le sol, ayant abandonné l’espoir de monter sur la table.
C’était trop tard.
-
Oh ! Dieu, s’il te plait, aide-moi !
Son regard brumeux fut attiré vers la lumière qui passait à travers l’une des fenêtres incassables. Il ne savait pas si c’était vrai ou si c’était un rêve mais il avait l’impression de voir le visage de Bethany. Elle le regarda avec ses grands yeux bruns.
-
Je suis désolé, murmura-t-il en rendant l’âme. Désolé pour tout.
Chapitre 18
1
Selon les examens de laboratoire, il n’y avait aucun doute : la mort de Travis Burke avait bien été causée par le venin. Aucun autre signe de blessure n’avait été trouvé sur le corps affreusement enflé de celui qui avait été un si beau et si charmant professeur.
Il était certain que Travis Burke s’occupait de serpents depuis son adolescence, depuis presque vint années. Tout le monde, même sa femme, Bethany, qui haïssait sa passion, avait dit à Winter qu’il prenait toujours toutes les précautions nécessaires. Il était certain aussi que Travis était devenu un suspect du meurtre de Patricia. Les coïncidences troublaient toujours Michael et cet accident bizarre était une sacrée coïncidence.
Le shérif Teague était hors de lui. Il aimait que tout soit tranquille dans sa ville. Il allait lui falloir faire quelque chose mais, pour le moment, il se contentait de déléguer son autorité. Son premier mouvement avait été de confier l’enquête à Michael Winter. Après tout, c’est lui qui avait interrogé Burke, le jour même de sa mort, à propos du lecteur de cassettes trouvé dans le grenier des Prince. Moins de vingt quatre heures après la mort de Travis, Michael se trouvait de nouveau dans la maison des Burke.
C’est Bethany Burke qui lui ouvrit la porte. Ses longs cheveux pendaient autour de son visage et des cercles noirs entouraient ses grands yeux bruns son visage semblait encore plus mince qu’à l’enterrement de Patricia, si toutefois il était possible à un visage de mincir en une seule journée. Elle lui lança un regard triste fatigué et l’invita à entrer.
Michael avait vu la voiture de Christine Ireland devant l’entrée. Elle et Jeremy étaient assis sur le canapé qu’il avait occupé la veille. Christine l’accueillit d’un air déprimé. Quant à Jeremy, il l’accueillit comme un petit chien prêt à se précipiter vers lui et à le lécher. Michael vit Christine pâlir et placer une main sur la cuisse de son frère après qu’il eut crié :
-
Salut, l’adjoint : sais-tu déjà qui est le meurtrier ?
-
Non, Jeremy, je ne sais pas, dit Michael doucement. Il se tourna vers Bethany. Est-ce que je peux vous voir seule quelques minutes ? J’ai des questions à vous poser.
Christine se leva et dit :
-
Jeremy et moi, nous allons partir.
-
S’il te plait, non. Je veux que tu restes.
Bethany s’adressa ensuite à Michael :
-
Nous sommes allés chez mon père tout de suite après… Elle avala sa salive. Il le fallait parce que plusieurs serpents s’étaient échappés quand les secours sont entrés. Mais le rhume de papa s’est transformé en une redoutable influenza et j’avais peur pour ma fille. Alors, nous sommes revenues seules. Tess ne veut pas venir maintenant et, moi, je ne veux pas être seule.
-
Christine et moi, proposa Jeremy, nous pouvons aller dans la cuisine prendre du café avec des gâteaux. Vous ne pouvez pas savoir tout ce que les gens ont apporté.
-
C’est toujours comme cela quand un membre de la famille meurt, dit Bethany doucement. Vous êtes inondé de nourriture au moment où vous en avez le moins besoin.
Michael approuva.
-
D’accord, je ne veux chasser personne.
-
Allons à la cuisine pour un moment, Jeremy, dit Christine. Tu pourras avoir un autre morceau de gâteaux aux carottes.
-
Merveilleux ! J’adore le gâteau aux carottes. Je sais qu’il y a aussi beaucoup de gelée mais je n’en veux pas.
Il disparurent tandis que Jeremy expliquait encore ce qu’il pensait de la gelée. Bethany sourit à Winter.
-
Merci de les laisser rester. Ils viennent d’arriver.
-
Je comprends que vous ne vouliez pas être seule en ce moment.
-
Voulez-vous boire quelque chose ?
-
Non, merci, madame Burke. Je ne veux pas prendre plus de votre temps qu’il ne faut. Et je veux vous exprimer mes condoléances.
-
Merci.
Elle lui désigna le canapé et s’assit sur le fauteuil que son mari avait occupé la veille.
-
Travis était tellement fort, dit-elle. Il m’a toujours semblé indestructible. Comme mon père ! Je ne peux pas croire à ce qui est arrivé.
-
Je suis vraiment désolé, dit Michael.
On l’avait appelé la veille mais il n’avait pas pu poser ses questions à Bethany. Elle était trop hystérique et il avait d’abord fallu la calmer. Mais il avait vu Travis et c’est tout juste s’il avait pu le reconnaître tant il était enflé et décoloré.
-
Madame Burke, dit-il, quand je suis arrivé, la porte de la maison aux serpents était fermée et le cadenas l’était aussi.
Elle tressaillit.
-
Oui. Je rentrais tout juste de chez mon père lorsque j’ai entendu Travis crier. J’ai tout de suite compris que c’était grave, qu’au moins un de ces horribles serpents s’était échappé. J’ai regardé à travers la fenêtre de la maison aux serpents. Il se tordait sur le sol avec tous les reptiles autour de lui.
Elle frissonna.
-
J’ai frappé sur la fenêtre comme si cela pouvait servir à quelque chose. Il m’a regardé. J’ai saisi son regard… le regard d’un mourant. Il était déjà ailleurs mais il remuait encore, il se tordait.
Sa bouche se mit à trembler.
-
Je me suis précipitée sur la porte mais je n’ai pas pu l’ouvrir. Le cadenas était fermé et je n’avais pas la clé. J’ai dû rester là à hurler comme une bête pendant que mon mari mourait.
-
Vous ne pouviez rien faire d’autre.
-
J’aurais pu briser le cadenas mais j’étais comme paralysée. Je n’ai rien fait !
-
Madame Burke, c’est cruel à entendre mais, avec tous ces serpents hors de leurs cages, mieux valait que vous n’ayez pas pu ouvrir la porte. Si vous y étiez parvenue, votre fille aurait perdu aujourd’hui ses deux parents.
-
je le crois, mais pourtant…
Ses yeux s’emplirent de larmes.
-
Jamais je n’oublierai que je n’ai rien fait. Comme d’habitude ! Bethany l’incapable. Il m’a fallu plusieurs minutes pour me décider à courir vers la maison et à appeler le 911. Le temps m’a semblé… je ne sais pas… suspendu.
-
Même si vous aviez appelé immédiatement, cela aurait été quand même trop tard madame Burke. Le laboratoire a confirmé qu’il y avait une quantité énorme de venin dans le sang de votre mari. Il n’aurait pu survivre même si les secours étaient arrivés en même temps que vous. De toute façon, lorsqu’ils sont arrivés, ils n’ont pas pu entrer tout de suite. Il leur a fallu attendre que les hommes du département spécialisé aient capturé les serpents. Vous n’avez absolument rien à vous reprocher.
-
J’ai toujours détesté ces serpents, s’écria Bethany avec violence en essuyant ses yeux avec ses poings à la manière des enfants. Je ne supportais pas de les voir. Ils me faisaient peur ! Je n’ai jamais mis les pieds dans la maison aux serpents et j’ai supplié Travis de s’en débarrasser. Je savais qu’il les avait depuis des années, bien avant notre mariage, mais j’ai pensé qu’il les laisserait si je l’en suppliais avec ardeur. Surtout après la naissance de notre fille. Comment peut-on être aussi obstiné ! Il n’a jamais voulu m’écouter. Pour l’amour du ciel, je ne comprends pas qu’on puisse être à ce point sous le charme de ces affreux serpents. Ils sont tellement horribles !
-
Je suppose qu’ils n’étaient pas horribles à ses yeux.
-
Oh ! Non. Il les trouvait beaux.
Elle eut un rire nerveux.
-
Je suppose qu’il n’y a pas de laides amours.
-
Hier, vous avez dit plusieurs fois que votre mari était toujours très prudent avec les serpents. Pourtant lorsque les agents sont entrés dans la maison aux serpents, ils ont trouvé presque toutes les cages ouvertes. Comment expliquez-vous cela ?
-
Je ne sais pas. Travis tenait toujours toutes les portes rigoureusement fermées. Lorsqu’il entrait, il fermait derrière lui, la porte extérieure pour que personne ne puisse entrer derrière lui tandis qu’il s’occupait d’un serpent. Les fenêtres étaient incassables.
Elle haussa les épaules.
-
Je ne sais pas. À moins que quelqu’un ait brisé les serrures pour entrer mais Travis s’en serait aperçu.
-
La police a dû briser les serrures pour entrer mais ils les on d’abord examinées. Elles étaient intactes. Donc si quelqu’un est entré, il devait avoir les clés.
Bethany porta la main entre ses sourcils comme si elle avait mal à la tête.
-
Il y avait trois clés, l’une pour la serrure, l’autre pour le verrou et la troisième pour le cadenas. Travis les conservait dans un tiroir de son bureau.
-
Il n’y avait qu’un trousseau ?
-
Non, il y en avait un de rechange qui était dans le même tiroir. Il y est encore. J’ai vérifié quand nous sommes rentrés vers midi.
-
Votre mari avait un trousseau dans sa poche, il y a celui-là. Êtes-vous sûre qu’il n’y avait pas un troisième trousseau ?
-
S’il y en avait un je n’en ai jamais entendu parler. Mais il n’en avait pas besoin. Il prenait toujours un trousseau avec lui et laissait l’autre dans son bureau.
-
Peut-être en laissait-il un dans la maison aux serpents au cas où il aurait été enfermé ?
Bethany sembla surprise et dit :
-
Non. Il s’est fait faire le second trousseau au cas où il perdrait le premier mais je ne vois pas comment cela aurait pu arriver. Il n’emportait jamais ses clés.
-
Mais le cadenas extérieur était fermé. Cela signifie que quelqu’un l’a fermé après l’entrée de votre mari.
Bethany approuva.
-
Je sais. Mais qui ? Il n’y a pas d’enfants dans les environs.
-
Est-ce que M. Burke a jamais pensé que quelque chose comme ça pourrait arriver ? Pourquoi n’a-t-il pas enlevé le cadenas pendant qu’il était à l’intérieur.
Bethany fronça les sourcils.
-
Je pense qu’il le faisait habituellement. De plus, il prenait toujours son téléphone portable de façon à pouvoir m’appeler au cas où il serait enfermé. Dans ce cas-là, je serais allée chercher le second trousseau.
-
Mais cette fois-ci, vous n’étiez pas là. Et il avait oublié son téléphone. Et il avait laissé le cadenas sur la porte extérieur. Cela fait beaucoup de malheureuses coïncidences.
-
En effet, dit Bethany, l’esprit ailleurs.
-
Pensez-vous que votre fille, Jan, aurait pu fermer le cadenas ?
Le regard de Bethany devint subitement dur.
-
Non, elle ne l’a pas fait. Je ne veux pas qu’on puisse soupçonner ma petite fille d’une telle chose.
-
C’était une question innocente mais raisonnable, madame Burke. Je ne voulais pas vous offenser.
-
C’est une accusation qui peut suivre une enfant toute sa vie, qui peut gâcher sa vie.
-
Je n’ai pas proféré d’accusation. J’ai juste posé une question. N’en parlons plus pour l’instant.
-
N’en parlons plus jamais.
-
D’accord. S’il vous plait, calmez-vous.
Elle semblait hostile mais trop furieuse pour rester sur ses gardes.
-
Que savez-vous à propos du lecteur de disques compacts de votre mari qui a été volé ?
Sa voix s’éleva d’un cran.
-
Son lecteur de disques compacts ? Il a été volé ?
Michael pensa qu’elle avait rougi mais il n’en était pas certain. On voyait en tout cas qu’elle était tendue.
-
Il ne vous en a pas parlé ?
Elle le fixa sans répondre.
-
Sans doute pas. Il n’en a pas parlé non plus à la police. Il m’a dit que cet appareil lui avait été dérobé dans sa voiture il y a une quinzaine de jours alors qu’elle n’était pas fermée. Il a dit aussi que rien d’autre n’avait été pris ou endommagé, si bien qu’il n’avait pas voulu en faire toute une affaire.
-
Oh !
Il pensa qu’elle allait lui demander pourquoi il lui parlait de ce lecteur de disques compacts maintenant, mais, non, elle continuait à le fixer. elle finit par dire :
-
C’est moi qui lui ai donné ce lecteur de disques compacts.
-
Celui qui a été volé ?
-
Oui. Il n’en avait pas d’autre.
-
Mais il ne vous a pas dit qu’il avait été volé ?
Elle secoua la tête.
-
Peut-être avait-il peur de vous faire de la peine ?
-
Peut-être.
Michael attendit quelques secondes. Il avait l’impression que Bethany était en train de s’enrouler sur elle-même, comme l’un des serpents de son mari.
-
Je suis venu ici hier, pendant que vous étiez chez votre père, pour annoncer à M. Burke que son lecteur de disques compacts avait été retrouvé.
-
Oh ! Tant mieux.
-
Dans le grenier de Patricia. Il fonctionnait au moment où le corps de Patricia a été retrouvé.
Bethany sembla soudain enfler, son visage devint rouge, sa gorge se serra et sa poitrine se gonfla tandis qu’elle forçait l’air dans ses poumons. Il la regardait, fasciné, ne sachant plus que faire ni que dire. elle finit par murmurer :
-
N’est-ce pas étrange ?
Michael eut l’impression qu’elle allait tomber en bas du canapé. Mais qu’attendait-il donc ? Qu’elle se lève et déclare : « Oui, je sais que mon mari avait une aventure avec Patricia Prince et c’est pour le punir que j’ai ouvert les cages ».
En réalité, il attendait peut-être quelque chose de moins spectaculaire, qu’elle lui laisse entendre qu’elle était au courant de cette intrigue car il était certain qu’il y avait eu une affaire entre Travis et Patricia. Et presque certain que Bethany était au courant.
Mais elle restait assise sans dire un mot, comme si elle le défiait de lui poser la question. Il n’obtiendrait rien ainsi, pensa-t-il, désappointé. Du moins, pas maintenant.
Il posa alors sa question avec sincérité :
-
Madame Burke, savez-vous si quelqu’un voulait du mal à votre mari ?
-
Lui vouloir du mal ? Le tuer ? Vous pensez qu’il a été assassiné ?
-
Je suis sûr que votre mari n’a pas ouvert toutes ces cages, n’a pas libéré en une seule fois tous ces serpents venimeux. Mais quelqu’un les a libérés.
-
Les militants des droits des animaux, peut-être ?
Il la regarda intensément. Voulait-elle paraître stupide ? Ou était-elle seulement obsédée par cette question d’assassinat ?
-
Je ne peux croire, dit-il, que des militants des droits des animaux aient pu libérer tous ces serpents hautement venimeux juste pour tuer votre mari. Je sais qu’il y a parmi eux de dangereux fanatiques mais je n’ai jamais entendu dire qu’il y en avait par ici.
-
Tant mieux, dit-elle toujours aussi vague. Il serait affreux de penser que des gens comme ça soient parmi nous.
-
En effet, Madame Burke, votre mari a-t-il eu dernièrement un conflit avec quelqu’un ?
-
Un conflit ? Quelle sorte de conflit ?
-
Une dispute. Même avec un étranger. Avec un de ces automobilistes qui sont capable de toutes les violences ou quelque chose comme çà ?
-
Pas que je sache, dit Bethany doucement. Bien sûr, il ne me disait pas tout.
Elle se mordit les lèvres. Elle aurait voulu ne pas avoir prononcé ces mots. Elle sembla à nouveau se replier sur elle-même.
-
Mais s’il avait eu un problème de ce genre, il m’en aurait sûrement parlé. Nous nous aimions tellement et nous nous connaissions si bien.
Michael était sur le point de mettre fin à cet entretien mais il eut le sentiment que la jeune femme essayait de lui donner le change par ses paroles sucrées accompagnées d’un sourire d’une fausse douceur. Il décida donc de continuer.
-
Madame Burke, dit-il, au cimetière, Jeremy Ireland a dit à voix haute que Dara Prince avait surnommé votre mari le charmeur de serpents. Il a ajouté que votre mari aimait certainement Dara. Vous avez bien évidemment entendu et vous avez été sur le point de pleurer.
Bethany hésita, puis dit fermement :
-
Qui a dit que j’étais sur le point de pleurer ? C’est ridicule.
-
Je vous ai regardé à ce moment-là, madame Burke, et j’ai constaté que vous étiez sur le point de pleurer.
-
Vous vous êtes trompé.
-
Je ne le pense pas.
-
Si, vous vous êtes trompé !
-
D’accord. Mais saviez-vous que Dara Prince avait surnommé votre mari charmeur de serpents ?
-
Comme beaucoup d’étudiants ! Et alors ?
-
Connaissiez-vous Dara Prince ?
-
Très peu. Surtout par Christine.
-
Que pensiez-vous d’elle !
-
Je ne l’aimais pas. C’était une enfant gâtée, arrogante, très désagréable envers Christine.
-
Est-ce que votre mari connaissait Dara ?
-
Je crois savoir qu’elle a été son étudiante.
-
Est-ce qu’il l’aimait ? Jeremy a affirmé qu’il l’aimait beaucoup.
Bethany rougit.
-
Il arrive à Jeremy d’aller trop loin. Il savait probablement que Dara était une étudiante de Travis.
-
Il a dit que Travis avait montré ses serpents à Dara.
-
Il ne sait pas ce qu’il dit. Ou peut-être Dara lui a-t-elle dit cela pour l’épater mais Travis n’aurait jamais emmené une étudiante dans la maison aux serpents.
-
Il n’avait pas d’étudiants qui s’intéressaient à l’herpétologie ?
-
Bien sûr que si. Peut-être aurait-il montré ses serpents à des étudiants sérieux. Des garçons.
-
Il n’a donc jamais eu d’étudiantes sérieuses.
Bethany serra les lèvres et dit :
-
Monsieur l’adjoint, je crois que vous vous moquez de moi.
-
Pas du tout.
-
Si. En fait, je sais que vous vous moquez de moi.
Elle se leva.
-
Je ne veux pas continuer cette conversation. je suis fatiguée, j’ai tant de peine et je…
Jeremy fit irruption dans la pièce.
-
Bethany, je ne voulais pas en manger tant mais il ne reste plus qu’un tout petit morceau de gâteau aux carottes. Est-ce que tu le veux ? Ou l’adjoint Winter ?
Christine apparut derrière lui.
-
Jeremy, lui dit-elle. Vraiment, je tourne le dos une seconde, et te voilà parti. Nous devons rester dans la cuisine.
-
Mais je voulais juste demander…
Un hurlement aigu venu de l’extérieur mit fin à son explication. Bethany pâlit comme si son sang s’était retiré jusqu’à la dernière goutte de son visage. Ses yeux s’ouvrirent tout grands et elle porta la main à sa gorge.
-
C’est Jan, dit-elle en s’étranglant. Elle était en train de regarder des dessins animés dans son repaire mais on dirait qu’elle est dehors.
Bethany se retourna pour regarder à travers la fenêtre de derrière qui était entrouverte. Winter était juste derrière elle. Dehors, Jan Burke, quatre ans, était assise, recroquevillée, sur un vieux fauteuil de jardin.
-
Maman ! C’est la vipère de Gabby de papa.
-
La vipère de Gabby ? Demanda Winter.
-
La vipère du Gabon, dit Bethany d’une voix étranglée. Oh ! Mon Dieu !
À ce moment-là, ils virent la vipère qui levait la tête, mesurant la distance qui la séparait du fauteuil. Les yeux de Jan la fixaient, terrorisés, son corps était ramené sur lui-même.
-
Ne bouge surtout pas, Jan, cria Michael en sortant son revolver de son étui. Ne bouge pas, même un tout petit peu.
Jeremy se précipita, vif comme l’éclair. Il sortait déjà du salon alors que Michael se détournait tout juste de la fenêtre, hanté par la crainte de manquer le serpent et d’atteindre l’enfant. Une petite fille… elle avait tout juste l’âge qu’aurait eu sa petite fille à lui si…
Il sentit avec horreur que sa main tremblait. On ne peut tirer sur un serpent d’une main mal assurée, pensa-t-il, furieux contre lui-même. Il fit une enjambée, vaguement conscient que Christine et Bethany le suivaient de près. Une fois dehors, ils virent que le serpent se trouvait entre eux et la petite fille. Il fallait tirer.
Un autre cri aigu :
-
Maman, maman, il s’approche !
Un autre tremblement de la main. Il ne pouvait pas tirer. Il risquait de tuer Jan, il le savait.
-
J’ai besoin d’une binette. Ou d’une hache !
-
Pourquoi ? Demanda Bethany. Je ne sais pas… je…
-
Il lui faut une arme, cria Christine. Beth. S’il te plait !
-
Je ne sais pas…
-
Maman !
Bethany poussa Michael et se précipita vers Jan. Il la retint.
-
Laissez-moi passer ! Cria-t-elle.
-
Mais le serpent vous mordrait.
-
Je dois y aller !
Michael voyait le serpent qui dressait la tête. Il n’était plus qu’à quelques centimètres de la petite fille qui tremblait, attirant ainsi son attention. C’est alors qu’il vit Jeremy. Il avançait avec la gracieuse démarche d’une panthère. Il arrivait derrière l’enfant.
Bethany se libéra de Michael, se précipita vers le porche et s’empara d’une pelle. Elle marcha droit au serpent.
-
Beth ! Non ! S’écria Christine.
Immobile, le serpent se préparait à frapper. Le coup sera fatal, sur une si petite fille, pensa Michael. Il leva son arme, sa main ne tremblait plus. Juste à ce moment, Bethany vint se placer entre le serpent et lui.
-
Mon Dieu, gémit Christine. Oh ! Non !
Jan émit un léger murmure. Tourné vers elle, le serpent allait frapper lorsque Jeremy fondit sur la petite fille avec une rapidité folle et la prit dans ses bras.
Le serpent frappa le fauteuil vide tandis que Bethany se précipitait sur lui, la pelle en avant. Elle essaya de le frapper, le manqua, le manqua encore. Il se tourna vers elle, se dressa. Elle le manqua encore. Cette fois-ci, il allait frapper.
Jeremy fit trois pas en arrière et cria à Michael.
-
Tuez-le !
Michael visa. La bête était tout près de Bethany. Mortellement près. Il leva son arme, et tira.
Bethany poussa un hurlement en entendant le coup. Elle tomba en arrière, si bien que Michael pensa l’avoir blessée. Il s’apprêtait à tirer une seconde fois, avant que le serpent ne put atteindre la jeune femme mais celle-ci se redressait tandis que Jeremy s’écriait :
-
Vous l’avez eu, vous l’avez tué, monsieur l’adjoint.
Appuyé contre sa poitrine, Jan commença à gémir. Michael se précipita vers Bethany qui peinait à se relever et s’éloigner du corps puissant du serpent qui se tordait encore dans son agonie. Michael tira à nouveau. Le corps du serpent tressauta, fouettant l’air et retomba, sans mouvement. Mort enfin, pensa Michael. Il passa sa main sous le dos et les genoux de la jeune femme, la portant à l’écart du serpent. Elle lutta pour s’échapper de ses bras et courut vers Jeremy et Jan.
La petite fille était dans les bras de Jeremy, flasque, livide, les yeux fous de terreur.
-
Mon Dieu ! Gémit Bethany, il l’a mordue !
-
Non ! Cria Jeremy.
L’enfant s’accrochait à lui tandis que Bethany et Christine se penchaient sur elle.
-
Non, répéta Jeremy. Il ne l’a pas mordue. Vraiment.
Michael s’approcha à son tour. Il toucha le bras de Jan qui commença à se tortiller et à pousser des cris stridents, émergeants enfin de la terreur qui l’avait paralysée.
-
Elle est juste terrifiée, Madame Burke.
-
Appelez-moi Bethany, dit-elle en éclatant en sanglots. Je ne veux plus qu’on m’appelle madame Burke. Ce puant fils de chienne et ses maudits serpents ! Si elle avait été tuée, cela aurait été de sa faute ! même mort, il nous fait encore du mal. Il a sacrifié notre bonheur, notre sécurité pour son plaisir. J’espère qu’il est en enfer !
Toute la haine qu’elle avait renfermée en elle sortait maintenant comme un torrent de larmes, de malédictions et d’horreur. Jeremy lui tendit Jan et elle l’embrassa, la serra en pleurant. Puis elle se tourna rageusement vers Michael :
-
Et vous, vous affirmiez qu’il n’y avait plus de serpents !
-
Ce n’est pas la police qui les a enlevés mais le département des ressources naturelles. Vous leur avez dit qu’il y avait vingt deux serpents. Il devait y en avoir un de plus.
-
La vipère du Gabon, s’exclama Bethany ! L’un des pires.
-
Comment Jan la connaissait-elle ? Travis ne l’emmenait pas dans la maison aux serpents, n’est-ce pas ?
-
Croyez-vous que je l’aurais permis ? Dit Bethany, furieuse. Il lui montrait des photos dans ses livres. Et il prenait des Polaroid de ses serpents et les lui montrait. Il lui apprenait leurs noms.
-
Vous avez un appareil Polaroid ?
-
Oui, dit Bethany, serrant sa petite fille dans ses bras et lui murmurant à l’oreille : « Ma chérie, ma bien-aimée, ma douce ».
-
Madame… Bethany, vous et votre fille, devriez aller à l’hôpital. Avec la peur qu’elle a eue, elle pourrait être en état de choc. Et vous aussi.
-
Mon Dieu ! Dit Bethany en serrant Jan encore plus fort. Moi, je vais bien mais elle, elle est en train de devenir hystérique.
-
Christine, dit Michael. Voulez-vous conduire Bethany et Jan à l’hôpital ? Moi je vais appeler le département des ressources naturelles et leur demander de revenir et de s’assurer qu’il n’y a pas un autre serpent en liberté. Bethany, vous ne devriez pas revenir tout de suite.
-
En sortant de l’hôpital, nous irons à l’hôtel, annonça-t-elle. Nous ne reviendrons jamais dans cette maison. Je vais faire raser la maison aux serpents et ensuite je vendrai. Je ne pourrais plus vivre ici.
Michael la regarda. Alors qu’elle se dirigeait vers la maison avec Jan dans ses bras, suivie de Christine et de Jeremy, on sentait qu’elle était pleine de résolution et de fureur.
Elle n’est plus une petite souris, pensa Michael. Peut-être d’ailleurs ne l’a-t-elle jamais été. Elle lui avait dit qu’elle était terrifiée par les serpents et pourtant il la revoyait s’attaquant avec une violence acharnée au plus féroce d’entre eux.
2
Quatre heures plus tard, Michael arrivait à la maison de Christine. Jeremy et elle semblèrent heureux de le voir, même si sa visite était inattendue. Il entra dans cette belle maison qui sentait le café et les biscuits à la cannelle que Christine venait de préparer. Michael sentit monter en lui une douce chaleur, une chaleur que, d’ailleurs, il redoutait un peu. Ces êtres, pensa-t-il, commençaient à avoir une trop grande importance à ses yeux. Peut-être devrait-il prendre du recul, se méfier de ses émotions et continuer à vivre dans la solitude pendant au moins un an. C’est cela qu’il faut faire, se dit-il à lui-même, mais ce n’était pas cela qu’il avait envie de faire.
Quelques minutes plus tard, ils étaient assis tous les trois autour de la table en train de boire du café et de manger des biscuits. Rhiannon se tenait tel un sphinx sur le buffet, ses pattes ramenées en arrière et comme perdue dans son merveilleux regard doré.
tout en prenant un biscuit encore chaud, Jeremy demanda :
-
Alors, le docteur a dit que Jan allait bien, n’est-ce pas, Christy ?
-
Oui. Elle a eu très peur mais c’est une petite fille solide. Lorsque je l’ai conduite à l’hôtel avec sa mère, elle ne pleurait déjà plus et elle commençait nettement à se détendre. Tess est venue la voir à l’hôpital. Elle était passée avant chez Beth et vous a trouvé Michael ainsi que les gens du département des ressources naturelles. C’est ainsi qu’elle a tout appris.
Michael prit une gorgée de café et approuva.
-
Elle est partie comme une fusée quand je lui ai dit que Jan avait failli être mordue. J’aurais pu lui donner une contravention rien qu’en la voyant quitter la maison. Elle a fait crisser ses pneus.
-
Vraiment, dit Jeremy, tout excité. C’est chouette. Christy conduit comme un escargot. Elle ne fait jamais crier ses pneus.
-
Je ne conduis pas comme un escargot, dit Christine avec indignation. Je suis tout simplement prudente.
-
Tu es lambine. Tu conduis plus doucement que Bethany.
-
Mais, chéri, personne ne conduit plus doucement que Bethany, dit Christine en riant.
Ils mangèrent et parlèrent ainsi de chose et d’autres, détendus, presque insouciants après l’excitation de la journée. Michael avait le sentiment d’être un membre de la famille, et ce sentiment lui faisait un peu peur. Cette impression de bonheur était si fragile et pouvait si facilement disparaître. Et cependant, il ne pouvait pas se décider à partir.
il s’enfonçait dans ce sentiment de bien-être, dans cette belle maison avec Christine et Jeremy lorsque celui-ci annonça soudainement :
-
Je crois que quelqu’un a libéré les serpents de Travis dans le but de le tuer.
Michael savait que Christine n’avait pas parlé à Jeremy de cette hypothèse du meurtre.
-
Qui aurait voulu le tuer ? Demanda-t-il d’un air détaché.
-
Quelqu’un qui ne l’aimait pas. Ou quelqu’un qui était jaloux.
Il avala un autre biscuit et ajouta :
-
Peut-être était-il le petit ami de Patricia.
Christine parut froissée.
-
Qu’est-ce qui te fait dire cela ? Demanda-t-elle.
-
Eh ! Bien, je t’ai dit qu’un jour je l’ai entendue avec quelqu’un dans la grange. J’ai eu l’impression de connaître la voix du type mais sans pouvoir lui donner un nom.
-
Et tu penses qu’il s’agissait de Travis ? Demanda Michael sans pouvoir dissimuler son excitation ?
-
Je n’en suis pas encore sûr mais cela pourrait bien être lui.
Michael n’avait pas encore dit à Christine que le lecteur de disques compacts avait été identifié comme celui de Travis. Il se dit donc qu’elle n’avait pas pensé que l’amant de Patricia put être Travis, même si elle avait appris par Jeremy que celle-ci avait une liaison. Il demanda :
-
Réfléchis encore, peut-être pourras-tu être sûr.
-
Je ne sais pas, je vais faire tout mon possible. Mais qui donc aurait pu vouloir la mort de Travis ?
Bethany, pensa Michael, si elle était au courant. Ou Ames Prince, s’il était au courant. Pour le moment, il désirait détourner Jeremy du sujet avant que ne lui viennent à l’esprit ces troublantes éventualités.
-
Mais Jeremy, dit-il, c’est peut-être un accident. le pathologiste…
Jeremy fronça les sourcils.
-
Le docteur qui a examiné le corps de Travis affirme qu’il y avait beaucoup d’alcool dans son sang. Cela l’a peut-être rendu imprudent.
-
J’essaie vraiment de ne pas être imprudent et je n’y arrive pas toujours, dit Jeremy avec beaucoup de sérieux, mais je ne pense pas que quelqu’un comme Travis puisse être imprudent. Surtout pas avec des serpents. Il frissonna. Je hais les serpents.
-
Il y en a qui sont inoffensifs, dit Michael, mais mieux vaut faire attention.
Il regarda l’assiette vide et dit :
-
Je ne peux pas croire que j’ai mangé tous ces biscuits à la cannelle. Ils sont vraiment excellents, Christine.
-
Merci. Mais je me suis contentée de sortir de la pâte d’une boite et de placer la cannelle dessus. Voilà pourquoi je suis épuisée.
Jeremy éclata de rire.
-
Christy, fait parfois des plats excellents mais pas ce genre de choses. Si elle fait des gâteaux elle-même, ils sont tout de travers et durs comme des cailloux.
-
Je n’ai jamais prétendu être une bonne cuisinière. Notre mère en était une merveilleuse. Je pense qu’être un bon chef est un don, comme d’être musicien ou peintre.
-
Je ne saurais dire, dit Michael. J’ai plutôt tendance à ouvrir des boites et à manger sur le pouce.
-
J’adore cela mais Christine ne veut pas me laisser faire, s’exclama Jeremy.
Michael éclata de rire tout en réalisant qu’il se sentait heureux, trop heureux pour être prudent. Il aurait voulu que cette soirée ne s’arrêtât jamais. Même s’il était ridicule de penser ainsi. Mais cela lui était égal d’être ridicule.
Le beau temps n’avait pas duré. Il ne pleuvait pas mais la journée était triste. La nuit tomberait tôt ce soir.
Jeremy se retira dans sa chambre avec Rhiannon, affirmant vaguement qu’il avait « quelque chose à faire ». Quand il fut parti, Christine dit :
-
Il regarde une émission de télévision tous les soirs à cette heure mais il n’a pas voulu être impoli.
-
Je ne demande pas mieux que d’être abandonné pour un spectacle télévisé, dit Michael. Chacun d’entre nous a ses priorités.
-
La télévision est l’une des priorités de Jeremy et j’en suis heureuse. Il regarde une grande variété d’émissions malgré son QI et il apprend beaucoup de choses bien que je ne puisse pas souvent l’amener à regarder des émissions culturelles.
-
Un peu de culturel, c’est bien mais on a aussi besoin d’action, d’aventures et de fantaisie.
Christine vida le reste de la cafetière dans la tasse de Michael et dit pensivement :
-
Malgré toute l’excitation que nous avons vécue, j’ai tout de même remarqué que vous avez demandé à Bethany si elle avait un appareil Polaroid. Vous pensiez aux photos que j’ai reçues. Vous ne croyez pourtant pas que Bethany aurait envoyé de telles photos ?
-
J’essaie de ne rien laisser de côté. Et n’oubliez pas que l’appareil appartenait également à Travis.
-
Quelle raison aurait-il eu de m’envoyer ces photos ?
-
La même raison que quelqu’un a eue de vous attaquer au gymnase ou de vous téléphoner à l’hôpital. Le besoin de vous faire peur, de vous amener à vous refermer sur vous-même, à cesser d’essayer de savoir qui a tué Dara Prince. Et je suis à peu près sûr que le S.C. de son journal se réfère à Travis.
-
Vous pensez qu’il a été l’un de ses amants ?
-
Oui, et je pense aussi que Bethany le soupçonnait. Et aussi ses autres infidélités.
-
Cela me fait de la peine pour elle.
-
À moi aussi. Pourquoi risquer de détruire son mariage en courant de-ci de-là ? Surtout quand on un enfant.
Il secoua la tête.
-
Mais revenons aux photos. J’ai fait une petite enquête dont je n’ai pas encore eu le temps de vous parler. La carte que vous avez reçue a été fabriquée par une compagnie nommée Wonderland. Il y a en ville une seule librairie qui vende ce genre de cartes. Elle s’appelle Ned’s News. J’ai montré cette carte au personnel mais nul n’a pu me dire qui l’a achetée. Le propriétaire m’a affirmé qu’ils vendaient chaque mois plus de trente cartes Wonderland. Je suis donc arrivé dans un cul-de-sac.
-
Bien sûr, il n’y avait pas d’empreintes digitales.
-
Non, l’expéditeur a fait très attention.
-
Je suis sûre que vous n’en auriez pas trouvé davantage sur les lettres de Dara si Ames vous avait laissé les consulter.
-
J’en suis persuadé, moi aussi. Je suis même persuadé que ces lettres ont été envoyées par le meurtrier à seule fin d’arrêter l’enquête en faisant croire qu’elle était toujours vivante.
-
Elle ne l’est pas, dit Christine d’un ton catégorique. Je sais que le corps qui a été trouvé est le sien. Sa bague sa grossesse… Elle secoua la tête. J’ai vraiment de la peine pour Ames, en dépit de la manière dont il me traite. Il n’y a pas de plus grande douleur que de perdre un enfant.
-
Non, il n’y en a pas, dit Michael doucement.
-
Vous parlez comme si vous en aviez fait l’expérience.
Il fit oui de la tête et dit :
-
Ma petite fille, Stacy.
Christine se tut un moment avant de dire :
-
J’ai pensé qu’après votre divorce sa mère en avait obtenu la garde. vous voulez dire qu’elle…
-
Elle est morte. Elle avait deux ans.
-
Oh ! Michael, je n’imaginais pas… Elle lui prit la main. Je suis tellement désolée. Comment est-ce arrivé ? Non, oubliez ma question. Cela ne me regarde pas et ce doit être terrible pour vous d’en parler.
-
C’est vrai mais je ressens le besoin d’en parler si cela ne vous ennuie pas.
-
Bien sûr que cela ne m’ennuie pas. Michael. Parlez si vous en ressentez le besoin.
Il lui prit la main à son tour et la serra très fort.
-
Stacy était une si jolie petite fille. Elle ressemblait à sa mère, des cheveux châtains et des yeux verts. Lisa est une actrice. Enfin, elle veut être une actrice. Tout ce qu’elle a pu faire jusqu’ici, ce sont des spots publicitaires. Mais elle est bien décidée à réussir. Michael respira profondément et continua. Un jour, elle donnait un bain à Stacy. Le téléphone a sonné. Nous avions un répondeur qui sélectionnait les appels et, en temps normal, Lisa n’aurait pas répondu pendant que la petite était dans le bain mais c’était son agent. Elle a donc répondu, laissant Stacy dans la baignoire et elle a tout oublié car il s’agissait de signer un contrat pour un rôle dans une comédie. C’était un portable, et Lisa aurait pu rester près de Stacy tout en parlant mais elle ne l’a pas fait. Il semble que Stacy ait essayé de sortir de la baignoire par elle-même. Elle est tombée, s’est cogné la tête, s’est évanouie, a glissé et s’est noyée.
-
Oh ! Michael. C’est terrible !
-
Pendant plus d’une quinzaine de jours, Lisa ne m’a pas dit la vérité. Elle m’a affirmé qu’elle ne s’était absentée que le temps d’aller chercher une serviette et qu’ainsi Stacy n’était pas restée seule plus d’une minute. Et puis un jour son agent a appelé et c’est moi qui ai répondu. C’était une femme et elle était terriblement désolée. Elle a affirmé que, si elle n’avait pas appelé exactement à ce moment-là, que si elle n’avait pas tellement passionné Lisa, l’accident ne serait sans doute pas arrivé. J’ai répété cela à Lisa et elle s’est effondrée. Michael ferma les yeux. Elle aurait pu être poursuivie pour homicide pas imprudence mais j’avais de nombreux amis dans la police et ils ont étouffé l’affaire. Ils savaient à quel point j’aimais Lisa et ils ont pensé que j’avais assez souffert. Mais cela a été la fin de mon mariage.
Christine serra sa main dans la sienne et dit :
-
Vous devez avoir connu l’enfer ces deux dernières années.
-
C’est pour cela que j’ai quitté Los Angeles. Mon grand-père a vécu à Winston toute sa vie. Avant de mourir, il m’a laissé sa maison. Il n’aimait pas me savoir à Los Angeles. Il pensait que je serais plus en sécurité ici. Peut-être l’avez-vous connu : Corbin Winter.
-
Corbin Winter était votre grand-père ! S’exclama Christine. C’est lui qui tenait ce bazar un peu vieillot et qui jouait le père Noël lors du défilé de Noël.
-
Lui-même.
-
Je l’ai connu juste après notre arrivée. Jeremy adorait aller dans son magasin.
-
C’est incroyable, dit Michael. Il m’a parlé dans une lettre d’un garçon et de sa sœur qui venaient juste d’arriver en ville. Il m’a dit que le garçon me ressemblait comme s’il était mon cousin. Il ne m’a pas dit vos noms mais c’est sûrement de vous deux qu’il parlait.
-
Oui, dit Christine en riant de bon cœur. Et nous nous rencontrons maintenant.
-
Est-ce le destin ou la chance ?
-
Je n’en sais rien, sourit Christine. Jeremy aimait tellement le vieux M. Winter.
-
Mon grand-père l’aimait aussi. Sa femme était morte avant lui et il m’a donc laissé sa maison. Je m’employais à la vendre depuis environ un an lorsque Stacy est morte. J’ai quitté Los Angeles un mois plus tard et je suis venu ici. Lorsque j’étais enfant, j’ai passé beaucoup de temps avec mes grands-parents. J’aimais cet endroit et c’est ici que j’ai décidé de prendre un nouveau départ.
-
Est-ce que le fait de déménager vous a aidé ?
-
Un peu mais le souvenir, la tristesse sont encore là.
-
Ils ne partiront jamais tout à fait, Michael, dit Christine doucement. Jeremy et moi, nous adorions nos parents et je peux vous dire que, si la souffrance s’est adoucie, elle n’a pas complètement disparu. Cela ne veut cependant pas dire que vous ne devez pas reconstruire votre vie. Vous laisser aller serait trahir Stacy.
Il la regarda et vit qu’elle était au bord des larmes.
-
Vous le pensez vraiment ?
-
Je sais qu’il en est ainsi. Les personnes qui nous ont aimés souhaitent nous voir continuer, même sans elles.
-
J’aimerais pouvoir le croire.
-
Cela va peut-être vous sembler trop facile, un peu bête, juste un faux-fuyant, mais souvenez-vous de Stacy et de l’amour qu’elle avait pour vous. Alors, vous croirez ce que je vous dis. Elle ne veut pas que son papa se laisse aller et refuse d’être heureux.
Michael ferma les yeux. Il prit la main de Christine, la porta à ses lèvres et donna un léger baiser sur la paume.
-
Merci, dit-il, de me communiquer ces pensées. C’est une grande aide.
Christine ressentit comme un fourmillement dans la main. Quand il la regarda, ses yeux acajou étaient d’une grande douceur, pénétrants. Elle sentit qu’il la regardait jusqu’à l’âme. Jamais elle n’avait éprouvé un tel sentiment. Avec personne.
Ils entendirent Jeremy qui grimpait l’escalier, venant de son sous-sol. Il arriva dans le salon hors d’haleine, le visage tout rouge.
-
Christy, il y a quelqu’un dehors. Il essaie de regarder chez nous.
-
Tu as vu quelqu’un ? Demanda Michael.
-
Ouais. Enfin, c’est Rhi qui l’a vue la première. Elle était assise devant la fenêtre et elle a grogné comme font les chats. J’ai regardé, le type était derrière les arbres, je ne crois pas qu’il soit parti.
Il désigna la porte coulissante.
-
Il regardait à travers cette vitre.
-
J’aurais dû fermer les rideaux, s’exclama Christine, surtout après ce qui est arrivé la nuit où Streak est venu. N’importe qui peut voir ce qui se passe dans la cuisine et le salon.
-
Restez ici, dit Michael en se levant. Je vais voir.
-
N’y allez pas, dit Christine avec de la peur dans la voix. Il pourrait être armé.
-
Je le suis aussi. Jeremy, veille sur ta sœur.
-
Bien, monsieur.
-
Michael, s’il te plait…
-
Christine, tout va bien aller. Ne me suivez pas, ni l’un ni l’autre. Je vais sortir par la porte d’entrée et faire le tour de la maison. Ne restez pas devant la fenêtre, il est peut-être armé.
Il lui donna un baiser sur la joue avant de se diriger vers la porte. Christine était trop surprise pour protester encore. Elle toucha sa joue tandis que Jeremy la prenait par la main et l’entraînait dans le salon.
-
Je devrais l’aider, dit-il quelques minutes plus tard. Il n’aurait pas dû sortir comme ça dans la nuit.
-
Si tu sors, il ne saura pas que c’est toi. Il risque de te tirer dessus, dit Christine en lui saisissant le bras. Tu dois rester ici avec moi. J’ai besoin de toi.
Jeremy plaça autour de ses épaules un bras protecteur. Ils s’assirent sur le sol, hors de vue. Christine commençait tout juste à se trouver ridicule de se cacher ainsi lorsqu’elle entendit Michael crier :
-
Arrêtez-vous ! Police !
Il y eut un coup de feu.
Pour la première fois de sa vie, Christine sut ce que cela voulait dire de sentir son cœur s’arrêter. Une brusque douleur dans la poitrine, la respiration qui se bloque et le choc du cœur qui repart et bat très fort dans la poitrine, juste sous les côtes. Jeremy sursauta et la serra plus fort.
Une minute plus tard, quelqu’un frappa à la porte coulissante. Ils se figèrent tous deux jusqu’au moment où ils entendirent Michael crier :
-
C’est moi. Ouvrez la porte !
Jeremy se précipita, tourna la poignée et fit glisser la porte. Michael entra en trébuchant, respirant avec peine.
-
Je ne l’ai pas eu, dit-il, mais lui, il m’a eu.
C’est alors que Christine remarqua que le côté droit de son uniforme était couvert de sang.
Chapitre 19
1
-
J’appelle le 911, dit Christine d’une voix stridente.
-
Ce sera plus vite fait si vous me conduisez directement à l’hôpital, dit Michael. Donnez-moi seulement une serviette ou quelque chose d’autre que je puisse placer sur la blessure et tout ira bien. Sapristi ! J’ai mis du sang sur votre tapis.
-
Ce n’est vraiment pas le moment de s’inquiéter de cela, dit Christine qui semblait terrifiée. Je pense tout de même que nous devrions appeler le 911. Ils sauront que faire. Vous risquez une hémorragie avant d’arriver à l’hôpital.
Jeremy avait déjà trouvé une serviette. Il poussa Michael dans un fauteuil et pressa la serviette contre son épaule.
-
Tais-toi, Christy, et allons-y, dit-il.
Il regarda Michael et ajouta :
-
Elle agit toujours comme une folle quand elle a peur.
Michael la regarda et dit :
-
Tout va bien, Christine. Je dois seulement arriver à l’hôpital avant de m’évanouir.
-
Vous évanouir ! S’écria Christine. Oh ! Mon Dieu !
-
Christy, congèle-toi, dit Jeremy, employant une expression qu’il avait apprise de Ginger. Je vais porter l’adjoint Winter jusqu’à la voiture.
-
Je n’ai pas besoin qu’on me porte, protesta Michael alors que Jeremy le soulevait déjà. Laisse-moi juste m’appuyer sur toi.
Une demi-heure plus tard, Christine et Jeremy étaient assis dans la salle d’attente de l’hôpital. Jeremy était déjà allé trois fois jusqu’au distributeur de bonbons et Christine buvait à petites gorgées une tasse de café amer.
-
Leur nourriture n’est pas fameuse, grogna Jeremy.
-
Les hôpitaux ne sont pas réputés pour leur cuisine délicate.
-
Qu’entends-tu par cuisine ? Demanda Jeremy. La nourriture ?
-
Exactement.
Deux policiers firent leur apparition au moment où Jeremy se demandait s’il allait aller chercher une autre tablette de chocolat.
-
Bonsoir, mademoiselle Ireland, dit le plus jeune. Il paraît que vous avez eu des problèmes chez vous ce soir ?
-
C’est le moins qu’on puisse dire. Comment le savez-vous ?
-
Une voisine a appelé.
Christine sut immédiatement qu’il s’agissait de la toujours vigilante Mme Flint. Le plus jeune policier, un beau garçon, lui sourit.
-
Je m’appelle Lasky et voici Anders. Mme Flint nous a dit qu’il y avait un policier chez vous, quelqu’un qui venait souvent vous voir ces derniers temps.
Christine se sentit rougir bien que la voix du policier fut neutre et même amicale. Il demanda :
-
S’agit-il de Winter ?
-
Oui, l’adjoint Winter est venu pour me tenir au courant de son enquête à propos des photos Polaroïd de Dara et Patricia Prince.
-
Nous sommes au courant des photos et de la carte, dit Lasky.
-
Alors, vous savez qu’il n’a pas pu en apprendre davantage mais il savait que je me faisais du souci et il voulait me montrer que la police n’abandonnait pas l’affaire.
Ce n’était pas vraiment un mensonge, se dit Christine vertueusement. Ils avaient parlé des photos bien que Michael ne soit pas venu seulement pour cela.
-
Mon frère a vu quelqu’un marcher sur la pelouse et regarder par les fenêtres en se cachant derrière les arbres. L’adjoint Winter a pensé qu’il ne s’agissait pas seulement d’un passant. Il nous a mis à l’abri, Jeremy et moi, et il est allé voir. Nous l’avons entendu crier ; Stop ! Police ! Ou quelque chose comme ça. Puis nous avons entendu un coup de feu. Nous avons pensé que l’adjoint Winter avait tiré sur quelqu’un mais, quand il est revenu vers la maison, nous avons constaté qu’il était blessé.
Un docteur sortit enfin de la salle d’examen pour leur parler.
-
L’adjoint Winter m’a demandé de vous donner de ses nouvelles. Heureusement, la balle n’a pas fracturé d’os ou atteint d’artère. Il aura du mal à se servir de son bras pendant quelques jours mais il guérira complètement. Nous allons le garder ici cette nuit.
Quand le docteur autorisa les visites ! Michael demanda à parler en priorité à Christine et Jeremy. Il était souriant mais extrêmement pâle.
-
Etes-vous sûr d’être bien ? Lui demanda-t-elle, de ne pas jouer les gros costauds ?
-
Mais il est un grand costaud, corrigea Jeremy. Le plus costaud que je connaisse.
-
Merci pour ce vote de confiance, Jeremy, mais pour être honnête, je ne me sens pas très costaud ce soir. J’ai eu de la chance : la police a retrouvé la douille et c’est un calibre vingt-deux.
-
Un vingt deux ? S’étonna Christine. N’est-ce pas considéré comme une arme de femme ?
Michael sourit .
-
Vous ne diriez pas cela si une balle de ce calibre vous avait touchée à l’épaule.
-
Je suis désolée. Je ne voulais pas minimiser votre blessure.
-
Ce n’est rien. Vous avez raison, ce sont généralement les femmes qui utilisent le calibre vingt deux. Ou la mafia quand ils veulent atteindre quelqu’un à bout portant dans la tête. La balle rebondit dans le crane et fait de gros dégâts dans le cerveau.
-
Comme c’est intéressant, dit Christine, essayant de sourire pour cacher la détresse que lui inspirait l’état de Michael.
-
Le shérif Teague a appelé. Il a insisté auprès des médecins pour qu’ils me le passent même pendant qu’ils me soignaient. Il a une théorie brillante : il pense que j’ai été blessé par des chasseurs.
-
Des chasseurs ! Dit Christine, déconcertée. Dans un quartier résidentiel ? Mais que chassaient-il ? Des moineaux ?
-
Peut-être des putois, dit Jeremy avec sérieux. J’en ai vu un une fois derrière la maison.
-
Je ne crois pas que les putois fassent partie des proies préférées des chasseurs, dit Michael en baillant.
Christine se leva.
-
Je crois, dit-elle, que nous devons partir. D’ailleurs, il y a dehors deux policiers qui veulent vous parler.
-
Qui sont-ils ?
-
Lasky et Anders.
-
Ce sont de braves types.
-
Est-ce que je peux faire quelque chose pour vous ?
-
Oui. Vous savez où habitait mon grand-père, là où j’habite maintenant. Prenez les clés dans la poche de mon pantalon, allez là-bas et trouvez-moi des vêtements. Pour demain matin. Mon uniforme est plein de sang. Un jeans et un tee-shirt suffiront. Vous pouvez les déposer ici dans la matinée.
-
Est-ce qu’il vous demande déjà de faire ses commissions ?
Christine leva les yeux et se trouva face à une jeune femme grande et mince avec de long cheveux châtains et les plus magnifiques yeux verts qu’elle ait jamais vus. Elle portait un pantalon noir très collant, une veste en cuir noir sur un chemisier doré. Elle portait aussi de grandes boucles d’oreilles en or. Christine eut le sentiment de contempler la plus belle et la plus étonnante de toutes les créatures.
-
Salut ! Dit la femme en révélant des dents parfaites et en tendant la main à Jeremy avec un merveilleux sourire.
Il en fut ébloui au point d’être privé de tous ses moyens.
-
J’ai peur, dit-elle en s’adressant à Christine, de ne pas avoir retenu votre nom.
-
Je m’appelle Chr… Christine Ireland, dit-elle en regrettant d’avoir bafouillé et voici…
-
Jeremy Bartholomé Ireland, annonça Jeremy fièrement tandis que Christine le regardait, stupéfaite. Je suis le frère de Christy.
-
Je suis heureuse de vous rencontrer, vous, Christine, et vous, Jeremy Bartholomé.
Sa voix sembla chanter autour de la pièce, jeune et insouciante comme une voix d’enfant.
Elle se tourna vers Michael et dit :
-
Je suis allée chez toi et j’ai trouvé un flic devant la porte. Imagine mon angoisse quand il m’a dit que tu venais d’être blessé.
Depuis son entrée, Michael n’avait pas prononcé une parole. Il la regardait la bouche légèrement ouverte, abasourdi.
Elle s’approcha de lui, lui passa la main dans les cheveux et fit courir ses doigts sur sa joue et jusqu’à ses lèvres. Ce fut un geste si intime, si possessif que Christine se sentit rougir.
La jeune femme lui sourit longuement, puis se tourna vers Christine.
-
Eh ! Bien, dit-elle, puisque Michael semble avoir oublié les bonnes manières, je me présente. Christine, Jeremy, je suis Lisa Winter, la femme de Michael.
2
-
Je croyais que l’adjoint Winter n’était plus marié, dit Jeremy une fois qu’ils furent dans la voiture.
-
Il ne l’est pas, il est divorcé.
-
Alors, que faisait-elle là ? Demanda-t-il avec brutalité.
-
Je suppose qu’elle est venue lui rendre visite. C’est permis même quand on est divorcé.
-
Cela ne devrait pas l’être. En tout cas je n’ai jamais entendu rien de pareil, balbutia-t-il, comme s’il connaissait toutes les règles du savoir-vivre entre gens divorcés. Elle ne devrait pas être là. Elle vient tout déranger.
-
Que vient-elle donc déranger ?
-
Votre relation à toi et à l’adjoint Winter.
-
Qu’est-ce qui te fait penser qu’il y a entre nous une relation spéciale ?
Jeremy roula des yeux.
-
Oh ! Christy ! Allons ! Je sais bien que vous en pincez l’un pour l’autre. Cela se voit comme le nez au milieu de la figure et je suis sûr que vous êtes fait l’un pour l’autre. Et j’aimerais bien avoir un beau-frère policier. Cette sale bonne femme vient tout foutre en l’air.
Jeremy ne décoléra pas jusqu’à leur arrivée à la maison mais Christine l’entendait à peine. Elle était surprise de se sentir misérable. Cette femme ! Elle était splendide. Elle était à peu près de la même taille que Christine et cela lui allait très bien. Et jamais elle n’avait vu des cheveux châtains avec une teinte aussi superbe. Ils n’étaient peut-être pas naturels mais ils étaient beaux, longs luxuriants. Inconsciemment, Christine toucha ses propres cheveux blonds. Même si elle les faisait pousser, ils ne seraient jamais aussi épais et ondulés que ceux de Lisa. Et ses yeux ! On aurait dit des émeraudes.
-
Moi, je ne l’ai pas trouvée belle du tout, dit Jeremy comme s’il lisait ses pensées.
-
Si, tu l’as trouvée belle.
-
Non, Christy. On dirait la photo d’une star dans People. Ce n’est pas comme toi.
-
Ah ! Bon ! Mon Dieu, je détesterais ressembler à une star de cinéma.
-
Tu es beaucoup plus belle que n’importe quelle star de cinéma. Ton visage et tes yeux sont d’une grande douceur, comme si tu t’attendrissais sur les enfants perdus et les animaux blessés.
-
Jeremy, s’il te plait, veux-tu cesser de vanter mon apparence. Tu rends les choses encore bien pires.
-
Qu’est-ce que ça veut dire « vanter » ?
-
Faire des éloges, complimenter.
-
Qu’y a-t-il de mal à complimenter ?
-
rien, mais ce genre de compliments…
elle s’arrêta net et soupira :
-
Parlons d’autre chose.
La nuit était complètement tombée lorsqu’il arrivèrent à la maison. On ne voyait pas d’étoiles et la lune n’était qu’un très mince croissant. Les lumières de la ville étaient éteintes. Il faudrait appeler la compagnie d’électricité dès demain matin.
Christine savait que la police avait passé les environs au peigne fin et qu’elle avait laissé un agent en faction. Celui qui avait tiré sur Michael n’aurait certainement pas le toupet de revenir et pourtant elle se sentait mal à l’aise, comme si elle était traquée. Elle poussa tous les rideaux de la maison et s’assit pour regarder la télévision avec Jeremy.
Pendant un message publicitaire, il leva les yeux sur elle et sourit.
-
Tu te sens mal mais tu te sentiras mieux demain. Je parie que la femme de l’adjoint est juste venue pour lui demander de l’argent ou quelque chose comme ça. Elle partira demain.
Mon Dieu, je le souhaite de tout mon cœur, pensa Christine. La veille encore, elle n’aurait jamais imaginé que le retour de l’ex-femme de Michael la déprimerait à ce point.
-
Et demain, nous avons du travail, ajouta Jeremy. Je suis content que le magasin ouvre de nouveau.
Christine resta silencieuse un moment. Elle savait que Jeremy la surveillait intensément parce qu’il sentait que quelque chose allait de travers. elle finit par demander :
-
Jeremy, serais-tu terriblement triste si tu ne travaillais plus à la bijouterie Prince ?
Il la regarda comme si elle lui annonçait la fin du monde.
-
Ne plus travailler au magasin ? Tu veux dire perdre mon boulot ? Est-ce que j’ai perdu mon travail ?
Mon Dieu ! Pensa Christine. Je m’y attendais.
-
Mais pourquoi ? Continua Jeremy en élevant la voix. Qu’est-ce que j’ai fait de mal ?
Elle prit une respiration profonde.
-
Tu n’as absolument rien fait de mal. Te souviens-tu lorsque nous avons trouvé le journal de Dara ?
-
Bien sûr que je m’en souviens mais qu’est-ce que cela a à voir avec mon travail ?
-
Laisse-moi t’expliquer. J’ai pensé que je devais donner le journal à la police. Ames l’a su et cela l’a rendu furieux.
Jeremy devint cramoisi.
-
Je sais, continua Christine, que c’est toi le premier qui lui a appris que j’allais confier ce journal à la police.
-
Je suis désolé, Christy, cela est sorti tout seul. Je me sentais coupable parce que je savais que Dara ne voulait pas qu’il soit lu par quiconque. Je savais que tu allais le donner à Michael et… (il était sur le point d’éclater en sanglots)… je suis vraiment désolé.
-
Ce n’est rien. Ames l’aurait découvert de toute façon. Mais comme je te l’ai dit, il est devenu très furieux et… il m’a licenciée.
Jeremy la regarda comme s’il ne la comprenait pas puis il s’exclama :
-
Licenciée !
-
Oui, mais il n’a pas parlé de toi. Peut-être va-t-il te garder mais je n’en suis pas certaine.
-
Eh bien ! … Je suis… explosa Jeremy. S’il t’a mise à la porte, je ne travaillerai plus chez lui.
-
Tu n’as pas à partir à cause de moi. Je sais à quel point tu aimes ce travail.
-
Pas sans toi ! C’est vraiment minable de te renvoyer. Et si Ames est assez minable pour faire cela. Je ne veux plus travailler pour lui.
-
mais il a été bon pour nous et si longtemps…
-
Oui, mais cela ne lui donne pas le droit de te traiter de la sorte. Non, je ne travaillerai plus jamais à la bijouterie Prince !
Christine alla vers son frère et caressa doucement ses cheveux dorés.
-
Je crois dit-elle, que tu devrais avoir une conversation avec Ames. Tu devrais lui dire que tu n’es pas responsable de ce que j’ai fait. Après tout, tu ne voulais pas que quelqu’un puisse lire le journal. Demande-lui si tu peux garder ton travail.
Jeremy secoua la tête avec véhémence.
-
Pas sans toi, Christy. Ne t’en fais pas, nous trouverons d’autres boulots et meilleurs.
Christine souhaita être aussi confiante que son frère. Elle trouverait certainement un autre travail. Mais Jeremy ? Quand aurait-il une autre chance d’exercer son talent de créateur de bijoux ?
Elle savait que Jeremy était encore plus désolé qu’elle de perdre son travail. Créer des bijoux, cela était tout pour lui. Au moins, il avait trouvé un domaine dans lequel il excellait. Il n’aurait peut-être même pas la possibilité de montrer à Ames la merveilleuse broche qu’il avait fait en souvenir de Dara.
En quelques minutes, son esprit avait glissé du problème du nouveau job à l’énigme Lisa Winter. Que venait-elle faire ici ? Espérait-elle une réconciliation ? Elle était si belle. Michael lui avait dit à quel point il l’avait aimée. Ne devrait-elle pas être heureuse pour lui au lieu d’être assise là la peur au ventre ? Etait-elle donc si égoïste ? Pour le moment, elle sentait qu’au pays des égoïstes elle venait directement après Dara.
Plus tard, elle entendit Jeremy allumer sa télévision, le son poussé au maximum. Sans doute le capitaine Kirk était-il encore en train de combattre les Klingons. Christine avait souvent admiré cette capacité qu’il avait de chasser les problèmes de son esprit. Cette capacité, elle était loin de l’avoir.
Après avoir vérifié toutes les serrures et toutes les fenêtres, Christine se réfugia dans sa chambre. Elle alluma trois bougies parfumées au pain d’épice, une odeur qui lui rappelait les gâteaux que confectionnait sa mère, des gâteaux à la cannelle et aux raisins. Longtemps, à cette époque, elle avait cru qu’elle vivrait toujours dans une douce sécurité. Heureusement, elle ne savait pas alors ce qui l’attendait.
Ces histoires de meurtres, par exemple. Dara avait été assassinée et son corps jeté dans la rivière et elle était sûre que Patricia avait, elle aussi été assassiné. Il était certain que quelqu’un avait réglé la sinistre mise en scène de la mort de Travis. Mais qui ? Qui avait pu haïr ces trois personnes au point de prendre leurs vies ?
Et qui voulait prendre la sienne ? Un frisson la parcourut à la pensée de la carte qu’elle avait reçue représentant une belle blonde.
« Une rangée de jolies Filles/À quand le tour de la prochaine ? »
Elle pensait alors qu’elle serait la prochaine cible et cela avait été non pas une jolie fille mais Travis Burke. Hélas ! La mort de Travis ne signifiait pas qu’elle était hors de danger.
Elle s’assit sur son lit, terrifiée par ses propres pensées. Avait-elle vraiment espéré que Travis avait prit sa place sur la liste de l’assassin ? Non, bien sûr, se dit-elle, elle ne pouvait souhaiter une telle chose. Travis avait une petite fille et une femme qui l’aimait.
Une femme qui le soupçonnait certainement d’être infidèle. Une femme qui affirmait être terrifiée par la vue d’un serpent au point d’en être paralysée mais qui s’était attaquée au plus dangereux d’entre eux, à la vipère du Gabon, sans hésiter et avec la bravoure d’une furie de la mythologie.
Bethany. Bethany la douce. L’une des personnes les plus gentilles et les plus généreuses qu’elle ait jamais connues. Non, Bethany n’aurait pas été capable de tuer son mari. Pas plus d’ailleurs que ses maîtresses.
Les pensées de Christine tournaient en rond et elle ressentit soudain une douleur à la base du cou. Le début d’une migraine, ce dont elle n’avait absolument pas besoin en ce moment. Elle avait besoin d’une bonne nuit de repos afin d’avoir les idées claires le lendemain. Après tout, elle devait se mettre en quête d’un nouveau travail. Il lui fallait gagner sa vie et celle de Jeremy.
Mais comment dormir tranquillement la nuit même où un individu avait espionné sa maison et avait eu l’audace de tirer sur un officier de police venu à son aide ? Comment dormir avec cette peur d’être la prochaine victime et de laisser Jeremy seul dans la vie ? Oui, comment dormir en étant malade de jalousie à cause de Lisa Winter, en sachant qu’elle allait peut-être passer la nuit avec Michael, un homme dont elle comprenait soudain qu’il était important à ses yeux. Plus important sans doute qu’aucun homme ne l’avait jamais été.
Elle poussa un gémissement, alluma sa lampe de chevet et resta allongée, les yeux fermés, respirant la douce odeur des trois bougies. Respire profondément, murmura-t-elle. Respire profondément et détends-toi. Pense aux pains d’épice de ton enfance, au foyer et à la famille dans laquelle tu as été aimée et protégée. Au temps où la vie était heureuse et simple.
Le téléphone sonna et elle eut l’absurde espoir que se serait Michael. Elle décrocha dès la seconde sonnerie et entendit à l’arrière-plan une cacophonie faite de country music, de conversations, de chansons et de cris. et soudain, elle se dressa, terrifiée lorsque, à la place de ce bruit, elle entendit la voix obsédante, ondoyante qui semblait venir de la frontière entre la vie et la mort et qui chantait :
Partout où je vais,
Des yeux noirs me regardent.
J’aimerais qu’ils soient des yeux d’amour,
Mais je sais qu’ils me veulent du mal.
Je voudrais une vie longue et pleine.
Mais malheureusement je suis certaine que
Bien avant l’heure, la mort m’attend.
3
Christine reposa doucement l’appareil et se précipita en bas vers le répondeur pour savoir qui l’avait appelée. C’était le numéro 555-9794. Elle souleva le récepteur. La musique avait cessé.
-
Allô ! Dit-elle sans s’attendre vraiment à une réponse.
Elle entendit que quelqu’un raccrochait.
Que faire maintenant ? Se demanda-t-elle. En temps normal, elle aurait appelé Michael, mais pas cette nuit. Pas avec Lisa à la maison. Il penserait sans doute que son coup de téléphone n’est qu’un prétexte. Elle attendit cinq minutes, puis appela le numéro qui était apparu sur son répondeur. Rien. Elle essaya de nouveau cinq minutes plus tard. Une voix d’homme rude cria :
-
Ouais, avec en arrière-plan un raffut assourdissant.
-
Allô ! Dit-elle timidement. J’ai reçu, il y a quelques minutes un appel venant de chez vous. Pouvez-vous me dire chez qui je suis ?
-
Ma beauté, ce n’est pas une maison privée ici, hurla l’homme à la vitesse d’une mitrailleuse avec un féroce accent de la Virginie-Occidentale. Ici, c’est le complexe d’Ernie.
-
Le complexe d’Ernie, répéta-t-elle en revoyant le grand établissement qui comprenait un grill, un bar, une piscine et un dancing à l’extérieur de la ville.
Elle savait qu’au moins chaque semaine on y arrêtait quelqu’un pour mauvaise conduite.
-
Je viens de recevoir un appel de chez vous, répéta-t-elle en bredouillant.
-
Votre petit ami a quitté la ville, dit l’homme en riant. Comment peut-il prendre du bon temps ailleurs en laissant à la maison une belle fille comme vous ?
-
Comment savez-vous que je suis une belle fille ? Demanda Christine nerveusement.
-
Ne soyez pas fâchée. Je veux seulement dire qu’en vous entendant, on sait que vous êtes belle. Et raffinée. Pas comme les filles qui fréquentent ici. Et si vous êtes belle, pourquoi ne venez-vous pas faire un tour ? Vous pourrez boire quelques verres et danser.
-
C’est un bon programme, dit Christine doucement.
Rendre ce type furieux n’était pas le meilleur moyen d’obtenir des renseignements.
-
Mais je suis sur le point de me mettre au lit.
-
A cette heure ? Mais chérie, on commence tout juste à s’amuser ici. Mets des jeans bien collants, tes chaussures de danse et arrive immédiatement.
-
J’ai peur de ne pas pouvoir, dit-elle.
Elle voulait le garder au bout du fil mais couper court à ce début de flirt.
-
Je dois rester avec ma petite fille et mes deux jumeaux.
Savoir qu’elle était la mère de trois enfants fit disparaître son enthousiasme.
-
Eh bien ! C’est dommage, dit-il.
-
Ils sont toujours dans mes jambes et ils n’arrêtent pas de pleurer.
-
Oh !
Christine pouvait presque voir le geste de recul de l’homme.
-
Bon, dit-il, je ne veux pas vous empêcher de vous occuper d’eux. Je vous dis au revoir.
-
Attendez une minute ! Je me demandais si vous aviez une idée de qui m’a appelée il y a quelques minutes.
-
Il y a des tas de gens au téléphone toute la nuit.
-
Mais la personne en question devait tenir à la main un petit magnétophone qui m’a joué une chanson. Une chanson composée par une de mes amies.
-
Ah bon !
Il semblait soudain méfiant, comme s’il parlait avec une malade mentale. Avec trois gamins en train de crier.
-
Vous n’avez vu personne rapprocher un magnétophone de l’écouteur ?
-
Non, ma beauté. J’étais en train de prendre du bon temps. Ecoutez, il faut que je m’en aille. J’ai été heureux de vous parler. J’espère que vous trouverez le type au magnétophone. Vaya con Dios.
Ainsi, elle savait d’où elle avait été appelée. Du complexe d’Ernie, un endroit douteux qui pouvait recevoir une centaine de personnes à la fois. Une centaine de voyous qui ne s’occupaient pas les uns des autres sinon pour préparer de mauvais coups. C’est normal, pensa Christine. Qui aurait l’idée de téléphoner de chez lui pour menacer, même si la menace revêtait la forme d’un air de musique ? Elle n’en savait pas plus qu’elle n’en savait après l’appel à l’hôpital.
Elle savait au moins que son bourreau n’avait pas lâché prise.
elle récita à haute voix :
-
Une rangée de jolies filles / À quand le tour de la prochaine ?
La prochaine, ce serait elle.
4
Christine sursauta lorsque le téléphone sonna vingt minutes plus tard. Aurait-elle le courage d’écouter de nouveau cette chanson – une chanson que Dara avait écrite et qu’elle avait chantée d’un ton larmoyant alors même que la mort se penchait sur elle ? Il le faut, se dit Christine. Peut-être celui qui l’appelait allait-il commettre une imprudence, peut-être l’appelait-il de son domicile ?
Elle prit l’appareil et dit « Allô ! » D’un ton décidé pour cacher sa peur.
-
Christine ? C’est vous ?
Michael Winter. L’air qui était emprisonné dans ses poumons s’échappa en un long gémissement.
-
Michael. Comment allez-vous ?
-
Je vais bien mais pas vous. Qu’est-il arrivé ?
Il est arrivé que votre merveilleuse femme est à Winston, eut-elle envie de dire mais elle ne voulait pas passer pour une femme jalouse. De plus, elle n’avait jamais parlé d’amour avec Michael.
-
J’ai reçu un autre appel, dit-elle en prenant sa voix de femme d’affaires. Mon tortionnaire a repassé la chanson de Dara, comme à l’hôpital, celle où Dara pensait que quelqu’un voulait sa mort. J’ai rappelé au numéro que j’ai trouvé sur mon répondeur. L’appel venait du complexe d’Ernie. Il y a un type qui m’a répondu mais, bien entendu, il ne savait rien. Il n’avait pas regardé du côté des cabines téléphoniques. J’imagine qu’il y en a plusieurs.
-
Au moins six.
-
De toute façon, l’endroit était en pleine effervescence. Il y avait beaucoup de monde et beaucoup de bruit. Personne sans doute n’a rien remarqué.
Michael restait silencieux et elle demanda :
-
Qu’est-ce qui ne va pas ?
-
Christine, est-ce que vous réalisez que vous avez peut-être parlé à celui qui vous a appelée ?
Elle fut si surprise qu’elle resta un moment sans rien dire.
-
Celui qui m’a appelée ? Finit-elle par dire. Mais il avait un très fort accent et sa voix ne m’a rien dit.
Elle prit une longue respiration.
-
Vous pensez qu’il a peut-être déguisé son accent et sa voix ? Mon Dieu ! Mais que je suis folle.
-
Vous n’êtes pas folle du tout. Vous êtes terrifiée et, de plus, vous n’avez pas l’habitude de recevoir des appels anonymes.
-
Si, je suis folle !
-
Taisez-vous ! La prochaine fois, vous saurez mieux quoi faire. Ne vous inquiétez pas si vous voyez une voiture de police devant chez vous. Je vais demander une surveillance de nuit.
-
Je me sens déjà rassurée. Et vous, êtes-vous sûr de bien aller ?
-
Je suis en pleine forme. Enfin, pas tout à fait mais on m’a donné tellement de sédatif que je vais bien dormir. La venue de Lisa a été une surprise.
-
Vous pouvez le dire.
Il se turent un moment et Christine finit par dire :
-
Je suppose qu’elle aimerait revenir avec vous.
-
Mais, Christine, je ne lui ais pas demandé de venir.
Christine aurait préféré l’entendre dire qu’il n’avait pas voulu qu’elle vienne et qu’il allait la renvoyer tout de suite à Los Angeles, mais il ne dit rien de tel. Il garda, le silence pendant un moment puis il dit :
-
Bonne nuit, Christine.
-
Bonne nuit, monsieur l’adjoint Winter, répondit-elle, mais il avait déjà raccroché.
Chapitre 20
1
La nuit fut longue et épouvantable pour Christine, allant d’un cauchemar à un autre. Elle savait que les mouvements rapides des yeux prouvaient que les rêves ne duraient que quelques secondes mais chacun d’entre eux lui parut interminable.
Elle venait juste de sortir d’un rêve où elle avait vu Jeremy errer dans une ville, seul, sans but et vêtu comme un clochard lorsqu’elle décida de parler à Ames. Elle n’allait pas le supplier de lui rendre son travail mais elle plaiderait pour Jeremy. Après tout, il n’avait rien fait de mal.
Le jour se levait lorsqu’elle sauta de son lit et se drapa dans une longue robe de chambre. En faisant son café, en bas, elle regarda par la fenêtre et vit une voiture de police. C’était bien mais elle savait que le shérif Teague ne serait pas d’accord pour accaparer ainsi du personnel plus d’une journée.
Malgré la voiture de police, elle n’ouvrit pas tout de suite les rideaux comme elle le faisait d’habitude pour voir les oiseaux voler autour des nourrisseurs. Comme il était étrange de penser que quelqu’un était peut-être tapi dans ce petit matin brumeux pour tirer sur elle. De telles choses ne devraient se passer que dans les romans. Elle ne pouvait pas croire que c’était en train de lui arriver à elle.
Tout en attendant que le café soit prêt, elle jeta un regard sur le journal qu’elle était allée chercher sous le porche. Les titres annonçaient que le niveau de la rivière était revenu à la normale mais les articles expliquaient que la crue avait fait beaucoup de dégâts. Il faudrait au moins quinze jours pour tout remettre en place et certains magasins, certaines maisons allaient être démolis parce qu’ils étaient en trop mauvais état. Les services météorologiques estimaient que cette inondation avait été pire que celle d’il y a trois ans. Christine savait que, celle-ci, elle ne l’oublierait jamais.
deux heures plus tard, Jeremy émergea de son sous-sol et murmura :
-
Salut.
Il n’avait pas son énergie habituelle et il se dirigea droit vers la cafetière.
-
Est-ce que tu as des beignets ou quelque chose d’autre ? Demanda-t-il.
-
Il faudra te contenter de toasts avec de la gelée. Il faut que j’aille faire des courses aujourd’hui.
-
D’accord pour les toasts, dit-il mais il n’alla pas chercher le pain.
Il s’assit près de Christine et lui dit, le regard vague :
-
Christy, j’ai fait de mauvais rêves.
-
Ce n’est pas étonnant avec ce qui est arrivé hier, répondit-elle sans parler de ses propres cauchemars. Mais Michael va bien.
-
J’en suis heureux parce que je l’aime mais c’est de Dara que j’ai rêvé et pas de lui.
Oh ! Encore Dara, pensa Christine. J’aimerais tellement qu’il puisse se débarrasser du souvenir de cette fille si belle et si funeste.
-
Peut-être as-tu rêvé d’elle parce que nous avons parlé hier de nos problèmes avec la bijouterie Prince. Tu espérais que Dara serait un jour très impressionné par ton talent de créateur. Maintenant, tu te dis qu’elle ne le saura jamais.
-
Ce n’est pas cela, Christy… C’est… Je sais où elle est.
Il hésita à continuer en voyant le regard gêné de Christine.
-
Elle se trouve sur l’île.
C’est toujours ainsi qu’il appelait la péninsule entre la rivière Crescent et l’Ohio.
-
Je pense que Dara se trouve là-bas avec les constructeurs de tumulus.
-
Jeremy, comment peut-tu penser une chose pareille ?
-
Mes rêves me l’ont dit. Elle aimait aller là-bas. Elle pensait que c’était un lieu magique.
Christine lui prit la main.
-
Chéri, comment aurait-elle pu rester là-bas pendant trois ans ? De quoi aurait-elle vécu, sans nourriture, sans vêtements, sans un endroit pour se réchauffer ?
Jeremy lui lança un regard désappointé.
-
Tu ne comprends pas. je pense qu’elle est…
Il inspira profondément.
-
Je pense qu’elle est morte et que son esprit est sur l’île. C’est possible parce que cette île est magique, Christy.
-
Mais Jeremy, elle n’est pas magique.
-
Elle l’est, dit-il en élevant la voix. Tu dis cela parce que tu en as peur. Nous devrions y aller et partir à sa recherche.
-
Non, nous n’irons pas sur l’île, surtout par ce temps.
-
Eh ! Bien, moi j’y vais..
Il lui lança un regard de défi.
-
Je vais trouver son esprit et je vais lui dire de ne pas avoir peur, que je serai toujours son ami et que tout le monde l’aime.
Il fit le geste de se lever mais Christine lui saisit la main et la serra très fort.
-
Jeremy, Dara n’est pas sur l’île. La police a cherché partout il y a trois ans et n’a trouvé aucune trace d’elle.
-
Mais ils ne cherchaient pas son esprit.
-
Mais, toi, tu es allé des douzaines de fois sur l’île depuis qu’elle est disparu. Crois-tu donc que tu n’aurais pas senti son esprit ?
Elle vit le doute s’installer dans les yeux de son frère.
-
Ne le crois-tu pas ? Je n’ai jamais compris votre amour pour cet endroit, à Dara et à toi. Il est vrai que j’en avais peur. Toi, tu le comprenais comme tu comprenais Dara. Tu étais plus proche d’elle que je ne l’ai jamais été. Et si son esprit se trouvait là-bas, tu l’aurais senti, n’est-ce pas ?
-
Mais mes rêves ?
-
Les rêves ne signifient pas forcément quelque chose. Ils ne sont parfois qu’un amas d’images. Tu penses beaucoup à Dara. Tu penses beaucoup à cette île. Tu essayais de t’y rendre la nuit où, Streak et moi, nous t’avons trouvé. Tout cela s’est mélangé dans ta tête mais, crois-moi Jeremy, l’esprit de Dara ne hante pas l’île.
-
Je n’ai pas dit qu’elle le hantait. Elle n’est pas un fantôme qui fait peur.
-
Elle n’est pas un fantôme du tout.
Christine se rendait compte que l’anxiété rendait sa voix stridente.
-
Je veux dire que, si elle est morte, ce qui est probable, son esprit est au ciel. Avec Dieu. Là-bas règnent la paix, et des musiques célestes. On peut s’asseoir sur les nuages.
Jeremy la regarda un moment interloqué, et la colère disparut de ses yeux. Il dit :
-
Le ciel doit être ennuyeux pour quelqu’un comme Dara.
Christine sourit, soulagée.
-
Tu as raison. Pour Dara, le ciel devrait être une gigantesque surprise-partie avec de la musique rock et une multitude de machines karaoké dans lesquelles elle pourrait chanter.
-
Et Rhiannon, ajouta Jeremy en souriant.
-
Oui, mais Rhiannon est ici avec nous et non pas sur l’île. Cela prouve bien que Dara n’y est pas non plus.
-
Peut-être as-tu raison. Concéda-t-il.
-
Qu’as-tu l’intention de faire aujourd’hui ? Lui demanda-t-elle d’une voix enjouée, espérant l’empêcher ainsi de penser à Dara.
-
Nous devrions aller travailler, répondit-il avec nonchalance.
-
Pas aujourd’hui. Nous pouvons faire ce que nous voulons. Que dirais-tu d’une balade à vélo ? Il va faire beau.
-
Non, je n’ai pas envie de faire du vélo. Je veux aller au magasin et commencer un bracelet pour accompagner la broche de Dara.
-
Oublions le magasin aujourd’hui. Pourquoi n’irions-nous pas au centre de remise en forme ? Danny sera content de t’avoir avec lui et tu pourras aider les gens à soulever des poids.
Christine n’avait pas peur d’aller au centre car elle savait qu’il y aurait beaucoup de monde au milieu de la matinée. De plus, elle avait annoncé sa venue à Danny vingt minutes plus tôt. Elle fut heureuse de voir le visage de Jeremy s’éclairer.
-
C’est une bonne idée, dit-il. Il y a longtemps que je n’y suis pas allé et j’aime bien aider Danny.
-
Bien. Je vais prendre une douche et je t’emmène là-bas.
-
Et toi, où vas-tu ?
-
Je vais passer voir Tess. Peut-être déjeunerons-nous ensemble.
-
C’est bien aussi. Ne mange pas trop au grill de Gus.
-
Qu’est-ce qui te fait penser que nous allons là-bas ?
-
C’est là que tu vas toujours avec Tess et vous prenez toujours la même chose.
-
Eh ! Bien, petit malin, aujourd’hui nous prendrons quelque chose d’autre, juste pour te montrer que nous ne sommes pas si prévisibles.
Jeremy se mit è rire et elle se réjouit. Au moins ne passerait-il pas sa première journée de chômage affalé devant la télévision, en pleine dépression. Passer le temps ainsi était mauvais pour tout le monde mais encore plus pour Jeremy.
Une heure plus tard, Christine le laissait au gymnase et prenait la direction du bureau d’Ames. Elle savait qu’il s’y trouvait, qu’il n’avait pas perdu une journée de travail depuis les obsèques de Patricia. Ames avait habituellement un grand sens des convenances et elle se demanda pourquoi il s’en affranchissait aussi ouvertement depuis la mort de sa seconde femme. Était-ce parce qu’il savait qu’elle avait un amant ? Ou le savait-il depuis longtemps et avait-il couvé son chagrin avant de passer à l’action ? Elle préférait ne pas y penser.
La réceptionniste parut stupéfaite en la voyant entrer, si élégante dans son tailleur couleur rouille. Christine portait même de très haut talons avec lesquelles elle atteignait un mètre quatre vingt deux. Cela ne lui ferait pas de mal, avait-elle pensé en s’habillant, d’être un peu impressionnante même si, au fond d’elle-même, elle se sentait toute petite.
-
M. Prince peut-il me recevoir ce matin ?
La réceptionniste fit semblant de consulter son carnet de rendez-vous.
-
Je suis désolée, mademoiselle Ireland, dit-elle, mais il est avec quelqu’un et toute sa journée est prise. Peut-être plus tard dans la semaine…
-
Ce que j’ai à lui dire ne prendra que quelques minutes. Je vais attendre que son client s’en aille.
Elle entra dans la salle d’attente, s’assit dans un fauteuil et saisit un magazine.
-
J’ai peur que vous n’attendiez longtemps, mademoiselle Ireland, dit l’hôtesse mal à l’aise. Peut-être une heure ou plus. Laissez-moi plutôt vous donner un rendez-vous.
-
Non, j’attendrai.
La voix de Christine était ferme et confiante. Elle s’aperçut qu’elle tenait le magazine à l’envers et elle continua à le tenir ainsi jusqu’à ce que l’hôtesse ait détourné son regard. Elle le retourna et se dit qu’elle ne devait pas s’énerver même s’il était clair qu’Ames avait donné ordre de ne pas la recevoir. Il pensait probablement qu’elle reviendrait pour le supplier de la réinstaller dans son emploi. Il voulait lui montrer qu’il était le patron et qu’il la renvoyait la queue entre les jambes comme il aurait renvoyé Pom Pom, le petit chien si peu courageux de Patricia. Eh ! Bien, elle allait lui montrer. Elle l’attendrait ici toute la journée s’il le fallait.
Cela ne fut pas nécessaire. Elle entendit la voix de Sloane avant même de le voir. Il entra dans la salle d’attente avec un client. Il serra la main de l’homme, l’assurant que tout serait prêt avant la fin de la semaine et regarda Christine avec plaisir.
-
Eh ! Bien, mademoiselle Ireland, quelle agréable surprise.
-
J’en suis sûre. Tout particulièrement pour Ames. Il paraît qu’il est pris pour des jours et des jours.
-
Je n’ai pas dit cela, intervint la réceptionniste, indignée. J’ai dit qu’il était occupé aujourd’hui. Et elle n’a pas de rendez-vous.
-
Depuis quand Christine a-t-elle besoin d’un rendez-vous ? Demanda Sloane.
L’hôtesse devint rouge comme une cerise.
-
Eh ! bien, M. Prince a dit que… que…
-
Qu’il ne veut pas me voir, l’aida Christine. Mais il va me voir.
-
Mais naturellement, dit Sloane en lui faisant un clin d’œil complice. Je sais qu’en ce moment il est en train de prendre un café dans son bureau. Viens avec moi, Christine.
L’hôtesse faillit tomber de sa chaise.
-
Oh ! Monsieur Caldwell, parvint-elle à balbutier. Je ne pense vraiment pas…
-
Ne vous en faites pas, lui dit légèrement Sloane. Je prends la responsabilité de tout ce qui va arriver.
Tandis qu’ils marchaient sur l’épais tapis du long corridor, Christine adressa à Sloane un regard reconnaissant.
-
Sloane, dit-elle, je ne sais pas comment te remercier de prendre ce risque. Ames va être furieux contre toi.
-
Il a déjà été furieux contre moi et j’ai survécu. Et toi aussi.
Il frappa à la porte du bureau et l’ouvrit sans attendre de réponse.
-
Ames, dit-il, vous avez une visite.
Ames vit Christine et s’écria :
-
Va-t’en immédiatement. Je ne veux pas te parler.
Christine ressentit cela comme une gifle. elle se raidit et dit :
-
Je ne m’en irai pas. je vais prendre dix minutes de ton temps et, ensuite, tu n’entendras plus parler de moi si telle est ta volonté
Ames la fixa froidement de ses yeux gris. Puis elle fut étonnée d’y voir une lueur d’admiration.
-
D’accord, dit-il, madame-je-peux-tout, dis ce que tu as à dire.
Christine se rendit compte que Sloane avait quitté discrètement la pièce. Elle se prépara à dire en peu de mots l’essentiel de ce qu’elle avait à dire.
-
Ames, je sais que, mon père et toi, vous avez été des amis très proches à l’université et à l’école de droit. Vous vous êtes ensuite un peu perdus de vue. Par conséquent, en accueillant deux orphelins, tu as été encore plus généreux que si tu avais accueilli les deux enfants de ton meilleur ami.
Elle inspira avec force.
-
Tu le sais Dara et moi, nous n’avons jamais été des amies. Mais Jeremy l’adorait. Non pas de cet amour que tu aurais pu trouver offensant. Il l’aimait à cause des qualités qu’il lui trouvait. Il ne lui aurait jamais fait de mal, et cela veut dire aussi qu’il n’aurait jamais livré son journal à la police. En fait, il m’a demandé de ne pas le lire le journal parce que Dara ne l’aurait pas voulu, mais j’y ai trouvé des informations qui auraient pu aider la police à découvrir le meurtrier.
-
Ma fille n’est pas morte, dit Ames sans manifester la moindre émotion.
-
Bien sûr que si et tu le sais. Mais ce n’est pas pour cela que je viens te voir.
Ames continuait à la regarder fixement et elle se mit à parler très vite pour ne pas lui donner une chance de l’interrompre.
-
Je comprends que tu sois furieux contre moi, je comprends que tu me mettes à la porte, je ne viens pas pour moi mais pour que tu acceptes de garder Jeremy. Il a un véritable talent pour la fabrication de bijoux. En fait, il t’a fait une surprise que j’aie prise dans sa chambre ce matin. Il ne sait pas que je suis ici et il ne sait pas que je te l’ai apportée.
Elle ouvrit son sac, y prit un petit écrin en velours et le lui tendit.
Ames l’ouvrit.
-
Jeremy, dit-elle, a appelé cette broche la broche de Dara. Rey lui a dit que les Incas appelaient l’argent les lames de la lune. Il s’en est souvenu et il a fait les feuilles en argent. Il a entendu dire que le corail chassait le mauvais œil, et c’est pour protéger Dara qu’il a sculpté la rose dans le corail. Il savait aussi que Dara aimait les roses qui se trouvaient dans le jardin d’Ève. Il y a dans ce jardin un rosier qui donne des roses exactement de cette couleur. C’était le rosier favori de Dara.
Elle observait Ames très attentivement. Ses mains tremblaient un peu mais il n’eut pas un regard pour elle.
-
Jeremy a fait cela pour Dara, et aussi pour toi, dit-elle. Mais en dehors même du sentiment, considère son habileté. Il a fait un merveilleux travail et Rey ne l’a pas du tout aidé. Ames, je te supplie de ne pas le punir parce que tu es furieux contre moi. Laisse-le continuer à travailler au magasin sous la direction de Rey, qui lui a déjà tellement appris. Ils s’aiment beaucoup tous les deux. Je t’en prie, je ne te demanderai plus jamais rien.
Ames continuait à la fixer. Il finit par dire :
-
Je n’ai pas renvoyé Jeremy. Seulement toi.
-
Il ne veut pas rester sans moi. C’est ce qu’il dit mais je sais qu’il changera d’avis si tu le lui demandes. Demande-le-lui sincèrement et non pour lui faire plaisir. Si tu lui dis que tu as besoin de lui au magasin, je sais qu’il restera.
Elle ne vit pas le moindre changement sur son visage et son cœur se serra. Elle s’attendait à le voir fermer l’écrin et le lui tendre en lui disant de s’en aller. Au lieu de cela, il leva lentement son regard glacé et dit :
-
J’y penserai, Christine. Je ne peux rien te dire d’autre pour le moment.
Il se tut, tendit la main vers le verre qui se trouvait sur son bureau, but une gorgée et dit :
-
Va-t’en maintenant. Je suis fatigué.
Ce n’était pas la réponse qu’elle espérait mais c’était mieux que rien, pensa-t-elle. elle se leva et dit :
-
Merci de m’avoir écoutée, Ames.
Il lui tendit l’écrin mais elle dit :
-
Non, Jeremy l’a fait pour toi. Et pour Dara. Je suis sûre qu’il veut te donner cette broche.
Elle sortit du bureau d’un pas assuré, ferma la porte et fut prise d’un tremblement. Jusqu’à présent, elle ne s’en était pas rendu compte mais elle s’était toujours demandé ce qui se cachait derrière l’attitude si souvent glaciale d’Ames. Elle comprit qu’elle en avait toujours eu un peu peur.
2
Christine craignait autant sa seconde visite de la matinée que celle qu’elle venait de faire chez Ames. Elle vit en arrivant que, comme elle s’y attendait, Reynaldo avait ouvert la bijouterie Prince. Ginger la regarda, interloquée.
-
Cela fait un an que je travaille ici, dit-elle, et vous n’avez jamais eu une minute de retard. Il est dix heures. Est-ce que M. Prince a oublié de vous dire que nous ouvrions aujourd’hui ? Et où est Jeremy ?
Christine n’avait pas dit à Rey et à Tess qu’Ames l’avait renvoyé mais, en voyant le regard de sympathie de Rey, elle comprit qu’il se doutait de quelque chose.
-
M. Prince m’a appelé la nuit dernière et m’a dit d’ouvrir aujourd’hui, lui dit-il. Est-ce qu’il y a quelque chose qui ne va pas, Christine ?
-
Je ne suis plus la directrice de la bijouterie Prince, dit Christine d’une voix calme, espérant ainsi cacher le tremblement de sa voix.
-
Quoi ! Explosa Ginger. Vous n’êtes plus la directrice ? Pourquoi ? Qu’est-il arrivé ? Ce n’est pas à cause du stupide journal de Dara ?
-
Comment connaissez-vous son existence ?
-
La moitié de la ville est au courant. Vous savez à quelle allure circulent les cancans.
-
Eh ! Bien, oui, c’est à cause du journal, dit Christine, consciente du fait qu’Ames était partiellement justifié.
Si quantité de gens étaient au courant de l’existence du journal, combien y en avait-il qui savaient ce qu’il contenait ?
-
Il est furieux parce que je l’ai livré à la police. Il contenait des choses confidentielles.
-
Vous voulez parler de tous ces types avec qui elle couchait ? Dit Ginger interloquée. Il y a bien une centaine de personnes qui étaient déjà au courant.
-
Moi, je ne le savais pas, dit Christine. Elle ne se confiait pas à moi.
Ginger leva les yeux.
-
Elle n’avait pas besoin de se confier, il suffisait d’ouvrir les yeux.
Elle s’arrêta brusquement, se souvenant soudain qu’en principe Rey avait été son seul et unique amour.
-
Oh ! Rey, je suis désolée, dit-elle. J’oubliais que vous l’aimiez. Je me suis toujours dit qu’il fallait être fou pou la choisir.
-
Ginger ! Protesta Christine.
-
C’est ce que je pensais !
Personne ne pouvait arrêter Ginger une fois qu’elle était lancée.
-
Je veux dire… Il y avait Tess, le sel de la terre, qui l’adorait et il ne s’en apercevait même pas. Il voulait monter dans la lune avec Dara qui se donnait à tous ceux qui la voulaient.
Rey était devenu blême et Christine intervint avec fermeté :
-
Ginger, vous en avez assez dit pour la journée. De plus, il s’agit ici de mon renvoi et non de la vie de Dara. Je ne sais pas par qui Ames a décidé de me remplacer. Il confiera sans doute le magasin à Rey. Mais je voulais vous dire au revoir.
-
Cela sent mauvais, Christine, dit Rey, faiblement, encore sous le coup de ce que venait de dire Ginger. Je ne sais pas ce qu’a en tête Ames.
Ginger se jeta dans les bras de Christine.
-
M. Prince va comprendre qu’il a tort. Dans une semaine, vous serez revenue. Ce magasin ne peut marcher sans vous. Nous ne sommes pas capables de vous remplacer, n’est-ce pas Rey ?
-
C’est tout à fait vrai, dit Rey, qui manifestement, ne pouvait penser qu’aux infidélités de Dara.
Christine s’obligea à sourire.
-
Je veux que vous vous remettiez au travail comme si rien n’était arrivé. Et ne vous en faite pas pour moi, tout va bien aller. Ames n’a pas renvoyé Jeremy. Celui-ci dit qu’il ne reviendra pas sans moi mais j’espère qu’Ames saura le faire changer d’avis.
Rey et Ginger échangèrent des sourires qui étaient aussi épanouis que faux. Ils savaient tous les deux qu’il était impossible d’amener Jeremy à changer d’avis.
-
Bien, dit Christine, je vais à côté voir si je peux persuader Tess de déjeuner avec moi. Au revoir à touts les deux et à bientôt.
Elle se détourna et marcha vers la porte en espérant que ni Ginger ni Rey ne voyaient les larmes qui baignaient ses yeux.
3
La librairie Calliope était voisine de la bijouterie Prince. Christine avait commencé à le fréquenter dès son arrivée à Winston. Elle aimait les livres, elle en dévorait au moins trois chaque semaine et elle avait tout de suite été intriguée par le nom du magasin. Mais elle avait été fascinée en voyant qu’il y avait dans la librairie un véritable Calliope en état de marche, un étrange instrument fait de tuyaux tel qu’on en voyait autrefois sur les bateaux à vapeur du Mississippi ou dans les cirques. Il avait appartenu à l’arrière-grand-père de Tess. Il se trouvait à l’arrière du magasin sur une sorte d’estrade, une grande machine en acajou sur laquelle étaient représentées des scènes pastorales qui avaient été soigneusement restaurées lors de son installation dans la librairie. Christine avait un jour demandé à Tess de le faire jouer et celle-ci s’était lancée dans l’interprétation éraillée d’Une bicyclette pour deux. Les tuyaux avaient émis une telle cacophonie de sifflets qu’elles étaient devenues hystériques à force de rire. Elles en avaient conclu par la suite que le Calliope était un excellent sujet de conversation mais qu’il ne pouvait en aucun cas assurer à la librairie une musique d’ambiance.
Tess était derrière son comptoir en train d’aider une vieille dame aux cheveux bleu électrique à faire son choix entre deux livres de poche. Christine se promit alors que, lorsque ses cheveux seraient devenus gris, même s’ils prenaient une teinte jaunâtre, elle n’essaierait jamais de leur redonner leur couleur naturelle à l’aide de teintures bleues ou violettes. Ces couleurs, pensa-t-elle, faisaient ressembler les vieilles dames à des chanteuses de rock d’un autre âge.
Christine n’avait pas revu Tess depuis le jour où celle-ci l’avait ramenée chez elle avec Jeremy juste après qu’il eut montré à tous la broche de Dara. Tess avait été furieuse ce jour-là, jalouse d’avoir vu le bras de Rey passé sur l’épaule de Christine. Sa réaction avait été certes ridicule mais Christine en était restée préoccupée. Elle attachait une grande importance à l’amitié de Tess et elle voulait s’assurer que, maintenant, tout allait bien entre elles.
-
Comment vont les affaires aujourd’hui ? Demanda Christine après le départ de la vieille dame.
-
C’est incroyable. Quand la télé a cessé de marcher, au plus haut de la crue, j’ai eu l’impression que les gens avaient pris conscience de l’importance des livres et qu’ils avaient décidé d’en stocker en prévision d’un autre désastre.
Elle parlait d’un ton animé et son sourire était sincère. Christine se sentit soulagée. Tess reprit :
-
Et la bijouterie, comment ça va ?
-
Je… ça va.
Christine avait décidé de ne pas parler à Tess et à Bethany de son renvoi avant d’en avoir informé Rey et Ginger mais maintenant, après sa rencontre avec Ames et sa conversation avec Rey et Ginger, elle ne se sentait pas le courage de faire face à une nouvelle scène chargée d’émotion. Elle se contenta de dire :
-
Malheureusement, pendant l’inondation, les gens n’ont pas eu besoin de bijoux comme ils ont eu besoin de livres.
-
Non, ils sont restés en survêtements, ce qui ne porte pas à la coquetterie, mais voici venir le temps des examens, puis, en juin, des mariages. Rey va beaucoup travailler et je suis sûre qu’il s’en réjouit à l’avance.
Elles levèrent les yeux en entendant la sonnette tinter à la porte et elles virent entrer Bethany. Elle, si soignée d’habitude, s’était contentée de relever ses cheveux, elle n’était pas maquillée à l’exception d’un peu de rouge à lèvres et son pull-over jaune jurait effroyablement avec son pantalon bordeaux.
-
Vous êtes là toutes les deux, dit-elle comme si elles étaient les deux seules personnes qu’elle eut envie de voir. J’ai un million de chose à faire aujourd’hui. Je dois préparer l’enterrement, et c’est tellement déprimant. je dois choisir le cercueil, les vêtements de Travis, les fleurs…
Elle sourit à ses deux amies puis, brusquement, éclata en sanglots.
Christine se précipita vers elle et l’entoura de ses deux bras.
-
Beth, je suis tellement désolée. Je sais que ce n’est pas la chose à dire mais…
-
Que pourrais-tu dire d’autre ? Lui répondit Bethany en reniflant. Je suis tellement furieuse contre lui à propos de tant de chose. Je lui en veux même d’être mort. Il n’avait que trente huit ans, il avait une petite fille, il était si brillant et il ne pouvait pas s’empêcher d’être infidèle et sournois mais il me manque et je me demande comment je vais pouvoir vivre sans lui.
Incapable de trouver des mots pour apaiser sa peine, Christine se contenta de lui tapoter l’épaule. Elle se souvint de la mort de ses parents. Les gens avaient essayé de dire des choses réconfortantes mais leurs mots étaient restés pour elle dépourvus de signification. Elle avait pourtant apprécié la gentillesse derrière les mots et avait fini par oublier les banalités.
Un client entra et Bethany se détourna pour cacher ses larmes. L’homme l’ignora et demanda d’une voix prétentieuse un guide donnant la liste des éditeurs et des agents littéraires.
-
Je n’ai pas encore décidé à qui j’enverrai mon livre, dit-il à Tess. Je veux regarder ce guide et voir si un nom me saute aux yeux. Je crois qu’en l’occurrence c’est la seule façon de procéder. L’instinct.
Bonne chance à votre merveilleux instinct ! Pensa Christine, sarcastique. L’homme était tellement plein de lui-même qu’elle eut envie de le gifler. Elle ne supportait pas le contraste avec le chagrin de Bethany. Mais l’homme ne savait pas que Bethany était malheureuse. Il était fier de ce qu’il avait accompli mais, en voyant cette absolue confiance qu’il avait en lui-même, Christine se demanda aussitôt si son livre avait quelque valeur. Il est vrai qu’elle avait tendance à se méfier des gens qui étaient trop sûrs d’eux.
le téléphone se mit à sonner tandis qu’un autre client entrait en disant à haute voix :
-
Je voudrais un bon roman avec du sexe pour agrémenter ma soirée.
-
Je prends le téléphone dit Christine.
Tess lui lança un regard reconnaissant. Aussitôt qu’elle eut dit : « librairie Calliope », elle entendit la voix d’une vieille femme :
-
Mais ce n’est pas Tess. Qui êtes-vous ?
-
Christine Ireland à l’appareil. Puis-je vous aider ?
-
Oh ! Christine. Je suis Thelma Brown, la mère de Tess.
Elle criait dans l’appareil et Christine se souvint que Tess lui avait dit que sa mère refusait de porter une prothèse auditive.
-
Cela fait une éternité que je ne vous ai pas vue.
-
En effet, dit Christine en haussant la voix. Tess est occupée en ce moment. Voulez-vous lui laisser un message ?
-
Je crois que c’est une belle marque d’amitié de votre part que de laisser votre travail pour répondre au téléphone de Tess.
-
Je ne faisais que passer.
Elle tourna son regard vers Bethany qui regardait sans les voir une pile de livres.
-
Madame, voulez-vous que je dise quelque chose à Tess de votre part ou préférez-vous qu’elle vous appelle dès qu’elle sera un peu plus libre ?
-
Elle peut m’appeler mais vous pouvez aussi lui dire que je les invite à dîner dimanche soir, elle et Geraldo.
Après deux ans de mariage, Thelma Brown était encore incapable de se rappeler le prénom de Reynaldo Cimino.
-
Je n’ai pas vu ma fille depuis je ne sais combien de temps, continua-t-elle. Je lui ai demandé de venir m’aider pendant l’inondation mais elle ne s’est pas montrée. Elle m’a appelée pour me dire que sa voiture était en panne.
-
Je ne savais pas qu’elle avait eu des ennuis de voiture.
-
C’est encore une excuse qu’elle a trouvée pour ne pas venir, dit Mme Brown avec humeur.
-
Je suis sûre que non, madame Brown.
Tess ne lui avait pas parlé d’un problème de voiture et, à vrai dire, celle-ci semblait en parfait état lorsqu’elle étai venue la chercher à l’hôpital.
-
Je suis heureuse que tout se soit bien passé pour vous pendant l’inondation et je vais dire à Tess de vous appeler dès que possible.
-
C’est bien. Vous pouvez venir dîner aussi si vous voulez. Ce sera à la bonne franquette, juste une bonne cuisine traditionnelle.
-
Merci mais je dois vous quitter maintenant. Tess vous appellera.
Christine raccrocha et laissa errer un moment ses pensées. Michael était persuadé que Travis avait été l’amant de Patricia Prince mais il n’avait pas la moindre preuve. Et si c’était Reynaldo ? Il ne semblait pas très heureux de son mariage et il avait l’air mal en point aux obsèques de la jeune femme. Est si Rey avait été cet amant mystérieux, où donc était Tess l’après-midi au cours de laquelle elle était censée être allée aider sa mère à déménager la cave ? Cette même après-midi au cours de laquelle Patricia avait été poussée du haut du grenier.
Chapitre 21
Christine regarda de nouveau la pendule. Il était sept heures. Pour la plupart des gens, il était encore tôt mais jamais encore Jeremy n’était rentré aussi tard sans prévenir.
Lorsqu’elle était retournée au gymnase à trois heures de l’après-midi, Jeremy semblait tellement heureux qu’elle n’avait pas voulu le ramener avec elle.
-
Laisse-le encore un peu, lui dit Danny. À son arrivée, il était vraiment désespérée d’avoir été renvoyée de la bijouterie Prince.
-
Mais il n’a pas été renvoyé, s’exclama Christine.
-
Mes parents sont persuadés qu’Ames peut marcher sur les eaux mais, soit dit entre nous, j’ai toujours pensé que cet homme était un sale type qui se prenait pour un petit saint et croyait tout savoir.
Ayant ainsi fait sourire Christine, il ajouta :
-
Marti n’est pas enforme aujourd’hui. Sans doute a-t-elle attrapé ce virus qui court un peu partout. Jeremy me donne un bon coup de main. Il sait très bien se servir de tout l’équipement du gymnase et il plait aux clients. Laisse-le-moi encore deux heures. Je t’appellerai quand il sera prêt à partir.
Christine avait jeté un coup d’œil dans la salle et elle avait vu Jeremy en train d’aider un homme entre deux âges. Au moins il ne se désole pas d’avoir dû quitter la bijouterie Prince, pensa-t-elle. C’est ainsi qu’elle avait donné son accord à Danny. Mais maintenant il était sept heures Danny ne lui avait pas encore téléphoné. elle l’appela et lui dit :
-
Danny, est-ce que tu as oublié d’appeler ? Je pars chercher Jeremy. Dis-lui d’être prêt et de m’attendre devant la porte.
-
Tu veux dire que tu viens le chercher maintenant ?
-
Oui, répondit Christine en riant. Vas-tu encore me répéter que tu ne peux pas te passer de lui ?
-
Non, c’est que… eh ! Bien, j’étais persuadé que tu étais déjà venue.
-
Qu’est-ce qui te fait penser ça ? Mon Dieu ! Il est parti, n’est-ce pas ?
-
Eh ! Bien, mais… Oui. La salle est pleine. Je crois que tous ceux qui ne sont pas venus pendant l’inondation se sont donnés rendez-vous ici ce soir. Je l’ai cherché il y a à peu près une demi-heure et je ne l’ai pas trouvé. J’ai pensé qu’il était dans la salle de repos. J’y suis allé et il n’y était pas. Il n’était pas non plus au bar. J’ai donc pensé que tu étais venue le chercher et que je ne t’avais pas vue, ce qui n’était pas surprenant avec tout ce monde.
-
Mais Danny, je ne l’aurais jamais emmené sans te le dire.
-
C’est ce que dit Marti. Nous étions sur le point de t’appeler parce que nous avons pensé qu’il avait peut-être décidé de rentrer à pied.
-
Dix kilomètres à pied dans la nuit ?
Le cœur de Christine s’emballait..
-
Tu sais bien qu’il a peur de marcher la nuit. Il faut au moins qu’il soit sur son vélo et il ne l’avait pas avec lui. Danny, il est parti avec quelqu’un.
-
Ne sait-il pas qu’il ne doit pas partir avec des étrangers ?
-
C’était peut-être quelqu’un qu’il connaissait. Est-ce que tu t’es renseigné ? Est-ce que quelqu’un l’a vu partir ?
Danny prit une longue inspiration.
-
Écoute, Chris, peut-être une personne qu’il connaissait lui a-t-elle offert de le ramener à la maison. Peut-être va-t-il arriver d’un instant à l’autre.
-
Peut-être ? Et si cela se passe autrement ? Danny, je l’ai placé sous ta responsabilité, dit Christine, furieuse. Tu devais le surveiller.
-
Je l’ai surveillé mais je ne pouvais pas garder mes yeux collés sur lui. Tu sais bien que je l’aime comme un frère. Mon Dieu ! Je suis tellement désolé.
-
C’est un peu tard, gronda Christine.
Elle raccrocha violemment, sachant bien qu’elle s’en voulait plus à elle-même qu’elle n’en voulait à Danny. C’était elle qui était responsable de Jeremy et non, Danny. Elle n’aurait pas dû le laisser si longtemps au gymnase. Peut-être s’était-il souvenu qu’il avait perdu son emploi et, démoralisé, s’était-il éclipsé sans se faire remarquer. Elle aurait dû l’emmener à trois heures, même de force. elle aurait dû…
Quoi ? Faut-il donc l’attacher comme un chien en laisse au risque de le voir devenir faible et incapable ? C’est pourtant son désir d’indépendance, de maîtrise de soi, et sa volonté d’assumer des responsabilités qui l’ont poussé à réaliser tout ce qu’il a fait en dépit de son retard mental. Il lui a fallu lutter ferme mais il est parvenu à croire en lui-même, à se sentir libre et à avoir confiance en lui.
Mais maintenant, ce qu’elle craignait depuis longtemps est arrivé : Jeremy a disparu et elle ne sait où le chercher. Ou chez qui, car, elle était persuadée au fond d’elle-même, si quelqu’un qu’il connaissait lui avait proposé de le ramener à la maison, il serait arrivé maintenant.
Elle eut tout de suite l’idée d’appeler Michael mais celui-ci n’était pas de service. Il était sans doute chez lui avec sa merveilleuse ex-femme. Cette image lui fit mal sans pouvoir la détourner de son inquiétude pour Jeremy. Elle devait le trouver. Et quand elle le trouverait, elle espérait qu’il serait seul et non entre les mains de la personne, quelle qu’elle soit, qui l’avait détourné de son chemin.
Mais que je suis bête, s’exclama-t-elle, j’ai oublié le policier qui surveille la maison. Elle se précipita vers la voiture de police. Le policier se nommait Morris. Elle lui dit avec précipitation que Jeremy avait quitté le gymnase. Bien entendu, il lui dit tout ce qu’on peut dire pour rassurer quelqu’un qui s’inquiète sans raison, tout ce que Danny venait de lui dire.
-
Ecoutez, insista-t-elle, vous connaissez mon frère et vous savez qu’il est mentalement retardé. Il ne doit pas être dehors la nuit sans être accompagné. D’habitude, il a peur de marcher dans le noir mais il vient d’avoir un gros souci à la bijouterie Prince où il travaille. Peut-être est-il retourné là-bas.
-
Mais la bijouterie est fermée à cette heure-ci. A-t-il une clé ?
-
Oui. J’y vais maintenant mais peut-être pouvez-vous venir avec moi ?
-
Mes ordres sont de ne pas vous perdre de vue, dit-il en souriant.
Il avait un visage large et bienveillant et de beaux yeux bleu foncé.
-
S’il n’est pas là-bas, nous continuerons à le chercher. A-t-il un téléphone portable ?
-
Oui, s’il a pensé à le prendre.
-
Alors, montez dans la voiture et en route pour la bijouterie.
-
Il va être inquiet s’il voit une voiture de police. Je préfère passer devant et que vous me suiviez.
-
Comme vous voulez, mademoiselle Ireland. Et calmez-vous. Nous allons le trouver.
Christine détestait cette saison parce qu’il faisait nuit à six heures du soir. L’été était sa saison préférée, lorsqu’il faisait jour au moins jusqu’à neuf heures. Il était plus facile de trouver les gens en plein jour et on avait le sentiment que le danger était beaucoup moins menaçant que dans la demi-obscurité des soirées de la mi-mars.
Dès cinq heures, après la fermeture des magasins, on trouvait toutes les places qu’on voulait. Christine se rangea devant la bijouterie Prince et Morris se gara juste derrière elle. Elle lui dit à travers la vitre.
-
Je ne m’arrête que quelques minutes et je ne vais pas éclairer la vitrine, pour que vous puissiez m’attendre sans être vu dans votre voiture.
-
Vous n’avez pas peur d’entrer seule ?
-
Pas du tout. Merci de toute façon.
Elle ouvrit la porte du magasin. Il y avait toujours un peu de lumière dans la vitrine. elle alluma la pièce et cria :
-
Jeremy, est-ce que tu es là ?
Pas de réponse. Elle marcha jusqu’à la porte de l’arrière-boutique, alluma les lumières mais n’entra pas.
-
Es-tu là ?
Toujours pas de réponse. Jeremy ne s’amuserait pas à lui faire une blague. S’il était là, il répondrait.
Elle entendit dehors un grand fracas, du métal frottant sur du métal, des hurlements et un cri strident. Christine se précipita et vit une camionnette qui venait d’emboutir le côté de la voiture de police avec une telle force que celle-ci avait été projetée sur le trottoir, l’avant dans une borne de stationnement.
Morris était alors dehors, portant la main à son front blessé. À l’intérieur de la camionnette, une rouquine poussait des hurlements rythmés, comme pour souligner le drame. Le conducteur était lui aussi dehors. Il faisait de grands gestes et il criait. Il était manifestement ivre. Sa chemise en flanelle était mal boutonnée et, malgré le froid, il ne portait pas de veste. Son visage faisait penser à une betterave.
-
Damnée voiture, criait-il, qui encombre la moitié de la rue !
Son visage ruisselant de sueur portait une barbe de trois jours et un bouc noir.
-
Je ne pouvais pas faire autrement que de vous rentrer dedans, hurla-t-il. Où est la police ? Je veux qu’elle enregistre cet accident regardez mon camion !
-
Mais je suis la police ! Hurla Morris à son tour. Vous venez d’emboutir ma voiture et vous conduisez en état d’ébriété.
-
Je ne suis pas fou, répondit le conducteur, furieux.
Et s’adressant aux gens qui commençaient à s’agglutiner :
-
Il prétend que je conduisais en ayant perdu la raison.
-
J’ai dit que vous conduisiez en état d’ébriété, espèce d’abruti !
-
Et je n’ai pas pris de drogue. Je suis sain comme un enfant. C’est vous l’abruti !
Christine alla vers Morris et lui tendit un paquet de papiers-mouchoirs qui se trouvait dans son sac.
-
Mettez cela sur votre front tandis que j’appelle le 911 avec mon portable.
-
Merci, dit Morris, et dites-leur d’envoyer du renfort. S’il n’est pas retiré du circuit, cet ivrogne risque de faire encore des bêtises.
Pendant que Christine parlait au téléphone, l’homme se tenait au milieu de la rue, gesticulant avec rage et criant que ce n’était pas une façon de traiter un vétéran de l’opération Tempête du désert. Christine hésita et finit par proposer à Morris de s’asseoir dans sa voiture.
-
Impossible, dit-il. Ce poivrot pourrait prendre la fuite.
-
De toute façon, vous ne pouvez rien faire dans l’état où vous êtes. J’ai noté le numéro de sa camionnette.
Un léger sourire éclaira le visage soucieux de Morris.
-
Beau travail, dit-il.
Mais le sourire disparut aussitôt et il gémit :
-
Je me sens mal.
Il accepta enfin de s’asseoir dans sa voiture en laissant la portière ouverte. Il était en train de s’installer lorsque le téléphone de Christine sonna.
-
Allô ! Répondit-elle, soucieuse.
-
Christine ?
-
Jeremy ! Je te cherche depuis un bon moment. Où es-tu ? Dis-moi où tu es et je viens tout de suite.
-
Je suis.. Je suis sur l’île.
-
Sur l’île ?
-
Sur l’île de Dara. Je suis venu pour elle mais je suis tombé et je me suis cassé une jambe.
-
Jeremy !
-
Viens me chercher. Je ne crois pas que je vais pouvoir tenir longtemps. J’ai si mal ! L’os est sorti !
Les mains de Christine commencèrent à trembler et son front se couvrit de sueur malgré le froid.
-
Où es-tu sur l’île ? Demanda-t-elle.
-
Je ne sais pas trop. Plus près de l’Ohio que de la rivière Crescent.
Sa voix semblait altérée par la douleur. Elle pensa avec effroi qu’il était peut-être en train de perdre conscience.
-
Tu te souviens du grand tumulus, parvint-il à dire, celui où Dara a vu des chercheurs fouiller et découvrir des ossements. Je pense que je suis tout à côté.
Christine ne se souvenait pas exactement où était ce tumulus mais elle le trouverait.
-
D’accord, dit-elle. Reste allongé et ne bouge pas. Ne fais rien qui puisse faire mal à ta jambe. Tout va bien aller. J’arrive tout de suite.
-
D’accord, Christine, mais dépêche-toi. J’ai vraiment besoin de toi.
Christine se tourna vers Morris.
-
C’est mon frère. Il est sur l’île… Je veux dire sur le terrain qui se trouve de l’autre côté de la rivière Crescent, là où les Indiens ont élevé des tumulus. Il est blessé. Il faut que j’y aille.
-
Je ne peux pas vous accompagner.
-
Cela ne fait rien, je trouverai.
-
Vous ne pouvez aller nulle part seule. Laissez-moi appeler et ils enverront un autre flic.
-
Je ne peux attendre. Mon frère a la jambe brisée. Il saigne. J’appellerai le 911 en route.
-
Aucune ambulance ne pourra passer sur le pont. Il s’écroulerait.
Christine était presque folle de panique.
-
Nous trouverons bien un moyen. J’ai une trousse de secourisme dans mon coffre.
-
Vous non plus, vous ne pourrez pas traverser. Comprenez-vous ? Ce damné pont s’écroulerait d’un seul coup dans la rivière.
-
Il faut que j’y aille, monsieur l’agent. Il faut que j’y aille !
Elle l’entendit qui essayait de la retenir mais sa voix était couverte par celle de l’ivrogne et par celle de la rouquine qui continuait à hurler. Elle refusa d’y prêter attention. Elle savait à quel point était branlant le pont sur la rivière Crescent mais elle ne pouvait pas abandonner Jeremy. Elle conduirait jusqu’au pont et traverserait à pied. Elle traverserait même à la nage s’il le fallait. Elle était prête à tout pour arriver jusqu’à lui.
Elle traversa la ville à toute allure, ne tenant aucun compte des limites de vitesse. Tout en roulant, elle appela Streak. Pas de réponse. Elle savait que, s’il avait été là, il aurait répondu. Son appel était trop important.
Elle composa ensuite le 911. on lui dit que Morris avait déjà appelé et qu’elle devait attendre du secours devant le pont. Quel secours pourront-ils me donner ? Se demanda-t-elle. Aucune ambulance ne pourra passer sur le pont.
Désespérée, elle essaya le numéro de Sloane Caldwell. Pas de réponse. Elle essaya Reynaldo et Tess. Ils étaient occupés. Mais que se passait-il ? Pourquoi ne répondaient-ils pas alors qu’elle avait tellement besoin d’eux ? Ils vivaient leur vie. Mais la vie de celui qui était à ses yeux le plus important au monde, cette vie se trouvait en danger dans un lieu désert, là où les Indiens enterraient leurs morts..
Elle descendit la route cahoteuse qui menait au pont et s’arrêta. Les tumulus dont Jeremy lui avait parlé se trouvaient à au moins cinq cent mètres, que faire ? Aller à pied prendrait trop de temps et, de toute façon, Jeremy ne pourrait pas marcher jusqu’au pont.
Elle examina celui-ci à la lumière des phares. Les planches étaient grises. Sans peinture et sans protection, elles avaient souffert des intempéries. La balustrade était en partie démolie et il y avait un grand trou en plein milieu du tablier.
Sa voiture était une Dodge Neon, l’une des plus légères sur le marché. Sans doute pourrait-elle passer là où une ambulance ne passerait pas. Elle savait qu’il lui fallait prendre un grand risque mais Jeremy ne valait-il pas tous les risques du monde ?
Elle remonta dans sa voiture dont elle n’avait pas arrêté le moteur, se mit en prise directe et s’avança lentement, se faisant toute petite chaque fois qu’elle entendait craquer les planches. Vers le milieu de la traversée, le pont tout entier émit comme un gémissement. Tendue à l’extrême, elle se dit qu’elle allait être précipitée dans les eaux gonflées de la rivière mais elle eut le bon réflexe de garder le pied sur l’accélérateur. Elle fit un bond en avant sans trop savoir ce qui lui arrivait et elle poussa presque un cri de soulagement en sentant que ses roues quittaient les planches pour s’enfoncer dans la boue. Elle accéléra encore un peu et se trouva sur un terrain solide.
Elle s’arrêta et posa un instant le front sur le volant. Elle avait réussi. Il lui fallait maintenant trouver Jeremy.
Elle leva la tête et regarda droit devant elle. La nuit était obscure, la lune était cachée derrière les nuages et on se serait cru au royaume des fantômes avec ce brouillard qui montait de la rivière. La seule lumière venait de ses phares. Elle repartit doucement, se souvenant que le grand tumulus était proche de l’Ohio, vers le nord. Elle tourna légèrement sur la droite. La voiture sautait sur les bosses et les trous. Elle traversa un espace tout à fait plat, puis un lieu plus accidenté, là où les archéologues croyaient avoir découvert un village de constructeurs de tumulus datant de six cents ans.
Elle pensa qu’elle devait se trouver près du grand tumulus et s’arrêta pour s’orienter. Elle sortit de la voiture en laissant les phares allumés et la portière ouverte. Elle prit une lampe électrique dans la boite à gants et commença à marcher dans ce lieu sinistre en appelant Jeremy. Elle arriva enfin au grand tumulus, là où Dara avait vu les chercheurs exhumer les squelettes. Elle crut se rappeler qu’il y en avait huit. Cet endroit sacré aux yeux de Dara. Était-il important aussi aux yeux de Jeremy ? Elle se demanda ce que Jeremy pouvait bien considérer comme important. Certaines chansons, les tumulus, Star Trek.
Christine s’arrêta net. Star Trek. Quand ils étaient enfants, il avait imaginé un code secret qu’ils seraient les seuls à connaître.
-
Si l’un d’entre nous, lui avait-il dit, a un problème et ne peut le dire à haute voix parce que les méchants le surveillent, il prononcera un mot tiré de Star Trek. Pourquoi pas Klingon ? Les Klingons sont les pires ennemis du capitaine Kirk.
Soudain, elle se souvint des mots qu’il avait prononcés lorsqu’il l’avait appelée au magasin : « Je ne crois pas que je vais pouvoir tenir longtemps. »
Tenir. Il avait utilisé le mot « cling on » (jeu de mot intraduisible en français). Il l’avait aussi appelée Christine. Deux fois. Depuis qu’il avait appris à parler, il l’appelait toujours Christy. Jamais Christine.
-
Christine, est-ce toi ?
Elle se tourna et se trouva face à Sloane Caldwell.
-
Sloane, que fais-tu ici ?
-
J’ai reçu un appel de Jeremy. Il m’a dit qu’il avait un problème, qu’il était blessé et je suis venu aussitôt.
Christine sentit monter en elle un bouffée de soulagement. Mais tout de suite après, ses pensées commencèrent à se remettre en place et elle réalisa soudain que quelque chose n’allait pas : Jeremy n’avait sûrement pas le numéro de portable de Sloane Caldwell. Pourquoi l’aurait-il eu ? Il n’avait eu que très peu de contacts avec lui ces derniers temps. Non, quelque chose n’allait vraiment pas. Elle le savait mais elle savait aussi qu’elle ne devait absolument pas le montrer, même si son cœur battait fort, fort au point, elle en avait la sensation, de faire éclater sa cage thoracique.
-
Je suis si heureuse qu’il t’ait appelé, dit-elle d’une voix haut perchée. Moi aussi je suis venue tout de suite le chercher. Il m’a dit qu’il avait une jambe cassée. J’ai appelé le 911. la police va arriver d’un instant à l’autre.
Sloane la regarda longuement.
-
Tu n’as jamais su mentir, Christine. Tu n’es vraiment pas douée pour cela.
Il se tut un instant et ajouta :
-
Tu aurais pu prendre des leçons de Dara. Elle était aussi bonne menteuse que ma mère.
Christine se mit à trembler. Elle n’avait rien d’autre à faire que de continuer à parler jusqu’à ce qu’elle sache où était Jeremy.
-
Ta mère ? Balbutia-t-elle. Est-ce qu’elle ne s’appelait pas Catherine ?
-
Non, elle s’appelait Lula. Elle était bien connue en certains lieux comme une femme qui avait de nombreux talents érotiques.
Christine n’y comprenait plus rien. Sloane lui avait souvent parlé de ses parents, de la très belle et très gracieuse Catherine et du très beau et très prestigieux Preston. Il lui avait parlé de sa si magnifique sœur cadette Amelia, une artiste. Il lui avait longuement décrit la majestueuse demeure familiale où ils menaient tous une vie idyllique dans la célèbre rue de la Rivière. Ses yeux noisettes s’étaient emplis de larmes quand il avait raconté la mort de ces trois personnes dans un accident de voiture. Il était alors à Harvard. Il avait ouvert pour elle l’album des photos de famille. Il y avait une photo de lui à douze ans en train de plonger dans la piscine, une autre où, adolescent, il faisait le pitre devant la porte d’une boite de strip-tease du quartier français. Mais sa préférée était celle où on les voyait les quatre devant la façade de leur maison ornée de colonnes grecques. Il avait alors vingt ans. Amelia le tenait par le bras et ils semblaient tous tellement heureux. Que voulait-il donc dire ?
-
Je ne comprends pas, Sloane, dit-elle en essayant de parler aussi calmement que possible. Qui est Lula ? Ta mère ne s’appelait-elle pas Catherine Caldwell ?
-
Je devrais savoir qui était ma mère, répondit-l, sarcastique. Mon père, c’est autre chose. Je veux dire mon père biologique. Je sais très bien qui vivait avec Lula quand j’avais quatre ans. C’était Bobby Ray. Il vivait de ce qu’elle « gagnait », prétendait être son mari et m’a élevé avec une douce sagesse, ce qui voulait dire de nombreuses raclées, des bagarres et du mépris.
-
mais tu m’as montré des photos, ta maison, ta famille…
-
Les photos sont celles de la famille Devereaux. J’ai commencé à travailler chez eux comme jardinier quand j’avais douze ans. Je tondais les pelouses. C’étaient des êtres merveilleux et ils ont été très bons pour moi. Ils me répétaient que j’étais intelligent, ambitieux et beau. Ils me disaient qu’ils auraient souhaité avoir un fils comme moi. Amelia m’aimait et ses parents ne la décourageaient pas. Je crois qu’ils auraient été d’accord pour que je l’épouse. Amelia était délicate. Elle avait besoin de quelqu’un de fort.
Il se tut un moment comme s’il se laissait emporter par ses souvenirs puis il revint brusquement à Christine.
-
Ils me traitaient comme si j’avais fait partie de la famille. Ils m’ont même envoyé à Harvard. J’y étais encore lorsqu’ils ont été tués dans cet accident de voiture. J’ai vraiment cru que j’allais mourir. Ils ont fait tout ce qu’il fallait pour moi. Dans son testament, Preston m’a laissé assez d’argent pour finir mes études à Harvard et à l’école de droit.
Il éclata d’un rire strident.
-
Ne crois surtout pas que Lula n’ait pas essayé de s’emparer de ce fric. Elle a tout fait ce qu’elle a pu mais Preston avait pris ses précautions. Le testament était sans faille et ne lui a pas laissé la moindre chance. C’est ainsi que j’ai obtenu mes diplômes.
Il lui sourit et ajouta :
-
C’est pourquoi Dara m’avait surnommé le Cerveau.
-
Mon Dieu ! S’écria Christine. Tu as été un de ses amants !
-
Un d’entre eux, tu peux le dire.
La lune avait fait son apparition entre deux nuages et Sloane se découpait sur le paysage argenté. Christine réalisa à quel point il était grand et arrogant avec une pointe de folie dans le regard.
-
Sloane, demanda-t-elle doucement. Où est Jeremy ?
-
Je n’aurais jamais imaginé que Lula puisse me retrouver à Winston, dit-il comme s’il ne l’avait pas entendue. Elle a réussi à trouver de l’argent pour engager un détective. Elle n’a sûrement pas pu gagner son argent comme elle le faisait autrefois, il suffisait pour s’en convaincre de voir ce qu,elle était devenue. De plus, elle avait le sida. Et Bobby Ray avait disparu depuis longtemps. Je dois reconnaître qu’elle était astucieuse. Un an après mon arrivée ici, elle m’a poursuivi comme une chienne de chasse. Elle voulait de l’argent. Un revenu régulier, sinon elle raconterait à tout le monde qui j’étais vraiment : le fils illégitime d’une prostituée. Il fallait bien que je la tue et cela a été très facile. J’aurais dû le faire il y a des années.
Il regarda autour de lui.
-
elle est enterrée ici, je ne sais pas exactement où,
Christine avait le sentiment que sa bouche était bourrée de coton hydrophile. Son regard se brouillait comme si elle allait s’évanouir. Elle avait besoin de toute son énergie pour rester consciente. S’évanouir et sortir de ce cauchemar, cela lui aurait été facile mais il y avait son frère.
-
Jeremy, murmura-t-elle. Sloane, s’il te plait, dis-moi que tu n’as pas…
-
Tu vas arriver à le sortir ! Que je n’ai pas quoi ? Que je ne l’ai pas tué ?
Sous son regard intense, elle se sentit sans poids et sans substance comme si, au cœur de la nuit, elle était emportée par une brise glaciale venue de nulle part.
-
Christine, continua-t-il, je me vante de n’affronter que des ennemis dignes de moi. Ce cher Jeremy avec son esprit obtus n’entre certainement pas dans cette catégorie.
Elle expira avec violence et demanda :
-
Où est-il ?
-
Chez moi. Drogué. Je suis passé au gymnase en sortant du bureau et je l’ai vu. Alors, un plan s’est tout naturellement formé dans mon esprit. Je lui ai proposé de le ramener chez toi, pour ne pas te déranger, mais je lui ai dit que je devais d’abord passer chez moi pour y prendre quelque chose. Une fois là, je lui ai offert une tasse de cet affreux chocolat qu’il aime tant mais j’y ai ajouté quelque chose : quarante milligrammes de Valium. J’ai appuyé mon revolver sur son front et je lui ai ordonné de t’appeler. Il s’est montré très obéissant.
-
Il te faisait confiance, Sloane. Il l’a toujours fait. Comment as-tu pu lui faire cela ?
-
Ce n’est pas de ma faute si ce cinglé avait confiance en moi.
-
Est-ce que Dara avait confiance en toi ?
Le petit sourire qu’il arborait depuis un moment disparut subitement.
-
Elle m’a fait confiance au début, dit-il.
Christine avala sa salive. Un rayon de lune venait d’éclairer le revolver qu’il portait à son côté. Si elle se mettait à courir, il tirerait sur elle. La seule chose à faire était de continuer à parler jusqu’à l’arrivée de la police, si toutefois la police arrivait jamais. Elle demanda :
-
Est-ce que tu as commencé à fréquenter Dara avant ou après nos fiançailles ?
-
Après.
-
Tu l’aimais ?
-
Aimer Dara ? (Il secoua la tête). J’aimais son physique. J’aimais son habileté au lit mais je n’aimais pas Dara.
-
Alors, pourquoi ?
-
Parce que je ne t’aimais pas non plus. Je ne te trouvais même pas attirante. Christine eut un geste de recul. Alors, pourquoi est-ce que je t’ai demandée en mariage ? Parce que tu étais la femme idéale pour un jeune avocat en pleine ascension. Excellent milieu. Excellente éducation. Une conduite sans reproche et, en outre, une belle somme laissée par tes parents.
Christine demanda d’une toute petite voix :
-
Alors, tu ne m’aimais pas du tout ?
-
Non, Christine. Je ne t’aimais pas. Mais je voulais que tu deviennes Mme Sloane Caldwell. J’aurais supporté Jeremy pendant un an ou deux. Cela valait la peine pour avoir une femme de ta classe et un pseudo beau-père comme Ames Prince. Ensuite, il aurait eu un malheureux accident.
Christine sentit son cœur devenir comme un petit morceau de glace. Elle demanda :
-
Tu avais donc décidé depuis longtemps de tuer Jeremy ?
-
Naturellement. Je n’aurais pas pu vivre longtemps avec lui. Non seulement il m’embarrassait mais il mettait mes nerfs à rude épreuve. Tu ne sais pas la force de caractère qu’il m’a fallu pour être gentil avec lui. Mais il le fallait pour t’avoir et je l’ai fait.
-
Tu ne m’aimais pas mais nos fiançailles, notre mariage étaient importants pour toi ?
-
Extrêmement.
-
Mais il te fallait aussi Dara.
-
Dara a été une malheureuse défaillance due au désir sexuel. Très malheureuse.
-
Au cours des dernières semaines de sa vie, elle a eu le sentiment que quelqu’un la suivait. Etait-ce toi ?
-
Ta question m’embarrasse. Je savais qu’elle avait un autre amant. Ce n’était pas Reynaldo. Celui-là, elle le gardait pour épater les gens mais il y avait quelqu’un d’autre qui était vraiment important à ses yeux. Cela me tracassait. Elle avait même cessé de faire l’amour avec moi. Elle disait qu’elle avait un kyste à l’ovaire et que cela lui rendait les relations douloureuses. Ensuite elle est tombée enceinte.
-
Elle te l’a dit ?
-
Oh ! Oui. Il semble que le père du petit bâtard ait refusé de l’épouser. Elle était terrifiée à l’idée d’avorter, certaine qu’elle en mourrait. Elle ne supportait pas l’idée d’épouser Reynaldo parce qu’elle savait qu’il refuserait toujours le divorce, qu’elle ne pourrait jamais se débarrasser de lui. Alors, elle s’est adressée à moi. Elle m’a dit que nous ne resterions mariés qu’une année et qu’ensuite nous divorcerions. J’ai refusé. Après tout, toi et moi, nous étions fiancés. Épouser Dara, c’était te perdre pour toujours. En désespoir de cause, elle a essayé de me faire chanter. « Épouse-moi, m’a-t-elle dit ou je dirai tout. Mon père te fichera à la porte et Christine ne voudra plus de toi. Tu ne seras plus rien en ville. »
-
C’est alors que tu as décidé de la tuer ?
-
Non, pas tout de suite. J’ai d’abord essayé d’être raisonnable, de lui faire assez peur pour qu’elle accepte de se faire avorter. Mais après le spectacle qu’elle a donné à cette fameuse soirée et la rupture de nos fiançailles, je savais ce que j’avais à faire. La chance était avec moi. Je savais qu’une semaine plus tard, c’était la nuit de la lune noire. Elle parlait toujours de ces idioties de sorcellerie et je savais que, cette nuit-là, elle descendrait au bord de la rivière. C’est là que je lui ai rendu une dernière visite.
-
Tu l’as tuée, elle et l’enfant qu’elle portait.
-
Ce n’était pas mon enfant, Christine. C’était celui de Cimino ou de l’autre type par qui elle se faisait baiser. Quelle pute ! Elle était comme ma mère. Il eut une grimace de dégoût. Ensuite je l’ai enveloppée dans un plastique que j’avais amené et je l’ai jetée dans la rivière Crescent.
-
Pourquoi ne l’as-tu pas enterrée ici, avec ta mère ?
-
Nous étions en pleine inondation et je n’étais pas sûr de pouvoir l’amener jusqu’ici et de revenir sans danger. De plus, elle adorait cet endroit. Elle ne méritait pas d’être enterrée dans un endroit qu’elle aimait.
-
Tu lui as brisé les dents et tu as coupé les bouts de ses doigts pour qu’on ne puisse pas l’identifier. Mais tu as laissé sa bague avec le rubis près de son corps.
-
C’était un accident. La bague à dû tomber de ma poche pendant que je l’enveloppais. J’étais terriblement pressé de revenir chez elle et de rassembler quelques-unes de ses affaires pour faire croire à une fugue. Ainsi, on ne commencerait pas l’enquête tout de suite. C’est seulement quand je suis rentré chez moi que je me suis rendu compte que je n’avais pas la bague.
-
Et les lettres qu’elle a soi-disant envoyées à Ames ?
-
C’est un ami qui les a envoyées. Disons plutôt un homme que je faisais chanter. Ames y a cru.
Il se rapprocha d’elle. Mon Dieu ! Se demanda-t-elle, que fait la police ? Elle savait que le 911 avait été appelé. Ils devraient arriver bientôt. Puis elle se souvint du pont et de la voiture de police, une Crown Victoria qui devait peser une tonne de plus que sa propre voiture. Ils ne passeraient jamais et il leur faudrait venir à pied.
-
Qui était l’autre amant de Dara ? Demanda-t-elle soudain. Est-ce que tu l’as découvert ?
Sloane regarda au loin pendant un moment. Le vent soulevait ses épais cheveux découvrant son large front. Pourquoi, se demanda-t-elle sèchement, dit-on toujours que les traits du visage permettent de déterminer la qualité de l’esprit ? Sloane expliqua :
-
J’ai honte de le dire mais, à l’époque, je ne savais pas qui c’était. Elle m’affirmait qu’elle ne couchait plus avec Cimino et j’avais tendance à la croire en voyant l’air de chien battu qu’il avait alors.
Il la regarda, s’avança encore et lui toucha délicatement la joue. Elle fit son possible pour ne pas se dérober. Ce n’était pas le moment de montrer de la répulsion.
-
En fait, dit-il, c’est Jeremy qui m’a révélé qui était cet amant.
-
Jeremy ?
-
Oui, c’était le charmeur de serpent, Travis Burke. En principe il était mon ami mais j’ai tout compris. Dara parlait toujours de sa classe et, un jour, subitement, elle n’en a plus dit un mot. Je ne m’en suis pas aperçu tout de suite. Je sais maintenant qu’elle se méfiait. Et bien sûr, elle a écrit dans son journal qu’elle était amoureuse du charmeur de serpents. Je vous ai entendu, Streak et toi, lire le passage du journal où elle disait qu’elle était amoureuse de S.C. mais je ne savais pas alors qui était S.C. Il sourit et ajouta : Ensuite, il a commis l’erreur de faire l’amour avec Patricia.
Christine eut un sursaut de surprise.
-
Tu avais aussi une affaire avec Patricia ?
-
Il me fallait quelqu’un en attendant que tu te calmes et me reviennes. Car je n’ai jamais perdu l’espoir de t’épouser. En attendant, je ne pouvais pas vivre comme un moine.
-
Mais il y a d’autres femmes dans le monde en dehors de la femme et de la fille d’Ames, dit-elle d’un ton acide.
Elle regretta aussitôt car elle eut l’impression qu’il allait la frapper.
-
Je le sais, dit-il, mais elles étaient commodes et attirantes. Et à ces moments-là, elles étaient discrètes.
-
Et puis Travis t’a enlevé Patricia.
-
Il ne me l’a pas enlevée, s’écria Sloane avec rudesse. J’en avais fini avec elle.
-
Et tu n’étais pas jaloux ?
-
Disons plutôt que j’étais inquiet. J’avais gardé plusieurs choses qui avaient appartenu à Dara, la bague qu’elle tenait de sa mère et qu’elle portait sur une chaîne autour du cou. Il y avait aussi sa boule de cristal. En fait, c’est avec cette boule que je l’ai assommée.
Christine crut voir cette magnifique boule de cristal s’abattre sur la tête de Dara. Elle la vit couverte de sang et de cheveux et elle sentit monter en elle une nausée.
-
Je n’ai jamais nettoyé sa boule, dit-il en souriant. Je la conservais enveloppée dans un plastique avec des cheveux de Dara qui y étaient restés collés. Elle avait de si beaux cheveux que je n’avais pu m’empêcher d’en couper quelques mèches. Je les conservais en souvenir, entourés d’un ruban rouge.
Il se tut un moment puis reprit :
-
Et puis un jour, alors que j’avais décidé d’en finir avec Patricia, parce que faire l’amour avec elle ne me disait plus rien, elle est venue chez moi avec son horrible petit chien. J’avais laissé la porte du placard ouverte. Pendant que je parlais avec Patricia, le chien s’est glissé dans le placard et a commencé à fouiller dans une boite. Il a arraché le plastique qui entourait la boule et les cheveux encore tout couverts de sang. Avant que je puisse l’arrêter, Patricia s’était précipitée vers le placard pour reprendre son chien.. Je ne sais pas exactement ce qu’elle a vu et même si elle a vu quelque chose. Après tout, le sang qui couvrait la boule était devenu noir. Qu’est-ce que c’est que quelques cheveux et un petit collier plutôt insignifiant ? J’ai donc décidé de ne pas me faire de soucis.
» Ensuite, j’ai appris que Travis était devenu l’amant de Patricia. L’imbécile, je pensais que nous étions amis. Il me l’a dit, avec sa désagréable façon de parler, on aurait dit un petit garçon qui ricanait, conscient d’avoir échappé à une punition. Il m’a même donné des détails. Il m’a dit qu’il lui glissait des billets sous la statue, qu’il la retrouvait dans le grenier de l’écurie et qu’il lui faisait l’amour en écoutant de la musique sur son baladeur. C’était si ridicule que, malgré ma fureur, j’ai été sur le point de lui éclater de rire au visage. Je l’ai tout de même écouté. J’écoute toujours et je n’oublie rien.
» À cette époque, Patricia a commencé à se montrer nerveuse avec moi. J’ai d’abord pensé que cela avait quelque chose à voir avec notre affaire mais il y avait autre chose. Je pense qu’après la découverte du corps elle a tout de suite été sûre qu’il s’agissait de Dara. Alors, elle a commencé à penser aux dernières semaines de Dara, à son attitude envers moi et elle a compris que j’avais eu une aventure avec elle. Peut-être alors a-t-elle eu un soupçon à propos de ce qu’elle avait aperçu dans le placard. Des cheveux noirs, un objet sphérique, un anneau passé dans une chaîne. Alors, j’ai décidé de ne pas prendre de risques. J’ai poussé Patricia et j’ai placé près d’elle, jouant aussi fort que possible, le lecteur de disques compacts que j’avais volé dans la voiture de Travis.
-
Mais tu avais un alibi pour l’après-midi où Patricia est morte. Tu étais en train de recueillir une déposition et il y avait de nombreux témoins.
-
Ne sois pas stupide, Christine. Nous faisons une pause pour le repas de midi et, ce jour-là, nous avons pris deux heures. J’ai facturé une de ces deux heures. Ajouter des heures sur une facture, c’est un vieux truc que connaissent bien tous les avocats.
-
Mais c’est malhonnête !
-
Ne me lance pas ce regard de reproche, ma chère. De nos jours, cela se fait couramment.
Il avait légèrement amusé mais son visage se durcit aussitôt.
-
Lors de l’enterrement de Patricia, ton brillant frère a dit à haute voix que Travis était le charmeur de serpents. J’ai réalisé alors qu’il avait été l’amant de Dara et qu’il était probablement le père de cet enfant à cause duquel elle avait voulu me forcer à l’épouser. C’est pour cela qu’elle a tout fait pour t’éloigner de moi et qu’ainsi elle m’a obligé à la tuer, cette sale petite chienne.
Mon Dieu ! Pensa Christine, on dirait qu’il est vexé comme si on lui avait causé du tort. Elle avait toujours considéré Sloane comme un homme fort, équilibré, gentil et généreux, et elle s’apercevait maintenant que c’était un dément. Un dément qu’elle avait failli épouser.
Une colère froide s’empara d’elle et elle dit d’une voix coupante :
-
Travis t’a d’abord enlevé Dara, puis il t’a enlevé Patricia, mais qu’est-ce que ça pouvait bien te faire ? Tu prétends que tu ne les aimais pas.
-
Je ne les aimais pas mais elles étaient à moi. Et je n’abandonne jamais ce qui est à moi à moins que je ne l’aie décidé. Toute ma vie, j’ai dû me battre pour obtenir ce que je voulais et ceux qui veulent m’en dépouiller doivent être punis.
-
C’est ce qui est arrivé à Travis.
Sloane sourit et dit :
-
Oh ! Oui, j’allais souvent chez les Burke, je savais où il gardait les clés de la maison aux serpents. Un jour, lors d’une visite, j’ai pu m’emparer d’un trousseau. Je suis revenu le lendemain au petit matin, je suis entré dans la maison aux serpents et j’ai ouvert les cages. Il m’a fallu avoir des gestes très lents, tranquilles et doux pour ne pas agacer ces damnés animaux.
Il fronça les sourcils.
-
Cela n’a pas été aussi facile que de tuer Patricia mais, en sortant indemne de la maison aux serpents, je dois dire que j’étais assez fier de moi. J’avais laissé une fenêtre légèrement entrouverte dans le bureau de Travis. J’ai déposé les clés sur le bureau et je suis rentré me coucher. Le lendemain a été pour moi un jour de triomphe. La mort de Travis a été délicieusement macabre. C’était vraiment la mort qu’il méritait.
Il rit et ajout :
-
Il ne ressemblait plus au chéri de ces dames.
Christine sentit monter une nausée si affreuse qu’elle failli vomir.
-
Mais tu es malade, Sloane. Quelle enfance a dû être la tienne pour faire de toi ce que tu es !
Sloane se recueillit un moment avant de dire :
-
Je me demande pourquoi Lula ne s’est pas débarrassée de moi. Cela aurait été gentil de sa part, et c’est sans doute pour cela qu’elle ne l’a pas fait car, gentille, elle ne l’était pas. Je me souviens qu’un jour elle a bredouillé quelque chose à propos d’un homme qui voulait un enfant. Une envie qui n’a pas dû lui durer longtemps parce qu’il était parti avant que je ne sois assez grand pour me souvenir de lui. Et puis un jour, Lula a compris que je pouvais amener de l’argent au foyer. J’ai d’abord été un joli petit gamin mendiant au coin des rues ou devant les magasins. Plus tard… (il frémit). Tu sais, il y a des hommes qui aiment les petits garçons.
Christine se sentit soudain glacée jusqu’à la moelle des os.
-
Mon Dieu ! Dit-elle.
-
Oui. Je demandais souvent à cet homme tout-puissant de m’aider mais il faut croire qu’il ne voulait aider qu’à sa façon. Je ne comptais plus sur lui lorsque j’ai rencontré Preston Devereaux Je n’en suis pas encore revenu. Au début, il me terrifiait et je me montrais rude et hostile mais il me comprenait. Il a su être patient et cela a tout changé. Il m’a appris à m’habiller convenablement. Il m’a appris les bonnes manières. Amelia m’a initié à l’art et à la littérature et, même si je n’étais pas vraiment doué, j’absorbais tout ce qu’elle me disait. Je regardais vivre cette famille, je copiais la façon de vivre de Preston, sa façon de parler, sa façon d’être. Je voulais tellement devenir un gentleman.
Christine se souvint de tous les efforts que faisait Sloane pour être toujours correct en toutes circonstances, qu’il était toujours parfaitement habillé, soucieux de faire bonne impression. Pendant leurs fiançailles, ce formalisme l’avait souvent ennuyée. Au point qu’il lui arrivait d’avoir la sensation d’étouffer. Maintenant, elle le comprenait. Il n’était jamais naturel. Il lui avait fallu tout apprendre et il devait toujours s’en tenir strictement à ce qu’il avait appris. Jamais il n’avait pu être lui-même.
-
La vie s’annonçait bonne pour moi, reprit Sloane d’une voix rêveuse. Cela en était fini de la crasse, des femmes aux paroles ordurières et de l’alcool bon marché. Je vivais au royaume de la beauté, de la grâce et des possibilités illimitées.
Il eut un sourire amer.
-
Et alors, continua-t-il, ce bon garçon qu’on appelle Dieu m’a enlevé tout ça d’un coup. Il m’a fallu tout recommencer. Preston m’avait appris que, lorsqu’on tombe, il ne faut pas rester par terre. Il faut se relever et se battre. C’est ce que j’ai fait ici, à Winston. J’avais un bon travail, une fiancée parfaite, des projets plein la tête et, quand tout commençait à bien aller, Dara est arrivée.
-
Laisse-moi te dire que Dara a plus souffert par toi que tu n’as souffert par elle, murmura Christine.
-
Tu n’as pas toujours si bien parlé, Christine.
-
Je n’ai peut-être pas toujours dit ce que je pensais.
Sloane fronça les sourcils.
-
Peut-être as-tu raison parce que, après la mort de Dara, j’ai découvert en toi des côtés que je ne connaissais pas. Comme d’insister auprès de la police sur le fait que, si Dara avait vraiment fait une fugue, elle n’aurait pas emporté les choses qui manquaient dans sa chambre. Des années plus tard, tu as creusé, creusé, creusé pour expliquer sa mort. Et puis tu as trouvé ce journal et l’as donné à la police en laissant entendre que je pouvais être le fameux S.C. Là tu t’es trompée mais je suis certain qu’à la longue tu aurais fini par découvrir des éléments contre moi. Je ne voulais pas te tuer, ma chère. Je ne le voulais vraiment pas. C’est pour cela que j’ai essayé de te faire peur. Je t’ai passé au téléphone une cassette de Dara en train de chanter que j’avais prise chez les Prince. Je t’ai envoyé des photos glissées dans une carte. Et puis il y a eu le tour de force du gymnase. Là, j’ai failli me laisser aller, j’ai été à deux doigts de te violer mais, ce matin là, j’avais déjà perdu assez de temps avec toi. Mais la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, c’est quand j’ai vu que tu t’intéressais à ce flic. Je m’en suis aperçu à l’enterrement de Patricia. Tu es passée devant moi pour aller lui parler. Et ce regard que tu lui as lancé ! Jamais tu ne m’as regardé comme ça. Jamais.
-
Mais, Sloane, tu étais important à mes yeux. Je ne voulais pas te faire un affront à l’enterrement. J’avais seulement quelque chose à dire à Michael.
-
Tu l’appelles Michael maintenant. Arrête, Christine, rien de ce que tu peux dire ne changera quoi que ce soit à ce qui va t’arriver.
-
Et qu’est-ce qui va m’arriver ?
La voix de Christine était étrangement forte par l’effet de la peur qui s’était emparée d’elle.
-
Est-ce que tu vas me tirer dessus pour courir ensuite jusqu’au pont et y tomber dans les mains de la police ?
-
Je ne vais pas te tirer dessus à moins que je n’y sois obligé. Tu vas avoir un terrible accident. Tu vas terminer ta vie cette nuit dans la rivière. Dans ta voiture.
Le vent noir de la panique s’empara de Christine.
-
Dans ma voiture ? Dit-elle. Mais pourquoi dans ma voiture ?
-
Tu sais bien que la péninsule se relève en approchant de la rivière, si bien qu’elle la domine de quatre à cinq mètres. Tu vas traverser la péninsule à toute allure et tomber directement dans l’Ohio qui est encore très haute. Tu y resteras moins longtemps que Dara mais tu seras tout aussi morte.
Christine fixa sur lui son regard. Elle crut voir une faille dans le scénario qu’il venait de dérouler devant elle.
-
Personne ne croira que je suis venue ici me promener en voiture. Et personne ne croira non plus que je me suis suicidée en abandonnant mon frère.
-
Est-ce que tu crois sincèrement que je n’ai pas prévu cela ? Il se trouve que Jeremy a pris un mélange d’alcool et de Valium et que, dans cet état, il a eu la brillante idée de t’attirer ici pour ranimer le souvenir de sa précieuse Dara auprès des tumulus qu’elle aimait tellement. Mais les choses n’ont pas marché comme il le voulait. Il faisait nuit, tu ne connaissais pas le terrain et tu es tombée directement dans la rivière. Alors, le pauvre Jeremy, retardé mental, ivre et drogué par-dessus le marché, a décidé de prendre la fuite mais il s’est écroulé sur les rails du train où il a été coupé en deux à une heure du matin. La ville parlera longtemps de cette double tragédie.
-
Une double tragédie ? Dit Christine furieuse de sentir sa voix trembler. Ne crois-tu pas que c’est une étrange coïncidence ? Je te signale que l’adjoint Winter déteste les coïncidences.
-
À propos de Michael, j’ai entendu dire que son ex-femme est en ville. Oui, cette magnifique ex-femme vit dans sa maison. Je ne crois pas qu’il va s’intéresser à toi autant que par le passé. Tu n’auras été que la fantaisie passagère d’un homme seul. Et Ames, tu peux en être sûre, ne sera pas aussi bouleversé par ta mort qu’il l’a été par cette de sa fille. Il sera même probablement heureux de te savoir partie.
-
Tu te trompes, dit Christine avec violence. Michael et Ames sauront qu’il y a quelque chose de louche. Et tu oublies Rey, Tess et Bethany.
-
Mais mon cœur, Rey est trop absorbé par l’échec de son mariage pour penser à autre chose. Tess est obsédée par lui et elle ne sera pas fâchée de voir disparaître une rivale potentielle. Quant à Bethany… que dire de cette petite et si faible Bethany ? Elle a perdu son mari. Elle doit s’occuper de sa petite fille. Elle ne va pas perdre son temps à essayer de comprendre ce qui s’est passé pour toi et Jeremy.
Il secoua la tête et ajouta :
-
Tu n’as vraiment pas de chance, ma fille. Allons ! Marchons jusqu’à ta voiture.
Ma voiture, pensa Christine, c’est par elle que je vais mourir.
-
Non !
-
Mais si ! Je ne vais pourtant pas te porter. Tu n’es pas un petit objet délicat, Christine. C’est une autre chose que je n’ai jamais aimée en toi mais j’étais prêt à passer là-dessus.
Il rit doucement puis il sortit son revolver et le pointa sur sa tête.
-
J’ai dit avance !
Christine se dirigea lentement vers sa voiture, cherchant désespérément un moyen de s’en sortir. Elle pouvait se mettre à courir mais il tirerait sur elle et elle finirait tout de même dans la rivière. Elle pouvait essayer de lui arracher le revolver mais elle savait qu’il était très fort. Beaucoup plus fort qu’il ne le paraissait. Jamais elle ne pourrait lui arracher ce revolver.
-
Plus vite ! Commanda-t-il.
Du fait que la péninsule avait été autrefois cultivée, on y trouvait peu d’arbres, sinon quelques faux acacias qui avaient poussé un peu partout comme des mauvaises herbes. La lune était de nouveau derrière les nuages si bien que l’obscurité était totale. Le brouillard était si épais que Christine ne savait pas où elle posait les pieds. Les gens qui la connaissaient n’auraient aucun mal à croire que, affolée à l’idée du danger que courait son frère, elle se soit aventurée dans un endroit qu’elle connaissait mal par une nuit aussi noire. Sloane avait inventé une histoire qui tenait debout mais elle n’en était pas étonné car elle le savait intelligent. Simplement, elle ne le croyait pas aussi rusé.
-
Tu as mis au point, lui dit-elle, un plan brillant pour te débarrasser de Jeremy et de moi. Il n’est pas étonnant que Dara t’ait surnommé le Cerveau.
-
Les compliments ne te serviront à rien. Lui dit-il. Ah ! Voici ta voiture.
Elle se tourna pour le regarder. Elle n’avait plus rien à perdre.
-
Et maintenant, lui dit-elle, que vas-tu faire ? Me mettre des menottes, me jeter dans la voiture et la pousser dans la rivière du haut de la falaise ?
-
La rive n’est pas assez haute pour qu’on puisse parler de falaise, dit-il d’une voix irritée. Et puis, si tu avais des menottes, cela ne ressemblerait pas à un accident, n’est-ce pas ?
-
Je suppose que non mais je vais faire un marché avec toi : je ne vais même pas essayer de résister. Je vais me laisser mourir si tu me promets d’épargner mon frère.
Sloane fronça les sourcils.
-
Je ne peux pas le laisser vivre après le coup de téléphone qu’il t’a donné.
-
Mais tu l’as dit toi-même, c’est un retardé mental. La plupart des gens ne croiront pas un mot de ce qu’il dira alors que, toi, tu as une excellente réputation. Qui pourrait croire qu’un homme comme toi a kidnappé mon frère, qu’il l’a drogué et obligé à m’appeler pour m’attirer ici ? Ils croiront plutôt à ton histoire, qu’il m’a attirée ici pour me faire une blague et que les choses ont mal tourné. D’un autre côté, tu risques d’être vu en le plaçant sur les rails. Ou bien il peut revenir à lui et s’en aller. Le conducteur du train peut s’arrêter à temps. Des tas de choses peuvent arriver et compromettre ton plan.
Elle avait marqué un point. Elle vit qu’il réfléchissait, pesant le pour et le contre, comprenant qu’il ne lui serait pas facile de placer sur les rails un type qui mesurait un mètre quatre vingt dix et pesait presque cent kilos. C’est vrai qu’il pouvait arriver des tas de choses. Christine sentit une bouffée d’espoir se lever en elle mais cela ne dura pas longtemps.
-
Mais Christine, lui dit-il, je n’ai pas l’intention de l’abandonner en ville. J’irai quelques kilomètres plus loin, là où il n’y a plus de maisons et où il y a très peu de voitures la nuit. Il faut simplement que ce ne soit pas trop loin pour qu’il ait pu aller à pied jusque là-bas. Il a en lui assez de Valium pour rester tranquille jusqu’au matin. Et avec ce brouillard, le conducteur du train ne le verra pas. Si cela peut te réconforter, pense que Jeremy mourra sans même s’en apercevoir.
-
Sale type !
-
Sale type peut-être, dit-il en souriant, mais diablement intelligent.
Il fut si rapide qu’elle ne vit pas sa main arriver et elle s’écroula, glissant dans une bienheureuse inconscience.
Quand elle reprit conscience, elle se trouvait derrière le volant de sa voiture et celle-ci roulait. Sa tête lui faisait terriblement mal et, pendant un instant, elle ne comprit rien à ce qui lui arrivait. Ensuite, la mémoire lui revint aussi vite que sa voiture se précipitait vers la berge. Sloane l’avait posée sur le siège, il avait fait partir le moteur, placé son pied sur l’accélérateur avec une grosse pierre dessus. Enfin, il avait mis la voiture en prise directe et l’avait laissée partir vers la rivière où elle allait s’engloutir dans l’obscurité des profondeurs.
-
Stop ! S’écria une voix juste derrière Caldwell. Police ! Arrêtez-vous !
La petite voiture était maintenant tout près de la berge.
-
Christine, ouvrez la portière, cria quelqu’un. Ouvrez la portière et sautez ! Sautez maintenant !
L’avant de la voiture s’inclina. Christine cherchait désespérément la poignée de la portière. Ses doigts trempés de sueur l’ouvrirent et elle plongea, heurta le sol rugueux, roula, roula jusqu’au moment où elle s’arrêta contre un rocher. Juste avant de perdre conscience, elle entendit sa voiture tomber dans les eaux profondes et glacées de la rivière Ohio.
Épilogue
Deux mois plus tard.
Le pâle du petit matin brillait sur l’herbe vert émeraude de juin. La brume de l’aube s’évanouissait peu à peu, révélant le cimetière qui semblait fraîchement lavé.
La veille, Christine était restée discrètement à l’écart des obsèques mais elle se sentait tenue de venir aujourd’hui. Naturellement, Jeremy avait voulu l’accompagner mais elle avait été surprise lorsque Michael avait insisté pour venir avec eux.
Les résultats des tests ADN étaient parvenus la semaine précédente. Les tests prouvaient que le corps retrouvé dans la rivière était bien celui de Dara Prince, si bien que les autorités avaient enfin donné le permis d’inhumer. Il n’y avait pas encore de pierre tombale. Ce serait pour plus tard. Pour le moment, Dara reposait aux côtés de sa mère tout près de la pierre en granit rose sur lequel était gravé le nom Prince. Les fleurs apportées la veille étaient encore dans tout leur éclat.
-
Je persiste à croire, répéta Jeremy, qu’elle aurait été plus heureuse si elle avait été enterrée sur l’île, près des tumulus.
-
La loi interdit d’enterrer une personne en dehors d’un cimetière, répondit Michael. Mais c’est vraiment un bel endroit ici et Dara est près de sa mère.
Jeremy avait apporté un bouquet d’œillets blancs ainsi que des roses de la même couleur que celle qu’il avait sculptée pour la broche de Dara.
-
Pourquoi, lui demanda Christine, ne poses-tu pas tes fleurs là où se trouve sa tête ?
Jeremy déposa son bouquet et se recueillit avec beaucoup de solennité.
-
Dara, finit-il par dire, tu me manques énormément. Je ne t’oublierai jamais. Jamais.
Les yeux de Christine s’emplirent de larmes. Elle se sentait pleine de compassion pour cette fille qui avait été si mal dans sa peau et qui avait trouvé le repos dans ce beau cimetière si paisible et baigné de soleil. Michael posa la main sur son épaule. Elle eut un faible sourire. Elle était heureuse parce que son frère se trouvait enfin lavé de tout soupçon en ce qui concernait la mort de Dara. Et elle se sentait triste pour cette jeune fille qui avait eu devant elle toutes les bonnes choses de la vie et qui les avait perdues par son étourderie et son insouciance. Si sa mère avait vécu, tout aurait peut-être été différant mais, maintenant, on ne le saurait jamais.
-
Je ne crois pas, lui dit Michael, qu’Ames Prince aurait refusé votre présence aux obsèques. Après tout, il vous a proposé de vous reprendre au magasin.
-
Mais il reste des problèmes entre nous, surtout depuis qu’il a appris que j’allais ouvrir ma propre bijouterie et que Rey et Ginger viendraient avec moi.
-
Et Jeremy aussi, bien entendu, dit Michael.
Jeremy eut un large sourire.
-
Christy dit que c’est à moi de trouver le nom de notre nouveau magasin mais je n’ai encore rien trouvé de bon.
-
Tu vas y arriver, lui dit Michael.
-
Je l’espère tellement.
Il regarda autour de lui et dit :
-
Je vais regarder les cygnes sur l’étang.
Christine ferma les yeux un instant et dit :
-
Je ne peux pas croire que Sloane ait été capable de faire ce qu’il a fait. Je sais qu’il était un monstre mais, quand je pense à l’enfance qu’ il a eue, cette enfance dont il avait tellement honte, je me sens tristes pour lui malgré tout.
-
La plupart des gens ne penseraient pas comme vous et il savait qu’il serait jugé sévèrement. C’est pour cela qu’il s’est tiré une balle dans la tête plutôt que de se laisser arrêter. Il n’a pas pu supporter l’idée de voir s’évanouir devant un tribunal l’idée qu’il avait donnée de lui-même. J’ai envie de disparaître sous terre quand il m’arrive de penser que vous avez failli l’épouser. Dieu seul sait ce qu’il aurait fit de vous.
-
Nous savons au moins ce qu’il réservait à Jeremy. Je ne lui dirai jamais que, depuis des années, Sloane avait décidé de le tuer. Et dieu merci, c’est tout juste s’il se souvient de son enlèvement.
-
C’est parce qu’il a été drogué mais il s’est tout de même souvenu du code secret que vous aviez établi au cas où l’un d’entre vous serait en danger.
-
Klingon, dit Christine avec un pâle sourire. Et il m’a appelé Christine et non, Christy. J’aurais vraiment dû comprendre avant de me précipiter vers l’île. Mais comme au cinéma, vous êtes arrivé juste au bon moment pour me sauver la vie.
Michael sourit.
-
Grâce à Dieu, Lasky m’a appelé à la maison pour me dire ce qui s’était passé avec Morris et aussi que vous étiez partie à toute allure vers la rivière Crescent pour voler au secours de votre frère. Lasky s’est souvenu que j’avais une voiture assez légère pour traverser le pont.
-
Et vous êtes venu malgré les protestations de Lisa.
Michael lui caressa les cheveux et lui dit :
-
Lisa et moi, nous n’étions vraiment pas faits pour être ensemble. J’étais attiré par sa beauté. Fasciné me semble le mot juste mais, à l’exception de notre fille, nous n’avions rien en commun. Je sais que Lisa aimait Stacy mais elle ne pouvait l’aimer plus qu’elle ne s’aimait elle-même. Je ne lui ai pas demandé de revenir. En fait, je ne la voulais pas ici.
-
Mais Michael, elle a peut-être changé depuis votre séparation. Elle peut avoir mûri et décidé que vous étiez pour elle la personne la plus importante au monde.
Michael secoua la tête et dit :
-
Elle est seulement venue parce que sa carrière allait de travers malgré l’adoucisseur fabuleux qu’elle présentait à la télé. Elle s’ennuyait et elle avait un peu peur de la vie mais elle ne m’aimait pas plu que je ne l’aimais. Dès que je l’ai vue entrer dans ma chambre d’hôpital, j’ai su que tout était fini. Je ne la désirais même plus. Pendant les jours où elle est restée chez moi, il ne s’est rien passé entre nous. Je lui souhaite tout le bonheur du monde mais je suis heureux qu’elle soit repartie. Nous somme divorcés depuis deux ans mais c’est seulement maintenant que je me sens vraiment divorcé.
-
Je ne sais pas si je dois être heureuse ou triste pour vous.
-
Heureuse, j’espère.
Michael lui prit la main. Il la porta à ses lèvres et embrassa tendrement la paume.
-
Je suis heureux d’être libre pour tout recommencer de zéro.
Christine eut le sentiment que son cœur s’arrêtait tandis qu’elle se perdait dans son regard si plein de tendresse.
-
Voulez-vous vraiment, demanda-t-elle, tout recommencer de zéro ?
Jeremy s’avança vers eux et dit :
-
Les cygnes n’avaient pas grand-chose à me dire. Hé ! Monsieur l’adjoint Winter, vous êtes en train d’embrasser ma sœur !
-
Jeremy ! S’écria Christine, embarrassée.
Michael éclata de rire.
-
Dis-moi, Jeremy, demanda-t-il, serais-tu capable de dessiner une magnifique bague de fiançailles que je puisse lui offrir ?
-
Si je serais capable ? Est-ce que tu vas épouser Christy ?
-
Je l’espère. Qu’en pensez-vous, Christine ? Etes-vous prête à prendre ce risque ?
-
Déjà ? Mais vous ne me connaissez que depuis un peu plus de deux mois et vous ne m’avez jamais dit que vous m’aimiez.
-
Je ne l’ai pas dit ? Où avais-je la tête ces jours derniers ? Christine Ireland, je vous aime follement, et même si je ne vous connais pas depuis longtemps, quand le temps est venu, le temps est venu.
-
C’est vrai, Christy, explosa Jeremy. Quand le temps est venu, le temps est venu. il sait qu’il t’aime et, toi, tu l’aimes, je peux te le dire. Tu l’aimes comme une folle !
-
Oui, je crois que je l’aime comme une folle, dit Christine en souriant et rougissant à la fois.
Michael la prit dans ses bras, la souleva de terre et la fit tourner.
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Alors, dit-il faisons confiance au vent qui nous emporte et donnons-nous une chance de nous aimer l’un comme l’autre comme des fous jusqu’à la fin de nos vies.