Soudain, la voix d’une jeune femme emplit ses oreilles. Une voix familière. ses cheveux se dressèrent sur sa nuque et elle eut le sentiment qu’elle était en train de se noyer dans une eau glacée tandis qu’elle entendait, comme hypnotisée, Dara Prince lui chanter, d’une voix faible, cette chanson :

Partout où je vais,

Des yeux noirs me regardent.

J’aimerais qu’ils soient des yeux d’amour,

Mais je sais qu’ils me veulent du mal.

Je voudrais une vie longue et pleine

Mais malheureusement, je suis certaine que

Bien avant l’heure, la mort m’attend.

 

Chapitre 10

 

1

  • Mademoiselle Ireland, vous ne pouvez partir sans l’autorisation, écrite du docteur, répéta pour la troisième fois l’infirmière, catégorique. Si vous partez sans autorisation, votre compagnie d’assurances pourra refuser de payer vos frais.
  • Alors, je les paierai. Je veux m’en aller et vous me dites qu’il ne sera pas ici avant au moins une heure. Je ne peux pas rester ici une heure de plus.
  • Je crois que vous devriez respirer profondément et cesser de marcher de long en large. Vous vous sentiriez plus calme. Je vous signale que votre chemise de nuit est ouverte dans le dos.

Christine se tourna pour constater qu’en effet, son dos était nu. Quelle idée aussi de faire porter aux malades des chemises de nuit aussi inconfortables, attachées par des cordons qui se détachaient à chaque instant. Ne s’agissait-il pas d’une forme de torture ? Elle se laissa tomber dans son fauteuil.

  • Voilà qui est mieux, dit l’infirmière avec la voix apaisante qu’on emploie pour parler à des tout petits. Comment vous sentez-vous ?
  • Douce comme une peau de pêche.

L’infirmière préféra ne pas relever le sarcasme.

  • Et maintenant, dit-elle, nous allons avoir un merveilleux petit déjeuner. Quand le petit ventre sera plein, nous nous sentirons encore mieux.
  • Vous peut-être, mais moi pas.
  • Allons, allons.
  • Allons, allons vous-même, grogna Christine.

L’infirmière soupira.

  • Comment une si jolie jeune file peut-elle être un tel poison ? je suis sûre que votre maman aurait honte de votre conduite. Buvez au moins un peu de café. S’il vous plait.

Christine la regarda de travers mais la pensée de sa mère, la si douce et si bien élevée Liv penserait certainement que sa fille était une vraie garce. Après tout, ce n’était pas la faute de l’infirmière si Christine avait connu la nuit dernière la peur de sa vie.

À la suite du coup de téléphone, elle était restée tout le reste de la nuit tendue et malade d’angoisse. Elle avait besoin d’aide mais pourquoi ? Il s’agissait simplement d’un coup de téléphone anonyme au cours duquel quelqu’un avait diffusé de la musique. Oui mais pas juste de la musique. Il y avait aussi la voix de Dara qui craignait sa mort prochaine. En se rappelant ces paroles, elle sentait des frissons de peur courir le long de son dos. Mais comment expliquer cela à l’infirmière si terre à terre ? Comment lui dire qu’une jeune fille assassinée lui avait téléphoné la nuit dernière ? Cette femme penserait qu’elle était non seulement une garce mais une folle. Et avec de la chance qu’elle avait ces temps derniers, elle risquerait de finir dans un asile psychiatrique.

  • D’accord, je prendrai un peu de café, dit-elle. Je suis désolée de m’être montrée si désagréable mais il serait bon que quelqu’un pense mettre de nouveau matelas dans ces lits.
  • Voulez-vous dire que nos lits ne sont pas aussi comfy doudou que chez vous ? Demanda l’infirmière tandis qu’elle enlevait le couvercle en plastique du gobelet de café.
  • Comfy doudou ? (Est-ce que cette femme parlait toujours comme cela ?)
  • J’ai un problème de dos, expliqua-t-elle, et j’ai besoin d’un bon matelas.
  • C’est important d’avoir un bon matelas mais, pour une nuit, s’il est un peu moins luxueux, ce n’est pas la fin du monde.
  • Mon matelas n’est pas luxueux. Il est tout juste confortable.
  • Pensez plutôt à tous ces gens qui n’ont pas de matelas du tout.

Elle garda la suite pour elle mais Christine savait ce qu’elle pensait : vous devriez avoir honte de vous plaindre. Avec un sourire forcé, elle tendit le gobelet à Christine et dit :

  • Il y a aussi un jus d’orange sur le plateau. Cela vous donnera de l’énergie.

C’est tout ce dont j’ai besoin, pensa Christine avec aigreur. Comme ça je pourrai me faire du souci avec plus d’énergie !

  • Vous pouvez boire mon jus d’orange, dit-elle. Je n’en veux pas.
  • Les infirmières n’ont pas le droit de prendre ce qui se trouve sur les plateaux des malades.
  • Je ne sais pas comment vous pouvez résister, dit Christine en essayant d’avaler une gorgée de café tiède.
  • Je ne suis pas capricieuse pour la nourriture, dit l’infirmière en enlevant la taie et en battant l’oreiller à coups de poing, et je ne suis pas très patiente avec les capricieux. Je pense à tous ces gens…
  • … Qui n’ont rien à manger, termina Christine.

L’infirmière lui lança un regard horrifié qui signifiait : comment peut-on être si ingrat ? Christine demanda :

  • Est-ce que mon amie Tess a appelé pour dire à quelle heure elle allait venir me chercher ?
  • Votre amie aurait appelé dans votre chambre et non chez les infirmières. Nous ne sommes pas des standardistes.

Christine eut une idée soudaine.

  • À propos de coups de téléphone, savez-vous si le standard prend note de ceux qui sont donnés dans les chambres ?
  • Pas que je sache. Pourquoi ?
  • Parce que j’ai reçu un appel anonyme, dit Christine en essayant de rester calme mais sans parvenir à arrêter le flot de paroles qui se précipitaient. Je voudrais bien savoir qui m’appelait.
  • Je ne saurais vous dire.
  • C’était aux environs d’une heure et quart.

Tout en arrachant les draps du lit, l’infirmière la regarda.

  • C’est tout à fait impossible, affirma-t-elle.
  • Bien sûr que non puisque je l’ai reçu, cet appel.
  • Vous avez sûrement rêvé. Après sept heures, on ne passe plus les appels dans les chambres des patients.

Christine s’étouffa presque en avalant son café.

  • Mais je ne dormais pas.
  • Vous pensez seulement que vous ne dormiez pas.
  • Je suis tout de même capable de savoir si je dors ou si je suis éveillée, se hérissa Christine. Il était une heure et quart quand on m’a appelée.
  • Si vous le dites, ma chère. Cela ne vaut pas la peine de vous mettre dans tous vos états.

Mais elle était dans tous ses états et bien décidée à savoir qui avait été capable de lui faire passer en dépit du règlement, un appel destiné à la terrifier en plein milieu de la nuit.

 

2

  • Grâce à Dieu, tu es là. J’ai pensé devenir folle en t’attendant, dit Christine à Tess au moment où celle-ci pénétrait dans sa chambre.

Il était huit heures vingt.

  • Mon Dieu, Christine, est-ce que tu as vu l’heure ?

Tess portait un pull-over gris sans forme et des jeans qui avaient été lavés si souvent qu’ils étaient blancs aux coutures et aux genoux. Des mèches blondes se mêlaient à ses cheveux châtains aux reflets cuivrés. Elle avait bien pris une dizaine de kilos au cours de l’année dernière et des bourrelets noirs et gonflés cernaient ses yeux, comme si elle n’avait pas dormi de la nuit. Tess n’avait jamais été une beauté mais au moins elle était soignée et élégante. Maintenant, elle paraissait négligée et défaite.

Christine se demandait comment Rey avait réagi en apprenant la découverte d’un corps qui était peut-être celui de Dara. Si l’homme que Tess adorait se montrait anéanti par la mort d’un amour passé, la jalousie permettait d’expliquer l’apparence accablée de son amie.

  • Je me suis arrêtée chez toi, lui dit-elle, et j’ai pris des sous-vêtements, des jeans, un haut et des chaussures. Heureusement que j’avais une clé.
  • Je me retrouve à la porte au moins deux fois par an. Il faut bien que quelqu’un ait une clé pour me dépanner. Ce ne peut pas être Patricia qui serait trop contente d’aller fouiller dans mes affaires. Je n’ai confiance qu’en toi et en Bethany.
  • Bethany a une clé elle aussi ?
  • Oui, au cas où tu ne serais pas chez toi.
  • C’est bien pensé. Mais dis-moi : pourquoi es-tu si pressée de t’en aller d’ici ? Est-ce que tu as eu une mauvaise nuit ?
  • Oui, mais pas pour la raison que tu crois. Je te la dirai lorsque nous serons à la maison.
  • Mon Dieu, que de mystères ! Il me semble que tu n’es pas très bien vue ici. Ton infirmière m’a arrêtée dans le couloir et m’a dit, d’un ton vexé, que tu refusais d’attendre la permission de sortir du docteur. Elle a même ajouté que tu étais une jeune femme très entêtée.
  • Il est vrai que je suis entêtée mais je suis sûre qu’elle a employé un mot pus cru. Nous n’avons pas vraiment sympathisé.

Christine entra dans la salle de bains pour se changer. Tess avait oublié de prendre un soutien-gorge mais elle pouvait très bien s’en passer. De toute façon, elle ne pouvait pas remettre celui de la veille qui était plein de sang séché. Tess avait aussi oublié des socquettes pour aller avec sa vieille paire de chaussures de sport. Je devrais en avoir honte, se dit-elle. Avec ses blessures et ses habits minables, elle ressemblait à une clocharde. Elle était bien décidée à traverser le hall d’entrée le plus vite possible.

  • Je ne veux pas attendre le docteur, dit-elle, parce que je ne peux plus supporter cet endroit et aussi parce que je sais que tu dois ouvrir ta librairie.
  • Pas aujourd’hui. Tous les magasins du quartier des affaires sont fermés sur ordre des ingénieurs de l’armée. Tous les hommes valides doivent aller au bord de la rivière pour y transporter des sacs de sable.
  • Rey y est aussi ?
  • Depuis l’aube.
  • Et Jeremy ?
  • S’il y est, Rey gardera un œil sur lui. Il serait temps que tu cesses de te faire du souci pour lui vingt quatre heures sur vingt quatre et sept jours sur sept. Cela t’use.

Et toi, pensa Christine, est-ce que tu ne te fais pas du souci pour Rey vingt quatre heures sur vingt quatre ? Mais elle avait trop de soucis à se faire pour elle-même pour penser à ceux des autres. N’avait-elle pas été agressée dans la salle de gym ? N’avait-elle pas entendu Dara chanter au téléphone en plein milieu de la nuit ?

  • Qu’est-ce que tu bougonnes à propos de Dara et de chant ? Demanda Tess en fronçant les sourcils.
  • C’est ce dont je dois te parler tout à l’heure.
  • Mon Dieu, je ne peux plus attendre. Ce secret me tue.
  • Alors, essaie de ne pas mourir avant notre arrivée à la maison. Si je dois rester encore dix minutes ici, je vais me mettre à hurler.

Tess sourit.

  • Si tu faisais cela, l’infirmière en aurait des choses à dire au docteur. De quoi l’occuper toute la semaine, peut-être même toute l’année.
  • Je ne veux pas lui donner cette satisfaction. Partons.

Une demi-heure plus tard, après avoir dû subir les remontrances de l’infirmière pour ce départ sans autorisation, les deux amies étaient en route. Le temps était sec mais le ciel avait la couleur de l’étain. Les rues étaient couvertes de débris qui s’accumulaient plus vite que ne pouvaient les enlever les employés de la voirie.

En stoppant devant la maison de Christine, elles virent Bethany qui déposait sous le porche un grand sac d’épicerie et posait un port de violettes sur le banc en bois de séquoia. Elle leur fit un grand signe et s’avança vers elles tandis qu’elles sortaient de la voiture.

  • Chris, je ne t’attendais pas si tôt.
  • Elle n’a pas apprécié son séjour à l’hôpital, murmura Tess. Elle a pour cela des raisons profondes et obscures mais elle ne nous en dira rien avant d’avoir pris une bonne tasse de café.

Christine pensa que Bethany était encore plus belle que d’habitude. Ses épais cheveux châtains tombaient en vagues sur ses épaules, et ils étaient retenus sur la gauche par une barrette en perles. Elle portait des jeans mais ils étaient neufs et bien repassés, soulignés par des chaussettes de marin et d’élégants mocassins bateau. Son chandail en cachemire, couleur corail, rendait son teint encore plus éclatant. À côté d’elle, Christine se sentait comme un vieux sac et elle était sûre que Tess avait la même impression.

  • J’allais faire irruption chez toi, dit Bethany, en la débarrassant de son sac. J’espère que tu n’en es pas fâchée. Je me suis arrêtée à l’épicerie pour que tu aies quelque chose en arrivant. Je sais que, lorsque tu n’attends pas Jeremy, tu n’as jamais grand-chose.
  • C’est vraiment délicat de ta part, dit Christine tandis que Bethany sortait de sa poche un mignon petit mouchoir et s’essuyait le nez.

Elle était la seule personne que Christine connaissait à avoir dans sa poche des mouchoirs en tissu et non en papier.

  • Est-ce que tu as le rhume ?
  • Très léger. C’est Jan qui me l’a passé. Elle l’a attrapé à la maternelle.

Christine hocha la tête.

  • Hier, à l’hôpital, j’ai eu l’impression que ta voix était un peu plus grave que d’habitude. Voilà que tu ne te sens pas bien et que, par-dessus le marché, je fiche en l'air ton emploi du temps.
  • Tout va bien. Je me sens seulement un peu drôle. Et tu n’as pas dérangé mon emploi du temps. Jan va aller à l’école une heure plus tard à cause de l’opération sacs de sable.
  • Ne me dis pas qu’ils emploient aussi les enfants de quatre ans, dit Tess.
  • Tu veux rire, gloussa Bethany, mais je connais beaucoup d’enfants de quatre ans qui seraient ravis de cette occasion de jouer dans la boue. Ce qui se passe, c’est que beaucoup de rues sont bloquées. Je me demande bien pourquoi ils n’ont pas fermé les écoles carrément pour la journée. En plus, la voiture de Travis est en panne et je dois le conduire à l’université, mais ce ne sera pas avant onze heures. Alors, tu vois, tu ne me dérange pas dut tout. Ah ! Voilà enfin ta clé. Pas étonnant que j’aie eu du mal à la trouver : Pour être sûre de ne pas la perdre, je l’avais mise dans la poche à fermeture Éclair de mon sac. Travis prétend que, si je faisais comme tout le monde, si je laissais traîner mes affaires n’importe où, je ne passerais pas mon temps à les chercher.
  • Les hommes ont toujours réponse à tout, dit Tess. Rey n’arrête pas de se plaindre parce que, justement, je laisse tout traîner. Il est l’homme le mieux organisé que je connaisse. Il me rend folle.

Bethany ouvrit la porte et la tint ouverte tandis que Christine prenait les violettes.

  • Elles sont magnifiques ! Dit-elle. Je n’en ai jamais vu d’aussi luxuriantes.
  • C’est une espèce spéciale qui s’appelle Optimara. Dans les années quatre vingt, vingt cinq mille graines ont été envoyées dans l’espace. Elles sont restées six ans dans une station orbitale. Quand elles sont revenues sur terre, elles avaient subi un certain nombre de mutations et, en particulier, elles étaient devenues multiflores. Cela veut dire qu’elles ont beaucoup plus de fleurs, au moins cinq fois plus que des violettes normales. Et à l’inverse des violettes africaines, elles n’arrêtent jamais de fleurir.

Voyant que Tess et Christine la regardaient, étonnées, elle rougit.

  • Voilà que je vous fais une conférence maintenant. C’est seulement parce que, la semaine dernière, j’ai fait un rapport sur ces violettes à mon club de jardinage.
  • Bonté divine ! Dit Tess, j’ai eu peur que tu ne sois devenue une sorte d’intellectuelle.
  • Je laisse ça à mon mari. C’est lui le professeur dans la famille.
  • Donc ce sont des violettes de l’espace, dit Christine en souriant et en admirant ces petites fleurs qui semblaient faites de velours pourpre. Jeremy sera si heureux de les voir. Il est passionné par tout ce qui a quelque chose à voir avec l’espace. Je crois que nous avons regardé tous les épisodes de Star Trek au moins vingt fois. Quand Jeremy était plus jeune, nous avions imaginé un mot de passe : Si l’un d’entre nous était en danger, il n’avait qu’à dire « Klingon ».
  • Au nom du ciel, qu’est-ce que cela signifie ? Demanda Tess.

Bethany et Christine échangèrent un regard et Bethany finit par dire :

  • Les Klingons étaient les ennemis mortels des Terriens. Comment se fait-il que tu ne le saches pas ?
  • Et comment se fait-il que tu le saches ?
  • Bien sûr que je le sais. J’ai épousé un scientifique, ne l’oubliez pas. Notre première conversation, à Travis et à moi, a été à propos de Star Trek. J’étais trop timide à cette époque pour penser à autre chose.
  • Pas même aux serpents ? Demanda Tess en plaçant le sac sur le buffet de la cuisine.

Betty frissonna.

  • Je ne suis pas prête à revoir un serpent de sitôt. J’espérais que Travis finirait par se débarrasser de cette horrible fascination qu’il éprouve pour eux ou, au moins, qu’il tiendrait compte de ma répugnance et abandonnerait son élevage, mais non !

Elle place soigneusement les violettes au centre de la table, là où elles recevraient la lumière indirecte du soleil et elle ajouta :

  • Je crois qu’il divorcerait plutôt que de se débarrasser d’une seule de ces abominables créatures.

Lorsqu’elles étaient entrées dans la maison, Rhiannon n’était pas venue les accueillir. Elle était timide envers les étrangers mais elle connaissait bien Bethany et Tess. Christine demanda à cette dernière :

  • Puisque nous parlons de créatures, as-tu vu Rhiannon lorsque tu es venue chercher mes vêtements ?
  • Je l’ai aperçue. Elle était assisse en haut de l’escalier. Ensuite, elle est allée se cacher sous le lit.

Tess fronça les sourcils.

  • On aurait dit qu’elle avait peur. Elle ne m’a jamais fait cela.
  • Peut-être est-ce mon absence qui l’a déstabilisée. Je ne la quitte jamais.
  • Un jour, tu devrais prendre des vacances, suggéra Bethany. L’été prochain, nous allons à San Francisco et à Carmel. Travis voudrait que ce soit pour nous une seconde lune de miel mais je n’ai pas le courage de me séparer de Jan.
  • Ce n’est pas moi qui refuserais une seconde lune de miel avec mon mari, dit Tell. Oh ! Christine, arrête de t’agiter à tout vérifier dans cette cuisine. Je t’assure que je n’ai pas volé l’argenterie.
  • Il y a quelque chose qui ne me semble pas normal, dit Christine en manipulant nerveusement une boite de café. Tout semble en place et j’ai pourtant l’impression que quelque chose ne l’est pas.
  • C’est cette mauvaise nuit à l’hôpital qui te rend un peu bizarre, dit Tess. Va plutôt au salon, allonge-toi sur le canapé et je te préparerai du thé.
  • Je déteste le thé.
  • Du café ?
  • Je viens d’en prendre un à l’hôpital et il était tellement mauvais que je ne vais pas avoir envie d’en reprendre pendant au moins trois heures.
  • Bien, mademoiselle « Je suis de bonne humeur », y a-t-il quelque chose qui pourrait te plaire ?
  • Un chocolat chaud avec de toutes petites guimauves. Il y en a une bote dans le placard au-dessus du four à micro-ondes.
  • D’accord, je prendrai la même chose. Bethany, est-ce que tu as le temps pour une tasse ?
  • Vite fait, alors. Christine, s’il te plait, allonge-toi. On dirait que tu vas t’effondrer. Je t’ai amené du lait frais, du pain complet et du cheddar pour les sandwichs grillés que tu aimes. J’ai aussi apporté une tête de laitue, des tomates, des poivrons et des concombres pour faire une salade. Je vais tout mettre dans le réfrigérateur pendant que Tess fera le chocolat. Oh ! J’ai aussi rapporté des beignets tout frais de la boulangerie. Je sais que tu les aimes.
  • Bethany, tu es trop bonne pour être vraie.

Sa tête battait comme un tambour, ses bras lui faisaient encore mal d’avoir soulevé les poids si longtemps. Elle se sentait maussade et le manque de sommeil lui donnait la sensation d’avoir du graviers dans les yeux. Et pour tout arranger, son adorable chatte n’avait même pas daigné se montrer pour lui faire son habituel accueil amoureux. Se sentant fatiguée, grognon, nerveuse, vaincue, Christine saisit la télécommande pour trouver les nouvelles du matin. Apparemment, le monde entier était en plein désordre et la Bourse s’effondrait alors même qu’elle venait d’y placer plusieurs milliers de dollars. Elle se laissa tomber sur le canapé en gémissant.

C’est alors que, dans la cuisine, Bethany poussa un cri strident. Christine se précipita tandis que Tess restait figée au milieu de la pièce, tenant à la main un carton de lait. La main droite devant la bouche, Bethany fixait le réfrigérateur en reculant.

  • Qu’y a-t-il ? Hurla Christine en essayant de couvrir les cris de Bethany. Qu’est-ce qui ne va pas ?

Bethany leva sa main gauche et la pointa sur le réfrigérateur grand ouvert. Christine s’avança, sentit un courant de fraîcheur lui caresser le visage mais ne vit rien d’extraordinaire sur les rayons presque vides. Alors, elle jeta les yeux sur le tiroir du bas.

Sur le métal blanc et glacé, elle vit un rat aux longs poils bruns, hideux, répugnant et mort, un rat d’égout qui mesurait au moins quarante centimètres.

 

3

  • Mange tes flocons d’avoine.
  • Mais tu n’y as pas mis de raisins, protesta Jan Burke. Ou de cannolle. Je n’aime les flocons qu’avec des raisins et de la cannolle.
  • On dit la cannelle et non pas la cannolle.

Travis fouilla dans les tiroirs de la cuisine et finit par trouver les raisins et la cannelle qu’il répandit sur le bol fumant de sa petite fille de quatre ans.

  • Et maintenant, demanda-t-il, c’est mieux ?
  • Ce n’est pas encore ça. Il faut cuire les raisins avec les flocons d’avoine. Sinon, ils ne sont pas bons.
  • Mélange-les bien avec les flocons et ils gonfleront.
  • C’est pas comme ça qu’il faut faire.

Travis ferma les yeux, compta jusqu’à dix et dit d’une voix tranquille :

  • Mademoiselle, s’il vous plait, mangez ces flocons d’avoine que papa a préparés pour vous. Je me suis donné beaucoup de mal et je serais très vexé si vous ne les mangiez pas. D’accord ?

Jan se calma un peu, sans doute parce qu’elle avait été appelée mademoiselle. Elle savait que c’était un joli nom dans une jolie langue qu’elle apprendrait un jour. Et puis, elle ne voulait pas faire de peine à son père.

  • D’accord, dit-elle, magnanime, je vais les manger.

Mais elle murmura dans son bol :

  • Même si ce n’est pas comme ça qu’il faut les faire.

Travis Burke aimait sa fille comme il n’aurait jamais cru pouvoir aimer un être humain mais il se demanda comment Bethany faisait pour la traiter avec une patience qui ne se démentait jamais. Jan était une fillette agréable à vivre pour son âge. Tout le monde le lui disait. Mais même les meilleurs enfants de quatre ans peuvent être difficiles parfois. Malheureusement, Travis n’avait jamais été d’humeur égale avec les êtres humains. Avec les serpents, c’était une autre affaire.

  • Je vais jeter un coup d’œil aux serpents avant l’arrivée de maman, dit-il à Jan.
  • Peut-être qu’ils pourraient manger mes flocons d’avoine.
  • Ils préfèrent des proies plus vivantes.
  • Quoi, par exemple ?
  • Ne t’occupe pas de ça.
  • Tu veux dire qu’ils mangent des souris. Vivantes.

Jan tordit son joli petit visage.

  • Tu ferais bien de te dépêcher. Maman ne sera pas contente si elle doit t’attendre.
  • Elle ne devrait pas être si sévère.
  • Quoi ! Ne t’inquiète pas, je serai de retour dans dix minutes. Et tu ferais bien de manger tes flocons jusqu’à la dernière bouchée.

Lorsque Travis avait épousé Bethany, son père avait voulu lui offrir une grande maison de style méditerranéen dans le quartier chic de Winston, tout près de chez lui, mais Travis avait refusé. Il avait préféré une maison deux fois plus petite qui ressemblait à un ranch. Il avait deux raisons pour cela en dehors du fait qu’il ne voulait pas vivre sous le regard trop attentif de Hugh Zane. La première était qu’il n’avait pas envie de se sentir reconnaissant pour un cadeau de plus de quatre cent mille dollars. La seconde était qu’il voulait vivre dans la banlieue, sans proches voisins, là où personne ne se plaindrait du voisinage de ses serpents qui étaient sa passion depuis qu’il avait quatorze ans.

Aujourd’hui, leur plus proche voisin habitait à plus de huit cents mètres. C’était un veuf retraité qui s’intéressait eu peu à l’herpétologie et qui venait une ou deux fois par mois jeter un coup d’œil sur les « petits amis ». Près de deux kilomètres les séparaient des autres voisins qui, jusqu’à maintenant n’avaient pas déposé de plainte à propos des serpents. Sans doute pensaient-ils que cet étrange professeur d’université ne collectionnait que des espèces inoffensives.

À la surprise de Travis, ni Bethany ni Hugh n’avaient exigé qu’il se sépare de ses serpents, même si, avant les noces, ils s’étaient montrés horrifiés par son étrange passion. Sans doute pensaient-ils que, avec le temps et un peu de harcèlement, ils finiraient par venir à bout de son obstination comme l’eau finit par user le rocher. Ils s’étaient trompés et Travis était à la fois étonné et malheureux de la ténacité de sa femme par ailleurs si influençable. Peut-être, si dit-il plus tard, ressemblait-elle à son père plus qu’il n’y paraissait.

Le reptilium mesurait environ dix mètres sur douze. Il était fait de blocs de ciment peints en blanc avec des fenêtres en Lexan, un polycarbonate aussi transparent que le verre mais incassable. Travis sortit un trousseau de clés de sa poche. Il ouvrit d’abord un cadenas, tira un verrou et ouvrit enfin une serrure ordinaire logée dans la poignée de la porte. Il entra, referma la porte en métal derrière lui et la verrouilla. Il alluma les lumières ultraviolettes. Les rayons ultraviolets étaient en effet très bénéfiques aux serpents d’eau et aux espèces insectivores. Il contempla son domaine, si bien isolé et où la température était maintenue en permanence au degré le plus favorable pour les serpents.

  • Bonjour, mesdames et messieurs, dit-il.

Un concert de sifflements et de crépitements répondit à ces aimables paroles. La plupart des gens auraient tremblé de peur en entendant ces bruits. Travis, lui, les aimait.

Depuis qu’il avait épousé une femme riche et qu’il n’avait plus besoin de surveiller son budget, il avait dépensé une grande partie de ses économies dans cette maison aux serpents. Il avait même pu aménager des cages luxueuses, plus dans le style européen que dans le style américain beaucoup plus sobre. Des feuilles ou du sable ou quelquefois des petites branches qu’il avait ramassées dans les bois et il avait même placé de plus grosses branches en diagonale pour les espèces arboricoles. Cette façon de procéder ne facilitait pas l’entretien mais Travis pensait que ses protégés le méritaient bien.

Il commença par regarder un boa arboricole rouge et orange, un animal très prisé des connaisseurs bien qu’il fût querelleur et n’aimât pas être manipulé.

  • J’espère bien que tu vas me donner au moins dix petits cette année, lui dit-il. Tu ne vas pas me laisser tomber, au moins ?

Le boa s’enroula davantage encore autour de la branche et détourna la tête.

  • Garce ! Murmura Travis en souriant.

Il se tourna ensuite vers un lampropeltis, appelé aussi serpent royal, noir avec des cercles blancs, un serpent qu’on trouve en abondance dans les Appalaches. Travis savait que beaucoup de gens n’en avaient pas peur. Ils ignoraient que, s’ils n’étaient pas dressés, ils pouvaient s’enrouler autour d’un bras et le mordre avec un plaisir sadique. Les cicatrices que Travis portait sur le bras droit en étaient les vivantes démonstrations. C’était un grand serpent, engourdi, une de ses premières acquisitions, bien que leur premier contact fût loin d’être amical. Son mâle était dans une cage séparée à cause de son penchant bien connu pour le cannibalisme.

Un autre serpent couleur de rouille était presque invisible au milieu des feuillages. C’était un serpent des pins que, Travis avait trouvé dans le Kentucky, le plus agressif qu’il ait jamais connu. La cage suivante contenait un énorme python. À cause de sa couleur dorée, il lui avait coûté plus de trois mille dollars. Cette espèce a une durée de vie de vingt à quarante sept ans.

  • Tu me survivras sans doute, mon bébé, lui dit-il.

Mais les serpents qui le fascinaient le plus étaient les vipères. Sans doute parce qu’elles étaient les plus meurtrières. Leur venin est particulièrement dangereux pour l’homme parce qu’elles sont attirées par les proies à sang chaud. L’une de ses favorites était la vipère du Gabon, avec ses dessins géométriques pourpre et rose. De toutes les espèces, c’est elle qui a les plus longs crochets à venin. Il les avait mesurés, ils faisaient plus d’un centimètre et demi. Cette vipère avait la curieuse habitude de rester d’abord immobile lorsqu’elle était en colère, puis de se gonfler et d’attaquer avec un sifflement si fort que certains experts l’avaient comparé au sifflement d’un pneu qui se dégonfle.

Son serpent à sonnettes occidental à dos de diamant lui jeta un regard venimeux.

  • On dirait que tu n’es pas de bonne humeur ce matin, Hugh, lui dit-il en passant.

Bethany aurait été horrifiée si elle avait su qu’il avait donné le prénom de son père à ce reptile connu pour son mauvais caractère et pour la puissance de son venin. Travis passa ensuite devant une vipère qui avait une tête triangulaire, devant le serpent-tigre, massif, qui avait tendance, quand il avait peur, à gonfler sa nuque. Vint ensuite la vipère cornue qui, lorsqu’on la menaçait, frottait ses écailles les unes contre les autres, produisant un son de râpe.

Un coup violent frappé contre la porte d’acier fit sursauter Travis et lui rappela qu’il était resté trop longtemps avec ses serpents. Il se précipita, ouvrit la porte métallique et se trouva nez à nez avec Bethany.

  • Il est temps de partir, lui dit-elle. Plus que temps.
  • Désolé, ma chérie. Est-ce que tu ne veux pas entrer pour voir le python vert ? Il est magnifique et sa couleur me semble plus belle encore aujourd’hui. Peut-être à cause de la lumière…
  • Aucun serpent ne peut être beau à mes yeux, quelle que soit sa couleur. Et nous sommes en retard. Jan a déjà manqué le premier quart d’heure.
  • Oh non ! S’écria Travis sur un ton mélodramatique. Voilà qu’elle va prendre du retard dans ses études. J’espère qu’elle pourra tout de même entrer dans une bonne université.
  • Ne sois pas sarcastique, la maternelle a plus d’importance qu tu ne le crois.
  • Ce que je sais, c’est que j’ai obtenu mon doctorat sans être allé un seul jour à la maternelle. Et pas davantage au jardin d’enfants.
  • Ne revenons pas sur cette discussion, dit Bethany, furieuse. Ferme ta maison des horreurs et partons avant qu’il ne soit trop tard.

Dans la voiture, Bethany attacha Jan si serrée sur le siège arrière que Travis se demanda si l’enfant n’allait pas étouffer. Elle lui proposa de prendre le volant. Il refusa bien qu’il lui arrivât souvent d’avoir la chair de poule car sa conduite était à la fois trop prudente et peu assurée. Elle adorait conduire et il espérait que le fait d’avoir à se concentrer calmerait sa mauvaise humeur.

Ils sortirent lentement de l’allée car Bethany regardait sans cesse dans ses trois rétroviseurs et passait sa tête à travers la portière pour être sûre qu’il n’y avait pas d’obstacles. Une fois sur la route, elle se mit à rouler à quatre vingt kilomètres à l’heure.

  • Comment va Christine ? Demanda Travis, bien décidé à être aimable même si sa femme continuait à bouillir de colère.
  • Elle ne va pas bien. il est encore arrivé quelque chose ce matin…

Elle jeta un regard à Jan.

  • Je t’en parlerai plus tard mais je me fais du souci pour elle. J’espère qu’elle pourra venir avec Jeremy pour l’anniversaire de Jan la semaine prochaine.
  • Espérons-le, dit Travis sèchement.

Elle se tourna vers lui.

  • Pourquoi ce ton ? Je croyais que tu aimais Christine.
  • J’aime assez Christine mais son frère m’ennuie.
  • Pourquoi ? Il est mignon et gentil.
  • Mais tu ne le connais à peine. Beth. On ne peut jamais savoir avec ce genre de garçon. Un grand type comme ça qui est retardé mental, je n’aime guère le voir avec des petites filles.
  • Travis ! Sursauta Bethany.
  • Moi, j’adore Jeremy, protesta Jan. On peut jouer avec lui comme avec un enfant.
  • Oui, comme avec un énorme enfant. Non, décidément, je ne veux pas de lui à cet anniversaire.
  • Moi, je le veux, papa, dit Jan avec violence. C’est mon anniversaire et, sans lui, ce ne sera pas amusant.
  • Et puis ne pas l’inviter ferait de la peine à Christine. Elle pourrait même se sentir insultée, ajouta Bethany, furieuse. Je ne comprends même pas que tu puisses avoir une telle idée.
  • Mon Dieu ! Quelle levée de boucliers, murmura Travis. Je crois, Beth, que ton rhume est en train de s’aggraver.
  • Ce qui veut dire ?
  • Que ta mauvaise humeur est ridicule !
  • Je suis de mauvaise humeur parce que nous sommes en retard.
  • Alors, va plus vite. Tout le monde nous double.
  • Furieuse et sans prononcer une parole, Bethany pressa l’accélérateur. Voilà maintenant que nous allons trop vite, pensa Travis en grinçant des dents. Pour calmer sa peur, il baissa le pare-soleil et regarda dans le miroir. Ses cheveux brun clair laissaient déjà apparaître des fils blancs autour des tempes. Et son front commençait à se dégarnir, ce qui ne lui faisait pas plaisir du tout. Il se promit d’acheter une lotion dans l’après-midi et même, pourquoi pas, un de ces produits qui rendent aux cheveux leur couleur naturelle. Il était pâle, ses joues étaient un peu creusées, et ses yeux gris légèrement rougis. Il est vrai qu’il avait du mal dormi la nuit dernière.
  • Ne t’inquiète pas, tu as l’air en forme, lui dit Bethany, bien que tu te sois coupé en te rasant. Tu as deux points rouges, l’un sur le menton et l’autre sur ta gorge.
  • Je déteste me raser, dit-il en mouillant son doigt et en enlevant le sang séché. Je vais peut-être me laisser pousser la barbe.
  • Garde-t’en bien. Je déteste les barbes. Ça vieillit.

Elle lui jeta un regard acerbe.

  • Si tu couvrais ton beau visage d’une barbe grisonnante, tu n’aurais plus autant de succès avec les filles de dix neuf ans que tu aimes tant.
  • Les filles de dix neuf ans ne m’intéressent pas.
  • J’avais dix neuf ans quand tu as commencé à me regarder.

Travis repoussa le pare-soleil au moment même où Bethany freinait brusquement pour éviter une grande feuille brune qu’elle avait manifestement prise pour un écureuil. Une fois la feuille passée de l’autre côté de la voiture, elle accéléra avec une embardée et dit :

  • Dara Prince, elle aussi, avait dix neuf ans, n’est-ce pas ?
  • Je n’ai aucune idée de l’âge qu’avait Dara Prince, répondit Travis.
  • Qui est Dara Prince ? Demanda Jan. Est-ce une princesse ?
  • Non, mademoiselle, dit Travis. C’était seulement une de mes étudiantes et une mauvaise étudiante.
  • Tu prétends que tu ne t’intéressais pas à Dara Prince ? Persista Bethany.
  • Absolument pas.
  • Ah ! Vraiment.

Elle le regarda avec un de ses sourires faussement gentils qui pouvaient être si dangereux.

  • Alors, pourquoi, demanda-t-elle, as-tu prononcé son nom deux fois la nuit dernière ?

 

Chapitre 11

 

1

 

Après la découverte du rat, Christine se demanda si elle ne devait pas gifler Bethany pour arrêter ses cris.

  • Mon Dieu, Beth, ce n’est qu’un rat, s’était écriée Tess en hurlant, elle aussi pour dominer le tumulte.
  • Mais un gros rat. Mort. Et dans le réfrigérateur.
  • Oui, il est mort. Il ne fera de mal à personne. Il est juste énorme et il pue.
  • Je crois que je vais vomir, annonça Bethany.

Christine se sentait calme, presque amusée par tout ce vacarme à propos d’un simple rat, même s’il était dégoûtant.

  • Beth, Tess, dit-elle, vous devriez rentrer chez vous. Moi, je vais appeler la police.
  • Tu veux que nous te laissions avec ça ? Demanda Bethany horrifiée en montrant le rat du doigt ?
  • Je ne crois pas qu’il soit dangereux. Et n’oublie pas que tu dois conduire Jan et Travis à l’école. La police n’arrivera peut-être que dans une heure ou deux. En attendant, je vais prendre une douche et essayer de ne pas me montrer hystérique quand les flics arriveront. Je veux que vous partiez maintenant et me laissiez m’occuper de mes affaires. Je ne suis ni une infirme ni une enfant.
  • Mais tu en as déjà tellement bavé, protesta Bethany.
  • Si Chris dit qu’elle veut rester seule, c’est qu’elle veut rester seule, dit gentiment Tess. Elle est la femme la plus têtue que je connaisse et il ne sert à rien de discuter avec elle. Mais avant de partir, nous allons fouiller la maison. Après tout, ce rat n’est pas venu ici tout seul.
  • Tu crois qu’il y a d’autres rats ? Demanda Bethany terrifiée.

Christine vit que Tess essayait de dissimuler un sourire.

  • Non, je ne crois pas que celui-ci ait été amené par ses amis. Je pense plutôt que la personne qui l’a apporté est peut-être encore cachée dans la maison.
  • Juste ciel ! Je suis vraiment stupide, s’exclama Bethany. Habituellement, Chris, je ne suis pas si sotte. C’est juste que…
  • Que tu es nerveuse ! Je le suis aussi et je pense que l’idée de Tess est une bonne idée.

Toutes les trois, elles firent le tour de toute la maison et elles ne trouvèrent même pas une fenêtre ouverte. Tess demanda :

  • Mais comment cette personne a-t-elle fait pour laisser ce rat ?
  • Je ne sais pas, répondit Christine, mais la police saura mieux le découvrir que nous. Au moins sommes-nous sûres qu’il n’y a personne ici. Maintenant, vous deux, disparaissez.

Après leur départ, Christine monta au premier étage et ouvrit la douche. Elle était en train d’enlever ses chaussures de jogging et ses jeans lorsque Rhiannon fit son apparition.

  • Enfin, s’écria-t-elle, je croyais que tu étais retournée chez les Prince pour partager la vie de Pom Pom.

La chatte la regarda de ses yeux dorés puis elle se frotta contre ses jambes.

  • Pourquoi, demanda-t-elle, as-tu laissé quelqu’un entrer dans cette maison avec un rat ? Je crois que tu as préféré lui céder le terrain parce qu’il était presque aussi gros que toi.

En réalité, Christine était soulagée. Elle s’était demandé si sa chatte n’avait pas été terrifiée au point de se sauver ou pire si elle n’avait pas été tuée et enterrée par celui ou celle qui s’était introduit dans sa maison. Elle n’avait pas fait part de ses craintes à Tess et à Bethany car Bethany aurait sans doute éclaté en sanglots tandis que Tess n’aurait pas cessé d’appeler la chatte de sa voix si éraillée, ce qui aurait eu pour effet de la faire disparaître au moins pour le reste de la journée.

Tandis que Rhiannon était fidèlement assise devant la porte, Christine prit une douche deux fois plus longue que d’habitude. L’eau chaude soulagea les muscles de ses bras qui avaient tant souffert la veille et un savon doux calma les contusions de ses cuisses provoquées par son agresseur. Le souvenir la fit frissonner.

Elle fit deux shampoings à la suite en faisant attention de ne pas toucher les agrafes et en se demandant si elle ne devrait pas laisser pousser ses cheveux. Mais elle pensa que les cheveux courts étaient plus faciles à entretenir. Un petit gel, un coup de sèche cheveux et c’était terminé. Elle avait un très beau teint, comme le disait souvent Tess, et elle ne mettait qu’un peu de poudre, un peu de rouge à lèvres et de mascara. En dehors de sa montre, elle ne portait jamais de bijoux. Elle en voyait trop dans la journée. Sa seule vraie préoccupation était ses ongles. Il fallait qu’ils soient impeccables puisqu’elle passait son temps à montrer à ses clientes des bagues et des bracelets. Elle avait parfois le sentiment qu’elle passait beaucoup trop de temps à appliquer du rouge sur ses ongles.

Quand elle sortit de la salle de bains, enveloppée dans une robe de chambre molletonnée, Rhiannon était assise calmement sur son lit, en train de se lécher, ce qui était sa façon à elle de prendre un bain.

  • Est-ce que tu te fais belle pour les visiteurs ? Lui demanda-t-elle. Tu as toujours été un peu vaniteuse. Moi aussi d’ailleurs.

En fait, elle ne se préoccupait pas tellement de son aspect. Ce qui était important à ses yeux, c’était d’être propre. Si elle était restée si longtemps sous la douche, c’est qu’elle avait besoin de rassembles ses idées avant d’appeler la police. Il lui fallait, aussi calmement que possible, parler non seulement de l’apparition du rat, mais également du téléphone qu’elle avait reçu la nuit dernière à l’hôpital.

La douche lui avait fait du bien. Elle respirait à son aise et elle se sentait un peu plus présentable. Elle se glissa dans des jeans en velours noir et dans un pull de couleur cuivre pour aviver son teint. Parce qu’elle se trouvait encore pâle, elle ajouta une touche de rouge sur les deux joues et une ombre de pêche sur ses paupières. C’est mieux, se dit-elle en se regardant dans le miroir. Bien sûr, sa tempe arborait encore des contusions d’une glorieuse couleur pourpre.

Courage ! Se dit-elle en contemplant son image. Dans deux jour, cette tempe sera d’une séduisante couleur jaune et verte.

Elle glissa ses pieds dans d’élégantes babouches en daim et descendit.

Avant d’appeler la police, elle se prépara un café et s’assit pour se reposer, ce qui ne lui était pas arrivé, pensa-t-elle, depuis des heures. Elle n’arrivait pas à croire que, deux jours plus tôt, elle travaillait encore au magasin et s’ennuyait de ne pas avoir plus de clients. Le corps qui était peut-être celui de Dara n’avait pas encore été rejeté par la rivière, elle n’avait pas encore été agressée dans la salle de gym, elle n’avait pas encore reçu d’appel anonyme à l’hôpital. J’ai bien mérité un peu de répit, se dit-elle. Au moins une après-midi, le temps que ma tête cesse de me torturer. Cela lui rappela que, en quittant l’hôpital sans avoir vu le médecin, elle n’avait pas reçu d’ordonnance pour apaiser ses douleurs. Cela lui apprendrait à ne pas respecter les règlements.

Son café prêt, elle en but trois gorgées et elle appela le commissariat demandant à parler directement à l’adjoint du shérif, Michael Winter. On lui dit qu’on allait lui passer le policier de garde mais elle ne voulut rien entendre. Elle savait ce qu’elle voulait, même si elle ne se considérait pas comme une personne agressive.

  • D’accord, finit par dire le standardiste, mais il est sur le point de partir… Winter, l’entendit-elle dire, il y a une femme qui te demande au téléphone et qui ne veut parler qu’à toi. Elle a peut-être un faible pour toi.
  • Adjoint Winter, dit-il.
  • Je suis Christine Ireland et je désire vous parler en particulier parce que vous êtes déjà au courant de bien des choses.

Elle se sentait embarrassée par la réflexion de l’autre policier.

  • Quand je suis rentrée de l’hôpital aujourd’hui, j’ai trouvé un rat crevé dans mon réfrigérateur.
  • Un quoi ?
  • Un rat. Pas une souris mais un gros rat d’égout. Dieu merci, il était mort.
  • Un beau cadeau de bienvenue. Est-ce que vous l’avez jeté ?
  • Non. Je n’ai pas voulu risquer de gêner une enquête de police.

Elle se dit que cela pouvait sembler quelque peu mélodramatique.

  • Mais vous savez, ajouta-t-elle, j’ai l’impression que ce n’est pas une plaisanterie. Peut-être même est-ce un délit que de faire une chose comme ça.
  • Cela en est un. Souhaitez-vous que je vienne pour voir cela de plus près ?
  • J’en serais très heureuse.
  • J’arrive le plus vite possible.

Dix minutes plus tard, la voiture de police avec l’étoile d’or à six branches peinte sur la portière entrait dans son allée. Ça devait être la seconde fois en deux jours, car il était venu récupérer le journal de Dara la veille : Christine ouvrit la porte et essaya de prendre un ton enjoué :

  • Comme je suis heureuse de vous revoir !

Il sourit, enleva son chapeau et répliqua sur le même ton :

  • C’est d’autant plus un plaisir que nous nous rencontrons de nouveau dans des circonstances agréables. Ainsi donc, vous avez un casse-coutre pour moi dans votre frigo ?
  • Je vous garantis qu’aucune hôtesse ne vous en a servi un comme celui-là.

Christine se demanda pourquoi elle avait senti un tel soulagement en le voyant arriver. Elle était toujours incapable de dire qui l’avait attaquée, qui lui avait téléphoné et qui avait violé son domicile, mais le sentiment de terreur qui vibrait sous sa peau depuis des heures s’était comme apaisé avec l’arrivée de Michael Winter.

Elle jeta un regard sur la maison qui était en face de la sienne et elle vit que la vieille Mme Flint était en train de guetter par sa porte entrouverte. Sans doute essayait-elle d’entendre le plus possible de la conversation. Christine éleva encore la voix, et dit :

  • J’ai fait un excellent café.
  • Il n’y a rien de mieux qu’un bon café et un rat d’égout pour se mettre en train le matin.

Disant cela, il tourna la tête vers Mme Flint qui claqua aussitôt sa porte.

  • Comment saviez-vous qu’elle était là ? Demanda Christine.
  • J’ai des yeux derrière la tête. C’est la profession qui veut ça. Maintenant, elle va aller à une fenêtre et regarder à travers une fente de ses rideaux.

Christine regarda et vit en effet un rideau bouger.

  • Je pense que vous avez un don de double vue, monsieur l’adjoint Winter.

Christine avait l’habitude de regarder la plupart des hommes dans les yeux mais elle dut lever les siens de plusieurs centimètres pour être à son niveau.

  • Je sens une bonne odeur de café, dit-il.
  • Mieux vaut un bon café qu’un rat. Il est enfermé dans le tiroir du bas de mon réfrigérateur.
  • Je vais commencer par le regarder. Ensuite, nous boirons tranquillement.

Rhiannon se trouvait alors en haut de l’escalier. Elle regardait cet étranger avec curiosité mais sans faire mine d’aller se réfugier dans la chambre.

  • Je vous présente Rhiannon, dit Christine. C’était la chatte de Dara. Elle n’a pas pu s’entendre avec Pom Pom le chien de Patricia. C’est pourquoi je l’ai adoptée lorsque j’ai quitté la maison d’Ames.
  • Est-ce que Dara était très attachée à sa chatte ?
  • Très.
  • Et le père de Dara peut croire qu’elle s’est sauvée en laissant sur place la chatte qu’elle aimait ?
  • Il m’a donné plusieurs explications mais il n’a pas pu me dire pourquoi Dara, dans ses lettres, ne mentionne jamais Rhiannon.
  • Ces lettres, murmura Winter, je ne pense pas que M. Prince puisse les garder encore longtemps pour lui tout seul. Il va bien falloir qu’il les remette au labo de la police.
  • Si vous avez l’intention de les lui enlever, je vous souhaite bien du courage.

Christine conduisit Winter dans la cuisine et ouvrit le réfrigérateur.

  • Ricky le Rat, dit-elle, est dans le tiroir du bas mais je n’ai pas du tout envie de le revoir. J’aurais sans doute trop mal au cœur ensuite pour prendre mon café et mes beignets.
  • Vous ne m’aviez pas dit qu’il y avait des beignets.
  • C’est mon amie Bethany qui les a achetés. Je vous attends dans le salon.

elle entendit l’adjoint ouvrir le tiroir et murmurer :

  • Tu es diablement gros et puant.

Il lui cria :

  • Je n’en ai jamais vu d’aussi gros. Quelqu’un s’est donné beaucoup de mal pour vous trouver un champion.
  • Je suis flattée au-delà de toute expression, dit Christine. Il est probablement infesté de puces qui transmettent la peste.
  • Ne commencez pas à vous faire des soucis de ce genre. Le labo nous dira tout sur son état de santé.
  • Vous allez envoyer cette chose au laboratoire ?

Winter prit un air grave et dit :

  • Mais, mademoiselle, nous devons être sûrs que ce rat n’a pas été assassiné.

Christine sourit. Ainsi, Winter était en train d’essayer de calmer ses nerfs et, finalement. Ça marchait. Enfin, un peu.

  • Je vais placer notre ami dans un sac en plastique, dit Winter, et je vais devoir traverser le salon pour aller jusqu’à ma voiture. Fermez les yeux ou tournez le dos, mais s’il vous plait, évitez de crier ou de vous évanouir.
  • Si je criais, vous verriez Mme Flint arriver à l’instant même. Elle ne saurait se priver d’un tel plaisir.
  • Je ne serais pas surpris de la voir arriver même si vous ne criez pas. Pas forcément par curiosité mais pour s’assurer que tout va bien pour vous.

Il traversa le salon en tenant le sac sur le côté.

  • Je reviens tout de suite pour essayer de voir comment l’intrus a pu entrer chez vous.

À peine était-il passé que Christine alla à la cuisine, retira le tiroir du réfrigérateur, l’inonda de désinfectant et le brossa énergiquement avant de le remettre à sa place. Peut-être ferais-je bien de changer de frigo, se dit-elle. Cela me ferait du bien d’avoir un frigo qui n’a pas été profané par un rat. Mais celui-ci n’a pas encore un an. Ce serait de la folie.

Une minute plus tard, Winter était de retour.

  • Je suppose, dit-il que vous avez cherché à savoir par où votre agresseur est entré.
  • Oui, après la découverte du rat, j’ai fait le tour de la maison avec mes amies Bethany et Tess.
  • Est-ce que cela vous ennuierait de recommencer avec moi ? J’aimerais regarder partout et je me sentirais mieux si vous étiez avec moi.
  • Pour vous protéger au cas où nous rencontrerions un rat vivant ?
  • Bien sûr, lui dit-il d’un ton faussement moqueur, mais aussi pour que vous vous assuriez que je ne vous vole rien ou que je ne vais pas fouiller dans votre armoire à sous-vêtements.

Christine éclata de rire :

  • Mais je n’ai jamais pensé que vous étiez un pervers capable de faire de telles choses.
  • Cela vous étonnerait de savoir combien de femmes se font de telles idées quand je dois perquisitionner dans leur chambre.
  • Peut-être est-ce ce qu’elles espèrent.

À peine eut-elle dit cela qu’elle se mit à rougir violemment réalisant que ce n’était pas la chose à dire. Michael Winter leva les yeux vers elle et elle se reprit :

  • Je n’aurais pas dû dire cela.
  • Je pourrais en être flatté, dit-il, mais cela ne doit pas nous empêcher de faire ce que nous avons à faire. Commençons par le haut.
  • Il y a trois chambres en haut, dit Christine, dont une que j’ai transformé en une sorte de bureau. Rhiannon s’y croit chez elle et, si vous y pénétrez, elle va probablement vous jeter un regard assassin. Elle est très jalouse de son territoire.
  • Ma fille avait un chat, dit Winter.

Un voile sembla soudain tomber sur son visage. Christine savait qu’il était divorcé. Sans doute sa fille vivait-elle avec son ex-femme mais quelque chose lui dit de ne pas poser de questions à propos de cette enfant.

  • Les animaux favoris peuvent apprendre aux enfants le sens des responsabilités, dit-elle. Quand nous étions enfants, Jeremy et moi, nous en avions toujours, généralement des chiens.

Comme ils arrivaient en haut de l’escalier, Rhiannon se précipita dans la chambre de Christine et alla se cacher sous le lit.

  • Il ne faut guère compter sur les chats pour nous protéger, constata-t-elle.
  • Cela arrive parfois. J’ai connu un couple qui a été réveillé par son chat en plein milieu de la nuit. Il avait grimpé sur leur lit et il miaulait à s’arracher la tête. Ils se sont levés pour constater que leur ville avait une crise de nerfs dans la chambre voisine.
  • Juste ciel !

Christine était sincèrement surprise.

  • Je pensais que seuls les chiens étaient capables d’agir ainsi.
  • Ne dites pas de telles choses devant Rhiannon. Commençons par cette chambre.

Dix minutes plus tard, ils se trouvaient au sous-sol, dans l’appartement de Jeremy.

  • Cet endroit est merveilleux ! S’exclama Winter.
  • Vous trouvez ? (Christine était flattée). Pourtant, quand je dis que mon frère vit dans le sous-sol, il y a des gens que ça choque. Mais je voulais qu’il jouisse d’une réelle intimité.
  • C’est un sous-sol comme je n’en ai pas vu beaucoup.
  • C’est à cause de lui que j’ai décidé d’acheter cette maison. Derrière, le terrain est en pente mais la porte s’ouvre sur cette étendue plate et sur le patio. Jeremy peut aller et venir sans avoir à passer par le haut. Il peut se sentir indépendant.
  • Et puis il y a beaucoup de lumière qui passe à travers les fenêtres coulissantes, même un jour sombre comme aujourd’hui. Je suis sûr qu’il se sent bien ici.
  • Je crois que oui. Il aurait pu s’y installer depuis quelques mois mais Ames lui a demandé de rester chez lui jusqu’à la fin des vacances. Je ne vois vraiment pas pourquoi. Lui ne s’en occupe pas beaucoup et Patricia n’est pas du tout heureuse de l’avoir. Avec tout ce qui se passe, je vais maintenant insister pour qu’il vienne ici le plus tôt possible. L’atmosphère qui règne chez Ames n’est pas bonne pour lui.
  • Je suis d’accord avec vous et Jeremy a été gentil de rester si longtemps chez les Prince. Je suis sûr qu’il préfère être avec vous.

Winter fit quelques pas sur le tapis et eut un sifflement d’admiration en voyant le couvre-lit ouatiné, couleur argent, et, près du lit, une grande maquette du navire de guerre Enterprise. Il y avait aussi sur le mur des portraits encadrés du capitaine Kirk et de monsieur Spock.

  • Mon frère est un fanatique de Star Trek, lui expliqua Christine.
  • Je m’en doutais. Mais où avez vous trouvé ce dessus de lit ?
  • C’est Wilma Archer qui le lui a fait. Elle a découvert le tissu grâce à Internet. Ou plutôt, je crois que c’est son fils qui le lui a trouvé.
  • Streak Archer ?
  • Oui.
  • Le génie de l’informatique ?

Christine se raidit. Elle le savait, Winter pensait que Streak pouvait être le Cerveau dont Dara parlait dans son journal.

  • Streak a toujours été très gentil et très patient avec Jeremy, dit-elle. Il le laisse même jouer avec ses ordinateurs. C’est un homme bon.
  • D’une certaine façon, il doit avoir des points communs avec Jeremy.
  • Que voulez-vous dire ?
  • Je veux dire qu’il y a des gens qui les voient à la fois comme différents et pas si différents que cela, d’une autre façon.
  • Vous avez entendu dire du mal de mon frère ?
  • Les choses habituelles, dit-il vaguement.

On voyait qu’il avait envie de changer de sujet.

  • Et vous avez aussi entendu dire du mal de Streak, poursuivit Christine.

Winter lui lança un regard sombre et gentil à la fois.

  • Mademoiselle Ireland, Streak est un homme retiré du monde qui devient hystérique lorsqu’il se trouve dans des lieux publics. Que pensez-vous donc que les gens peuvent dire de lui ?
  • Des choses affreuses bien entendu, et cela d’autant plus qu’il était parfaitement normal lorsqu’il est parti pour servir son pays.
  • Oui, mais pour une guerre impopulaire. Je ne veux pas vous faire de peine, ni à lui, mais je dois vous dire ce que vous savez déjà : les gens le trouvent bizarre.

Il est vrai qu’il peut sembler bizarre, admit Christine en silence. Elle ne connaissait pas tellement Streak et elle n’avait aucune raison de le protéger à ce point. D’autant plus que cette façon de le défendre lui faisait probablement plus de mal que de bien.

  • J’aime beaucoup ce dessus de lit, dit Winter pour essayer de retrouver le ton léger qu’ils avaient auparavant, sans trop savoir comment s’y prendre.
  • Je peux demander à Wilma où elle a trouvé ce tissu. Mais il vous faudra sans doute le piquer vous-même.
  • Pourquoi pas ? C’est sur la liste des choses que je veux apprendre à faire. Je voudrais également savoir comment confectionner mon propre savon pour la lessive.

Winter sourit et Christine sentit qu’elle se détendait.

  • Je suppose, dit-elle, que nous en avons fini avec le tour de la maison.
  • Oui, et nous n’avons pas trouvé une seule fenêtre cassée ou ouverte.
  • Je ne suis revenue ici que depuis quelques heures. Je n’ai pas touché à mes fenêtres ni pour les ouvrir ni pour les fermer. Et la serrure des baies vitrées est intacte. Les autres portes étaient fermées lorsque je suis arrivé à la maison. Je suppose que celui ou celle qui a mis le rat dans le frigo l’a fait la nuit. Autrement Mme Flint n’aurait pas manqué de constater qu’il se passait quelque chose d’étrange.
  • Comment savez-vous qu’elle ne l’a pas fait ?
  • Dans ce cas, vous pouvez être sûr qu’elle aurait fait savoir à la police qu’il y avait des rôdeurs autour de ma maison. Elle rêve de participer à un spectacle télévisé comme Les Mystères non résolus. Donc elle se serait précipitée au commissariat si elle avait vu quoi que ce soit de louche.

Winter sourit.

  • Il arrive que de telles personnes nous soient utiles. Parfois, aussi elles ne nous apportent que des ennuis. C’est un peu comme l’histoire des gens qui crient au loup. On a tendance à ne pas les croire même lorsqu’ils ont raison. Si elle a l’habitude d’aller au commissariat pour un rien, on ne la prendra sans doute pas au sérieux. Je crois que je devrais avoir une conversation avec elle mais, pour le moment, je vais jeter un regard dehors. Inutile de venir avec moi il commence à tomber du crachin.
  • Il ne manquait plus que ça. Je préfère une bonne vieille pluie bien régulière à ce crachin. Mais si vous trouvez un indice, s’il vous plait, appelez-moi.
  • Certainement, dit Winter d’un ton décidé. Mais ce n’est pas comme dans les polars. Les vrais criminels laissent rarement derrière eux des empreintes bien visibles, une boite d’allumettes ou mieux encore une photo d’eux. Ils sont beaucoup moins complaisants que cela dans la vie réelle. Ils ne nous donnent jamais, nous autres policiers, une chance de nous mettre en valeur.
  • Espérons que nous avons cette fois-ci affaire à un amateur qui touche tout sans mettre de gants et qui laisse tomber ses cartes de visite.
  • Ce serait une bénédiction. À mon retour, je serai d’accord pour une tasse de café.
  • Je vais en faire.

Dehors, tandis qu’il cherchait des traces de l’intrus, Michael repensa à ses précédentes conversations avec Christine. La plupart avaient été sérieuses mais il leur était arrivé de plaisanter. Il ne plaisantait presque jamais dans l’exercice de ses fonctions surtout avec de jeunes et jolies femmes. Elles le prenaient parfois mal, avaient l’impression qu’on voulait flirter avec elles et s’empressaient de parler de harcèlement sexuel. Cela ne lui était jamais arrivé mais certains de ses collègues de Los Angeles s’étaient laissé prendre. Cependant, avec Christine Ireland, il ne se faisait aucun souci. Elle n’était pas le genre de personne susceptible d’exagérer, de faire quelque chose de rien, de transformer en propos machiavéliques des phrases innocents.

Mais qu’est-ce qui te fait penser que tu la connais si bien ? Se demanda-t-il en écartant les haies pour essayer de trouver des traces dans l’humus en décomposition. Tu viens de la rencontrer et tu traites un peu légèrement ce qui lui est arrivé. Elle est morte de peur, elle a raison de l’être, et tu plaisantes à propos d’un rat ou d’un couvre-lit…

Soudain, il aperçut une petite pièce de métal tombée dans la boue. Il sortit de sa poche un gant de latex et la saisit avec soin. Il souffla dessus pour faire tomber la terre et constata qu’il s’agissait d’une pièce ronde avec des caractères gravés. J’ai trouvé ! Pensa-t-il. Il lut :

Rhiannon

442 Chemin Cardinal

Winston WV

304-555-5095

  • Oh ! Bon sang, murmura-t-il. Une trouvaille miraculeuse ! La plaque d’identification de la chatte.

Il continua à chercher tout en pensant à Christine. Il se dit qu’il était trop familier avec elle, au point qu’elle avait peut-être le sentiment qu’il ne prenait pas son affaire au sérieux. Il pensa avec une pointe de culpabilité qu’il n’avait pas agi ainsi avec une femme depuis la mort de sa fille et son divorce avec Lisa moins d’un an plus tard. Stacy était morte et le souvenir de sa femme lui était encore douloureux. Il n’avait pas le droit d’envisager un autre bonheur, surtout avec une femme qui, comme Christine Ireland, était en train de vivre de telles épreuves. Qu’est-ce donc qui n’allait pas avec lui ? Était-il en train de devenir fou ? Il se préoccupait plus d’apaiser Christine que de résoudre son problème. Peut-être davantage mais au moins autant.

Il est temps de se reprendre, décida-t-il sévèrement. Aujourd’hui, il devait être plus grave, plus sérieux, il ne plaisanterait plus, il ne sourirait plus jusqu’à son départ.

Lorsqu’il rentra, Christine le regarda, interrogative.

  • C’est bien ce que je pensais, dit-il. Pas la moindre marque de quelqu’un qui aurait essayé de forcer les fenêtres, pas la moindre éraflure sur les serrures.
  • Il s’agit donc d’un fantôme, dit-elle, sardonique.

Il la regarda et elle lui retourna son regard avec une complète bonne foi. Il y avait dans ses yeux comme une lueur qui dansait tandis qu’un sourire remontait le coin droit de sa lèvre. Elle dit en souriant :

  • Vous m’avez inquiétée pendant une minute. J’ai eu l’impression que votre visage était devenu un bloc de granit. N’avez-vous donc rien trouvé ?

Il lui tendit la plaque de Rhiannon.

  • Elle l’a perdu il y a à peu près un mois.

Elle sourit.

  • Mme Flint vous a surveillé tout le temps que vous avez été dehors. J’ai pensé qu’elle allait passer à travers sa fenêtre quand elle vous a vu ramasser quelque chose. Elle a dû penser que c’était terriblement important. Elle serait vraiment déçue si elle savait que ce n’est que la plaque d’identification de Rhiannon. À moins qu’elle n’ait vu par elle-même de quoi il s’agissait.
  • Comment aurait-elle pu voir quelque chose de si petit ?
  • Avec des jumelles.
  • Vous plaisantez ?
  • Non. Elle a peut-être été girl-scout.

Winter dit en riant :

  • Il faut décidément que je lui pose quelques questions pour savoir si elle a vu quelqu’un errer autour de la maison hier. Elle semble une très bonne observatrice.
  • C’est le moins que l’on puisse dire. Alors, êtes-vous prêt pour le café maintenant que vous avez fait le sale boulot ?

Winter la suivit dans la cuisine où elle avait déjà installé les tasses. Elle allait chercher la crème et le sucre mais elle se souvint que, comme elle, il prenait son café noir et sans sucre. Elle plaça les beignets sur une soucoupe en porcelaine.

  • Je ne m’attendais pas à prendre un petit déjeuner maintenant, lui dit-il.
  • Vous n’êtes pas obligé de manger. J’ai pensé que peut-être vous auriez faim.
  • Vous n’avez pas tort, dit-il.

Il alla devant l’évier et se lava les mains avec du savon.

  • Je serais un drôle de flic si je refusais des beignets.
  • Moi, je suis une inconditionnelle des beignets. Mon amie Bethany les a achetés ce matin à la boulangerie. Elle m’attendait ici lorsque je suis rentrée de l’hôpital.
  • Ici, dans la maison ?
  • Non, elle n’était pas encore entrée mais elle a une clé.
  • Qui d’autre en a une ?
  • Mon amie Tess. Vous l’avez rencontrée hier à l’hôpital.
  • C’est vrai, vous me l’avez dit hier. Elle est la femme de ce type qui travaille pour vous, dit-il en se séchant les mains avec une serviette en papier.
  • Reynaldo Cimino. Il dessine des bijoux. J’ai rencontré Tess la première semaine de mon arrivée à Winston, lorsque je suis entrée dans sa librairie, Calliope.
  • Je suppose qu’Ames Prince a une clé, lui aussi.
  • Non ! Dit Christine à contrecœur. S’il avait une clé, cela permettrait à sa femme d’entrer chez moi et je n’aimerais pas savoir que Patricia fouille dans mes affaires sous un prétexte quelconque.
  • Vous croyez qu’elle le ferait ?
  • Je ne sais vraiment pas ce qu’elle ferait. J’ai vécu dans sa maison pendant des années mais j’ai le sentiment de ne pas la connaître très bien.
  • Vous la connaissez assez pour vous méfier d’elle.
  • Pour être juste, je ne suis pas sûre que cette méfiance soit justifiée. Patricia et moi, nous n’avons jamais été sur la même longueur d’onde, si bien que je peux très bien la suspecter de faire des choses qu’elle ne ferait jamais. Mais j’ai une confiance absolue en Beth et Tess.

Winter approuva et dit :

  • Je pense que vous devriez changer vos serrures. Ce serait plus sûr.
  • Mais je vous ai dit que Beth et Tess sont les seules à avoir la clé.
  • Avez-vous changé les serrures quand vous êtes arrivée ici ?
  • Non.
  • Donc vous ne savez pas si le précédent propriétaire n’en a pas gardé une. Vous ne savez même pas combien il y a de clés qui se promènent ici ou là.
  • C’est vrai, j’aurais dû y penser en achetant la maison mais cela ne m’est pas venu à l’esprit.
  • Beaucoup de gens font comme vous mais je trouve que le moment est venu de corriger cet oubli.
  • Je suis tout à fait d’accord. Je n’ai pas envie qu’on vienne de nouveau déposer du gibier dans mon réfrigérateur.

Elle prit la cafetière.

  • Vous le prenez noir, n’est-ce pas ?
  • Comment le savez-vous ?
  • Je suis voyante. En réalité, je vous ai déjà servi du café hier au magasin.

Il ferma les yeux.

  • Mon Dieu ! J’étais tellement fatigué que j’ai tout oublié à propos du café alors que je l’ai sûrement apprécié. Mais revenons à votre problème de clés. Est-ce que votre frère en a une ?
  • Non. Malheureusement Jeremy a la fâcheuse habitude de perdre les clés. Il essaie de s’en corriger mais il faudrait les lui attacher autour du cou avec une chaîne, ce qui lui donnerait le sentiment d’être vraiment bête…

Elle se tut, ne se sentant pas à l’aise de devoir reconnaître qu’elle ne pouvait pas faire confiance à son frère, même pour une clé.

Winter sourit et dit :

  • Je comprends.
  • La plupart des gens ne comprennent pas. Ils pensent qu’il est stupide. Il est vrai que son QI est plutôt bas, autour de soixante dix, mais il est agréable et a de vrais talents dans d’autres domaines, dans le dessin des bijoux, par exemple.
  • Mademoiselle Ireland, dit Winter avec douceur, vous n’avez pas besoin de m’expliquer. J’ai un cousin qui est tout à fait comme Jeremy. Nous sommes du même âge, nous avons grandi ensemble et nous sommes les meilleurs amis du monde.
  • Un cousin comme Jeremy ? Et il est votre meilleur ami ?

Il approuva et elle se sentit étrangement soulagée. Depuis son arrivée à Winston, elle n’avait jamais rencontré quelqu’un qui comprenne réellement Jeremy, ses bons côtés et ses faiblesses. Certains l’évitaient et d’autres prenaient des airs supérieurs. Elle demanda :

  • Êtes-vous toujours proche de votre cousin ?
  • Aussi proche que possible étant donné qu’il est à Los Angeles et moi en Virginie Occidentale. Il s’est marié l’année dernière.
  • Marié ?
  • Oui, à une fille charmante qu’il a rencontrée dans une école spécialisée. Ils travaillent tous les deux dans une garderie d’enfants. Ils aiment les fleurs, les arbustes, toutes ces choses qui meurent lorsque je les regarde alors qu’eux, ils les font fleurir. Ils vivent tout près de ses parents à lui et ceux-ci les aident mais, dans l’ensemble, ils se suffisent à eux-mêmes.
  • Je suis stupéfaite.
  • Je le vois bien. On dirait que vous avez besoin d’un beignet pour calmer vos nerfs.
  • Je suis désolée, je ne vous en ai même pas offert un.

Tous deux tendirent la main vers un gâteau couvert de chocolat.

  • Prenez-le, dit-il. Le chocolat me rend nerveux.

Christine mordit dans le gâteau qui était léger et très sucré et qui lui sembla aussi divin qu’une nourriture puisse l’être. Elle ne s’était pas rendu compte à quel point elle avait faim.

  • Je suppose que je n’avais jamais pensé que Jeremy puisse se marier, dit-elle. Ce n’est pas qu’il ne s’intéresse pas aux filles. Ce n’est certes pas une obsession mais il est comme tout jeune homme de son âge. Il n’y a rien d’anormal dans l’intérêt qu’il porte aux femmes.
  • Mademoiselle Ireland, vous recommencez. Vous essayez de lui trouver des excuses. Je vous ai déjà dit que je comprenais.
  • Peut-être que je ne lui rends pas service en essayant de trop expliquer.

Elle sourit et ajouta :

  • Avec tout ce que nous venons de vire, le rat et tout, je pense que vous devriez m’appeler Christine.
  • Je vous appellerai donc Christine en l’honneur du rat. Mais en public, vous resterez mademoiselle Ireland, sinon la ville en fera toute une affaire. Moi, je suis Michael.
  • quand nous serons seuls…

Cela pouvait laisser croire qu’elle avait l’intention de passer beaucoup de temps en privé avec Michael Winter. Embarrassée, elle prit une énorme bouchée de beignet et elle sentit le chocolat fondre entre ses lèvres. Elle pensa qu’elle était en train d’agir comme une fille de treize ans.

  • Revenons à notre histoire de clés, dit Winter qui sembla ne pas s’apercevoir qu’elle essuyait furtivement ses lèvres. Vous dites que Tess Cimino et votre amie Bethany en ont une.
  • Bethany Burke. Son mari, Travis, est professeur de biologie à l’université.
  • Ce sont donc quatre personnes qui ont eu accès à votre maison pendant que vous étiez à l’hôpital.
  • Quatre ? Vous incluez Rey et Travis ? Pourquoi, au nom du ciel, viendraient-ils ici ? Tess est venue très tôt prendre des vêtements pour moi afin que je puisse quitter l’hôpital. Et je suppose que si nous étions arrivées un peu plus tard, Bethany serait entrée pour déposer les courses qu’elle venait de d’acheter. Mais aucune d’elle n’aurait mis un rat dans mon frigo. Cette idée est absurde. J’ai cru qu’en le voyant Bethany allait avoir une crise cardiaque. Vous auriez dû l’entendre hurler.
  • Je suis sûr que, vous, vous n’avez pas crié.
  • Non, en effet, mais qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
  • C’est que vous semblez avoir des nerf d’acier (il prit un second gâteau). La plupart des gens seraient des épaves s’ils avaient vécu ce que vous avez vécu. Mais vous, vous êtes assise ici, aussi calme qu’une maîtresse de maison dans la haute société.
  • Dois-je comprendre que vous en avez beaucoup fréquenté ?
  • Non, car ce n’est pas un milieu que j’affectionne. Mais j’en ai entendu parler.
  • Je le suppose.
  • Comment pouvez-vous rester aussi calme ? C’est stupéfiant.
  • Je ne suis pas calme du tout.
  • Alors, comment faites-vous pour ne pas le montrer ?
  • Je ne peux pas, c’est tout.
  • Vous ne pouvez pas ou vous ne voulez pas ?
  • D’accord. Pendant des années, j’ai fait semblant d’être forte pour le bien de Jeremy. Je ne vais pas envoyer promener maintenant toute cette gymnastique mentale. Mais j’ai peur.

Elle reprit son souffle.

  • Et encore, vous ne savez pas tout. La nuit dernière à l’hôpital, j’ai reçu un coup de téléphone. Personne ne m’a parlé mais j’ai entendu Dara chanter.

Michael la regarda. Son visage était sans expression.

  • Dara vous a appelé et a chanté pour vous ?
  • Bien sûr que Dara ne m’a pas appelée. Vous pensez peut-être que je rêvais ?
  • Eh ! bien…
  • Non, je ne rêvais pas. Quelqu’un m’a appelée et a passé ce qui était bien évidemment, un enregistrement de Dara en train de chanter.
  • Et que chantait-elle ?
  • Je ne sais pas. Une chanson que je n’avais jamais entendue. J’ai essayé d’écrire par la suite tous les mots dont je me souvenais. Le papier est dans mon sac.

Elle fouilla dans son sac et tendit le papier. Michael l’étudia avec soin et dit :

  • Moi non plus, je ne reconnais pas ces paroles.
  • L’appel est arrivé vers une heure et quart. Personne n’a rien dit. Une fois la chanson terminée, on a raccroché. Ce matin, une infirmière m’a expliqué que le standard cessait de passer les appels dans les chambres à partir de onze heures du soir. Pourtant, quelqu’un est parvenu à passer cet appel. Avant de partir, ce matin, j’ai appelé la standardiste et elle a été catégorique : elle ne m’a transmis aucune communication pendant la nuit.
  • Elle était de garde à une heure et quart ?
  • Oui, elle travaille de minuit à huit heures du matin. Après huit heures, elle est remplacée par deux standardistes.
  • Donc la femme à qui vous avez parlé a menti, dit Michael d’une voix calme. Peut-être a-t-elle été payée pour passer cet appel.
  • Je ne sais rien d’elle. Je ne sais même pas depuis combien de temps elle est là ni où elle travaillait auparavant. J’ai écrit son nom sur ce morceau de papier. Elle semblait très jeune et pas du tout nerveuse comme si elle mentait.
  • Il y a des gens qui savent très bien faire cela, Christine. Je vais essayer d’en savoir plus sur elle. Mais le plus important est de savoir qui a pensé que vous aviez besoin d’une belle panique en plein milieu de la nuit. Et de savoir aussi qui peut bien posséder un enregistrement de Dara en train de chanter. Saviez vous qu’elle chantait ?
  • Oh oui ! Et elle se prenait pour une grande chanteuse.
  • Ne l’était-elle pas ?
  • J’ai entendu quelqu’un lui dire un jour qu’elle avait une « gentille petite voix ». Elle était furieuse mais cette phrase décrivait assez bien sa façon de chanter. Elle avait une voix agréable mais sans grande force, sans timbre et sans émotion. Il est vrai qu’elle aimait chanter.

Michael fronça les sourcils.

  • Cela me rappelle un passage de son journal, celui où elle écrit que, lors de la soirée de votre amie Tess, elle avait trop bu, qu’elle s’était assise sur les genoux de Caldwell et qu’elle avait chanté.
  • Oh ! Seigneur, gémit Christine. Le fait de n’avoir jamais reçu d’encouragements de la part des professeurs de chant n’avait certes pas ébréché son ego. Cette nuit-là, elle a chanté, je crois, cinq chansons. Les deux premières n’ont dérangé personne. Ensuite elle s’est mise à chanter plus fort et d’une façon tapageuse. Elle est même montée sur la table pour chanter encore alors que personne ne le lui demandait. Il s’agissait de chansons qu’elle avait composées. Ce n’était pas bon du tout mais il a fallu qu’elle aille jusqu’au bout. J’ai même cru un moment qu’elle allait nous faire un strip-tease. Elle était complètement déjantée cette nuit-là.
  • Combien étiez-vous à cette soirée ?
  • Vingt ou vingt cinq.
  • Donc tous ceux qui étaient là savaient à quel point elle était obsédée par le désir de chanter ?
  • Tous ceux qui la connaissaient savaient qu’elle aimait chanter. Quand j’étais en voiture avec elle et que nous mettions la radio, c’était épouvantable. Chaque fois que passait un chanteur que j’aimais, elle noyait sa voix en chantant plus fort que lui. La seule personne qui appréciait vraiment sa façon de chanter était Jeremy. Bien sûr, pour lui, tout ce qui venait d’elle était merveilleux mais il était persuadé qu’elle était une chanteuse fabuleuse. Elle se nourrissait de cette admiration et, parfois, elle lui faisait l’honneur de le laisser chanter avec elle. Mais voilà que j’ai été une vraie garce ce matin à l’hôpital et que je recommence maintenant. Je ne voudrais pas sembler sarcastique mais ce que je dis est vrai.
  • Elle vous agaçait vraiment.
  • C’est vrai.
  • Et vous n’étiez pas heureuse de voir que votre frère l’aimait à ce point.

Christine se rétracta :

  • Je ne suis pas sûre de comprendre ce que vous voulez dire.
  • Vous aviez le sentiment qu’elle se servait de lui. Elle avait besoin qu’il la vénère mais, en dehors de cela, il ne l’intéressait pas.
  • Oui, dit Christine en se détendant légèrement. C’est exactement ce que je ressentais. Peut-être devriez-vous devenir psychothérapeute.
  • Non, je n’ai aucun talent pour cela mais il m’est arrivé de voir un couple agir de la même façon avec mon cousin. Personne ne respectait ces gens-là mais, lui, il avait besoin de les aimer et d’être aimé d’eux. Il se laissait facilement impressionner. Alors, ils se sont servis de lui pour nourrir leur ego. Peut-être Dara n’était-elle pas aussi sûre d’elle que vous le pensez. Peut-être avait-elle besoin à cette époque de ce genre d’assistance.
  • Mais peut-être pas. Une fois de plus, vous parlez comme un psychologue.
  • Merci. Je le prends pour un compliment mais je ne suis qu’un simple flic.

Il fit une pause.

  • Un flic qui aimerait bien un autre beignet mais qui est gêné d’en avaler trois.
  • S’il vous plait, servez-vous. Ceux que vous mangerez, au moins je ne les mangerai pas. Croyez-moi, je les aurais tous avalés si vous n’étiez pas venu.

Michael prit un gâteau saupoudré de chocolat tandis que Christine remplissait sa tasse de café. Il croqua une bouchée, puis une seconde et dit :

  • L’autre jour, lorsque je suis passé voir M. Prince au magasin pour lui parler de ce corps qui avait été retrouvé, vous m’avez dit que vous étiez persuadée que Dara n’avait pas fait de fugue. J’ai lu qu’au moment de sa disparition vous aviez affirmé que les choses qu’elle aurait certainement prises avec elle se trouvaient encore dans sa chambre. De quelles choses s’agissait-il ?

Christine pianota un moment sur la nappe, jeta un regard sur la grande fougère de l’autre côté de la fenêtre et finit par dire :

  • Le plus important à mon avis, c’est qu’elle avait laissé une bague qui avait appartenu à sa mère. Elle était en hématite, un métal bon marché, en réalité de l’oxyde ferrique. On l’appelle aussi la sanguine. Ce métal est important aux yeux des gens qui pratiquent le Métier parce qu’il est considéré comme étant proche de la Terre.
  • Le Métier ?
  • La magie.

Le visage de Michael se fit soudain méfiant.

  • On dirait que vous allez prendre la fuite, dit Christine en riant.
  • Non. C’est juste un souvenir de mes terreurs d’enfant à propos des sorcières.
  • Vous savez que la mère de Dara, Ève, est morte avant que Jeremy et moi n’arrivions chez les Prince. Ève s’intéressait un peu à la magie. Elle s’intéressait d’ailleurs à beaucoup de choses, si bien que je ne sais pas à quel point c’était sérieux. Ames n’approuvait pas du tout mais, d’après ce que j’ai entendu dire, Ève faisait toujours ce qu’elle voulait. Il semble que son intérêt pour la magie soit devenu plus intense pendant sa maladie. Cela se comprend : elle espérait se guérir elle-même.
  • Est-ce que je peux vous interrompre une seconde ? Pratiquez-vous la magie ?

Christine sourit.

  • Non, mais je crois que c’est intéressant. Vous devez savoir que nous parlons de magie blanche, celle qui enseigne l’harmonie avec la nature. Elle insiste aussi sur le fait que nous ne devons pas faire de mal aux autres, ne serait-ce que parce que le mal que nous faisons nous revient comme un boomerang. Ce que vous envoyez aux autres vous revient en trois fois pire.
  • D’accord. Je vais donc essayer de me débarrasser de l’image de la méchante sorcière du Magicien d’Oz. Revenons à la bague en hématite.
  • Ève avait de fortes mains et elle portait cette bague au majeur. Bien entendu, elle l’a laissée à Dara. Celle-ci avait des petites mains mais elle n’a jamais voulu rétrécir la bague parce que, pensait-elle, cela lui aurait enlevé de son pouvoir. Elle portait donc cette bague sur une chaîne autour de son cou. Je l’ai trouvée dans sa commode après sa soi-disant fugue. Je suis sûre qu’elle ne l’aurait pas laissée.
  • À moins qu’elle n’ait été très pressée ou qu’elle ne l’ait oubliée. Ou encore qu’elle ne l’ait laissée tomber.
  • Tomber de son cou ? Demanda Christine en fronçant les sourcils. Le fermoir de la chaîne était intact. Elle ne l’aurait certainement pas enlevée, placée dans la commode et laissée sur place.
  • Je comprends ce que vous voulez dire. Quoi d’autres ?
  • Sur sa commode, Dara avait mis une grande photo d’Ève avec elle. Cette photo avait été prise quelques mois avant la maladie d’Ève et celle-ci y était magnifique. Dara chérissait cette photo et elle l’avait placée dans un beau cadre en argent. Elle ne l’aurait pas laissée.
  • Peut-être ce cadre était-il trop lourd et trop encombrant si elle voulait voyager léger.
  • Dans ce cas, elle aurait enlevé la photo pour l’emporter. De plus, Dara avait des vêtements qu’elle portait toujours ensemble. Elle insistait beaucoup là-dessus. Par exemple, un pantalon en laine noire qu’elle portait toujours avec un pull gris en cachemire et à col roulé. Le pantalon était parti mais le pull était toujours dans son armoire. Elle avait aussi une veste en daim qu’elle adorait. Il faisait froid mais nous avons trouvé la veste sur le dos d’une chaise dans sa chambre. Elle a laissé d’autres objets qu’elle aurait certainement emportés si elle avait fait elle-même ses bagages : son rouge à lèvres favori, des boucles d’oreilles et différentes petites choses. Ce ne sont que des exemples.

Michael regarda dans le vide, frottant un doigt sur son menton pendant qu’il réfléchissait. Il finit par dire :

  • Je vous accorde qu’il est étrange qu’elle ait laissé ces choses derrière elle mais ce n’est pas impossible, surtout si elle était pressée.
  • Peut-être mais il y a une chose qui m’a toujours sidérée. La mère de Dara avait une boule de cristal. Du vrai cristal. Elle était à peu près de la grosseur d’un gros pamplemousse et devait bien peser une dizaine de kilos. Elle a disparu. Alors, je me demande pourquoi elle n’a pas pris la bague et la photo si elle a pris la boule de cristal.
  • Êtes-vous sûre qu’elle ne l’a pas tout simplement perdue ?
  • Perdue ? Vous auriez cru que c’était à ses yeux le plus prestigieux des diamants.
  • Peut-être la gardait-elle au bord de la rivière, comme son journal.
  • Impossible. Elle aurait pu se briser. Elle la gardait toujours dans sa chambre, dans un sac en velours. La veille de sa disparition, je l’ai vue couchée sur son lit et elle s’amusait à regarder la lumière à travers le cristal.
  • Cette fois-ci, c’est vraiment une énigme, dit Michael pensif. Savez-vous que cette boule de cristal aurait été idéale pour lester le corps avant de le jeter dans la rivière ? Mais nous ne l’avons pas trouvée.
  • Le plastique a été déchiré et elle est peut-être tombée au fond. Il y a autre chose qui me préoccupe : le tueur lui a cassé les dents et a coupé les bouts de ses doigts, bien évidemment pour qu’on ne puisse pas l’identifier. Mais pourquoi, au nom du ciel, s’est-il donné le mal de placer sa bague en rubis dans le plastique ? Une bague qui avait été faite spécialement pour elle et qui portait ses initiales.
  • J’avoue ne pas comprendre. Étant donné l’état dans lequel le corps a été retrouvé, les empreintes digitales ne nous auraient été d’aucune aide. Les dents auraient pu nous donner des indications mais le tueur a fait ce qu’il fallait. Alors, pourquoi a-t-il placé la bague dans le plastique ? Cela me déconcerte.
  • À moins que le corps ne soit pas celui de Dara et que le tueur ait voulu lancer la police sur une fasse piste.
  • Dans ce cas, celui qui a fait cela ne connaît pas grand-chose des méthodes d’identification modernes. Un corps ne peut être identifié que par lui-même et pas par un bouton, un bijou ou quoi que ce soit trouvé avec lui.
  • Peut-être le tueur ne connaissait-il rien des méthodes de la police.
  • Ou alors il a été très négligent. Je vote pour la négligence.

Christine le regarda intensément.

  • Vous êtes bien certain qu’il s’agit du corps de Dara, n’est-ce pas ?

Michael hésita, hocha la tête et dit :

  • Oui, je le suis mais s’il vous plait, ne le dites à personne. Je n’ai le droit de dire quoi que ce soit aussi longtemps que l’identification officielle n’a pas été faite.
  • Je ne dirai rien à personne, vous pouvez en être sûr, dit Christine. Dara n’aurait pas disparu comme cela pendant trois ans. Elle était trop dorlotée, trop dépendante de l’argent et de l’influence de son père. Elle était peut-être furieuse, il y avait peut-être quelque chose qui la rendait malheureuse mais elle n’était pas du tout du genre à affronter pendant trois ans un monde hostile et mauvais. Elle ne l’aurait pas supporté.
  • Et quand on se suicide, dit Michael, on n’enroule pas autour de soi une bâche en plastique avant de se jeter dans la rivière. Il s’agit bien d’un meurtre et le meurtrier est encore parmi nous. Maintenant, vous êtes dans son collimateur à cause du journal. Il vous a déjà attaquée une fois et nous ne savons pas quand il va recommencer. Pire que tout, nous n’avons pas un seul indice sur son identité.

 

2

 

Reynaldo Cimino enfourna une grande pelletée de sable dans un sac en plastique. À ses côtés, un homme aux cheveux grisonnants le regardait en souriant. Il lui dit :

  • Je suis assez vieux pour être votre père, Cimino, mais je peux encore pelleter deux fois plus vite que vous.
  • C’est peut-être parce que je suis ici depuis cinq heures du matin alors que vous êtes arrivé il y a une demi-heure.
  • Quarante cinq minutes, mais à quoi bon discuter ? Pourquoi ne prenez-vous pas quelques instants de repos ?
  • Je n’en ai pas besoin, dit Rey.

Ses cheveux noirs étaient pourtant mouillés de sueur et ses bras commençaient à trembler après toutes ces heures passées à pelleter le sable.

  • Je peux tenir encore une bonne heure.

Le vieil homme leva les yeux et dit :

  • Votre femme n’est sans doute pas de votre avis. La voici qui vient.

Rey laissa retomber sa pelle et se retourna. Tess marchait dans la boue et les débris d’un air résolu, les yeux fixés sur lui. Son regard disait qu’il était la seule personne au monde et cela lui donnait envie de se faire tout petit. Tess était une femme merveilleuse, intelligente, drôle, désintéressée mais elle était aussi férocement possessive dans son amour pour lui. Parfois, il avait le sentiment que cet amour était en train de l’étouffer à mort. D’autres fois, comme maintenant, il se sentait traqué, comme s’il ne pouvait jouir de quelques heures de tranquillité sans qu’elle vienne roder autour de lui, pour le consoler, le traiter comme un enfant, le quereller et, en général, lui faire honte à cause de son manque de soin.

  • Chéri, s’écria-t-elle d’une voix forte. Cela fait plus d’une heure que je te cherche. Tu as l’air épuisé !

Elle plaça un bras sur ses épaules et planta sur sa joue sale un baiser retentissant. Elle ajouta :

  • J’exige que tu rentres tout de suite à la maison.

Rey regarda son ami qui semblait soudain très absorbé par son travail et dit :

  • Je veux travailler pendant encore au moins une heure.
  • Pourquoi ? Il y a des tonnes de gens ici. Tu ne manqueras à personne.
  • Merci, cara mia, c’est agréable de penser que mes efforts ont si peu d’importance.
  • Oh ! Tu sais bien ce que je veux dire.

Son regard aigu glissa vers la droite.

  • N’est-ce pas Jeremy là-bas ?
  • Si, il travaille ici depuis des heures et ne semble pas du tout fatigué.
  • Et avec lui, n’est-ce pas Danny Torrance, le directeur du centre de remise en forme ?

Elle n’attendit même pas la réponse et demanda :

  • Qui est cet autre type avec des cheveux blancs ?
  • Je ne sais pas, dit Rey en plantant sa pelle dans le sable.

son ami intervint et dit :

  • C’est Streak Archer.
  • Streak Archer ! Tonitrua Tess.

Reynaldo frémit. Il se demanda si sa voix était devenue plus forte et plus stridente depuis leur mariage ou si elle l’indisposait davantage après ces deux années. Elle continua :

  • Je croyais qu’il ne sortait jamais le jour.
  • Je suppose qu’il a fait une exception à cause de l’urgence de la situation, dit l’homme aux cheveux gris. C’est un brave type, madame Cimino. Il est juste un peu bizarre.
  • C’est ce que dit Christine Ireland mais, moi, j’ai mes doutes.
  • Tu viens juste de l’annoncer à tout le monde dans un rayon de vingt cinq mètres, grommela Rey.
  • Ne sois pas bête. Personne ne fait attention à moi.

Si seulement c’était vrai, pensa Rey.

  • Allez ! Viens à la maison, Rey. Tu n’étais pas bien hier et tu vas attraper un rhume. Je vais te faire du café et masser tes pauvres pieds.

Le visage de Rey s’enflamma.

  • Masser mes pieds !

Son ami baissa la tête pour cacher une bouffée de rigolade.

  • Tess, dit Rey, je n’ai pas besoin qu’on me masse les pieds. Mon Dieu !
  • Qu’est-ce qui ne va pas ?
  • Je suis fatigué.
  • Alors, rentre à la maison. Tu n’as pas dormi pendant deux nuits et maintenant tu travailles jusqu’à l’épuisement.

Elle lui prit le bras et le tira en disant :

  • Ne sois pas têtu.

Il libéra son bras d’une secousse tandis que sa colère qui commençait à bouillonner se transformait en une fureur dévastatrice.

  • Tess, dit-il, avec un calme mortel, arrête et va-t’en !

elle recula d’un pas, battit des paupières, se reprit et dit, mortifiée :

  • Ce matin, je suis allée chercher Christine à l’hôpital et nous avons trouvé un rat dans son frigo.
  • Un quoi ?

Le visage de Tess s’éclaira. Elle obtenait enfin toute son attention.

  • Un rat, continua-t-elle, un gros rat. Il était dans le tiroir du bas. Je n’en ai jamais vu de si gros. Il était mort depuis quelques jours et il puait tant qu’il pouvait malgré le froid.

Ray laissa tomber sa pelle.

  • Il faut que j’aille la voir, dit-il.
  • Voir Christine, dit Tess en fronçant les sourcils, mais pourquoi ?
  • Pour m’assurer que tout va bien. Il y a peut-être encore quelqu’un chez elle.
  • Bethany était avec nous. Nous avons regardé dans toutes les pièces et il n’y avait personne.
  • Il faut tout de même que j’y aille.

Tess mit ses mains sur ses hanches.

  • J’exige que tu arrêtes ce travail stupide, je te demande de rentrer à la maison avec moi et tu refuses mais, en apprenant que Christine a un petit problème, voilà que tu es prêt à voler à son secours.
  • Le fait d’entrer dans une maison pour mettre un rat dans le frigo, je n’appelle pas cela un petit problème, d’autant plus que Christine a déjà été agressée hier.
  • Mais elle va bien maintenant, je te l’ai dit. D’ailleurs elle allait appeler la police. Ils sont probablement venus et déjà repartis.

Elle lui lança un regard pénétrant.

  • Pourquoi te fais-tu tant de soucis pour Christine ?
  • Parce qu’elle est mon amie. Et la tienne.

Les yeux de Tess se rétrécirent.

  • Pour l’amour du ciel, reprit Rey. Tu ne vas tout de même pas devenir jalouse de Christine. Est-ce que je ne peux pas avoir de l’amitié pour une femme sans te rendre folle ?
  • Je ne suis pas en train de devenir folle.

Les mots lui venaient lentement, comme le glas d’une cloche lugubre.

  • C’est juste que je ne comprends pas ton hystérie à propos de Christine.
  • Hystérie ?

L’ami de Rey commença à s’éloigner, cherchant une activité qui le mette à l’abri de ce couple querelleur.

  • C’est toi qui es sujette à l’hystérie, dit Rey, glacial.

Le portable de Tess sonna et elle le tira violemment de la poche de sa veste.

  • Oui, qui est-ce ?

Son visage se ferma.

  • Je ne suis guère en forme ce matin. Que veux-tu ?

Pendant qu’elle écoutait en tapant du pied et en se rongeant les ongles, Rey recommença à manier sa pelle.

  • Pourquoi Tom ne t’aiderait-il pas ? Demanda Tess en faisant référence à son frère et en continuant plus que jamais à se ronger les ongles. Oh ! D’accord, finit-elle par dire, j’arrive le plus vite possible. Et calme-toi. Bois un verre ou prends un calmant.

Elle ferma les yeux et reprit :

  • Mais je plaisante, maman. J’arrive dans un quart d’heure.

elle enfouit le portable dans sa poche et dit à Rey :

  • Maman a une fuite dans sa cave. Elle a besoin de quelqu’un pour l’aider à monter des affaires au rez-de-chaussée et, bien entendu, Tom est occupé. Il dit qu’il travaille sur son sermon de dimanche. Il faut que tu viennes avec moi.

Rey soupira.

  • Il faut que tu saches ce que tu veux. D’abord tu me reproches de m’être trop fatigué et tu exiges que je m’arrête et, maintenant tu me demandes d’aller déménager la cave de ta mère. Même si j’avais assez d’énergie pour cela, tu sais bien qu’elle ne peut pas me supporter.
  • Tu es catholique et elle n’a aucune confiance dans les catholiques. Elle pense qu’ils sont tous artistes ou homosexuels.
  • Elle pense aussi que je ne t’ai épousée que pour dissimuler mon honteux secret. Tous les catholiques à ses yeux ne sont que des roublards. C’est comme cela qu’elle est, ta religieuse de mère. Pour elle, je ne peux jamais rien faire de bien et, si j’y allais, vous auriez vite fait de vous disputer car elle n’arrêterait pas de m’agresser.

Il faisait son possible pour se calmer.

  • Tess chérie, dit-il, je vais travailler encore un peu ici. Ensuite, je vais rentrer à la maison, prendre une douche et me reposer comme tu me l’as demandé. Appelle Tom. Toi, tu peux l’intimider facilement et insister pour qu’il vienne vous donner un coup de main.

Tess sourit comme si elle venait de recevoir un compliment. Il insista :

  • D’accord, cara mia ?

Elle sourit et posa la main sur son bras.

  • D’accord, mais promets-moi que tu ne vas pas rester longtemps. Une heure, maximum.
  • Je promets.
  • J’appelle la maison dans une heure et demie pour être certaine que tu as tenu ta promesse.
  • Je t’ai dit que j’allais essayer de dormir un peu. Si tu m’appelles, tu risques de me réveiller.
  • D’accord, je suppose que je dois te faire confiance, dit-elle en fronçant les sourcils.

Reynaldo fut soulagé que son ami n’ait pas entendu cette dernière remarque. C’est ainsi, pensa-t-il, qu’on parle aux enfants de huit ans.

Elle l’attira à lui, l’embrassa sur les lèvres et s’éloigna en marchant péniblement dans la boue. Pour la première fois depuis longtemps, Rey eut envie de serrer dans ses bras sa vieille chipie de belle-mère. En éloignant Tess de lui, elle lui donnait quelques heures de tranquillité. Il allait pouvoir quitter le chantier et profiter de cette après-midi sans avoir sa femme derrière son dos. Il avait des projets.

 

3

 

Patricia brossa ses longs cheveux, souligna ses yeux d’un trait de couleur bisque et ses lèvres d’un rouge appelé Nude Blush. Son maquillage était si subtil qu’on aurait dit qu’elle n’en avait pas. En réalité, il la rendait deux fois plus belle qu’elle ne l’était vraiment et, cette après-midi, il était très important pour elle qu’elle le soit.

Elle retira un morceau de papier de son soutien-gorge brodé et le lut pour la cinquième fois :

« Viens me retrouver dans la grange mardi à une heure. Une histoire d’amour au milieu des chevaux ».

Le papier était froissé, comme s’il l’avait gardé sur lui un ou deux jours avant d’avoir une occasion de le placer sous la statue de Vénus dans le jardin magique d’Ève. Quand Patricia avait vu ce jardin pour la première fois, Ève était encore vivante et elle admirait beaucoup cette statue de Vénus. Sa compagne d’alors, l’arrogante Dara, l’avait informée, du haut de ses douze ans, qu’il s’agissait en fait de la statue de Perséphone. Son ton disait qu’elle prenait Patricia pour une complète idiote, tout à fait incapable de savoir quoi que ce soit sur la mythologie grecque. Patricia s’était bien gardée de lui demander qui était Perséphone mais elle l’avait trouvé dans un livre. Pendant des années, elle avait détesté cette statue qui lui rappelait le mépris de Dara. Jusqu’à cette nuit où il lui avait murmuré qu’il lui avait laissé une note sous la statue. Par la suite, c’était devenu un rite.

À travers la fenêtre de sa chambre, qui avait été celle d’Ève, Patricia contempla le jardin. Il semblait plutôt pathétique, ce jour-là, mais dans un mois, il serait magnifique. Après la mort d’Ève, Dara avait tenu à s’en occuper puis elle disparut et, pendant les six premiers mois, il était resté abandonné.

À sa grande surprise, Patricia avait décidé qu’elle ne pouvait pas laisser le jardin redevenir sauvage. Bethany, qu’elle avait rencontrée grâce à Christine, était venue à son secours. Patricia savait que Bethany ne l’aimait pas particulièrement mais qu’elle aussi, elle tenait à ce jardin. Elle dit à Patricia qu’elle allait l’aider, même si elle ne connaissait pas grand-chose aux herbes qu’Ève y faisait pousser pour ses rituels magiques. « Laissons mourir ces herbes, avait-elle dit. Rien que penser à là magie, je me sens mal ». Patricia ne demandait pas mieux, d’abord parce qu’elle trouvait l’idée de magie ridicule, mais surtout parce qu’en tuant ces plantes elle avait le sentiment que ce jardin deviendrait davantage le sien que celui d’Ève.

L’été dernier, Bethany l’avait aidée à sélectionner deux cents bulbes. Ils allaient bientôt fleurir. Patricia espérait bien que le malicieux Pom Pom n’allait pas décider que ce jardin était l’endroit idéal pour creuser des trous. Il avait onze ans lorsqu’il avait soudain commencé à faire des trous, à gratter, à enfouir son nez dans tous les endroits qu’il découvrait. Patricia aimait son petit chien au-delà de toute raison mais elle n’appréciait pas cette nouvelle manie, surtout après ce qui était arrivé deux semaines plus tôt.

À ce souvenir, ses mains se mirent à trembler. Elle repoussa cette image. Elle fit tomber ses épais cheveux sur ses épaules et se remit devant son miroir pour s’y contempler avec le plus grand soin.

Oui, pensa-t-elle, je pourrais facilement passer pour une femme de vingt neuf ans. Est-ce que cela avait de l’importance pour lui qu’elle n’ait pas vraiment vingt neuf ans ? Ils n’étaient pas si nombreux, les hommes qui étaient assez romantiques pour déposer des billets d’amour dans un jardin magique. Il était gai, intelligent et sexy et elle savait qu’il la trouvait gaie, intelligente et sexy. Et jeune. « Tu parais tellement plus jeune que tu ne l’es, lui disait-il souvent, admiratif. Je me demande comment un pruneau sec comme Ames Prince peut t’apprécier à ta propre valeur ». D’ailleurs il devait bien tenir à elle pour prendre tant de risques afin de la rencontrer. Après tout, il risquait gros.

Elle avait vraiment de la chance, murmura-t-elle, d’avoir tout ce temps libre. Il y avait une femme qui venait faire le ménage deux fois par semaine mais, le reste du temps, elle était libre de faire ce qu’elle voulait. Depuis un an que Jeremy travaillait à la bijouterie Prince, elle était grandement soulagée de ne plus l’avoir toujours sur le dos. Ce n’est pas qu’il était vraiment gênant. Il passait le plus clair de son temps dans la salle de jeu du sous-sol, regardant la télévision, jouant à la cagnotte dont il ne semblait pas comprendre les règles, écoutants de la musique et chantant à cœur perdu dans sa machine à karaoké. Cette dernière activité, il l’avait partagée avec Dara.

Patricia était un peu jalouse du plaisir qu’ils prenaient ensemble. Ils chantaient en passant des disques, ils s’enregistraient l’un l’autre et composaient des chansons. Celles de Jeremy, les plus simples, étaient toujours un peu les mêmes. C’est à ce moment-là que Patricia avait commencé à penser qu la vie serait beaucoup plus simple si Dara mourait. Après sa disparition, Jeremy avait un jour demandé à Patricia de venir le rejoindre dans le sous-sol. Elle avait accepté parce que, après avoir pris deux whiskies, elle se sentait généreuse et chaleureuse. Sa voix avait déraillé et s’était fêlée. Sa mère lui avait toujours dit qu’elle avait la voix d’un bébé corbeau mais Jeremy lui avait dit qu’elle avait une belle voix. Elle savait que ce n’était pas vrai et qu’il voulait lui faire plaisir mais elle en avait été touchée et elle l’avait rejoint plusieurs fois par la suite.

Non, la présence de Jeremy n’avait pas gêné Patricia autant qu’elle le prétendait. Mais elle avait besoin d’intimité. Dans les meilleures circonstances, les affaires extra-conjugales sont toujours des affaires délicates. Et cela d’autant plus que Jeremy était curieux, qu’il se baladait un peu partout et qu’il pouvait à chaque instant tomber sur quelque chose qu’il ne devrait pas connaître, ce qui, pour elle, était redoutable.

Patricia vérifia sa tenue dans le grand miroir qui se trouvait de l’autre côté du lit. Un pull à col roulé en soie bleu, des pantalons kaki très serrés, des bottes en cuir à talons plats et, par-dessus tout cela, une veste en jeans, cela pour bien montrer à un éventuel observateur inconnu qu’elle se rendait à la grange pour rendre visite à ses chevaux Sultan et Fatima.

Pom Pom était introuvable. Cela l’ennuyait parce qu’elle ne pouvait pas l’enfermer pour l’empêcher de la suivre. Peut-être dormait-il dans une cache secrète comme le faisait autrefois Rhiannon la chatte de Dara. Patricia regarda sa montre et vit qu’elle était déjà en retard d’une minute ou deux.

Dehors il ne pleuvait pas mais l’air était lourd, humide et frisquet. Patricia haïssait ce temps-là. Certains disaient que toutes les saisons que Dieu faisait étaient belles. Elle ne le croyait pas. D’ailleurs elle ne croyait pas non plus en Dieu bien que sa mère l’ait longtemps obligée à aller régulièrement à l’église. Elle conservait un souvenir affreux des bruyantes sessions charismatiques auxquelles il lui avait fallu assister.

Le fait d’être une femme profondément religieuse n’avait pas aidé sa mère à retenir son mari qui s’était enfui avec une autre et toutes les économies de la famille. Cela n’avait pas empêché son jeune frère, le préféré de sa mère, de mourir de leucémie à dix ans. Ni sa jeune sœur de mourir à vingt ans d’une overdose d’héroïne. Quant à sa foi, elle ne lui avait donné ni la paix, ni la richesse, ni le bonheur. La mère de Patricia était une femme amère, déprimée et sans espoir, avec des problèmes cardiaques et de l’arthrite. Elle n’aimait pas sa dernière fille. Patricia ne lui rendait visite que lorsqu’elle était sérieusement malade et, même dans ces moments-là, elle se rendait compte que sa présence n’était ni souhaité ni appréciée. Tout juste supporté à contrecœur.

Ames ne m’aime pas davantage, pensa-t-elle en traversant la pelouse. Cela faisait des années qu’il ne l’avait pas touchée et même leurs premiers rapports sexuels avaient été rapides et sans passion. Elle savait, en l’épousant, qu’il ne l’aimait pas mais elle espérait que sa longue abstinence à cause de la maladie d’Ève, en même temps que sa beauté à elle, réveilleraient ses ardeurs. Cela ne s’était pas produit et, après la disparition de Dara, il n’avait même plus fait semblant d’avoir pour elle la moindre attirance. La solitude et un ego qui se desséchait l’avaient amenée à prendre des amants.

Maintenant, elle n’en avait qu’un car elle avait trouvé l’amour. C’était merveilleux. Elle pensait sans cesse à son amant, rêvait souvent de lui et se réveillait baignée de sueur. Elle n’arrêtait pas de fantasmer sur ce qu’ils feraient s’ils vivaient ensemble, et c’était bien ce qu’ils souhaitaient tous les deux. Ce ne serait pas facile. Il y aurait des problèmes, un scandale, des représailles mais cela arriverait un jour. Elle le savait.

Pour le moment, elle n’avait pas envie de se faire du souci à propos de ce qui pouvait arriver. Elle ne voulait penser qu’à cette après-midi. Elle voulait surtout oublier la visite que ce beau shérif adjoint avait fait chez eux la nuit dernière. Ames l’avait renvoyée de son bureau comme si elle avait été une petite fille mais elle avait écouté à la porte. Ames avait été d’une fraîcheur automnale quand Winter lui avait demandé à voir les lettres qu’il avait soi-disant reçues de Dara et aussi quand il lui avait dit être en possession du journal de sa fille. Il le savait déjà par Jeremy et il avait exigé qu’on lui rende. Winter avait refusé en disant que c’était une pièce importante pour l’enquête. Ames en était bien conscient mais il avait froidement refusé de se séparer des lettres de Dara. Il avait reconduit le policier jusqu’à la porte et l’avait claquée derrière lui après un « bonsoir » glacial.

Dans la demi-heure qui avait suivi, Ames avait bu deux verres de cognac et il était devenu un homme tout à fait différent. Il avait passé presque toute la nuit à marcher de long en large en se parlant à lui-même. Il prenait rarement plus qu’un verre de vin et ce cognac si fort avait eu sur lui un effet épouvantable. Il avait accusé Christine de trahison pour avoir livré le journal de Dara à la police, il avait hurlé après Pom Pom qui avait été terrifié. Il avait jeté dans la cheminée un coûteux cendrier en cristal. Patricia s’était réfugiée dans sa chambre en emmenant le tremblant Pom Pom, sachant qu’elle n’allait pas dormir de la nuit. Les hurlements d’Ames, les menaces qu’il proférait contre Christine et, par moments, ses sanglots avaient amené Patricia à craindre une crise de nerfs. Cela faisait dix ans qu’elle le connaissait et elle n’aurait jamais pensé qu’il puisse être si violent ou si rancunier. Pour la première fois, elle avait eu peur de lui.

Un cardinal rouge vif, assis sur un des poteaux de la clôture, attira son regard. Il lui lança une œillade et, soudain, elle oublia Ames. L’été prochain, les cardinaux se réuniraient en troupes autour des nourrisseurs disposés dans le jardin. Et aussi des petits passereaux de toutes les couleurs, de gentilles colombes, des geais bleus tapageurs, des fauvettes au chant mélodieux… Ce serait charmant et ce serait enfin le jardin de Patricia et non plus celui d’Ève.

Tout en marchant sur le long chemin menant à la grange, laquelle se trouvait à une centaine de mètres de la maison, à demi dissimulé par un rideau d’arbustes à feuilles persistantes, Patricia faisait bien attention à ne pas se retourner. Ames était parti depuis longtemps en annonçant qu’il ne rentrerait pas avant la nuit mais il y avait toujours le risque de le voir revenir plut tôt. Alors, à la voir marcher en regardant sans cesse derrière elle, il risquerait d’avoir des soupçons. Sans cela, jamais il n’aurait l’idée d’aller jusqu’à la grange. Il n’aimait pas les chevaux, il ne supportait pas leur odeur. Depuis quinze années que la grange était construite, il n’avait pas dû y aller plus de cinq ou six fois. Quant à Jeremy, il était trop occupé à remplir des sacs de sable. Il lui arrivait souvent de la suivre jusque-là comme un animal familier mais, aujourd’hui, elle n’avait rien à craindre. Elle n’avait rien d’autre à penser que de le voir. Cela ne lui était pas arrivé depuis quinze jours et elle avait désespérément envie de ses caresses. Plus encore que le sexe, elle rêvait de cette atmosphère romantique qui émanait de lui.

Peinte en rouge foncé, la grange se dressait maintenant devant elle. Elle détestait les symboles magiques qui décoraient ce bâtiment de style hollandais comme il y en a beaucoup en Pennsylvanie. Elle trouvait cela de mauvais goût mais Ève l’avait voulu ainsi et, bien entendu, Ames n’avait rien voulu changer. Il y en avait un qui était sur le point de tomber et elle pensa que c’était mieux. Peut-être finiraient-ils tous par tomber dans les années à venir et jamais Ames ne les remplacerait. De toute façon, elle ne serait plus là, mais elle serait tout de même contente de savoir qu’ils étaient enfouis dans la boue.

Le soleil perça soudain à travers les nuages bas et le paysage apparut étrangement lumineux. Patricia sourit. Il brille pour nous, pensa-t-elle. Cela pouvait sembler naïf et romantique mais elle n’en avait cure. Pour le moment, elle se sentait naïve et romantique. Et il lui paraissait tout à fait normal que le soleil se soit mis à briller juste pour eux deux.

Négligeant la grande porte à deux battants, elle entra par la petite qui s’ouvrait sur le côté. À l’inverse d’Ames, elle aimait l’odeur de la paille et des chevaux. Elle respira profondément. Le garçon qui s’occupait des chevaux tenait les stalles dans une propreté impeccable. Un système de ventilation sophistiqué empêchait que la paille n’ait une odeur de moisi. C’était une grange de belles proportions avec un toit voûté et un sol en ciment. Il y faisait beaucoup plus frais qu’à l’extérieur et elle ferma sa veste en entrant.

Comme il n’y avait pas trace de son amant, elle s’arrêta pour admirer les chevaux qui l’accueillirent par les habituels hennissements de bienvenue. Elle se dirigea d’abord vers son cheval à elle. Il s’appelait Sultan, il était gris, mesurait un mètre cinquante de haut et pesait environ quatre cent kilos. Patricia aimait les chevaux arabes dont elle avait appris qu’ils appartenaient à la race la plus ancienne, descendant directement des chevaux d’Assyrie ou d’Égypte. On les trouvait déjà représentés mille ans avant Jésus-Christ. Patricia en était impressionnée mais ce qu’elle aimait par-dessus tout dans cette race, c’était son intelligence et son heureux naturel.

  • Bonjour, mon Sultan, murmura-t-elle. Tu as dû t’ennuyer sans moi mais il faisait vraiment trop mauvais temps pour monter. Il faut attendre que la pluie cesse et que le sol soit un peu plus sec. Ensuite, nous volerons comme le vent.

Sultan la regarda de côté, gratta le sol de la stalle, toucha sa main de son nez, souffla et retroussa ses lèvres. Comme s’il attendait qu’elle sortit une pomme de sa poche !

  • Il ne t’en faut pas trop, mon garçon, lui dit-elle, sinon tes dents vont s’abîmer.

Elle se tourna ensuite vers Fatima. À l’inverse de Sultan, la petite jument brune semblait nerveuse, regardant sans cesse autour d’elle.

  • Qu’est-ce qui ne va pas ma petite fille ? Est-ce le temps qui te rend nerveuse ?

Patricia se faisait un point d’honneur de monter Fatima autant que Sultan maintenant que Dara n’était plus là pour s’en occuper. Sans doute aurait-elle dû proposer à Christine de la monter mais elle ne l’avait pas fait, moins par mesquinerie que par commodité. Si elle l’avait fait, Christine aurait eu l’occasion de venir dans la journée et elle avait besoin d’intimité. Je l’inviterai peut-être une ou deux fois l’été prochain, pensa-t-elle, mais ce ne sera pas commode. Elle espérait que, d’ici là, il aurait un lieu à lui pour la recevoir, un lieu qu’elle partagerait avec lui.

Fatima se mit à donner des coups de sabot sur les parois de la stalle.

  • OK, dit Patricia. Je vois que ma présence ne suffit pas pour te calmer.

La jument s’ébroua, retroussa les lèvres et montra ses dents.

  • Tu veux peut-être une pomme ? Eh ! Bien, tu vas l’avoir dit-elle en tirant une seconde pomme de sa poche.

Elle entendit un craquement au-dessus de sa tête et elle leva les yeux. Au-dessus de l’écurie, il y avait un grenier au bout duquel s’entassaient des bottes de foin. Le reste était vide, le lieu de rendez-vous idéal pour retrouver son amant. Découpée dans le plancher, il y avait une grande ouverture qui servait à faire descendre le foin dans les stalles. Une échelle rustique s’appuyait sur un de ses côtés.

  • Chéri ? Appela Patricia dont le cœur battait la chamade.

Il y eu un long silence, puis Sultan s’agita, retroussa ses lèvres et secoua la tête. Patricia le regarda et lui dit :

  • Tu veux encore une pomme mais tu n’en auras pas.

Il s’ébroua et frappa les parois de la stalle.

  • Chéri ? Appela de nouveau Patricia.

Soudain, la musique envahit tout l’espace. C’était Roméo et Juliette, le ballet de Prokofiev. Patricia sentit monter en elle un frisson de plaisir. Elle aimait tellement cette musique ! Et elle aimait tellement cet homme qui pouvait donner tant de charme à un rendez-vous dans une écurie.

  • Dieu, je te remercie de me l’avoir donné, murmura-t-elle, oubliant pour un instant qu’elle ne croyait pas en Dieu.

Elle se détourna aussitôt des chevaux et se dirigea vers l’échelle. Elle dut s’armer de courage car c’était le seul moment de leur rendez-vous qu’elle n’aimait pas. Elle avait facilement le vertige et il lui faillait prendre sur elle pour monter à l’échelle. Elle respira un bon coup et commença à grimper. Un barreau. Deux barreaux. Il avait sûrement apporté de l’alcool, pensa-t-elle. Il en apportait toujours. Et un petit quelque chose à manger. Quelquefois du caviar, d’autres fois des huîtres. Elle en conservait le goût longtemps et elle avait l’impression d’en sentir l’odeur pendant des jours.

  • Chéri, qu’as-tu apporté aujourd’hui ? Du champagne pétillant, du xérès doré ? Ou bien as-tu décidé de nous plonger dans l’abîme du péché avec de l’absinthe ?
  • Encore mieux que cela, répondit-il, sa voix à demi étouffée par la musique.

Un autre barreau de l’échelle, puis un autre encore. Ses mains serraient fortement les montants de l’échelle.

  • Je sens une odeur délicieuse, dit-elle.
  • Des bougies à la vanille.
  • Et avec cela, grand fou ?
  • Dépêche-toi.
  • Mais je me dépêche. Il faudrait installer un ascenseur. Je me demande combien de barreaux peux avoir cette échelle.
  • Trop.

Légèrement essoufflée de s’être élevée d’au moins sept mètres, Patricia eut le sentiment d’entrer dans l’obscurité en posant les pieds sur le plancher. La lumière venant des deux vasistas passait à travers des nuages de poussière. La lueur des bougies tremblotait à l’une des extrémités du grenier, loin des bottes de foin. La poussière flottant dans l’espace, la lueur des bougies contrastant avec l’éclat du soleil, ainsi que l’odeur de vanille et celle de la paille, tout cela baignait la scène dans une atmosphère irréelle. Patricia dut s’arrêter un moment pour s’y adapter.

  • Eh ! Bien me voici, dit-elle. Où es-tu ?
  • Ne bouge pas et ferme les yeux. J’ai une surprise pour toi.
  • Fermer mes yeux ? Mais…

Patricia eut soudain le sentiment d’être devenue une vieille femme, chancelante au bord du trou par lequel elle venait de passer.

  • Il faut que je ferme les yeux ? Mais… J’ai un peu le vertige.
  • Fais-moi confiance.
  • D’accord. Je ferais n’importe quoi pour toi.

Elle ferma les yeux. Elle entendit des pas légers qui venaient vers elle. Un cheval henni. Elle sentit deux mains vigoureuses qui sa saisissaient aux épaules…

La chute lui parut interminable. Un instant, une de ses bottes s’accrocha au rebord de la trappe, puis elle tomba, heurtant l’échelle une ou deux fois avec une violence qui provoqua en elle une atroce souffrance tandis qu’un de ses os se brisait avec un bruit sec. Elle s’écrasa enfin sur le sol en ciment, sa tête étrangement tournée vers la gauche et toute souffrance disparut. Elle vit une araignée aux longues pattes filer sa toile dans un fin rayon de soleil. Elle entendit un des chevaux frapper les parois de la stalle. Elle sentit une odeur de moisi qui montait du ciment. Mais elle ne souffrait plus. Plus du tout. Son esprit tourbillonnait dans un trou noir de choc et de panique.

Les barreaux de l’échelle craquèrent. Un cheval frappa du pied. Sultan hennit et elle sut que c’était lui. Un genou craqua et quelqu’un s’agenouilla près d’elle.

  • Encore vivante ! Mon Dieu, quelle résistance !

Patricia essaya d’ouvrir la bouche mais c’était trop pour elle. Elle gisait dans son sang, respirant à peine tandis que sa vision s’obscurcissait.

  • Tu sais, tu es toute bleue. Tu as brisé ton joli cou.

Un long soupir.

  • J’espérais que la chute te tuerait sur le coup, mais si tu veux le savoir, c’est encore mieux comme ça. Maintenant, je peux te voir mourir. Les bonnes choses arrivent à ceux qui savent attendre.

Elle sentit sur son front comme des ailes de papillon. C’était peut-être un baiser. Puis une voix murmura :

  • Bonne nuit, chérie.

Patricia entendit encore Sultan hennir de terreur et une fantastique pensée jaillit dans son esprit qui s’en allait. Ce billet qui lui demandait de venir au rendez-vous, elle l’avait trouvé dans le jardin magique d’Ève, sous la statue de Perséphone. Perséphone, dans la mythologie grecque, avait été transportée aux enfers par le dieu des enfers.

 

Chapitre 12

 

1

 

Christine savait que Jeremy avait parlé à Ames de la découverte du journal de Dara et que Michael lui avait annoncé que ce journal était aux mains de la police. Elle savait aussi qu’Ames était fou de rage.

J’aurais dû m’en douter, pensa-t-elle. Je savais qu’il serait furieux si je donnais ce journal à la police mais, honnêtement, je pensais qu’en apprenant que j’avais été agressée, il ressentirait pour moi un élan de sympathie qui atténuerait sa fureur même s’il ne la faisait pas disparaître complètement. Elle comprenait maintenant qu’elle s’était fait des illusions. Ames l’aimait bien mais il avait adoré sa fille. Quiconque lui ferait du mal ou porterait atteinte à sa réputation, même après sa mort, encourrait nécessairement sa fureur à tout jamais.