Christine savait qu’il était inutile de discuter. Lorsque Jeremy avait décidé de faire quelque chose, son insistance pouvait vite devenir exaspérante. elle enleva l’oreiller de dessus sa tête et dit :
-
Tu ne peux pas aller au magasin à vélo. C’est trop loin.
-
mais je dois y aller, Christy, j’ai…
-
Quelque chose d’important à faire, oui, je sais.
Elle le regarda intensément pour voir si les troubles de la veille étaient la cause de son brûlant désir d’aller au magasin ce matin. Mais non, il semblait serein. Et déterminé. elle dit résignée :
-
D’accord, mais je dois prendre mon café avant de partir. Et toi ton petit déjeuner.
-
Je peux le faire. Tu veux une omelette ?
-
Ecoute, Jeremy, tu as beaucoup de talents mais pas celui de faire la cuisine.
Il sourit.
-
Si tu veux, ajouta-t-elle, ouvre une boite de nourriture pour Rhiannon. Je descends dans deux minutes.
-
Je vais quand même faire le café.
-
non, je t’en rie…
Il était déjà parti et elle savait, que dis minutes plus tard, il lui faudrait boire un café assez fort pour décaper une planche de sa couche de vernis.
-
Oh ! La barbe, murmura-t-elle. Quel début de journée !
Elle se leva avec peine et retomba sur le lit alors que le souvenir des événements de la nuit précédente la frappait avec la force d’un coup de poing. Ainsi, Dara avait été retrouvée et son père avait dû contempler son cadavre qui était resté immergé pendant trois ans dans la rivière.
-
Oh ! Ames, gémit-elle, sachant l’enfer qu’il avait enduré la nuit dernière.
Voudrait-il même ouvrir le magasin aujourd’hui ? Il était encore trop tôt pour l’appeler. Peut-être pourrait-elle passer chez lui vers neuf heures pour voir comment il allait.
Mais aussitôt, elle sentit que ce n’était pas la chose à faire. Sans doute ne s’était-il endormi que très tard et dans ce cas, mieux valait ne pas le déranger. Par-dessus le marché, elle n’avait aucune envie de rencontrer Patricia. Et puis, à vrai dire, elle ne souhaitait pas non plus rencontrer Ames avant d’avoir remis le journal de Dara à la police. Le simple fait de le voir risquerait d’affaiblir sa résolution à faire ce qui était absolument nécessaire à ses yeux, même si cela devait lui causer de la peine. Non, le mieux était de conduire Jeremy au magasin, d’y revenir à dix heures lorsque Ginger et Rey y seraient arrivés et alors d’appeler Ames. Elle ne le verrait que plus tard dans la journée, après avoir remis le journal à la police.
Elle se leva enfin et, d’une démarche raide, se dirigea vers la salle de bains. Elle se regarda dans le miroir et se trouva horrible. Elle avait dû dormir sur le ventre et sur le visage, si bien que les plis de l’oreiller avaient laissé des marques sur ses joues. Ses yeux étaient légèrement rouges, cernés, sa peau était livide et ses lèvres avaient perdu toute couleur.
Elle allait prendre une douche lorsqu’elle se dit qu’elle la prendrait plus tard dans le centre de gym où elle n’était pas allée depuis longtemps. Cela lui ferait du bien, lui permettrait d’oublier pour un temps Dara et son journal. Surtout, elle avait absolument besoin d’une remise en forme.
Elle lava son visage, se brossa les dents, mit un peu de rouge sur ses lèvres, passa un peigne humide dans ses cheveux en essayant d’aplatir ses boucles rebelles et se glissa dans un survêtement. Elle reviendrait après la gym et se préparerait pour la journée.
En arrivant en bas, elle vit que Jeremy avait ouvert les rideaux devant les portes vitrées. Elle regarda avec une espèce de crainte mais le jardin avait repris son aspect familier. Il semblait sans joie et mal entretenu mais pas du tout menaçant. Elle eut un peu honte de la terreur qu’elle avait ressentie dans la nuit à l’idée que quelqu’un s’y trouvait dissimulé dans le brouillard.
Mais il y avait quelqu’un, elle le savait.
-
Que dis-tu ? Lui demanda Jeremy.
Elle se rendit compte qu’elle avait dû parler à haute voix.
-
J’ai dit que je n’avais pas beaucoup dormi la nuit dernière.
-
Ce n’est pas ce que tu as dit. J’ai entendu le mot brouillard.
-
Après t’avoir conduit au magasin, l’interrompit-elle, je vais aller à la gym.
Il n’est pas question qu’elle dise à son frère un seul mot qui pourrait lui faire peur.
-
Mon Dieu, Jeremy, ce toast est vraiment brûlé.
-
C’est l’appareil qui fonctionne mal. Il faut en acheter un autre.
-
Il faut plutôt le régler, pousser le bouton de sombre à clair. Laisse-moi faire.
-
Non, c’est moi qui fais les toasts ce matin. Place le bouton au bon endroit. Je n’ai pas trouvé la confiture de tante Wilma.
-
Elle est donc parvenue à te persuader de l’appeler tante Wilma. Cela fait un moment qu’elle essaye. Pour moi aussi d’ailleurs mais je n’y arrive pas.
-
Après tout, elle est comme une tante pour nous. Autant que Peony, la grand-tante de maman.
-
Celle qui prétend que les enfants sont mauvais et qu’elle aurait préféré prendre deux loups chez elle plutôt que nous lorsque maman et papa sont morts. Elle qui portait autour du cou des sachets d’herbes gluantes pour éloigner les germes et qui ne prenait qu’un bain par mois parce qu’elle avait peur de prendre froid et d’en mourir. Tu crois qu’elle mérite le nom de tante ?
-
Oh ! Je suppose que non, répondit Jeremy en repensant à la vieille mégère. En tout cas, il n’y a plus de confitures.
-
Nous les avons toutes mangées et il va nous falloir attendre l’été pour que Wilma en fasse d’autres. Pour le moment, tu vas devoir te contenter d’une gelée industrielle.
Cinq minutes plus tard, après lui avoir essuyé la gelée qui restait sur son menton, elle tira de son sac les clés du magasin et les lui tendit.
-
J’espère que tu vas faire très attention à ces clés. si tu les perds…
-
Oui, je sais, quelqu’un pourrait dévaliser le magasin, grogna Jeremy. Tu me dis ça chaque fois. C’est tout juste si tu me laisses les regarder, ces clés.
Elle soupira.
-
Tu vois ce qui arrive quand on se lève trop tôt. On est de mauvaise humeur (il lui lança un demi-sourire). Tu vas faire, ajouta-t-elle, ton important travail au magasin et moi je vais aller à la gym. Dans deux heures, nous serons en pleine forme.
En marchant vers la voiture, Christine remarqua qu’il n’avait pas plu de la nuit mais que l’air était frais et chargé d’humidité. Le ciel était plombé, bas et triste. Un corbeau solitaire était perché sur un poteau de téléphone et lançait dans le ciel sinistre un croassement éraillé.
-
Il est ici en sentinelle, commenta Jeremy. Je me demande où sont ses compagnons.
-
Dans un arbre en train de se préparer pour une action méritoire, répondit Christine.
Le corbeau inclina la tête, regarda Christine de ses yeux ronds et croassa fortement.
-
Je ne t’aime pas non plus ! Lui cria-t-elle et Jeremy éclata de rire.
Comme elle aimait l’entendre rire ! Surtout après la tragédie de la nuit précédente ! Depuis son réveil, il n’avait pas prononcé le nom de Dara et elle ne voulait absolument pas revenir sur ce sujet.
-
Vivement l’été, se contenta-t-elle de dire.
-
On dirait que cet hiver dure depuis un an, dit Jeremy en installant son grand corps dans la petite voiture et en attachant sa ceinture. J’ai l’impression qu’il ne fera plus jamais chaud.
-
Tu ne diras pas ça en août quand il fera plus de quarante degrés.
Une rafale de vent projeta des feuilles mouillées sur le pare-brise. Christine resserra son blouson et lança ses affaires de gym sur le siège arrière.
-
Et en plus de tout, voici que nous avons une inondation. C’est mauvais pour la ville et mauvais pour les affaires.
-
Je croyais t’avoir entendue dire que nous avions fait de très bonnes affaires pour Noël.
-
De bonnes affaires surtout à cause de la neige qui a duré longtemps et qui a empêché les gens d’aller faire leurs courses à Charleston, si bien que note comptabilité ne reflète pas la crise. Cela m’arrange car je tiens à prouver à Ames que je suis une bonne gestionnaire.
-
Il le sait, Christy, dit Jeremy avec un sourire encourageant. Je l’ai entendu le dire à Patricia l’autre soir.
-
Vraiment, et qu’a-t-elle répondu ? Demanda Christine en faisant marche arrière dans la tranquille rue Cardinal.
-
Je ne m’en souviens plus.
Cela signifiait que Jeremy ne voulait pas le répéter. Oh ! Tant pis, l’opinion de Patricia n’avait pas beaucoup d’importance.
Les rues étaient encore désertes lorsque Christine s’arrêta sur la Troisième Avenue devant la porte de service de la bijouterie. Elle tendit à Jeremy son porte-clés doré.
-
fais bien attention…
-
De ne pas les perdre, dit-il, en le lui arrachant, je vais le garder au prix de ma vie. Je vais peut-être même l’avaler après avoir ouvert la porte.
-
Pas la peine d’en faire tant. Ne travaille pas trop dur.
-
Je ne t’embrasse pas ici devant tout le monde.
Christine regarda autour d’elle.
-
Je ne vois personne mais je comprends que tu dois sauvegarder ta dignité. À plus tard.
Elle se dirigea vers le nord. Sur le parking du centre de remise en forme de Winston, il n’y avait que deux voitures rangées près d’un bosquet d’arbrisseaux ravagés par l’hiver. Elles appartenaient sans aucun doute à Danny Torrance, le directeur, ancien voisin des Prince, et à Marti, la monitrice. Christine soupçonnait qu’ils étaient amants et qu’ils dormaient dans le petit appartement à l’arrière du long bâtiment qui avait été construit cinq ans plus tôt. Le propriétaire n’y voyait pas d’inconvénient car leur présence décourageaient les rôdeurs et ceux qui auraient sans doute défiguré par des graffiti la façade crème.
Christine rangea sa voiture contre le bâtiment de façon à ce qu’elle ne soit pas recouverte par les feuilles trempées arrachées par le vent. En entrant dans le centre, elle fut accueillie par Danny, assis derrière le comptoir en demi-lune.
-
Ah ! Christine, c’est un peu tôt pour toi, dit-il avec un large sourire montrant ses dents parfaites.
-
Ames a décidé d’ouvrir tard, ce qui me donne un peu de temps, répondit-elle en se demandant comment il faisait pour être si éveillé et si joyeux si tôt le matin.
Il se fit sérieux.
-
J’ai entendu parler du corps qui a été retrouvé dans la rivière. Il s’agit de Dara, n’est-ce pas ?
Christine le regarda. À la plupart des gens, elle aurait répondu par une réponse évasive qui aurait mis fin à la conversation. Mais Danny avait grandi à coté des Prince et il avait connu Dara toute sa vie.
-
Ames est allé à Charleston la nuit dernière et il a constaté qu’il s’agissait bien de Dara.
Danny ferma les yeux et hocha la tête.
-
Diable ! Je ne peux pas le croire. Ou plutôt si, car l’idée qu’elle aurait pu s’enfuir et rester absente pendant trois ans n’avait aucun sens. J’espérais quand même…
-
Nous espérions tous.
-
Elle a donc été assassinée ? S’il s’agissait d’un accident, elle n’aurait pas été roulée dans un plastique.
-
Non, mais nous ne savons pas ce qui est vraiment arrivé. Si elle a été tuée d’un coup de feu ou d’un coup de couteau ou si elle a été étranglée…
Christine prit une longue respiration. Elle se sentait mal à l’aise.
-
Mais ne parlons plus de Dara, dit Danny avec énergie. Va faire tes exercices. Tes joues ont besoin de retrouver un peu de couleur.
-
Aujourd’hui j’ai besoin de plus que cela, j’ai besoin d’être refaite à neuf.
Elle signa le registre en remarquant que son nom était le premier.
-
On dirait que je vais avoir tout le centre pour moi toute seule.
-
Les affaires n’ont pas été très bonnes ces derniers jours mais je comprends que les gens aient autre chose à faire qu’à s’occuper de leur forme. Ils doivent lutter contre l’inondation. Si le bureau des ingénieurs donne l’ordre de placer les sacs de sable, il me faudra laisser le centre à Marti pour faire mon devoir civique. J’espère que nous n’en arriverons pas là.
-
Tu ne voudrais tout de même pas échapper à cet exercice. Travailler dans les tranchées sera meilleur pour toi que de travailler ici au sein du luxe.
-
Tu es sadique.
-
J’essaie mais, en toute honnêteté, je ne suis pas tranquille. Si on en arrive là, Jeremy sera au cœur de l’action. Il est fort, il sera volontaire et il sera d’une grande aide. Je n’essaierai pas de l’en empêcher mais j’aimerais que tu gardes un œil sur lui.
-
Il sera sûrement capable de manipuler deux fois plus de sacs que moi tout en trouvant cela amusant. Tu devrais plutôt lui demander de garder un œil sur moi. Mais, bien entendu, je travaillerai à ses côtés même s’il me couvre de ridicule.
-
Tu es un brave type, Danny Torrance.
Christine posa son stylo, prit son sac de gym et dit, avec un sourire forcé.
-
Je pars au combat !
-
Est-ce que tu vas te contenter de ta routine ou veux-tu quelque chose de nouveau ?
-
Rien de nouveau aujourd’hui. Je n’ai pas assez d’enthousiasme.
-
D’accord. Amuse-toi bien. Marti et moi, nous allons prendre un jus d’orange et des petits pains au son dans l’arrière salle. Si tu as besoin de quelque chose, n’hésite pas à crier.
Christine traversa la salle d’exercice pour entrer dans le vestiaire où elle déposa son sac de gym. Ce matin, pensa-t-elle, je n’ai pas besoin de mettre mes affaires dans une armoire. Il y a si peu de monde.
Elle plaça une bande élastique autour du poignet qu’elle avait brisé quand elle avait neuf ans en tombant de la maison qu’elle avait construite dans un arbre. À son grand regret, elle n’avait jamais retrouvé toute la force de ce poignet.
Elle monta sur la bascule. Avec son mètre soixante quinze, elle s’était sentie comme une géante maladroite face à la minuscule Dara avec ses petits os. La bascule indiqua soixante sept kilos et demi. Selon les experts, c’était un poids tout à fait correct. Pourtant elle n’avait jamais pu se débarrasser de son désir de jeune fille d’être à la fois plus petite et plus mince.
Elle avait été stupéfaite quand Sam Parks lui avait demandé d’être sa cavalière pour le bal de première année. Sam Parks, ce garçon si charmant avec son corps si lisse et ses cheveux noirs si bouclés. À quinze ans, elle avait déjà atteint toute sa taille alors qu’il ne dépassait pas un mètre soixante sept. Sa mère lui avait acheté une robe exquise parfaitement adaptée à la couleur de ses yeux. En entrant dans la salle de bal, elle s’était sentie comme une princesse. Plus tard, elle avait entendu un groupe de garçons qui se moquaient de Sam. Ils lui demandaient :
-
Mais que fais-tu avec elle ?
Rouge de confusion, Sam avait répondu :
-
Nos mères sont amies. La mienne m’a dit que, si je ne sortais pas « l’incroyable Figure de proue, » je serais privé de sortie pendant un mois.
Christine n’avait jamais raconté cela à personne mais les semaines suivantes, humiliée, blessée, elle avait pleuré dans son lit.
C’était il y a longtemps, pensa-t-elle. Depuis, elle avait eu la satisfaction de revoir Sam Parks. Il avait vingt deux ans, il mesurait toujours un mètre soixante sept mais il avait quinze kilos supplémentaires autour de la taille et ses merveilleux cheveux bouclés étaient déjà en train de s’éclaircir.
-
Il y a vraiment une justice en ce monde, murmura-t-elle avant de pénétrer dans la salle d’exercices avec ses chaussures de sports aux semelles épaisses.
Elle aperçut son reflet dans un miroir et fit la grimace. Certaines femmes venaient à la salle de gym comme si elles étaient prêtes à tourner une vidéo de charme avec des cheveux et un maquillage impeccable et un survêtement en Lycra très bien ajusté et d’une très seyante couleur. Christine préférait un pantalon de survêtement et une chemise. Elle venait là pour travailler et non pour jouer les enchanteresses et elle travaillait mieux dans des vêtements confortables. Pourtant un jour comme aujourd’hui, alors qu’elle se sentait grise et terne, elle devait reconnaître que ses vêtements n’arrangeaient rien. Elle espérait qu’elle serait seule jusqu’à la fin.
Danny avait mis de la musique. Il croyait fermement qu’elle aidait à mieux travailler, surtout s’il s’agissait de chansons des années quatre vingt. La chanson de Wang Chung : Everybody Have Fun Tonight fit irruption dans la grande salle. Christine qui venait de commencer son échauffement de yoga sentit en dépit d’elle-même qu’elle allait se laisser entraîner par le rythme de la musique alors qu’elle devait rester strictement immobile. Elle laissa donc tomber le yoga pour se livrer à des activités plus dynamiques.
Elle grimpa sur un vélo fixe et se mit à pédaler avec énergie au rythme de Addicted to Love de Robert Palmer. Elle regarda dehors sur le parking et vit qu’un vent d’orage emportait dans un tourbillon des feuilles mortes, un carton vide de nourriture pour chiens et une tasse en plastique jaune et rouge. De l’autre côté de la rue se trouvait un petit parc désert constellé de flaques d’eau. Sur un portique, une balançoire rouillée allait et venait comme si elle avait été mue par des enfants fantômes. Des arbres tendaient leurs branches squelettiques vers le ciel qui s’obscurcissait. Une tempête s’annonçait.
Quand elle eut attrapé une bonne suée sur le vélo, Christine se dirigea vers le tapis roulant. Tandis qu’elle marchait avec énergie sur le caoutchouc, elle repensa au sentiment d’avoir été observée qu’elle avait éprouvé la nuit dernière. La question était de savoir si elle avait été victime d’un voyeur de passage ou d’un observateur venu là pour une raison précise. Depuis quelques mois, les habitants de Winston se plaignaient d’une bande d’adolescents qui jouaient à les espionner dans leurs maisons et à leur faire des farces. Peut-être avait-elle été victime d’une de ces bandes qui n’avaient rien de mieux à faire.
Mais peut-être aussi quelqu’un l’avait-il surveillée pendant quelque temps en train de lire avec Streak le journal de Dara. Surveiller deux personnes en train de lire, cela ne devait certes pas être passionnant, pensa-t-elle. À moins que cette personne n’ait été tout particulièrement intéressée par ce qu’ils lisaient. En ce cas, cela signifiait que Streak et Jeremy avaient été sous surveillances non seulement à la maison, mais aussi au bord de la rivière Crescent, là où elle avait d’ailleurs eu le sentiment d’être observée. Ou encore que le voyeur était déjà là avant l’arrivée de Christine et de Streak. Quelqu’un avait peut-être vu Jeremy pleurer et jeter dans les eaux en crue ses pitoyables fleurs en soie, peut-être l’avait-il même entendu dire que c’était là que Dara avait disparu. À cette idée, les mains de Christine se mirent à trembler tandis que son cœur s’emballait.
Elle descendit du tapis roulant, s’assit, fit quelques respirations profondes pour se calmer et se dirigea vers les poids tandis que la salle était baignée par Relax de Frankie goes to Hollywood. Elle plaça dix kilos de poids de chaque côté de la machine et commença à travailler. Vers le haut, vers le bas, abaissé, levé… elle continua régulièrement et commença à ressentir une légère tension dans les avant-bras. Cela ne va pas du tout, pensa-t-elle, et elle se souvint de sa grand-tante Helga dont la peau pendait d’au moins cinq centimètres sous ses triceps. Non, cela ne lui arriverait jamais, se promit-elle. Elle ajouta encore deux poids, s’allongea de nouveau. Cette fois-ci, à chaque traction, elle soulevait un total de trente kilos.
Danny aurait été furieux s’il l’avait vue, pensa-t-elle. Ce n’était sûrement pas une bonne idée de faire ce qu’elle faisait sans avoir quelqu’un à côté d’elle. Il y avait toujours le risque de laisser tomber la machine et de recevoir les trente kilos sur la poitrine. Mais il n’y avait personne dans la salle et elle ne voulait pas déranger Danny ou Marti. De toute façon, elle n’avait pas envie de parler à qui que ce soit et elle n’avait pas l’intention de poursuivre longtemps cet exercice.
Elle en était à sa quatrième traction lorsqu’elle ressentit un léger frisson courir le long de son corps. Elle n’était pas seule dans la salle. Elle prit une inspiration profonde et se donna l’ordre de se calmer. Après tout, c’était une salle publique et quelqu’un venait sans doute d’arriver.
Cinquième traction, sixième traction… soudain son cœur sauta dans sa poitrine. Il y avait quelqu’un tout près. Trop près. Elle entendit une respiration, sentit un regard la parcourir. Elle se relevait pour remettre les poids sur leur support lorsqu’elle sentit quelque chose de lourd et de mouillé tomber sur son nez et ses yeux.
-
Quoi ! Parvint-elle à crier avant qu’un tissu de velours ne s’enfonçât dans sa bouche, l’étouffant à demi.
Elle essaya de hurler mais sans parvenir à sortir d’autres son que des grognements inarticulés. Aveugle et sourde, elle savait qu’elle était trop désorientée pour replacer les poids sur leurs supports. Elle inclina ses bras vers la droite, pour qu’en tombant les poids ne lui écrasent pas la tête mais des mains puissantes lui saisirent les coudes et les ramenèrent vers le centre, juste au-dessus de sa poitrine. Elle tenta de se redresser mais quelqu’un s’assit lourdement sur ses cuisses, juste au-dessus du pelvis. Elle se tortilla, presque incapable de bouger. Son assaillant la maintenait fermement contre le banc recouvert de vinyle, la forçant à garder les trente kilos directement au-dessus de sa poitrine.
La salive s’échappait de sa bouche aussitôt absorbée par le tissu. Elle secoua la tête, essaya de la déplacer vers le côté. La lourde masse de métal bougea légèrement mais sans vraiment s’éloigner. La musique avait envahi la pièce, les pulsations de la basse semblaient secouer le sol. « Relax, ne le fais pas, disait le chanteur en cadence. Relax, relax. »
Christine savait que, avec les poids, le moment le plus difficile était quand on les soulevait ou les abaissait. Avec les bras tendus, on était en position de force. Elle savait que, dans des conditions normales, elle pouvait tenir cette position une bonne dizaines de minutes, peut-être plus. Mais ses mains transpiraient abondamment. si elles allaient glisser…
La musique cognait dur, elle s’arrêta et un gargouillement d’eau remplit la pièce d’un bruit de tonnerre, le chanteur poussa un cri avant de reprendre.
Mon Dieu ! Se dit-elle. Est-ce que Danny ne va pas venir ?
Elle sentit la respiration de son assaillant tout le long de son bras trempé de sueur, puis jusqu’à sa gorge. C’était un chatouillement, presque une caresse qui la remplit d’horreur. Ses bras tremblaient de plus en plus et elle savait qu’ils ne pourraient soutenir encore longtemps cette si lourde charge qu’elle avait elle-même choisi de porter. Elle ne parvenait pas à bouger d’un centimètre le poids de son agresseur qui pesait douloureusement sur ses cuisses.
-
Je vous en prie, arrêtez ! Supplia-t-elle mais, derrière son bâillon, elle ne parvint qu’à sortir un grognement incompréhensible.
Et quelqu’un, sur elle, laissait entendre un profond soupir de satisfaction.
Si je laisse tomber ces poids, pensa Christine, affolée, ils vont me briser les côtes et celles-ci me crèveront les poumons. Mon Dieu ! Danny, où est-tu ?
À cause du poids et sans doute de la peur, ses bras étaient maintenant incontrôlables. Elle eut un haut-le-cœur, sentit qu’elle allait vomir. Si cela arrivait, elle allait étouffer. Elle se dit qu’elle était sans défense, qu’elle allait être violée. Des larmes jaillirent de ses yeux fermés. Elle n’avait jamais été aussi terrifiée de sa vie.
C’est alors que l’incroyable arriva. Son assaillant souleva les poids et les plaça sur leurs supports. D’une main mal assurée, Christine tenta d’arracher le linge qui lui couvrait le visage tandis que, de l’autre, elle essayait de frapper le corps qui l’écrasait. Un violent coup à la tempe la plongea dans le néant.
2
-
Mon Dieu, Christine.
Les mots lui semblaient venir de très loin.
Danny est enfin venu me sauver, pensa-t-elle.
-
Marti ! Criait-il, appelle du secours ! Christine réveille-toi. C’est Danny.
Des lèvres couvrirent les siennes et elle céda à la panique. Donnant des coups de tête d’une violence inouïe, écrasant son front contre celui qui était au-dessus d’elle.
-
Ouille ! Chris !
Lentement, elle vit le jeune visage grimaçant de Danny sortir du néant. Elle prit une grande inspiration et s’effondra sur le dos.
-
Désolée, ânonna-t-elle, je pensais que c’était lui.
Danny frotta la tache rouge qui commençait à apparaître sur son front lisse.
-
Je ne voulais pas te faire peur, j’étais seulement en train d’essayer de te faire du bouche-à-bouche. Qu’est-il arrivé ?
-
Quelqu’un a essayé de m’écraser avec les poids.
Ses idées étaient floues, faites de lambeaux décousus.
-
Il s’est assis sur moi. Il m’a frappé.
-
Qui ?
-
Je n’en sais rien.
Elle essaya de lever la tête mais Danny la maintint sur le tapis.
-
Il a jeté quelque chose sur mon visage.
-
Un tissu mouillé.
-
Il a enfoncé quelque chose dans ma bouche.
-
Un gant de toilette. As-tu vu au moins ne serait-ce qu’un petit bout de lui ?
-
Rien. Tout est arrivé si vite.
Ses idées commençaient à se remettre en place, à redevenir cohérentes. elle se toucha la tempe et gémit :
-
Danny, j’ai un terrifiant mal de tête.
-
Ce n’est pas étonnant. Il y a près de toi un poids couvert de sang.
-
Il m’a frappé. Je saigne ?
-
Il y a du sang partout. Mais tu sais que le cuir chevelu saigne abondamment. Ce n’est peut-être pas aussi dangereux qu’il y paraît. Tu n’es pas belle à voir.
-
Tu as une drôle de façon de me mettre du baume au cœur.
Danny n’avait pas envie de sourire mais son visage toujours si bien bronzé perdit un peu de son anxiété.
-
Tu trouves toujours au moins le moyen de rester sarcastique.
-
Je sais, Danny, mais j’aurais besoin de deux aspirines.
-
Tu en auras quand tu arriveras à l’hôpital.
-
Je serai peut-être morte d’ici là.
-
Non, tu es une dure à cuire.
-
Encore ta langue de velours.
Christine continuait de parler car elle craignait de s’évanouir si elle s’arrêtait.
-
Demain, je ne vais pas être belle à voir.
Marti arriva en courant et jeta sur elle une couverture blanche.
-
L’ambulance sera ici dans quelques minutes.
Son charmant petit visage de lutin était blême, si bien que ses taches de rousseur avaient pris la couleur du chocolat.
-
Chris, si vous saviez comme je suis désolée, mais je n’arrive pas à comprendre comment c’est arrivé. Lorsque le porte s’ouvre, une sonnerie retentit dans l’arrière salle et nous n’avons rien entendu. Et les deux portes de derrières étaient fermées à clé.
-
Fermées ? S’exclama Danny. Ce n’est pas possible.
-
Elles le sont.
-
En es-tu si sûre ?
-
Bien sûr que j’en suis sûre, répliqua Marti sur la défensive. Je suis quand même capable de voir si une porte est ouverte ou fermée.
-
Peut-être une fenêtre est-elle restée ouverte mais je suis certain d’avoir tout vérifié (Danny se leva). L’homme est peut-être encore caché ici. Je vais aller voir.
-
Tu ne feras rien de tel ! S’écria Marti. Il pourrait te tuer ou pire.
Christine se demanda ce qui pourrait être pire.
-
J’ai appelé la police. Ils seront ici dans quelques minutes. Laisse-les se charger des recherches.
Christine eut vaguement conscience que quelqu’un venait d’entrer dans la salle d’exercices, quelqu’un qui, au bout d’un moment, cria :
-
Mais que se passe-t-il ici ?
C’était Tess Cimino, la femme de Reynaldo. Christine aurait reconnu n’importe où sa voix forte et légèrement voilée.
-
Ce n’est que moi, dit-elle. Il m’est arrivé un léger désagrément.
Tess se précipita à ses côtés, la regardant de ses yeux bleus où brillait une lueur de panique.
-
Chris, tu saignes !
-
C’est ce qu’on me dit.
-
Est-ce que quelque chose est tombé sur toi ?
-
Oui, un grand costaud, et je pense qu’il voulait me violer.
-
Quoi ? Explosa Tess.
-
S’il vous plait, madame Cimino, dit Danny calmement, le visage défait. Nous ne savons pas exactement ce qui est arrivé mais Christine semble tenir le coup. L’ambulance est en route. Moins il y aura d’agitation autour d’elle et mieux se sera.
-
Mais je ne lui fais rien de mal !
-
Si, dit Christine, avec ce qu’elle espérait être un gentil sourire. Essaie au moins de parler un peu moins fort. Ma tête est en train d’exploser.
-
Oh ! Je suis désolée, dit Tess qui se mit à murmurer.
Elle caressa les cheveux de Christine. Ses mains étaient longues et fraîches.
-
Est-ce que tu veux un verre d’eau ?
-
Oui.
-
Non, dit fermement Danny. Rien sans la permission des médecins.
-
Je veux me lever, dit Christine en se soulevant sur un coude. Je me sens ridicule d’être couchée comme ça avec tout ce monde autour de moi.
Danny la repoussa doucement.
-
Non. Pas encore.
-
Tu es un vrai tyran, murmura-t-elle.
En réalité, le simple fait de s’être soulevée de quelques centimètres avait suffi pour lui donner une nausée, même si elle ne voulait pas l’admettre.
-
Est-ce que j’ai perdu le sens du temps ou est-ce que l’ambulance met longtemps à venir ?
-
Elle arrive sur le parking, dit Marti qui était près de la fenêtre.
-
Tout va bien aller maintenant, murmura Tess.
Elle avait rejeté ses cheveux en queue-de-cheval et, comme Christine, elle portait un pantalon de survêtement. Sans maquillage, elle paraissait épuisée et même sonnée. Christine remarqua que de fines rides qu’elle n’avait encore jamais vues entouraient ses yeux et que son visage était gonflé. A trente cinq ans, elle avait sept ans de plus que son séduisant mari et cette différence d’âge la préoccupait jusqu’à l’obsession. Elle était persuadée qu’il passait son temps à admirer des femmes plus jeunes et plus belles.
-
Ce n’est pas vrai, murmura Christine tandis qu’elle avait la sensation de s’enfoncer dans le brouillard.
-
Qu’est-ce qui n’est pas vrai ? Demanda Danny.
-
Rey t’aime.
Danny fronça les sourcils.
-
J’en suis charmé, Chris, mais je pense que tu es encore en train de tomber dans les pommes.
Et c’est bien ce qui était en train d’arriver.
Chapitre 8
Christine ne conserva aucun souvenir de son transport à l’hôpital. Elle ne reprit conscience que dans le hall d’entrée. Elle était sur son chariot et elle avait le sentiment que des centaines de visages la regardaient. Elle ferma les yeux. Elle n’était pas venue dans un hôpital depuis la mort de ses parents mais ce n’était pas pour elle qu’elle se faisait du souci. Elle pensait qu’on allait annoncer à son frère ce qui était arrivé et qu’il allait se précipiter pour la voir. Ce ne serait vraiment pas indiqué pour lui.
-
Mon frère, parvint-elle à murmurer. Ne pas le dire à mon frère.
-
Nous allons prévenir votre frère aussitôt que possible, lui dit une infirmière au visage attendri, dites-nous seulement votre nom.
-
Non. Je ne veux pas qu’il vienne. Où est Tess ? Est-ce qu’elle n’est pas venue ?
-
Je suis là, dit Tess. Ils veulent me forcer à rester dans la salle d’attente mais je ne veux pas te quitter.
la gentille infirmière sembla contrariée et ordonna :
-
Mademoiselle, vous devez rester dans la salle d’attente.
-
Je suis madame Cimino et je ne ferai rien de tel. Cette patiente s’appelle Christine Ireland. J’ai son sac avec ses papiers d’identité et de sécurité sociale.
-
Alors, portez-les au bureau et soyez assez aimable pour appeler son frère.
-
Vous n’avez pas d’ordre à me donner, dit Tess en lançant un regard furieux à la jeune infirmière.
Elle se tourna vers Christine.
-
Ne t’en fait pas, Christine, je m’occupe de tout. Veux-tu que je prévienne Ames ?
-
Non, il a assez de soucis comme ça. Appelle plutôt Reynaldo. Dis-lui d’aller au magasin. Jeremy y est. Qu’il trouve une excuse pour lui expliquer que je ne peux pas venir et…
Elle se sentit partir de nouveau et oublia du même coup le bruit et l’agitation de la salle de réanimation. Elle eut l’impression que quelques secondes seulement s’étaient écoulées lorsqu’elle reprit conscience. Elle était en face d’un monsieur âgé avec des petits yeux inquisiteurs et un visage rouge et luisant.
-
Vous souffrez d’un traumatisme crânien, lui dit-il sévèrement, comme si c’était sa faute.
-
C’est ce que j’ai pensé.
-
Vous avez de la chance que ce ne soit pas pire.
-
Est-ce que cela aura des conséquences ?
-
D’après la radio, le cerveau n’est pas atteint mais on ne sait jamais. Seul le temps pourra nous dire ce qu’il en est.
-
C’est rassurant. Que se passe-t-il pour mon frère ?
-
Je ne sais rien de votre frère, a-t-il été blessé lui aussi ?
-
Non, je me fais juste du souci pour lui.
-
S’il n’a pas été blessé, je n’ai aucune raison de le voir. Votre famille vous donnera de ses nouvelles.
-
Quand pourrai-je le voir ?
-
Plus tard. Bien sûr, vous allez passer la nuit à l’hôpital.
Il constata qu’elle ne portait pas d’alliance et ajouta :
-
À moins que vous ne viviez avec quelqu’un.
-
Je pourrais aller chez mon tuteur.
-
Votre tuteur ?
-
Ames Prince. Mais ce n’est guère le moment de lui ajouter de nouveaux soucis.
-
Ames Prince est votre tuteur ! S’exclama le médecin dont l’expression s’adoucit aussitôt. M. Prince. Je l’ai aperçu dans la salle d’attente. Un homme bien, ce monsieur Prince. Je ne pensais pas qu’il se serait déplacé aujourd’hui pour vous voir.
-
Vous croyez donc que je ne suis pas digne de prendre le temps d’un homme bien ? Demanda Christine avec une pointe d’aigreur.
Sa tête lui faisait mal. Le docteur lui jeta cette sorte de regard indulgent qu’on jette à une enfant de cinq ans.
-
Puis-je voir M. Prince maintenant ?
-
Très peu de temps. Ensuite, il vous faudra voir la police, mademoiselle.
-
Ireland. C’est marqué sur ma fiche.
Le regard du docteur se fit sévère.
-
Cinq minutes avec M. Prince, et ensuite la police.
Ames entra dans la chambre à pas comptés. Son visage était soucieux et hagard. Ses yeux gris semblaient hantés.
-
Christine, est-ce que ça va ?
-
Je tiens le coup.
-
Dieu merci.
-
Il faut plutôt remercier mon agresseur. Il ne connaît rien à mon anatomie. Il a frappé ce qu’il y a de plus dur en moi : ma tête (elle parvint à esquisser un léger sourire). Je suis désolée que tu aies été obligé de te traîner à l’hôpital aujourd’hui.
-
Je ne suis tout de même pas un invalide, ma chérie, et je voulais m’assurer que tu n’allais pas trop mal. Je me demande bien ce que je deviendrais s’il t’arrivait malheur à toi aussi.
Christine lui prit la main. Sa peau froide semblait fine comme du papier.
-
Ne te fais pas de soucis. Je vais rester ici cette nuit et je vais être entourée de médecins et d’infirmières prêts à intervenir au premier appel. Tu sembles beaucoup impressionner mon docteur.
-
Ah ! Le docteur Holt. (Ames baissa la voix). Je me suis occupé d’une affaire où son fils était impliqué. Je ne peux pas entrer dans les détails mais je l’ai tiré d’affaire avec une simple mise à l’épreuve. Je ne suis d’ailleurs pas certain que ce soit dans le meilleur intérêt de la société.
-
Puisque ce docteur est si reconnaissant, peut-être pourrais-tu obtenir de lui qu’on me donne un délicieux dessert à la place de l’insipide gelée industrielle.
-
Je ne pense pas que mon influence aille aussi loin, ma chérie. Pourquoi la gelée ne serait-elle pas bonne pour toi ?
-
C’est de la gélatine et la gélatine est faite de corne de sabot de cheval écrasée.
-
Mon Dieu ! (Ames fit la grimace). Je ne savais pas cela.
-
C’est un secret bien gardé mais c’est vrai.
-
Eh ! Bien, dit-il avec un sourire et un clignement d’yeux, tu es un vrai puits de science mais j’aurais préféré ne rien savoir sur la gélatine. Je n’en mangerai plus jamais.
Christine se sentit soudain mal à l’aise lorsque Michael Winter entra dans la chambre. Elle ne s’était pas regardée dans un miroir mais elle savait que son visage était meurtri, que ses cheveux étaient collés par le sang.
Puis elle pensa que Winter n’était pas là pour admirer sa beauté et elle se reprocha sa frivolité.
-
Bonjours, monsieur Prince, dit-il.
-
Bonjour, shérif adjoint.
Winter regarda Christine.
-
Je suis désolée de ce qui vous est arrivé. Dit-il simplement.
Elle fut frappée par la minceur et la beauté de son visage, par ses mâchoires énergiques et ses yeux couleur d’ébène. Il semblait fatigué mais un peu moins que la veille au magasin.
-
Le docteur m’a dit que tout allait bien se passer.
-
J’espère qu’il a raison mais, pour le moment, j’ai l’impression que ma tête n’ira jamais bien.
-
Salut, je peux entrer ?
Sans attendre la réponse, Tess s’approcha du lit. Winter sembla un peu ennuyé. Christine savait qu’il voulait l’interroger. Tess fit la grimace.
-
Oh ! Christine, tu es à faire peur ! Bonjour, monsieur Prince, ajouta-t-elle.
Christine sentit son embarras : Elle se demandait si elle devait parler de Dara mais Ames la tira de ce mauvais pas.
-
Je vous remercie d’être venue à l’hôpital avec Christine et de m’avoir appelé aussitôt, dit-il d’un ton un peu guindé.
La pensée de son frère traversa soudain l’esprit de Christine.
-
Ames, dit-elle, Jeremy est allé au magasin de bonne heure ce matin. Il va se demander pourquoi je n’y suis pas. Je ne veux pas qu’il sache ce qui m’est arrivé.
-
Ne t’inquiète pas. Tess m’a dit qu’il était au magasin. J’ai décidé de fermer pour la journée j’ai demandé à Patricia d’aller le chercher. Elle doit lui dire que je t’ai envoyée à Charleston pour une affaire importante.
-
J’espère qu’elle ne va pas se tromper et qu’elle ne dira rien de ce qui m’est arrivé.
-
Patricia sait garder un secret quand elle le veut bien, dit Ames avec une pointe d’aigreur.
Un mélange de curiosité et de crainte s’empara de Christine. Est-ce que le couple était en crise ? Jeremy affirmait que Patricia était souvent absente.
-
Rey aurait très bien pu ramener Jeremy à la maison, dit Tess, puisqu’il était au magasin.
-
J’ai peur que non, dit Ames en hochant la tête. Juste avant que vous ne m’appeliez de l’hôpital, j’ai reçu un appel de lui me disant de prévenir Christine qu’il ne se sentait pas bien et qu’il n’irait pas travailler aujourd’hui.
-
Rey a quitté la maison en même temps que moi, protesta Tess. Il aurait du être au magasin dès sept heures et demie.
-
Il savait que nous n’ouvririons pas avant dix heures, dit Ames avec un sourire conciliant. Peut-être avait-il une course à faire et s’est-il rendu compte alors qu’il ne se sentait pas bien.
-
Quelles courses aurait-il pu faire à sept heures et demie ? Demanda Tess. Rien n’est ouvert à cette heure.
-
Certains magasins sont ouverts pour les objets de première nécessité, intervint Christine.
-
Mais il ne va jamais dans ces magasins-là.
-
Peut-être a-t-il fait le plein d’essence avant de rentrer à la maison.
-
Je suis certaine qu’il n’est pas à la maison, insista Tess. Comme je n’ai pas pu l’avoir au magasin, je l’ai appelé il y a une vingtaine de minutes pour le mettre au courant de ce qui t’est arrivé. Où a-t-il bien pu aller ?
Ames sembla légèrement déconcerté par cette avalanche de questions. Christine, de son côté, était habituée à la jalousie de Tess et à sa manie de vouloir connaître toutes les allées et venues de son mari. Elle savait qu’elle était toujours en train de le soupçonner. Elle n’en fut pas moins un peu inquiète de voir une interrogation jaillir dans le regard de Winter. Manifestement, il était en train de se demander où était Rey Cimino à l’heure où elle avait été attaquée.
-
Tess, dit-elle, je suis sûre qu’il y a une explication au fait que Rey n’était pas là quand tu as appelé. Rey ne se sentait pas bien et il est sans doute allé à la pharmacie pour y acheter du Pepto-Bismol, de l’Alka-Seltzer ou du sirop pour la toux.
-
Nous avons tout cela à la maison, gronda Tess.
Christine en voulait à Tess de faire une scène en un tel moment et l’adjoint du shérif regardait sans indulgence cette femme si agitée. Ames s’avança, s’éclaircit la gorge et dit à la hâte :
-
Christine, l’assistant du shérif attend pour te parler et tu as l’air fatiguée. Nous allons partir pour qu’il puisse te poser ses questions.
Il se tourna vers Tess, lui saisit le bras avec douceur et fermeté.
-
Puis-je vous accompagner, madame Cimino ? Cela fait si longtemps que je ne vous ai pas vue. Je ne vais pas à votre librairie aussi souvent que je le devrais. Au fait, est-ce que vous avez reçu la nouvelle biographie de Chruchill par Renson ? J’ai l’intention de l’offrir à Patricia pour son anniversaire.
Cela va lui faire une belle jambe, pensa Christine. En tout cas, il avait trouvé le moyen de faire quitter la chambre à Tess qui devenait vraiment encombrante. La tête de Christine n’aurait pas pu supporter plus longtemps cette crise de jalousie.
-
Est-ce qu’elle est toujours comme ça ? Demanda Winter après qu’Ames eut fermé la porte.
-
Oui, elle aime son mari et elle est jalouse au-delà de toute imagination.
-
Elle a peut-être des raisons d’être jalouse ?
-
Pas le moins du monde, répondit-elle avec chaleur.
Un peu trop de chaleur même, pensa-t-elle en voyant la même petite lueur que tout à l’heure se rallumer dans le regard de Winter. Elle aurait voulu se reprendre mais elle ne savait pas comment.
-
Je suppose que vous n’avez pas encore arrêté celui qui m’a mise dans cet état, plaisanta-t-elle pour détourner son attention.
-
J’ai bien peur que non. Nous n’avons pas de chance car il y avait peu de monde dans les rues à cause de la nouvelle tempête qui s’est levée. Les conducteurs n’avaient d’yeux que pour la route et vous étiez seule dans la salle de gym.
-
C’est bien ma veine. J’ai tout de même eu de la chance, ajouta-t-elle au bout d’un instant. Ce coup sur la tête aurait plu me tuer.
-
Oui. Nous sommes tous contents qu’il n’y soit pas parvenu.
Il lui lança un sourire fatigué, ouvrit un carnet de notes et prit un stylo.
-
Je sais que vous êtes mal en point et que ce n’est pas le meilleur moment mais il faut tout de même que vous me disiez tout ce dont vous vous souvenez.
Christine raconta l’agression en essayant de ne pas oublier le moindre détail, même ceux qui pouvaient l’embarrasser comme le fait que l’assaillant se soit assis sur ses cuisses et lui ai malaxé les hanches.
-
Il n’a pas dit un mot, ajouta-t-elle. Il n’a même pas laissé échapper un grognement entre ses dents, si bien que je ne peux rien vous dire à propos de sa voix.
-
De toute façon, la plupart des gens dans votre situation ne prêtent aucune attention aux voix dommage tout de même que ce salaud n’ai pas dit un mot.
Ses sourcils se rejoignirent, creusant deux plis au-dessus de son nez.
-
Avez-vous senti une odeur ?
Christine savait que l’odorat était le plus puissant des cinq sens et que c’est des odeurs qu’on se souvient le mieux mais elle était incapable de répondre à cette question. Elle fit un effort, tenta de se remettre dans l’état d’esprit où elle était lors de l’agression.
-
Peut-être une odeur de boue moisie, dit-elle enfin. Et aussi de levure.
Elle ouvrit les yeux et se rendit compte qu’elle avait parlé à mi-voix et que, pour l’entendre, Winter avait dû se pencher sur le lit.
-
Qu’entendez-vous par boue moisie ? Demanda-t-il.
-
Une boue qui n’aurait jamais été au soleil. Un peu comme l’odeur des buissons qu’il y a derrière ma maison. Une boue mêlée de mousse avec une légère odeur de sapin.
Winter approuva.
-
Et la levure.
-
Ce n’était pas de la levure fraîche comme celle qu’on sent lorsque quelqu’un est en train de faire de la pâtisserie. C’était plutôt comme si elle était rassise, éventée. Je pense aussi à de la bière. Peut-être avait-il bu mais depuis un moment déjà. On aurait dit qu’elle transpirait par tous les pores de sa peau.
-
Vous vous débrouillez vraiment bien.
-
Si Ames ferme son magasin, vous pourriez peut-être m’employer comme chienne de police.
Winter fit un large sourire tout en continuant à écrire sur son carnet.
Une pensée frappa Christine.
-
À la salle de gym, Marti a dit qu’une sonnerie retentit chaque fois que quelqu’un franchit la porte et que, cette fois, cela ne s’est pas produit. Elle a affirmé aussi que les autres portes étaient fermées à clé. Alors, comment l’homme est-il entré ?
-
Il a coupé le verre d’une fenêtre de derrière et il l’a ouverte.
-
Coupé le verre ?
-
À l’aide d’un instrument capable de faire un trou circulaire et d’une ventouse pour retenir le verre. Ainsi, il n’a pas fait le moindre bruit. Après, il lui a suffit de tourner la poignée.
-
Il n’y a donc pas de système d’alarme ?
-
M. Torrance l’a coupé à six heures en ouvrant la salle.
-
Bien sûr. Il faut bien le couper dans la journée.
Winter la regarda profondément.
-
Pensez-vous que quelqu’un puisse vous vouloir du mal ?
-
Non. Pas vraiment.
Elle hésita, puis elle lui donna, avec une sorte de culpabilité, une version très modifiée de la découverte du journal de Dara. Elle lui dit qu’elle était descendue à la rivière avec Jeremy pour juger de l’importance de la crue et qu’ils avaient rencontré Streak Archer qui venait souvent là la nuit pour y faire son jogging. Elle raconta l’épisode de la chatte dans l’arbre, de la poursuite de Jeremy et de la découverte du journal dans le trou.
-
Avouez que c’est une drôle de coïncidence que vous vous soyez retrouvés tous les trois cette nuit-là à cet endroit.
Winter avait parlé d’un ton tout à fait neutre.
-
Je l’ignorais mais Streak fait son jogging de ce côté presque toutes les nuits.
Christine regarda Winter bien dans les yeux de peur de lui paraître mentir et, en même temps elle se demandait si un regard trop appuyé n’était pas justement un signe de culpabilité. Peut-être en faisait-elle trop. Elle essaya un sourire candide.
-
C’est vrai, dit-elle, que nous formions un groupe étrange. Surtout avec Rhiannon.
-
Et puis la chatte s’est précipitée dans l’arbre, et Jeremy a trouvé le journal ?
Le doute était écrit sur le visage de Winter et Christine se dit qu’il n’était pas sage de trop finasser avec un tel homme. Il était trop fin, trop sensible.
-
Oui, le journal, dit-elle. J’ai d’abord voulu le donner à Ames mais j’ai pensé ensuite qu’il contenait peut-être des éléments intéressants pour la police. J’ai suggéré à Streak de le lire d’abord.
-
Pourquoi le faire lire à Streak ?
-
Parce qu’il connaît Ames depuis toujours. Ils sont comme deux frères. Et je ne voulais pas prendre seule la responsabilité de donner ou non ce document à la police.
-
Vous pensiez qu’il y aurait dedans des choses embarrassantes pour la famille ?
-
Embarrassantes peut-être mais pas forcément utiles pour l’enquête. Dans ce cas, je l’aurais donné à Ames. J’avais besoin de l’opinion de Streak. Il y a des gens en ville qui le trouvent un peu bizarre mais c’est vraiment une personne équilibrée. J’ai confiance en son jugement.
-
Donc vous avez trouvé ce journal. Et alors ?
-
Nous sommes allés chez moi et nous l’avons lu. Nous y avons trouvé des choses qui… (Elle hésita). Enfin, nous avons pensé que la police devrait les lire mais surtout pas Ames. Il voudrait certainement protéger la réputation de sa fille alors que le journal y porte gravement atteinte. C’est pourquoi nous avons décidé de vous le donner dès aujourd’hui. Streak est parti et alors…
Michael Winter fronça les sourcils et Christine se sentit rougir. Elle ne voulait surtout pas se ridiculiser devant cet homme.
-
Après le départ de Streak, j’ai eu le sentiment que quelqu’un me surveillait à travers les portes coulissantes qui se trouvent juste en face de la table où j’étais assise. Je n’avais pas baissé les stores. De toute façon, c’était un sentiment étrange mais je l’ai mis sur le compte de l’imagination ou de la fatigue. Ensuite, la chatte a sauté sur la table, elle a regardé dehors et s’est mise à miauler sauvagement, ce qu’elle ne fait que lorsqu’elle sent un danger ou lorsqu’elle est poursuivie par Pom Pom, le chien de Patricia Prince. Ils se haïssent.
Christine sentit qu’elle était en train de divaguer et elle se contrôla.
-
De toute façon, je suis sûre qu’il y avait quelqu’un dehors en train de nous épier pendant que nous lisions le journal de Dara.
Pour la première fois, le visage de Winter perdit son impassibilité.
-
Mademoiselle Ireland, vous affirmez que ce document doit être remis à la police. Accuse-t-il quelqu’un qui aurait quelque chose à voir avec le meurtre de Dara ?
elle prit une respiration profonde, rassembla son courage, demanda en esprit pardon à Ames en lui affirmant que c’était la seule chose à faire et dit enfin :
-
Oui. Il y a en effet des passages qui semblent accuser plusieurs personnes. Dara avait des liaisons avec au moins trois hommes et chacun d’entre eux se croyait le seul. Au début, elle a trouvé cela amusant et, ensuite, elle a commencé à avoir peur. Elle a eu l’impression d’être suivie, d’avoir été trop loin. Le jour de Noël, elle a écrit qu’elle serait morte l’année suivante.
Les yeux noirs de Winter s’allumèrent.
-
Pensez-vous qu’elle exagérait ?
-
Oui. Dara pouvait donner dans le drame mais à la lumière de ce qui est arrivé…
Une étincelle dans le regard du policier fit comprendre à Christine qu’il comprenait l’importance de cette déclaration.
-
Qui étaient ces trois hommes ?
-
Je ne sais pas. Dara avait pris l’habitude d’utiliser des surnoms ou des initiales. Elle sortait ouvertement avec Reynaldo Cimino. Il dessine des bijoux pour notre magasin et il a beaucoup de talent. Il est très beau aussi. Elle le surnommait Adonis. Moi-même, je l’ai entendue l’appeler ainsi. Il était fou d’elle et il a été anéanti lors de sa disparition. Il est maintenant marié à Tess Brown qui possède la librairie Calliope, juste à côté de notre magasin. C’est elle qui était ici il y a encore un moment.
-
Lorsqu’il l’a épousée, il y avait combien de temps que Dara avait disparu ?
-
Six ou sept mois. Certains disent qu’il l’a épousée par compensation. Je ne veux pas y croire. Tess est l’une de mes meilleures amies.
-
Qui sont les autres hommes ?
-
Je vous l’ai dit, elle ne les nomme jamais. Elle appelle l’un le Cerveau et elle désigne l’autre par les initiales S.C.
Winter consulta son carnet de notes.
-
Avez vous une idée de qui peut être ce S.C. ?
-
Aucune. Je ne l’ai jamais entendue utiliser ce surnom.
-
Connaissez-vous quelqu’un qui ait ces initiales ?
-
Ce sont sûrement celles de beaucoup de gens. Elles ne sont pas rares.
-
Mademoiselle Ireland, vous feriez aussi bien de me dire à qui vous pensez.
C’est rudement difficile de dissimuler la vérité à cet homme, pensa-t-elle.
-
Bon, je pense à Sloane Caldwell.
-
L’avocat ?
-
Vous le connaissez ?
-
Je l’ai rencontré.
-
Oh ! Je peux aussi bien vous le dire : il a été mon fiancé.
Michael Winter la fixait, attendant la suite, et même si elle l’avait voulu, elle n’aurait pas pu s’arrêter maintenant.
-
J’avais vingt et un ans et lui vingt six. Nous avons été fiancés pendant sept mois et c’est moi qui ai rompu. C’était une semaine avant la disparition de Dara.
Elle se serait mordu la langue pour avoir dit cela. Elle se sentait coupable de la scène qu’elle avait faite lors de la soirée à propos de Sloane et Dara. C’est cette culpabilité qui l’avait amenée à faire cette confession et, manifestement, Winter en était tout à fait conscient. Il demanda :
-
Est-ce que votre rupture avait quelque chose à voir avec Dara ?
-
Pas directement. Je sentais déjà que j’étais trop jeune et que je faisais une erreur. Et Dara s’était jetée à la tête de Sloane.
Jetée à la tête, elle devait vraiment être bouleversée pour avoir dit cela. Comme si elle se prenait pour un personnage du temps de la reine victoria ! elle n’en continua pas moins :
-
Sloane ne la repoussait jamais et certaines personnes ont pu penser que nous nous étions séparés à cause d’elle.
Winter lui lança un regard interrogatif et elle finit par avouer :
-
OK. C’est un fait qu’elle a été la cause de notre dernière dispute.
Maintenant, pensa-t-elle avec crainte, il va me demander tous les détails sur cette dernière dispute mais il la surprit.
-
Est-ce que M. Caldwell a eu une affaire sérieuse avec une femme depuis la disparition de Dara ?
-
Sérieuse ? Pas que je sache. Mais, bien sûr, il est sorti avec plusieurs. Et même avec pas mal de filles.
-
Ainsi vous continuez à vous intéresser à sa vie sentimentale ?
Le visage de Christine s’enflamma.
-
Certainement pas ! Dit-elle avec chaleur. Mais nous sommes restés amis et, dans une petite ville, les médisances vont bon train. Sans oublier le fait qu’il travaille dans la société de mon tuteur.
-
Je n’ai jamais considéré Ames Prince comme un homme médisant.
-
Moi non plus !
La voix de Christine se fit véhémente tandis que Winter conservait un calme absolu.
-
Mais j’ai entendu parler d’une secrétaire. Et d’une avocate dans un autre cabinet. Croyez-moi, je ne pose pas de questions. C’est juste par hasard. Je ne fouille pas dans la vie de Sloane Caldwell. Elle ne m’intéresse pas. Cela ne m’empêche pas de souhaiter qu’il soit heureux.
-
Vous n’avez pas besoin de monter sur vos grands chevaux ! Dit Winter tandis qu’un sourire presque imperceptible apparaissait sur ses lèvres.
-
Je ne monte pas sur mes grands chevaux mais vous agissez comme si je m’intéressais à Sloane Caldwell beaucoup plus que je ne le fais en réalité. C’est tout.
-
D’accord. Je ne voulais pas vous offenser.
Calmement, il consulta son carnet de notes sous le regard irrité de Christine. Elle était furieuse. Avec quelques mots sans importance et quelques regards incisifs, il était parvenu à la troubler. Cet homme semblait capable de voir à travers vous et elle n’aimait pas cela du tout.
-
Vous me posez des dizaines de questions sur des choses qui appartiennent au passé, lança-t-elle, décidant que le mieux était de passer à l’offensive. Parlez-moi plutôt de ce qui m’est arrivé ce matin. Est-ce que cela vous intéresse seulement ?
-
Cela m’intéresse beaucoup, répondit-il calmement. C’est bien pour cela que je pose tant de questions à propos du journal de Dara. Est-ce que vous l’aviez avec vous à la salle de gym ?
-
Non, il est à la maison. Pourquoi ?
-
Parce que votre sac de gym a été éventré comme si quelqu’un y avait cherché quelque chose. Je ne sais pas quoi mais se pourrait être le journal. il y a aussi votre voiture…
-
Que se passe-t-il avec ma voiture ?
-
Vous deviez l’avoir fermée à clé parce que quelqu’un a utilisé le même système pour y pénétrer que pour entrer dans le centre de gym : un objet coupant et une ventouse. Le contenu de votre boite à gants a été éparpillé et le tapis a été arraché par endroits. La malle arrière a été forcée et là aussi le tapis arraché.
-
Oh non ! Gémit Christine. Alors, il va falloir que je contacte ma compagnie d’assurances et que je loue une autre voiture le temps que la mienne soit réparée.
-
M. Prince a déjà appelé votre compagnie et il a fait remorquer votre voiture dans un garage. Elle sera prête dans un ou deux jours.
Elle sourit.
-
Je peux vraiment remercier Ames. Il est toujours là quand on a besoin de lui. Sauf hier.
-
Il faudrait être surhumain pour conserver la tête froide dans une situation comme celle d’hier, dit Winter avec gentillesse. Mais revenons au journal. Où est-il ?
-
Chez moi.
-
Vous dites que vous avez décidé de le donner dès aujourd’hui à la police mais votre docteur vient de me dire qu’il allait vous garder ici jusqu’à demain voulez-vous me donner la permission d’entrer chez vous et de le prendre ?
-
Certainement.
-
Puis-je vous emprunter votre clé ?
-
Bien sûr. Ils ont mis mon sac au fond du tiroir de cette petite commode.
Michael Winter prit le sac et le lui tendit. Elle prit le trousseau de clés, détacha celle de sa maison et la lui donna.
-
Je vous la rendrai cette après-midi.
-
Pas la peine. Laissez-la sur le buffet de la cuisine. Mon amie Tess viendra certainement me chercher demain matin. Elle a une clé.
Elle sourit en fermant son sac. Elle avait le sentiment qu’elle agissait bien en livrant cet important document à la police et que, dans toute cette affaire, elle s’était débrouillée comme une professionnelle.
le policier lui lança un regard interrogatif et, la voyant sourire, il demanda :
-
Où se trouve le journal, mademoiselle Ireland ?
-
Eh bien ! Dit-elle, il ne sera peut-être pas facile à trouver. La nuit dernière, quand j’ai eu la sensation d’être épié, je l’ai caché. Dans la buanderie, il n’y a pas de fenêtre. Il y a une grande boite de lessive. J’y ai placé le journal sous à peu près cinq centimètres de poudre.
Elle se sentait tout à fait folle. Cacher le journal dans une boite de détergent, cela lui semblait soudain grotesque. Paranoïaque. Une idée d’adolescente. Winter la regarda fixement.
-
Mademoiselle Ireland, vous auriez dû être une espionne.
-
Je dois trop regarder la télévision, dit-elle d’un air penaud. J’ai pensé que, si quelqu’un pénétrait chez moi pour s’emparer de ce journal, il n’aurait jamais l’idée de le chercher dans une boite de lessive.
-
C’est très intelligent. D’autant plus que, si vous l’aviez emmené avec vous à la gym, vous ne l’auriez plus. Nous n’avons pas encore vérifié si le malfaiteur est entré chez vous mais, si oui, il a dû fouiller surtout les tiroirs. Mais êtes-vous tout à fait certaine que quelqu’un vous regardait pendant que vous lisiez le journal avec M. Archer ?
-
Oui, mais seulement parce que j’avais déjà eu la sensation d’être espionnée lorsque nous avons trouvé ce journal près de la rivière. C’est peut-être une coïncidence. Nous parlions à haute voix et la personne nous a peut-être vus partir. Si elle était intéressée par ce document, il n’est pas étonnant qu’elle nous ait suivis.
Winter approuva et prit quelques notes. Christine lui demanda :
-
Savez-vous quand le corps de Dara nous sera rendu ?
-
J’ai bien peur que ce ne soit encore long.
-
Pourquoi, puisque Ames l’a identifié ?
-
Il l’a identifié grâce à une bague trouvée dans le plastique. Cette bague peut très bien avoir été placé là pour brouiller les recherches. Il nous faut d’autres preuves et, puisque les dents ont été brisées, il nous faut maintenant attendre les tests d’ADN.
Christine eut un frisson et remonta jusqu’à la gorge la vilaine couverture de l’hôpital.
-
J’ai du mal à croire que quelqu’un soit capable de tuer, de mutiler un corps et de vivre ensuite comme s’il n’était rien arrivé.
-
C’est pourtant comme ça.
Winter referma son carnet et regarda Christine avec un beau sourire.
-
Est-ce que votre frère ou M. Archer savent où vous avez caché le journal ?
-
Non. Streak était déjà parti et Jeremy dormait. Mon frère ne sait même pas encore que nous l’avons lu.
-
Bon. Laissons Jeremy de côté pour l’instant mais je dois avoir une conversation sérieuse avec M. Archer. Pensez-vous qu’il voudra coopérer ?
Christine se sentit soudain sur la défensive.
-
Monsieur l’adjoint, dit-elle, quoi que vous ayez entendu dire de Streak, sachez qu’il n’est pas fou. Sa personnalité a quelque peu changé après sa blessure à la tête pendant la guerre. Il n’aime pas se trouver au milieu d’une foule mais il est parfaitement normal. Il est même très brillant.
-
Assez brillant pour que Dara Prince l’ait surnommé le Cerveau ? Demanda Winter avec une pointe de défi dans la voix.
Chapitre 9
1
Christine regardait son second feuilleton de l’après-midi. Elle se disait qu’elle ferait mieux de rechercher une chaîne d’information mais elle ne parvenait pas à s’arracher à cet homme et à cette femme plus beaux que nature et qui étaient en train de discuter de la meilleure manière de ruiner le père de la femme.
-
Cela fait des années que cela lui pend au nez, disait l’héroïne, les lèvres brillantes et les cheveux outrageusement laqués. Je n’ai pas un brin de sympathie pour lui. Il va récolter ce qu’il a semé.
-
Serena Santarios serait-elle encore en train de comploter contre son père ?
Christine tourna son regard vers la porte et vit Bethany Burke qui se tenait près d’un chariot plein de livres et de magazines.
-
As-tu donc décidé de devenir docteur ? Demanda-t-elle.
Bethany sourit et des fossettes se creusèrent dans ses joues.
-
Oui, et je commence mon entraînement en poussant ce chariot. Je me mettrai à quelque chose de plus difficile quand j’aurai davantage confiance en moi.
Elle entra dans la chambre, jeta un coup d’œil à la télévision et demanda :
-
Est-ce que je t’interromps ?
-
Au contraire, tu me sauves (Christine éteignit la télévision). Encore une heure et je serais devenue si accro que j’aurais quitté mon boulot pour regarder ça toutes les après-midi.
-
Mais tu peux programmer ton magnétoscope, dit Bethany sérieusement. C’est ce que je fais car je ne veux absolument pas manquer Serena Santarios. Elle est si intelligente et si forte.
Les longs cheveux châtains de Bethany tombaient sur ses épaules et elle avait de grands yeux bruns aussi doux que ceux d’une petite fille. Elle paraissait beaucoup plus jeune que ses vingt six ans.
-
L’hôpital est tout bourdonnant de la nouvelle de ton agression.
-
Je crois que j’ai eu plus de peur que de mal, bien que je ne sois pas belle à voir. J’ai un traumatisme crânien et quelques agrafes dans le cuir chevelu. Je dois rester ici cette nuit.
-
Je n’arrive pas à croire que quelqu’un ait pu faire ça à la salle de gym, dit Bethany en frissonnant. J’y suis allée hier. Est-ce que tu as vu le type ?
Comme elle commençait à décrire l’agression, Christine eut soudain l’impression que quelque chose disparaissait de sa mémoire. C’était terriblement désagréable. Comme si des scènes jaillissaient dans sa tête avec la vitesse de l’éclair, puis s’évanouissaient.
-
Je n’ai rien vu du tout, parvint-elle à dire.
Bethany sembla stupéfaite et Christine réalisa qu’elle avait dû être très brutale.
-
Je suis désolée, dit-elle. J’ai déjà tout raconté à la police.
-
Oh ! Je comprends. Je ne voulais pas te bouleverser.
-
Non, tu ne me bouleverses pas. Cela fait presque un mois que je ne t’ai pas vue. C’est sans doute à cause de ton nouveau travail.
-
Bien sûr, dit Bethany en faisant la grimace. C’est un boulot stressant qui fait de moi une ruine.
Avec un soupir, elle s’assit sur le fauteuil recouvert de vinyle.
-
Je n’aime pas du tout faire cela mais papa appartient au conseil d’administration de l’hôpital.
Le « papa » de Bethany appartenait à peu près à tous les conseils d’administration de la ville et Christine se demanda soudain si ce n’était pas pour cela que son amie se passionnait tellement pour Serena Santarios, cette fille de son feuilleton qui voulait ruiner son tout-puissant père. Bien sûr, elle serait terrifiée à l’idée de s’opposer à celui-ci.
-
Papa, continua-t-elle, a pensé que ce serait bon pour moi de faire un peu de bénévolat pour l’hôpital. Je lui ai dit que Jan avait besoin de moi mais il m’a fait remarquer qu’elle était à la maternelle et que je pouvais très bien aller la chercher en rentrant à la maison. Il a toujours une longueur d’avance sur moi. Mais je vais arrêter cet été quand Jan sera à la maison toute la journée.
-
Tu boiras, tu feras la fête et tu ne la verras jamais.
-
Tu crois que je suis sotte à ce point ?
-
Je crois que tu es une mère très attachée à une très belle petite fille. Jeremy est fou d’elle. Il m’a dit que les anges devaient être comme elle.
Le visage de Bethany s’illumina.
-
Elle aussi, elle pense qu’il est merveilleux. Il est si patient avec elle. Il joue avec elle, il fait semblant de prendre le thé. J’espère que vous allez venir tous les deux pour son anniversaire.
-
Je t’ai dit que nous ne manquerions cela pour rien au monde. C’est tellement gentil à toi de nous avoir invités.
-
Jeremy s’entend si bien avec les enfants et, toi, tu pourrais me donner un coup demain.
-
Moi, t’aider ? (Christine fit une grimace horrifiée). Est-ce donc pour cela que tu m’as invitée et pas seulement pour manger du gâteau et des glaces ?
-
Après m’avoir aidé, tu pourras manger tous les gâteaux et toutes les glaces que tu voudras. Dans ces occasions-là, Travis ne sert pas à grand chose.
-
Qu’est-ce que tu racontes ? À l’université de Winston il est l’un des professeurs favoris parce qu’il sait bien s’y prendre avec les jeunes. Il peut faire d’un cours de biologie une partie de plaisir.
Le visage en forme de cœur de Bethany fit une moue désenchantée.
-
Tu n’as pas besoin de me le dire, j’ai été une de ses élèves. Il est merveilleux avec les jeunes au-dessus de quinze ans, mais en dessous, ils ne l’intéressent pas et il ne le cache même pas.
Christine avait rencontré Bethany dans un cours d’histoire de l’art que celle-ci avait dû abandonner lorsqu’elle avant attendu Jan et que sa grossesse s’était révélée difficile. Elles étaient restées amies et, au fil des années, Christine avait pu se rendre compte que, même lorsque tout allait pour le mieux, Bethany trouvait toujours le moyen de voir le mauvais côté des choses.
-
Écoute, Bethany, dit-elle, j’ai vu Travis avec Jan. Il l’adore et s’occupe très bien d’elle.
-
quand il est seul avec elle, cela va encore mieux mais avec une bande d’enfants…
Elle hocha la tête.
-
Je me demande comment je peux t’ennuyer avec de si petits problèmes alors que tu viens de vivre une telle épreuve.
-
Une épreuve dont toute la ville parle, Chris.
Christine et Bethany tournèrent ensemble la tête pour voir entrer Patricia Prince. Ses lèvres parfaites dessinaient un demi-sourire. Elle était impeccablement vêtue et ses cheveux châtains descendaient sur ses épaules avec un reflet doré, faisant d’elle l’exacte reproduction d’une star de cinéma des années cinquante.
-
Mais je dois dire que je m’attendais à te voir deux fois pire.
Patricia pénétra dans la chambre avec cet air de propriétaire que Christine avait toujours tellement détesté. Quant à Bethany, intimidée, elle se leva aussitôt et dit :
-
J’allais parti, Patricia. Vous savez que je suis bénévole maintenant et que mon travail consiste à distribuer de la lecture. Je dois dire que je n’ai pas beaucoup de succès. Ce n’est pas étonnant : ce que j’ai à offrir est tellement vieux.
-
Vous aimez ce travail ?
-
Oh ! Ça peut aller. Enfin, c’est plutôt ennuyeux.
-
Mais c’est ridicule ! Vous savez faire de si beaux bouquets. Je suis sûre qu’ils auraient besoin de vous dans la boutique de fleuriste qui est à l’entrée de l’hôpital.
-
Je vais peut-être le leur suggérer.
-
Ne suggérez pas, Bethany, dit Patricia avec impatience. Montrez un peu de caractère. Exigez. La fille de Hugh Zane devrait pourtant avoir un peu de poids ici.
-
J’en parlerai à quelqu’un, dit Bethany avec un sourire gêné. Maintenant, il faut que je m’en aile. Porte-toi mieux, Chris. Au revoir, Patricia.
Elle dut s’y reprendre à plusieurs reprises pour faire passer son chariot à travers la porte.
-
Pourquoi es-tu toujours comme ça avec elle ? Demanda Christine.
Patricia sembla vraiment surprise.
-
Comme ça ? Que veux-tu dire ?
-
Autoritaire. Agacée.
-
J’essaie seulement de l’aider à tenir sur ses jambes.
-
Mais son père n’arrête pas de lui donner des ordres et maintenant tu t’y mets toi aussi.
-
Mon Dieu ! Dit Patricia en secouant la tête. Je ne veux pas lui donner des ordres mais je dois admettre que ses manières de biche effarouchée me rendent folle. Qui pourrait penser qu’elle est la fille de Hugh Zane ? Lui qui sait si bien commander.
-
C’est un vrai tyran.
-
Oui, je suppose, dit Patricia en éclatant de rire. Mais on a bien le droit d’être tyrannique lorsqu’on est plein de fric. Disons qu’il a confiance en lui.
-
Ces derniers temps, Bethany a essayé de devenir ton amie, elle t’a même aidée à arranger ton jardin, alors cela ne te tuerait pas d’être un peu plus gentille avec elle.
-
Je suppose que tu es désagréable avec moi parce que tu es malade maussade mais, si cela peut te mettre de bonne humeur, je te promets d’être plus gentille avec Bethany.
Patricia s’assit dans le fauteuil que Bethany venait de laisser, alluma une cigarette et sourit à Christine.
-
De toute façon, je suis sûre que notre petite Bethany n’est pas aussi douce avec tout le monde. Avec Travis, par exemple.
-
Qu’est-ce qui te fait dire cela ?
-
Je connais le genre de Bethany : douce avec les autres et une vraie peste pour son mari.
-
Je ne crois pas que Bethany puisse être une peste. Et je te fais remarquer que tu n’as pas le droit de fumer ici.
-
Je sais mais je vais essayer de tenir le plus longtemps possible.
Christine remarqua que ses doigts longs et bien soignés tremblaient légèrement. Patricia saisit le regard et dit d’un ton acerbe :
-
Cela fait des heures que je n’ai pas eu de cigarette. Je suis en manque. Mais, toi comment te sens-tu ?
-
C’est gentil de le demander. Très mal.
Patricia eut le rire éraillé de ceux qui fument beaucoup.
-
Je suis heureuse que tu ne joues pas les martyrs et je suis sûre que tu ne vas pas le croire mais je me fais des soucis pour toi.
-
Merci, dit Christine un peu déconcertée, mais tu viens peut-être aussi par curiosité.
-
Bien sûr que je suis curieuse mais Ames m’a donné l’ordre de ne pas te poser de questions. D’ailleurs je suis certaine que tu n’as pas envie d’entrer dans les détails de ce qui t’est arrivé.
-
Je peux tout de même te donner quelques détails. J’ai été agressée par un homme qui m’a couvert les yeux avec un tissu mouillé et qui m’a enfoncé un gant de toilette dans la bouche. Il s’est assis sur mes cuisses, m’a malaxé les hanches avec des gestes obscènes et m’a maintenu en l’air les mains chargées de poids jusqu’à ce qu’elles deviennent glissantes à force de transpirer et jusqu’à ce que mes bras commencent à trembler. Ensuite, il m’a laissée baisser les bras puis m’a frappé d’abord avec le poing puis avec un poids. Résultat, un traumatisme crânien, cette coupure et des contusions.
-
Mon Dieu ! Christine… (Patricia parut choquée). Je ne pensais pas que c’était aussi affreux.
-
Affreux ? Il aurait pu me tuer.
-
C’est carrément une tentative de meurtre et, à tout prendre, je préfère encore cela à une tentative de viol.
Elle frissonna.
-
S’il te plait, Patricia, ne parle à personne de ce que je t’ai dit à propos des gestes obscènes. Je n’aurais pas dû en parler. Tu sais bien que les commères de la ville se nourrissent de tels détails.
Patricia devint blême.
-
Je te promets de ne rien dire à personne.
Elle se rendit compte que son expression et sa voix s’étaient faites étrangement sincères et elle plaqua aussitôt un sourire sur son visage et reprit le ton acerbe qui lui était habituel.
-
De toute façon, je n’ai pas dans cette ville d’amies que je pourrais titiller avec de tels détails. Bien sûr, certains de nos voisins vont dans les heures à venir se forcer à être amicaux pour essayer de me tirer les vers du nez mais je ne leur donnerai pas satisfaction.
-
J’apprécierai ton silence, sourit Christine, quelles qu’en soient les raisons.
Patricia fronça les sourcils.
-
Un merci de la part de Christine ? Je crois que mon cœur va s’arrêter de battre. Et pour te montrer que j’ai un cœur, sache que ma principale raison pour me taire est le sentiment que ce qui arrive dans ta vie n’est en rien l’affaire des commères de la ville. Dieu sait que j’en ai plus qu’assez de leur curiosité malsaine. Et maintenant les vautours tournent au-dessus de nos têtes à cause de Dara. C’est un cauchemar.
-
Comment va Ames ? Il ne me dira rien de lui-même, j’en suis certaine.
-
À moi non plus, j’en ai peur. La nuit dernière a été épouvantable. Il était anéanti. Mais il semble bien que la police ne peut se contenter du fait qu’il a identifié le corps comme étant celui de Dara. La bague n’est pas une preuve suffisante. Ce matin, il s’est accroché à ce fait comme un homme qui se noie s’accroche à une bouée de sauvetage. Il était presque optimiste, convaincu qu’il ne s’agissait pas du corps de Dara.
-
Oh ! Non, s’écria Christine en secouant la tête. Tu sais bien que le corps est probablement celui de Dara et qu’il va connaître une terrible déception.
-
Je sais mais il n’y a pas moyen de discuter avec lui. Et parfois un faux espoir peut être mieux que pas d’espoir du tout. Malheureusement, son humeur ne s’est pas améliorée quand, au déjeuner, Jeremy a laissé échapper que vous aviez trouvé le journal de Dara. Est-ce vrai ?
-
Oh ! Mon Dieu, gémit Christine, Jeremy ne sait pas tenir sa langue. Oui, nous avons trouvé son journal dans un tronc d’arbre au bord de la rivière.
-
Dans un arbre ? Que c’est étrange ! Qu’est-ce qui vous a donné l’idée de le chercher là ?
-
Rhiannon. Elle a sauté sur l’arbre, Jeremy l’a suivie, il a mis sa main dans le trou et voilà.
-
On dirait que c’est tiré d’un roman de Nancy Drew.
-
Je sais mais, chez Nancy Drew, cela aurait été plus amusant. En vérité, il est étrange de trouver ce journal après si longtemps.
-
Oui, j’imagine, mais Jeremy nous a dit que vous l’aviez lu et que vous alliez le donner à la police.
-
Il a dit cela à Ames ?
-
Oui, et Ames l’a regardé, interloqué, a quitté la table et est allé s’enfermer dans son bureau en claquant la porte.
Christine sentit la détresse monter en elle. Elle se souvint que, quand Jeremy était descendu se coucher, il avait emmené Rhiannon et fermé la porte du sous-sol. Plus tard, quand elle réalisa que quelqu’un dehors, la surveillait, Rhiannon était tranquillement assise sur la table de sa salle à manger. Donc, à un moment quelconque, Jeremy était remonté sans faire de bruit, avait ouvert la porte, entendu Streak et elle lire le journal et dire qu’il fallait le livrer à la police. Il n’avait certainement pas voulu faire du mal à Christine en prévenant Ames mais il avait une conscience exigeante même si elle était parfois mal inspirée. Il s’était souvenu que Dara avait insisté sur le fait que personne ne devait lire son journal. Il l’avait répété à sa sœur. Il s’était donc senti trahi et il avait considéré que son devoir était de prévenir Ames que non seulement Christine et Streak avaient lu le journal mais aussi qu’ils allaient le donner à la police.
-
Jeremy n’aurait pas dû parler du journal, dit Christine. S’il l’a fait, c’est probablement qu’il était fâché contre moi. Il dit que Dara ne voulait pas que qui que ce soit le lise.
-
Mais tu l’as lu.
-
Oui.
-
Toi et Streak ?
-
Oui.
-
Que dit-il ?
-
Pas grand chose.
Christine cherchait à se défiler, gênée par le regard perçant de Patricia et par la tension qui montait. Patricia savait qu’elle mentait et elle avait du mal à le supporter. Peut-être même avait-elle peur.
-
Tu ferais mieux de ne pas donner ce journal à la police. Donne-le plutôt à Ames.
-
Trop tard. Il est entre les mains de l’adjoint Winter.
-
Quoi ! S’écria Patricia fermant les yeux un instant. Te rends tu compte que tu as déchaîné l’enfer ? Ames va devenir fou.
-
Je ne peux pas croire qu’Ames se conduise comme un fou, dit Christine faiblement, craignant déjà la colère de son tuteur.
-
Tu ne peux pas croire… Mon Dieu, Chris, tu ne le connais pas du tout.
-
Je savais qu’il serait furieux mais je sais aussi qu’il finira par se calmer.
-
Jamais ! N’oublie pas que nous parlons de Dara, de sa petite chérie, de son ange…
Patricia s’interrompit et regarda le plafond.
-
Je ne vais pas lui dire que tu as déjà remis le journal à la police. Je ne suis pas assez folle pour cela mais, honnêtement, Chris, comment as-tu été assez stupide pour donner ce maudit journal aux flics ?
-
Je ne suis pas stupide et, si je l’ai donné, c’est que c’était absolument nécessaire.
-
Mais tu viens de me dire qu’il n’y avait pas grand-chose dedans.
Les yeux de Patricia se firent soupçonneux et Christine se sentit comme une souris survolée par un aigle.
-
Ce n’est pas vrai, n’est-ce pas ? Demanda Patricia. S’il n’y avait pas quelque chose d’important dans ce journal, tu ne l’aurais pas donné à Winter.
Par bonheur, Christine n’eut pas à répondre car une infirmière venait d’entrer, l’œil furieux.
-
Il est interdit de fumer, cria-t-elle à Patricia. C’est contre le règlement. Absolument Nada. Verboten.
-
D’accord, j’ai compris, répondit Patricia, pincée, tout en tirant sur sa cigarette avec aplomb. Vous n’avez pas besoin de crier. Vous savez bien que nous, les accros, nous sommes un peu fous.
-
Vous devriez vous en aller. Vous mettez ma patiente dans touts ses états.
Patricia se leva avec grâce, regarda Christine et lui dit :
-
Crois-tu donc que tu vas pouvoir supporter de passer la journée et la nuit dans ce lieu horrible en compagnie d’une personne aussi charmante que ton infirmière ?
-
Tout ira bien, dit Christine faiblement, encore sous le coup de l’esclandre de Patricia.
-
Si tu ne le peux pas, je viendrai allumer un feu avec une de mes cigarettes pour faire diversion pendant que je te tirerai de là.
L’infirmière jeta un regard acerbe à Patricia qui demanda :
-
Veux-tu que je vienne te chercher demain matin ?
-
Tess doit venir.
-
Ah ! Tess la charmante. Si j’avais un mari de sept ans plus jeune que moi et beau comme est le sien, tu peux être sûre que je m’occuperais un peu mieux de ma personne. Elle a dû prendre au moins dix kilos ces derniers mois.
-
Peut-être Rey, l’aime-t-il pour autre chose que son apparence. En plus, elle est ma meilleure amie.
-
Me voici remise à ma place une fois de plus, dit Patricia en ajustant ses cheveux avec une lueur de défi dans le regard. Bon, courage, ma fille. Tu n’es pas belle aujourd’hui mais ça devrait s’améliorer dans un ou deux jours. Disons plutôt trois. Mais, ma chère, après cette histoire de journal, tu ne dois pas compter sur la sympathie d’Ames. J’ai bien peur que ton élan de bonne conscience ne te mette pour longtemps en mauvais termes avec lui.
-
Allez-vous enfin éteindre cette cigarette ! S’écria l’infirmière.
Patricia soutint son regard, laissa tomber son mégot sur le sol et l’écrasa lentement avec la pointe de sa chaussure en alligator. Elle passa ensuite devant l’infirmière en laissant derrière elle une bouffée de Chanel No 5 qui se mélangea à l’odeur du tabac.
-
Cette femme est épouvantable, murmura l’infirmière. Il ne faudrait pas la perdre une seconde du regard. J’ai même l’impression qu’elle pourrait être dangereuse.
-
Espérons que non, dit Christine en se laissant tomber sur ses oreillers et en fermant les yeux, souhaitant désespérément s’endormir pour oublier cette horrible journée.
2
Patricia quitta la chambre de Christine profondément agacée. Elle était venue parce qu’elle se faisait sincèrement du souci pour elle et elle repartait après avoir eu avec elle des mots désagréables. Bien entendu, se dit-elle, c’était parce qu’elle avait pu se rendre compte que Jeremy n’avait pas dit n’importe quoi en parlant de ce maudit journal. Le fait que Christine ait donné ce document à la police peut avoir pour moi de terribles conséquences, pensa-t-elle. Dieu seul sait ce que cette maudite fille a pu confier à son journal.
-
Patricia Prince, comme vous êtes élégante aujourd’hui !
Elle s’arrêta et se trouva face à un homme de la même taille qu’elle, avec des cheveux blancs clairsemés, des yeux bleu pâle protubérants, un nez rougi par la couperose.
-
Merci, docteur Holt, dit-elle. Il est difficile de savoir quoi porter en ce moment. Un jour il fait froid et, le lendemain, un beau soleil réchauffe l’atmosphère.
-
Avec le poil de chameau, on est toujours bien quel que soit le temps, sauf bien sûr au cœur de l’été.
Il émit un petit rire sec pour souligner cette mauvaise plaisanterie.
-
Est-ce que vous rendez visite à un patient dans le cadre de vos actions charitables ?
Patricia lui lança un regard perçant. Elle ne s’adonnait pas aux actions charitables et elle se demandait s’il ne se moquait pas d’elle, mais non, il semblait naturellement aimable.
-
Je suis venue pour voir Mlle Ireland.
-
Mlle Ireland, dit-il comme s’il s’interrogeait.
Puis la lumière se fit dans ses yeux bleu pâle et il dit :
-
Oh ! Votre pupille.
-
L’ex-pupille de mon mari.
-
Oui. Elle a reçu un bien mauvais coup sur la tête. Savez-vous ce qui lui est arrivé ?
Patricia fronça les sourcils.
-
Elle ne vous l’a pas dit ?
-
Elle n’est pas entrée dans les détails. Je suis sûr qu’elle le fera quand elle sera un peu mieux. Bien entendu, je ne lui ai rien demandé. J’étais surtout préoccupé par son état.
Tu parles ! Pensa Patricia. Le docteur Holt avait la réputation d’aimer les ragots. Il était toujours en train de pêcher ici où là des informations et plus elles étaient salées, plus il les aimait.
-
Il y a un policier qui est venu, dit-il d’un ton confidentiel. Non pas le shérif Teague mais un pied-plat d’adjoint.
-
Je suis certaine que Christine lui a dit tout ce qu’il y avait à dire.
-
Christine ? Ah ! Mlle Ireland.
Il avança la main et tâta la manche de son tailleur.
-
Quelle coupe élégante ! Vous l’avez achetez à New York ?
-
Je l’ai acheté en ville.
Patricia essaya de s’éloigner de lui, il était amical, elle le savait, parce que Ames avait sauvé son fils d’une peine de prison qu’il avait sans doute méritée. Il se prenait pour le chéri de ses dames et elle se demandait pourquoi il entretenait cette illusion qu’un simple regard dans une glace aurait dû détruire. Il lui donnait la chair de poule.
Elle aperçut Sloane Caldwell qui traversait le hall. Elle pensa qu’il allait s’arrêter pour parler et venir à son secours mais il se contenta de sourire et de faire un signe de tête avant de se diriger vers la chambre de Christine. Patricia se rendit compte que le docteur Holt la fixait intensément. Quelques années plus tôt, avant son mariage avec Ames, la rumeur l’avait presque fiancée avec ce petit homme fielleux et elle en avait été horrifiée.
-
Comment va Mme Holt ? Demanda-t-elle.
-
Bien, comme d’habitude.
-
Et vos fils ?
-
Bien aussi. Ils ont de bons résultats dans leurs collèges respectifs.
-
C’est merveilleux, dit Patricia avec douceur.
Elle ne pouvait pas sentir Holt mais elle n’avait pas besoin d’un ennemi supplémentaire dans la ville. Après la mort d’Ève Prince, d’une overdose de somnifères, les gens avaient dit qu’elle s’était conduite comme une infirmière négligente en la laissant faire des réserves de pilules. Ils avaient dit encore bien pire lorsqu’elle avait épousé Ames six mois plus tard. Contre Ames, ils n’avaient rien trouvé. À leurs yeux, il s’était marié pour soulager un insupportable chagrin.
C’était vrai mais ce qu’ils ne savaient pas, c’est que Patricia avait découvert la réserve de pilules d’Ève et qu’elle les lui avait enlevées deux jours avant sa mort. Mais Ames avait récupéré les somnifères et les avait rendus à Ève, lui permettant ainsi de mettre fin aux insupportables souffrances provoquées par son cancer du pancréas. Si cela n’était pas arrivé le jour de congé de Patricia, les commères de la ville l’auraient probablement accusée de meurtre. Heureusement, Ames avait fait savoir à tout le monde que Patricia n’était pas à la maison ce jour-là. Plus tard, il lui avait avoué ce qu’il avait fait. Elle avait conservé le secret et bien qu’elle ne l’aimât pas et qu’elle ne l’ait épousé que pour la sécurité qu’il lui offrait, elle n’avait jamais trahi sa confiance.
-
J’ai le sentiment, dit le docteur Holt, que votre relation avec cette Kathleen est bien meilleure que celle que vous aviez avec Dara.
-
C’est vrai mais elle s’appelle Christine.
Sans doute exagérait-elle. Il est vrai qu’elle ne se disputait jamais avec Christine comme elle le faisait avec Dara mais il est vrai aussi qu’elle avait ressenti son arrivée et celle de Jeremy dans la maison comme une intrusion. Les relations, qui étaient déjà tendues, en avaient été aggravées.
Maintenant, Patricia souhaitait être plus amie avec Christine. Elle avait besoin d’une confidente. Elle avait le sentiment qu’il y avait en elle une certaine sagesse qui aurait pu l’aider à sortir de la situation où elle s’était mise ces temps derniers. Peut-être parce que Chris avait toujours été plus raisonnable que son âge. Peut-être parce qu’elle agissait toujours avec un grand sens de ses responsabilités. Ou peut-être simplement parce que Patricia était vraiment désespérée. Mais n’était-il pas trop tard pour arranger les choses ?
-
Christine n’a pas un tempérament aussi nerveux que l’avait Dara, dit Patricia. Et je ne suis pas sa belle-mère. Dara n’a jamais accepté le remariage de son père.
-
C’était très égoïste de sa part, dit-il en la dévisageant. J’ai entendu dire que son corps avait été retrouvé. C’est tellement tragique. Avez-vous une idée de qui est responsable de sa mort ?
-
Non et mon mari m’a demandé de ne pas parler de cette tragédie.
-
Je le comprends mais cette situation doit être difficile pour vous.
Il lui lança un regard caressant.
-
Très difficile.
Elle avait envie de crier à cet homme de cesser de la regarder avec ses yeux lascifs mais elle s’obligea à lui faire un sourire agréable.
-
Vous êtes tellement gentil. Vous l’avez toujours été.
elle regarda sa montre et s’écria :
-
Mon Dieu ! Il est tard ! Je suis en retard comme d’habitude. J’ai été très heureuse de vous rencontrer.
-
Moi aussi, ma chère. Peut-être pourrions-nous prendre un café un jour. Ou mieux encore, un verre dans un endroit tranquille.
-
Ce serait merveilleux, dit-elle en s’éloignant de lui, dites bonjour à votre charmante femme et à vos grands et beaux enfants.
Elle ne vit pas qu’il la suivait des yeux dans le hall, d’un air renfrogné.
3
-
Mon Dieu, Chris, tu n’es pas belle à voir !
Christine fit la grimace.
-
Sloane, si les gens n’arrêtent pas de me dire à quel point je suis moche, je vais finir par faire un complexe.
-
Désolé, ma douce.
Il l’appelait encore ma douce malgré ce qui s’était passé entre eux. Depuis leur rupture, ils étaient restés en bons termes même s’ils ne se voyaient pas souvent.
-
Tu sais bien que je ne ferais pas exprès de te faire de la peine.
-
Je t’en remercie même si tu viens tout juste de me dire que j’étais à faire peur. Et ces fleurs sont pour moi ?
-
Ouais ! Je les ai vues dans la salle des infirmières et je les ai piquées.
-
Et tout à fait par hasard, ce sont des roses jaunes, mes préférées.
Il rit et lui tendit le bouquet. Elle le sentit et soupira d’aise.
-
Merci, Sloane. Et il y en a douze. Elles ont dû te coûter un maximum.
-
Ce n’est qu’un modeste gage de mon estime et du bonheur que j’éprouve en voyant que tu vas bien.
Il reprit le bouquet, le posa sur la table de nuit et se rapprocha du lit.
-
Mon seigneur et maître, Ames Prince, m’a demandé de ne pas te poser de questions sur ce qui t’est arrivé. Je dois dire que tout Wiston croit que tu es aux portes de la mort.
-
J’en suis loin, même si j’ai l’air d’une moribonde mais j’espère que Jeremy n’entendra parler de rien.
-
Je pense qu’il peut être tenu à l’écart, au moins jusqu’à demain. Ensuite, tu rentres à la maison, non ?
-
C’est ce qu’on me dit et je l’espère de tout cœur. Je déteste les hôpitaux.
-
Je m’en souviens. Je ne les aime pas trop moi-même.
Il lui caressa doucement les cheveux.
-
Ma pauvre petite, quelle horrible chose tu as vécu.
Il n’y avait rien de romantique dans sa caresse, simplement de la sympathie, mais Christine se sentit soudain gênée. Dans son journal, Dara avait baptisé S.C. un de ses amants et elle était convaincue qu’il s’agissait de Sloane. Elle ne pouvait s’empêcher de les voir tous les deux dans une étreinte lascive. Elle se sentit rougir et elle ne savait pas si c’était de colère ou d’embarras.
-
Chris, tu me sembles un peu bizarre. Veux-tu que j’appelle une infirmière ?
-
Tu me dis d’abord que je ne suis pas belle, maintenant tu me dis que je suis bizarre, dit-elle avec une légèreté affectée. Décidément, ta visite me fait beaucoup de bien.
-
Je suis désolé. Tu as toujours dit que je n’avais pas l’âme d’un poète.
-
Je n’ai jamais dit ça.
-
Si, tu l’as dit, une nuit que tu avais trop bu et que tu insistais pour me lire des vers de quelqu’un qui s’appelait William Wadsworth.
-
Wordsworth. Mon poète favori. J’ai dû t’ennuyer à mort. Je crois même que tu as somnolé.
-
Je ne somnole jamais. Je suis toujours le boute-en-train dans les soirées, toujours prêt à raconter des histoires sans queue ni tête. Je suis même capable de me mettre un abat-jour sur la tête en dansant le jittebug.
-
Toi, un boute-en-train !
Christine éclata de rire.
-
Tu as bien trop besoin de faire bonne impression.
-
Tu essaies de me faire passer pour un colossal bon à rien.
-
Non pas comme un bon à rien mais comme un homme tout à fait correct. Un vrai personnage tiré d’un roman de Henry James.
Sloane sourit.
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Le fait que tu te moques de moi prouve que tu ne vas pas si mal que ça.
Il se pencha et l’embrassa légèrement sur le front.
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Je suis heureux que tu ne sois pas gravement blessée. Quand je pense à ce qui aurait pu t’arriver !
Il se leva.
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Essaie de passer une bonne nuit. Je t’appelle demain.
4
La nuit lui sembla interminable. Elle avait mal à la tête, les draps rêches lui grattaient les jambes et sa chemise de nuit d’hôpital n’arrêtait pas de s’enrouler autour de sa taille. Les infirmières ne semblaient pas se rendre compte que les patients avaient besoin de sommeil. Elles parlaient et riaient entre elles avec des voix qui semblaient plus fortes que la normale. Quand elles ne parlaient pas, elles se glissaient dans sa chambre pour s’assurer qu’elle dormait, leurs semelles en caoutchouc grinçant sur le carrelage. À une heure du matin, Christine sentait qu’elle allait se mettre à crier.
Il me faut encore attendre huit heures pour rentrer à la maison, pensa-t-elle, désespérée. Je serais si bien dans ma merveilleuse maison, avec de la musique et ma chatte à la douce fourrure qui me suit partout. Je ferai réchauffer des petits pains à la cannelle pour le café de mon petit déjeuner. Je me demande quel goût je vais choisir : Stockholm, Kenya, noix de vanille ?
Une demi-heure plus tard, le tourbillon des idées commença à s’apaiser en elle à cause de la fatigue de ces deux derniers jours. Son esprit passait d’une pensée inachevée à une autre lorsqu’elle entendit soudain un terrible grondement. Encore un orage, se dit-elle tristement. Encore de l’eau glaciale et des jours sinistres.
La violente sonnerie du téléphone la tira brusquement de cette crainte. Tandis qu’elle essayait d’ouvrir les yeux, elle priait pour que ce ne soit pas Jeremy. Il devait savoir maintenant qu’elle était à l’hôpital.
elle saisit le combiné et murmura :
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Christine Ireland.
Elle n’entendit que le silence, mais pas un silence absolu. On aurait dit une roue tournant à toute vitesse. Un bruit mécanique. Un sixième sens l’alerta aussitôt.
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Ici la chambre de Christine Ireland, murmura-t-elle.