Si elle devait mourir

 

 

Roman

 

 

 

 

 

 

 

traduit de l’anglais (États-Unis)

par Jean-Pierre Cartier

 

 

 

 

Prologue

 

 

Elle s’appelait Dara. Son père aurait voulu l’appeler Angelina mais sa mère, Ève, après avoir plongé les yeux dans ceux de son bébé, deux minutes après sa naissance, avait compris qu’elle n’aurait rien d’un ange. Elle avait donc décidé de la nommer Dara, ces deux syllabes, un peu dures, lui semblant convenir à ce que serait, pensait-elle, son tempérament.

Pour l’heure, elle était assise sur la balustrade du vieux pont de bois à demi pourri qui traversait la rivière Crescent et elle regardait la lune noire. Au cours d’un de ses rares moments de patience, elle avait tenté d’expliquer à Jeremy, son frère « hérité », que, selon les enseignements de Wicca, chaque fois qu’il y a deux nouvelles lunes dans le même mois, la seconde, appelée la lune noire, est considérée comme la plus puissante.

En dépit de ses approbations et de ses sourires, elle avait eu le sentiment que Jeremy n’avait pas compris grand-chose. À dix sept ans, il avait un QI ne dépassant pas soixante dix. Les gens disaient de lui que, au point de vue émotionnel et intellectuel, il n’avait pas plus de onze ou douze ans. C’était arbitraire, bien entendu mais il était certain que, par bien des côtés, il n’était pas un enfant comme les autres. Dara ne comprenait pas vraiment ce handicap et d’ailleurs elle ne s’y intéressait guère. Pour elle, Jeremy n’était pas normal et c’était tout.

Elle était donc assise sur la balustrade du vieux pont et elle buvait de petites gorgées de vodka au goulot d’un flacon, regrettant désespérément que son père soit devenu le tuteur légal de Jeremy et de sa sœur aînée, Christine, dont les parents avaient été tués, quatre ans plus tôt, lorsque leur petit avion s’était écrasé. Jeremy la gênait profondément. Elle craignait toujours que les gens ne le considèrent comme son vrai frère. Au moins n’était-il pas atteint du syndrome de Down qui donnait à certains retardés mentaux des têtes bizarres dont les bouches restaient ouvertes. Il avait au contraire la grâce d’être beau, un peu à la manière de Brad Pitt en plus grand et plus athlétique. Dieu est parfois un drôle de plaisantin, pensa-e-elle en rêvassant, mais ses plaisanteries se retournent toujours contre les humains.

Christine, la sœur aînée, n’était pas une plaisanterie, elle. Elle avait vingt et un ans, n’était certainement pas plus belle que Dara mais plus intelligente, au moins en ce qui concernait les questions intellectuelles. Les gens admiraient également sa maturité, son équilibre et son sens des responsabilités. Les professeurs l’aimaient et Dara se dit avec écœurement que, pendant toute sa scolarité, elle n’avait probablement jamais eu une note au-dessous de A+.

  • Bien sûr, je n’ai jamais accordé la moindre importance aux notes, annonça-t-elle avec l’aplomb d’une personne légèrement éméchée à Rhiannon, sa petite chatte blottie sur ses genoux. Quand un professeur t’aime, il te met un A à la place du D que tu aurais mérité et tout le monde se met à baver d’admiration alors que, peut-être, tu as tout simplement copié sur ton voisin.

Elle prit une autre gorgée de vodka et se mit à fixer la lune. Elle aimait le jour parce qu’elle pouvait voir son image se refléter dans la rivière mais elle préférait la nuit qui était douce, caressante, séduisante et magique. Elle resta un long moment, heureuse, dans le silence, regardant les étoiles, la lune noire et écoutant les grenouilles chanter le printemps. Serrant Rhiannon dans ses bras, elle caressa sa noire fourrure et sentit son dos se cambrer sous sa main. Alors, elle se leva et récupéra son baladeur. Après tout, le pont sur la rivière Crescent était assez éloigné des habitations pour qu’elle puisse écouter la musique aussi fort qu’elle l’aimait et sans déranger les gens mais elle ne souhaitait pas qu’on sache qu’elle se trouvait là, à onze heures du soir, dans son lieu secret alors qu’elle aurait dû être en train de potasser sa leçon d’anglais pour un cours qu’elle était de toute façon bien décidée à sécher.

Dara plaça un disque compact sur le baladeur et la chanson Rhiannon, de Fleetwood Mac, chantée par Stevie Nicks, fit irruption dans la nuit. Elle avait choisi la nouvelle version avec l’introduction martelée au piano. C’était sa chanson favorite avec sa mélodie et ses paroles obsédantes.

L’obscurité et la vodka l’avaient apaisée pour un temps. Elle se leva et se mit à onduler doucement sous la lune, balançant au vent ses cheveux, les yeux clos, toute à son plaisir. Laissée à elle-même, Rhiannon sauta sur un arbre, se percha sur une branche, entoura ses pattes de sa queue et contempla la scène de ses grands yeux dorés.

Dara dansa ainsi dans un complet abandon, passant les mains dans ses cheveux, les yeux fixés sur la lune. Nulle part ailleurs elle n’aurait pu avoir une telle liberté et c’est bien pour cela qu’elle aimait être ici. Pour elle, ce lieu était mystique, sans doute parce qu’il avait été habité autrefois par les Indiens. C’était une péninsule qui s’étendait au-delà de la rivière Crescent. Pendant plus d’un siècle, elle avait été cultivée et tout le matériel des fermiers passait alors par ce pont. Quand les terres furent abandonnées, celui-ci le fut aussi et il était maintenant à demi pourri, un pont dangereux qu’il ne valait pas la peine de réparer. Plus tard, des archéologues avaient obtenu la concession du terrain pour y faire des fouilles.

Dara avait toujours détesté les cours d’histoire mais, pour une raison qu’elle ne comprenait pas, elle s’était passionnée lorsque les archéologues avaient découvert un village construit par des Indiens connus sous le nom de « bâtisseurs de tumulus ». Elle se souvenait, avec bonheur, du temps où, chaque matin, elle se glissait sur le terrain. Personne ne l’avait chassée et même la plupart des chercheurs considéraient, amusés, cette si jolie petite fille de douze ans qui regardait avec des yeux éblouis leurs trouvailles dans leur gangue de terre. Jamais elle ne dérangeait quoi que ce soit, elle n’allait pas où c’était interdit et elle prenait plaisir à aller chercher de l’eau pour rafraîchir les fouilleurs en sueur. Elle allait même jusqu’à leur offrir des tablettes de chocolat ou des gâteaux au beurre de cacahuète qu’elle confectionnait elle-même.

C’est à cette époque qu’elle connut le jour le plus extraordinaire de sa vie, le jour où les chercheurs découvrirent un tumulus contenant huit squelettes, six adultes et deux enfants couchés sur le côté gauche, le visage tourné vers l’ouest selon leurs rites funéraires. Dara était restée là jusqu’au coucher du soleil, trop fascinée pour se préoccuper de son père qui se faisait du souci parce qu’il n’avait aucune idée de l’endroit où elle se trouvait.

Plus tard, quand il l’eut découvert, il lui interdit de retourner à la péninsule. Le vieux pont n’était pas sûr, lui dit-il. Il y avait des vagabonds qui hantaient les lieux et des serpents qui se glissaient dans les herbes. Il y avait même des putois qui étaient porteurs de la rage. Dara avait été prise d’un rire incoercible en entendant cela et elle avait répondu que jamais personne n’avait été attaqué par une moufette. Elle avait été stupéfaite lorsque son père, qui l’adorait et lui passait toutes ses fantaisies, avait fait mine de la gifler.

À cette époque, Dara était surprise que son père ne comprenne pas la plaisanterie alors que sa mère la comprenait si bien. Plus tard, elle avait pensé qu’il avait été impressionné par la découverte des squelettes et frustré de constater qu’il ne lui était pas possible de la tenir éloignée de ce lieu qui, sans qu’il veuille l’avouer, lui faisait peur. Rien ne faisait peur à Dara, excepté l’idée qu’elle allait vieillir et perdre sa beauté mais, pour le moment, elle n’avait que dix neuf ans et le temps n’était pas encore venu de s’en préoccuper.

La chanson Rhiannon s’achevait. Dara se préparait à la rejouer lorsqu’elle entendit un bruit. Elle se raidit. À plusieurs reprises, Jeremy l’avait suivie jusqu’ici la nuit. Jamais elle ne lui parlait méchamment. Elle détestait l’admettre mais il lui suffisait de regarder son visage sans méfiance et ses yeux pleins d’adoration pour qu’il lui fût impossible d’être désagréable avec lui. Alors, elle lui avait parlé des serpents, des sorciers, de tout un tas d’horreurs en espérant le terrifier mais elle n’avait pas réussi. Sans cesse il lui demandait de lui montrer l’endroit où les anciens Indiens avaient vécu. Il était aussi fasciné qu’elle par ce lieu. Pis encore, elle n’osait pas trop se fâcher lorsqu’il la suivait : elle craignait qu’il ne dise à son père qu’elle venait toujours à la rivière alors que celui-ci était parvenu à se convaincre qu’elle n’y venait plus. Miraculeusement, Jeremy avait conservé le secret et elle avait plu continuer ses visites.

Elle regarda Rhiannon. Les yeux dorés du chat étaient tournés vers la rivière et Dara entendit un autre bruit. On aurait dit qu’un petit animal, un rat musqué ou un vison, venait de sauter dans l’eau. Elle pensa que c’était dommage de troubler ainsi la tranquillité de la campagne. Ces créatures ne réalisaient-elles pas qu’elle était l’une d’entre elles, sauvage, pleine d’une énergie animale emprisonnée dans une forme humaine ? Elle sourit. Voici maintenant qu’elle faisait de la poésie, comme sa « presque » sœur Christine. Mais Christine n’était pas émue par ce lieu. Elle ne l’aimait pas. Elle était une étrangère qui, à l’inverse d’elle, n’avait rien à faire ici.

Dara savait que c’était un animal qu’elle avait entendu et, pourtant, elle se sentait mal à l’aise. Sa respiration s’accéléra. Chacun de ses sens se mit en alerte, vibrant de l’appréhension primaire du danger et de l’instinct de conservation. Elle éteignit son baladeur, s’éloigna du pont et se dirigea vers l’arbre sur lequel Rhiannon était assise, alanguie, sur sa branche.

Dara s’arrêta et prit sous une grosse pierre plate une lourde boule de cristal enveloppée dans un sac en velours bordeaux. Cette boule avait appartenu à sa mère, Ève, lorsque celle-ci s’était entichée de sorcellerie, juste pour passer le temps, avait-elle dit à Dara.

Quand elle était plus jeune, Dara avait été un peu effrayée par cette histoire de sorcellerie mais, après la mort de sa mère, elle avait insisté pour avoir la boule de cristal. Elle aimait regarder à travers elle le soleil et la lune, fascinée par le jeu des couleurs qui la traversaient. Elle pensait que cette boule lui portait bonheur en même temps qu’elle lui rappelait sa mère. Maintenant, cependant, elle la voyait plus comme une arme que comme un objet de divination. Mais il n’y avait rien à craindre. Était-ce si sûr ?

Elle fut soudain saisie d’une froide appréhension, comme si un doigt glacé la touchait à la gorge. Ces derniers temps, elle s’était sentie anxieuse et même, par moments, une peur intense s’était emparée d’elle, une peur qu’elle n’avait jamais connue de sa vie. Une peur dont elle était responsable, elle s’en rendait compte maintenant. Elle avait joué un jeu dangereux, un jeu qu’elle ne contrôlait plus. Elle avait poussé les choses trop loin. Elle le regrettait amèrement mais elle ne savait comment sortir de cette situation.

À moins, pensait-elle, de quitter la ville. Après tout, depuis la semaine dernière, rien ne l’obligeait à rester, sinon son père auquel elle n’avait jamais pardonné son remariage avec une femme beaucoup plus jeune. Elle ne lui pardonnait pas non plus d’avoir fait entrer dans leur foyer Jeremy et Christine. Elle pouvait donc s’en aller mais elle ne se sentait pas capable de l’abandonner. Il serait tellement furieux, déçu, humilié. Il ne comprendrait jamais.

Sans doute se mettrait-il à la haïr et, cela elle ne pourrait le supporter.

Pourtant il lui faudrait partir, se dit-elle avec fermeté. Elle y pensait depuis quelque temps, se demandant où elle irait. Sur son compte en banque, elle avait même retiré dix mille dollars, l’argent accumulé grâce aux cadeaux reçus pour Noël ou pour ses anniversaires. Elle hésitait encore. Quitter ce lieu où elle avait toujours vécu était une décision déchirante. Elle ne savait plus. Pour l’instant, elle se sentait prise du désir fou de partir cette nuit même, compte tenu des mauvaises vibrations qu’elle avait ressenties ces jours derniers. Oui, elle devait partir cette nuit même.

En réalité, elle avait peur. Peur de rester et peur de partir. Mon Dieu, quel embarras ! Elle s’assit sur une pierre et sentit la chaleur des larmes qui coulaient sur ses joues.

Il y eut un coup de vent et la pluie se mit à tomber. Il pleuvait toujours en mars et, certaines années, la rivière gonflait, joyeuse, et se précipitait dans l’Ohio toute proche. Il en serait sans doute ainsi cette année et ce serait tant mieux : une inondation apporterait un peu d’animation dans cette ville si calme de la Virginie-Occidentale. Mais au fond, se demanda t elle, était-ce bien d’animation qu’elle avait besoin ?

Perchée sur sa branche, Rhiannon se mit à gronder et Dara la regarda, surprise. Rhiannon avait toujours été un félin étonnamment silencieux. C’est tout juste s’il lui arrivait de miauler une ou deux fois par semaine. Elle ne ronronnait presque jamais et, à plus forte raison, on ne l’entendait jamais gronder.

Dara regarda autour d’elle. Il y avait quelqu’un sur le chemin qui descendait vers le pont. Quelqu’un dont la silhouette était comme auréolée par la clarté de la lune et des étoiles.

  • Jeremy ? appela Dara d’une voix stridente

Elle était raidie par une soudaine panique.

Mon Dieu, pensa-t-elle, je ne suis vraiment pas dans mon état normal, malgré la vodka qui, d’habitude, me calme.

En dehors de Jeremy, la seule personne à qui il arrivait de passer ici était Streak Archer, un ami un peu excentrique de son père qui avait l’habitude de faire son jogging la nuit mais il se faisait reconnaître chaque fois qu’il approchait.

  • Streak, appela-t-elle

Pas de réponse.

  • Christine ? Essaya-t-elle d’une voix qui se brisait.

Christine ne venait jamais ici mais peut-être Jeremy lui avait-il confié son secret et peut-être jouait-elle le chien de garde auprès d’elle parce que leur père et leur belle-mère étaient sortis pour la soirée. La silhouette était haute, peut-être un mètre quatre vingt cinq, peut-être moins. À côté de Dara, si petite, Christine pouvait passer pour une amazone. Peut-être était-ce elle en réalité qui venait la chercher pour la ramener à la maison. Alors pourquoi ne répondait-elle pas ?

La silhouette se tenait parfaitement immobile, le visage dissimulé dans l’ombre. soudain, une voix explosa :

  • Dara ! Je ne vous avais pas vue, cachée sous cet arbre.

Dara ne savait pas si elle devait être effrayée par la présence de cette personne ou soulagée par le ton si amical de sa voix. Elle décida de se montrer nonchalante.

  • Je ne me cachais pas, dit-elle. J’étais juste assis, en train de profiter de la nuit. Vous sentez ce vent ? Il y a une tempête qui s’annonce.

Pas de réponse. Dara ferma à demi les yeux. Il y avait dans le corps de son visiteur une étrange tension et sa voix non plus ne lui avait pas semblé naturelle. Une voix trop joyeuse et malgré toute tendue. Dara était sur ses gardes. Quelque chose n’allait pas.

  • Je dois rentrer à la maison, dit-elle d’une voix aussi normale que possible. Je ferai le chemin avec vous.

Ses mains transpiraient lorsqu’elle saisit la boule de cristal. Une fois de plus, celle-ci était pour elle non pas un souvenir mais une arme et, d’une certaine façon, un objet de protection spirituelle, parce qu’elle avait appartenu à sa mère.

Elle fit quelques pas en avant tandis que le vent ébouriffait ses cheveux, elle tremblait, se demandant si elle était vraiment en danger ou si c’était l’influence de la lune noire qui la rendait folle.

Les yeux dorés de Rhiannon restaient fixés sur le visiteur. Elle se dressa sur sa branche, ses yeux n’étaient plus que deux fentes, son dos s’arqua, sa queue se gonfla, ses oreilles s’aplatirent et elle émit des sons qui ressemblaient è des sifflements.

Vingt minutes plus tard, alors que les premières gouttes de pluie commençaient à tomber dans l’eau déjà gonflée de la rivière Crescent, Rhiannon se mit à marcher délicatement sur la balustrade du pont. Ses oreilles restaient couchées en arrière, sa fourrure noire et luisante était hérissée, son dos arqué. Ses pattes laissaient derrière elles des empreintes sanglantes tandis que le baladeur, au maximum de sa force, envoyait la mélodie obsédante de Rhiannon dans l’obscurité vide et jusqu’à la lune noire.

 

Chapitre 1

 

Trois ans plus tard

 

Christine Ireland fit un effort pour refermer le bracelet d’argent orné de grenats sur le poignet dodu que sa cliente tendait vers elle. Elle y parvint et vit aussitôt les veines de cette femme qui commençaient à enfler.

  • Wilma, dit-elle, ce bracelet est très beau mais il lui faudrait quelques centimètres de plus.

Wilma Archer lui fit un charmant sourire.

  • Oh ! Christine, s’exclama-t-elle, ne vous ai-je pas dit qu’il était destiné à fêter le diplôme de ma petite-fille dans deux mois ? Juste ciel, si je devais porter celui-ci toute une journée, je serais vite candidate à l’amputation.

Christine soupira d’aise et sourit. Il y avait tant de clientes de la bijouterie Prince qui tentaient de glisser leurs poignets ou leurs doigts dans des bijoux bien trop petits pour elles et qui se sentaient insultées si l’employée leur suggérait d’en choisir des plus grands. Bien sûr, Christine connaissait Wilma Archer depuis des années et elle savait qu’il n’y avait pas en elle une once de vanité.

  • Êtes-vous sûre que vous ne préféreriez pas un bracelet en or ? Demanda Christine en défaisant le bracelet.
  • Bien sûr, je le préférerais en or avec quelques diamants. Il serait trois fois plus cher et ma petite fille risquerait de se le faire voler dans son dortoir.
  • Je ne savais pas qu’elle était pensionnaire, dit Christine en replaçant le bracelet dans son écrin bleu garni d’ouate et portant un discret logo doré. Elle ne va donc pas au collège de Winston ?
  • Elle a l’ambition d’aller à Princeton parce que c’est là qu’a étudié Brooke Shields mais ses notes vont sans doute l’obliger à rester à l’université de Winston. Ce n’est d’ailleurs pas une mauvaise école.
  • C’est là que j’ai fait mes études, dit Christine.
  • Et vous avez été reçue avec les félicitations du jury, ce qui n’arrivera certainement pas à ma petite-fille. Vous avez bien fait de rester à la maison. Ses parents paient une fortune pour qu’elle vive sur le campus et dorme dans un étroit dortoir alors qu’elle habite à un quart d’heure de l’école.

Wilma soupira.

  • Oh ! Je suis persuadée qu’elle n’y restera pas plus d’une année, mais, si par miracle elle était reçue, je lui offrirais non seulement un bracelet mais une bague et des boucles d’oreilles en or, en grenat et avec des diamants.
  • Cela suffirait peut-être pour l’engager à faire des efforts.
  • Je l’espère mais je n’en mettrais pas ma tête à couper – Wilma jeta un regard sur la vitrine du magasin. C’est là que mon mari a acheté ma bague de fiançailles. C’était encore le vieux M. Prince qui s’occupait du magasin (elle leva les yeux au plafond). Vous vous rendez compte, je parle du vieux M. Prince alors qu’en ce temps-là il était plus jeune que je ne le suis maintenant. Il est vrai qu’il semblait déjà aussi vieux que les collines qui nous entourent et qu’il était toujours si grave. Chaque fois qu’il vendait un bijou, on aurait pu croire que c’était l’événement le plus important de la semaine. Il donnait l’impression que la moindre bague ornée d’un minuscule éclat de diamant faisait partie des joyaux de la Couronne. Quel dommage qu’ Ames n’aie pas voulu prendre sa suite ! Le vieux M. Prince aurait souhaité voir son magasin passer de génération en génération. Au moins ne l’a-t-il pas vendu.
  • Mais, Wilma, c’est le droit qui a toujours passionné Ames et il ne doit pas le regretter car il a une bonne clientèle pour une petite ville de trente cinq mille habitants. Il doit être bon.

Wilma sourit.

  • Est-il aussi bon tuteur qu’il est un bon homme de loi ?
  • Vous savez bien que oui et que je lui suis reconnaissante chaque jour que Dieu fait de s’occuper et de Jeremy et de moi.

Christine se souvint : elle avait dix sept ans et elle avait eu le sentiment de tomber dans un puits obscur et glacé le jour où elle avait vu un docteur entrer dans la salle d’attente de l’hôpital où ils attendaient depuis cinq heures, Jeremy et elle. Il avait le visage grave et, d’une voix très douce, il leur avait annoncé que leurs parents avaient été tués lorsque le petit avion du père s’était écrasé. Jeremy avait commencé à faire entendre un lent et monotone gémissement. Christine l’avait serré dans ses bras, envahie par la peine et l’horreur en même temps que par la certitude que c’était maintenant à elle de s’occuper de son jeune frère mentalement retardé. Elle devait le protéger et surtout l’empêcher de tomber aux mains de gens qui le laisseraient dépérir par manque d’attention et d’amour.

  • Je ne sais pas ce que nous serions sans Ames, dit-elle à Wilma. Je n’aime pas m’apitoyer sur moi-même mais les quelques vieux parents qui nous restaient ne voulaient pas de nous.

En réalité, c’est de Jeremy qu’ils ne voulaient pas, en dépit de l’importante somme d’argent que leur père avait laissée pour leur éducation.

  • Quelle honte ! Explosa Wilma en tapant avec force de ses doigts boudinés sur une vitrine. Je dis que la famille est la chose la plus importante dans la vie. La plus importante. Je me plains quelquefois des miens mais je les chéris.
  • Même s’il leur arrive de jeter l’argent par les fenêtres ?
  • En dépit de tous leurs défauts.

Christine rit et Wilma :

  • C’est si bon de vous entendre rire, chérie. Cela vous arrive si peu, une belle jeune fille comme vous. En réalité, vous ressemblez plus à Ames que sa véritable fille. Responsable et raisonnable.

C’est merveilleux, se dit Christine. Dara Prince éclatait de rire à chaque instant et, moi, je suis responsable et raisonnable. Elle était un escarpin rouge, sexy, à talons aiguilles et moi, je suis une bonne vieille chaussure marron.

Wilma rit avec bonhomie et caressa la main de Christine.

  • Ah ! Ma douce, si vous pouviez voir votre visage. Vous pensez que je voudrais vous voir comme était Dara, n’est-ce pas ?

Christine rougit.

  • Je sais qu’elle pouvait être amusante.
  • Elle l’était parfois mais il y a un temps pour la légèreté et un temps pour le sérieux (Wilma baissa la voix et un voile de tristesse apparut dans ses yeux habituellement si joyeux). Si elle avait vécu plus longtemps, elle aurait appris que la vie n’est pas seulement faite de rigolade et de jeu.
  • La mort de sa mère aurait dû le lui apprendre, murmura Christine.

Wilma approuva.

  • Je sais, mais la mort d’Ève a eu l’effet inverse. Dara est devenue presque téméraire. Peut-être son père l’a t il trop couvée. Mais assez de tristesse.
  • Je suis d’accord avec vous. Voulez-vous un paquet cadeau pour le bracelet ?
  • Non, ma chère. Je n’aime pas le papier d’emballage trop voyant qu’ Ames utilise en toute occasion. Je ne comprends pas pourquoi il insiste tellement là-dessus.
  • Sans doute parce que Ève en a fait le signe distinctif de magasin. Franchement, je n’aime pas cela non plus. La moitié des clients le refusent et Ames s’en irrite parfois.
  • Au nom du ciel ! C’est vous la responsable du magasin. Il devrait vous écouter… Mais je sais à quel point il peut être entêté. Il faudra que je lui en parle. Il m’arrive parfois d’avoir sur lui une certaine influence.
  • Vous voulez dire : la plupart du temps.

Wilma ne put cacher un sourire de satisfaction.

  • Où est le jeune Jeremy ? Demanda-t-elle.
  • Il est dans l’arrière boutique en train de ciseler des bijoux.
  • Qui aurait pu penser que ce garçon aurait un tel talent pour dessiner des bijoux ?
  • Certainement pas moi, répondit Christine. Le talent artistique ne s’est guère manifesté dans la famille.

La porte s’ouvrit et un homme entra. Il portait un imperméable en cuir et un parapluie noir. Christine fit la grimace en le voyant secouer vigoureusement le parapluie, aspergeant le tapis gris pâle et un fauteuil recouvert de soie bleu hyacinthe. il allait avancer dans le magasin lorsque Wilma Archer lui dit sèchement :

  • Ames Prince, il est vrai que cette bijouterie vous appartient mais vous devriez montrer pour elle un peu plus de respect. Essuyez vos chaussures sur le paillasson, mettez votre parapluie dans le porte-parapluies et suspendez votre imperméable trempé dans la penderie.

Christine essaya d’étouffer un sourire en voyant la surprise marquer chaque ride de l’aristocratique visage d’Ames. il fit exactement ce que Wilma lui demandait et, quand il eut fini, il la regarda avec une certaine animosité et lui demanda :

  • Est-ce que c’est mieux comme cela ?
  • Je suis sûre que Christine apprécie. Elle s’est donnée tant de mal l’année dernière pour re-décorer ce magasin et elle a fait un bon travail. Je ne te laisserai pas le gâcher par ton je-m’en-foutisme.
  • Bien, madame, dit Ames humblement, ses lèvres minces tordues par une de ses rares moues d’amusement.

Peu nombreux sont ceux qui auraient pu se permettre de parler ainsi au digne Ames Prince mais lorsqu’il était encore enfant, vivant entre un père qui ne faisait que passer et une mère en train de mourir, c’est Wilma Archer qui l’avait accueilli dans son chaleureux foyer et qui l’avait traité comme l’un de sa turbulente bande de quatre. Il avait passé plus de temps avec les Archer qu’avec son propre père, même après la mort de sa mère quand il avait dix ans.

  • Wilma, que faites-vous dehors par un temps pareil ? Demanda Ames.
  • Cela fait quatre jours qu’il pleut et je me suis dit que, si je ne sortais pas de la maison, j’allais me mettre à hurler. En plus, j’ai pensé qu’il serait dangereux de venir en ville demain.
  • Vous avez raison, dit Ames. La rivière n’est guère à plus d’un mètre de sa cote d’alerte. Je pense que nous ne couperons pas à la corvée des sacs de sables.

Il regarda Christine et demanda :

  • Est-ce que Jeremy va participer à cette opération ?
  • Bien sûr, répondit Christine, regrettant une fois de plus qu’Ames ne comprenne pas que, si le mental de son frère n’était toujours pas à la hauteur, sa vigueur physique était tout à fait remarquable.
  • Il serait dangereux pour lui d’aller là-bas, insista Ames. Il pourrait tomber à l’eau et se noyer.
  • Il est un excellent nageur.
  • Oui, mais le courant est trop fort et il risquerait de s’affoler.

Wilma fit un clin d’œil à Christine. Ames avait tendance à surprotéger Jeremy, surtout depuis la mort de sa fille Dara, trois ans plus tôt. Le meurtre ou l’accident n’avait jamais été prouvé et, pour la plupart des gens, elle s’était tout simplement enfuie. Après tout, elle n’avait pas cessé de dire qu’un jour elle partirait sans prévenir, et certains de ses vêtements et de ses affaires avaient disparu. Mais Christine savait que le spectre de la mort de sa fille continuait à hanter Ames.

Malgré le parapluie, la pluie était parvenue à mouiller ses cheveux. En le voyant ainsi, Christine réalisa à quel point il grisonnait vite. L’humidité soulignait de nouvelles rides autour de ses yeux gris et de ses lèvres minces. Ses pommettes tendaient une peau pâle. La disparition de Dara avait laissé en lui des traces visibles mais il n’y faisait jamais allusion.

  • On dirait que les affaires ne vont pas fort aujourd’hui, dit-il à Christine.
  • Il est quatre heures et Wilma est ma première cliente.

Ames fronça les sourcils.

  • Cela ne valait guère la peine d’ouvrir le magasin.
  • Je ne sais comment je dois prendre cela, s’exclama Wilma, comme si elle se sentait outragée. Veux-tu dire qu’il ne valait pas la peine d’ouvrir le magasin pour moi ?

Ames sourit.

  • Pardonnez mon impolitesse, madame, Je laisserais le magasin ouvert pour vous toute la journée mais je pense que nous devrions rentrer de bonne heure ce soir et que, demain matin, nous ne devrions pas ouvrir avant dix heures.
  • Bonne idée, dit Christine. Cela me donnera le temps d’aller faire un peu de gym. Je n’y suis pas allée depuis une semaine.
  • Comme si vous autres, dit Wilma, si jeunes et si minces, vous aviez besoin de faire de l’exercice. Je pense que vous, Christine, vous pourriez prendre au moins cinq kilos et toi, Ames, une bonne dizaine. Vous êtes vraiment trop maigres.
  • Je crains, Wilma, dit Ames pour changer le sujet qui lui déplaisait, que vous n’ayez du mal à rentrer chez vous. La pluie redouble et la crue n’est pas loin.
  • Je suis bonne conductrice et je connais ces routes depuis mon enfance, répondit Wilma avec une certaine aigreur.
  • Voulez-vous dire que vous allez conduire toute seule sous ce déluge ? Intervint Ginger Tate, une rouquine de vingt ans que Christine avait engagée deux mois plus tôt.

Depuis une heure, elle s’occupait, pour passer le temps, à polir un service à thé en argent.

  • Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, madame Archer, reprit-elle. Et si vous creviez un pneu ?
  • Jeune fille, je sais changer un pneu crevé.
  • Oui mais vous serez aveuglée par la pluie. Vous ne verrez plus rien et les autres conducteurs non plus, qui risqueront de vous écraser. Splash ! Alors, vous vous sentirez comment ?
  • Probablement pas trop bien, répondit Wilma avec une pointe de gravité.
  • De plus, reprit Ginger en continuant à polir son service, le conducteur ne se sentira pas trop heureux d’avoir écrasé une vieille dame. Il en restera culpabilisé jusqu’à la fin de ses jours.

Ginger put constater que Christine et Ames étaient sur le point d’éclater de rire.

Le ton de Wilma se fit grave.

  • J’avoue, dit-elle, que je suis d’un égoïsme consternant. Je n’avais pas pensé une seconde à une telle possibilité. Ginger, vous êtes une jeune fille très avisée.
  • Oui, mon père dit que j’analyse trop mais je ne peux m’en empêcher. C’est dans ma nature.
  • C’est parfois une bonne chose, reprit Wilma. Tu vois, Ames, Ginger m’a convaincue que j’allais prendre des risques inutiles. Mais avant de rentrer, je dois passer à l’église pour y déposer des couvertures, des boites de conserves et des habits pour des familles dont les maisons ont déjà été inondées. Si tu le veux bien, après cela, tu peux me suivre jusque chez moi. Ainsi, je ne causerai pas de catastrophe.
  • Ce sera avec un grand plaisir mais nous devrions partir maintenant. Il est plus difficile de conduire sous la pluie quand il fait nuit et cela ne va pas tarder.

Christine tendit à Wilma l’écrin contenant le bracelet et Ames était en train de s’engoncer dans on imperméable encore trempé lorsque la porte s’ouvrit. Un homme grand et maigre entra dans le magasin et jeta autour de lui un rapide regard. Il ne portait pas de parapluie et des gouttes de pluie brillaient sur ses cheveux bruns, épais et courts. Il portait un imperméable jaune et un pantalon d’uniforme trempé avec les traditionnelles bandes noires sur le côté.

  • Essuyez vos pieds, grogna Wilma.

l’homme jeta un regard sur ses chaussures noires, bien cirées et dit :

  • Je viens juste d’enlever mes caoutchoucs. Je les ai laissés à la porte.

Wilma loucha vers le chapeau à larges bords.

  • J’ai fait votre connaissance l’année dernière à la régate des bateaux à roue. Vous êtes le shérif adjoint Michael Winter, n’est-ce pas ? Moi je suis Wilma Archer et voici Ames Prince et Christine Ireland.

Le nouveau venu lança à Christine un regard rapide et perçant à la suite duquel, elle en fut persuadée, il serait capable de décrire exactement ses courts cheveux blonds, ses yeux aigue-marine, son nez constellé de taches de rousseur, sa taille au-dessus de la moyenne et son pull-over blanc en soie tricotée.

Il se tourna vers Wilma.

  • Oui, madame, nous nous sommes rencontrés aux régates, dit-il d’une voix douce et profonde. Il y faisait meilleur qu’aujourd’hui.
  • C’était merveilleux et quel spectacle ! J’aime tellement ces vieux bateaux.

Wilma parut soudain plus jeune et un peu troublée. Christine se souvint qu’elle lui avait déjà présenté le jeune shérif adjoint alors qu’il venait d’arriver en ville et qu’elle avait sûrement déjà en tête une idée de mariage. N’avait-elle pas insisté, avec une pointe d’excitation dans la voix, pour lui faire savoir qu’il était jeune, divorcé, beau et qu’il venait de Los Angeles où il avait été policier ? Pourvu, pensa-t-elle, qu’elle ne lui dise pas que je suis célibataire. L’insistance que mettait Wilma à la marier l’avait gênée plus d’une fois en présence de jeunes hommes. Mais elle comprit qu’elle ne risquait rien lorsque l’adjoint se mit à parler d’un ton net et précis qui excluait tout bavardage.

  • Je dois vous parler, monsieur Prince, dit-il avec une certaine solennité. On m’a dit à votre bureau que vous seriez sans doute ici.
  • Vous voyez que c’est le cas, répondit Ames.

Il semblait calme, indifférent mais Christine sentit qu’il était étreint par un sentiment de peur, sans doute à cause de la gêne qu’il y avait dans le regard de Winter et de la raideur de son expression.

  • Que puis-je faire pour vous ? Ajouta-t-il.
  • Il serait peut-être mieux que nous puissions parler seuls.
  • Allez-vous donc m’arrêter pour un crime épouvantable ?

La voix d’Ames s’était subitement tendue et il ajouta :

  • Ou est-ce que vous essayez de m’épargner l’humiliation d’être mis en état d’arrestation devant des témoins ?
  • Certainement pas mais je vous apporte des novelles qui devraient peut-être vous être données en privé.

Christine vit le visage d’Ames pâlir brusquement et elle eut soudain la certitude que ces nouvelles concernaient Dara. Elle se dit qu’Ames en était persuadé lui aussi et qu’il n’avait sans doute pas le courage de les recevoir seul, même s’il ne voulait pas l’admettre.

  • Je n’ai pas, dit-il avec raideur, de secrets pour Mlle Ireland ou Mme Archer.

Il ignora complètement Ginger qui s’arrêta de polir son service à thé.

  • S’il vous plait, ne me faites pas attendre plus longtemps.

Le mince visage de Michael Winter se ferma. Ses yeux noirs se posèrent sans ciller sur Ames et Christine vit ses poings se serrer, puis se rouvrir. Il déglutit et dit avec douceur :

  • Monsieur Prince, il y a une heure, un paquet a été rejeté par la crue à deux kilomètres environ au sud de la ville. Il était étroitement ficelé dans une bâche en plastique.

Il fit une pause tandis que Wilma prenait une profonde respiration.

  • Malheureusement, dit-il, je n’étais pas là quand on l’a trouvé et, par conséquent, je n’ai pas pu empêcher les hommes de l’ouvrir.
  • Probablement une vache, un chien ou une chèvre, interrompit Wilma d’une voix incertaine, les yeux fixés sur Ames qui se mit à vaciller imperceptiblement.
  • Ce n’est pas un animal, madame, mais le corps d’une femme adulte. Répondit doucement le shérif Winter. Le corps était dans l’eau depuis longtemps continua Winter d’une voix embarrassée. Peut-être depuis des années et, malgré son enveloppe de plastique, il est dans un état de décomposition avancée. J’ai le regret de vous le dire, monsieur Prince, mais nous pensons qu’il pourrait s’agir des restes de votre fille Dara.

 

Chapitre 2

 

1

 

Dix secondes passèrent. Wilma Archer s’était raidie et Ginger avait le souffle coupé. Christine eut l’étrange sentiment de tomber dans le vide, comme si tout son sang était d’un coup descendu dans ses pieds mais Ames se contenta de fixer le shérif adjoint avec un sourire lointain.

  • Je m’excuse de m’être montré un peu rude, lui dit-il. J’apprécie le fait que vous soyez venu pour m’avertir personnellement mais cette malheureuse personne ne peut en aucun cas être ma fille. J’ai reçu une lettre d’elle il n’y a pas une semaine. Elle est en Arizona, à Phœnix, pour être précis.

Encore cette histoire de lettres, pensa Christine, désemparée. Il en arrive trois ou quatre par an et cela a commencé un mois après la disparition de Dara. Elles sont toujours postées d’un endroit différent et sont tapées à la machine. Ames pense qu’elles sont vraiment de Dara mais, moi, je n’y crois guère.

Winter fixa Ames avec fermeté. Sa voix resta douce.

  • Monsieur, j’ai entendu dire qu’il y avait des doutes à propos de ces lettres, qu’elles n’étaient peut-être pas de votre fille.
  • C’est ridicule ! S’exclama Ames avec force. Qui d’autre les aurait envoyées ? Qui a pu vous dire qu’elles n’étaient pas de ma fille ?
  • Je suppose que vous n’avez pas fait vérifier les empreintes digitales.
  • Non, cria Ames avec violence, ce serait une perte de temps. Je connais l’écriture de ma fille, son style, sa signature. D’ailleurs, en parlant, elle a laissé un petit mot d’adieu dans sa chambre.

L’adjoint prit une profonde respiration.

  • Bien, je ne sais pas grand-chose de ces lettres et de ce petit mot. Ce que je sais, c’est que les restes que nous avons retrouvés semblent ceux d’une femme d’environ un mètre cinquante cinq, ce qui est, je crois, la taille de votre fille et que, comme elle, elle a de longs cheveux noirs.
  • Des cheveux noirs, soupira Wilma.
  • Il y a des douzaines de femmes qui ont de longs cheveux noirs, affirma Ames d’une voix sèche, métallique. Des centaines de femmes. Et qui pourrait dire la couleur exacte d’une chevelure quand elle a séjourné longtemps dans l’eau. Peut-être ses cheveux étaient-ils bruns. Peut-être sont-ils simplement sales.

Christine se sentit défaillir, sachant à quel point Ames devait être désespéré pour recourir à de tels arguments. elle se risqua à demander :

  • Avait-elle des bijoux ? Portait-elle un rubis en forme de cœur entouré de diamants ?

L’adjoint Winter tourna vers elle son regard.

  • je ne peux pas vous décrire ce qu’elle portait mais M. Prince devra identifier aussi bien ses vêtements que ses bijoux, s’il y en a.
  • Mon Dieu ! Gémit Wilma. Peut-être devrions-nous aller jusqu’à la rivière pour voir cette chose.
  • Non, madame, répondit Winter. Selon la procédure, les corps doivent être envoyés directement au laboratoire d’État de Charleston. C’est là-bas que M. Prince devra aller.
  • À Charleston ! S’écria Wilma d’une voix perçante. Et pourquoi pas à la morgue locale ? Pourquoi aller jusqu’à Charleston ?
  • C’est la procédure, madame.
  • Cela ne fait rien, Wilma, dit Ames calmement. Je vais aller à Charleston ce soir pour voir ce corps et confirmer qu’il ne s’agit pas de Dara. Cela n’ira pas plus loin. Il ne faut qu’une heure pour aller à Charleston et je serai de retour à neuf heures. Ce n’est pas le bout du monde.

Mais ce sera la fin pour lui. Pensa Christine, saisie de pitié. Elle savait dans son cœur que c’était bien Dara qui avait été enfin trouvé et elle savait aussi que ce soir, quand il lui faudrait regarder ses restes, il serait confronté à l’horrible réalité qu’il refusait de voir depuis trois ans.

  • Je déteste vous dire cela, dit Winter tristement, mais j’ai déjà mentionné le fait que le corps est dans un était d’extrême décomposition. Il est tout à fait possible que vous ne puissiez l’identifier. Il nous faudra probablement faire des tests ADN. Pour cela, nous aurions besoin de quelque chose ayant appartenu à Dara, des cheveux par exemple.
  • Excellente idée ! S’exclama Ames. Sa chambre est fermée depuis sa disparition. Elle a emporté beaucoup de choses avec elle, des habits, des objets personnels mais elle a laissé sa brosse à cheveux sur sa table de toilette, une très belle brosse en argent que mon père lui avait donnée. Il y a encore des cheveux dessus, dit-il, et sa voix s’altéra. Nous pourrons passer chez moi en allant à Charleston et ainsi vous aurez tout ce dont vous aurez besoin pour les tests.
  • Selon la procédure, mieux vaudrait que je passe prendre les cheveux et que je les envoie demain.
  • Au diable la procédure ! Cria Ames qui sembla d’un coup pris d’un étourdissement. Pourquoi attendre jusqu’à demain ? Le plus tôt sera le mieux parce que les tests à l’ADN prouveront définitivement que ce corps n’est pas celui de ma fille. Le problème sera résolu. Combien de temps faudra-t-il pour avoir les résultats ?
  • L’État de Virginie-Occidentale ne fait pas de tests ADN, dit Winter prudemment, ne sachant pas quelle réaction il allait susciter. Nous envoyons la plupart de nos échantillons à Pittsburgh et il nous faudra au moins six semaines pour obtenir un résultat.
  • C’est un sacré délai ! Pourquoi ne pouvons-nous pas faire nous-même nos propres tests ?

Une nouvelle idée sembla surgir dans sa tête :

  • On irait plus vite en comparant les empreintes dentaires.
  • Malheureusement les dents ont été fracassées.

Ames donna l’impression de chanceler, puis il s’accrocha à une autre idée :

  • C’est peut-être le corps d’une vieille femme qui n’avait plus de dents.
  • Non, monsieur. Elles ont été fracassées sans doute pour éviter toute identification. Les bouts des doigts ont été coupés pour la même raison.

Christine tressaillit. Les dents fracassées ? Les doigts coupés ? Pensa-t-elle. Il faut espérer que la personne était morte avant qu’on ne lui inflige ces atrocités.

  • Mais voyons ! S’écria Ames. Vous dites que le corps est dans un état avancé de décomposition. Alors, comment pouvez-vous dire qu’il s’agit d’une femme ?

Winter prit une profonde respiration.

  • À cause de la longueur des cheveux, de la taille et de la forme du bassin.
  • Il y a plein de garçons aujourd’hui qui ont des cheveux longs. Quant au bassin, vous n’êtes pas médecin. Que savez-vous de la différence entre les garçons et les filles ?
  • Pas grand-chose, monsieur, et c’est pourquoi il va falloir procéder à une autopsie.

Ames regarda l’adjoint comme si tout était de sa faute.

  • Monsieur Prince, je crois que nous ne faisons rien d’autre ici que de terrifier ces trois femmes. Si seulement vous acceptiez d’aller à Charleston.
  • D’accord, d’accord, tempêta Ames.

Puis il ferma les yeux, respira profondément comme s’il comptait jusqu’à dix, plaça la main sur l’épaule de Wilma en lui disant :

  • Ma chère, je ne vais pas pouvoir vous accompagner jusque chez vous.
  • Je peux rentrer seule, protesta Wilma avec un tremblement dans la voix. Mais je ne veux pas que tu conduises jusqu’à Charleston sous cette pluie et dans cet état.
  • Tout ira bien, très bien, ne vous en faites pas. Dans très peu de temps, j’aurai mis fin à cette terrible méprise.
  • Je peux aller avec toi, proposa Christine tout en espérant un refus.
  • Non, tu dois t’occuper de Jeremy. D’ailleurs, je n’ai pas besoin d’une nounou. Wilma semble en bien plus mauvais état que moi.
  • Je vais vous conduire jusque chez vous, dit Ginger à laquelle personne ne pensait plus.

Wilma parut surprise.

  • Non, mignonne, ce n’est pas nécessaire.
  • Si, je vais vous suivre pour être sûre que tout se passe bien. Comme cela, vous n’aurez pas besoin d’écouter mon bavardage. Mon père dit que je pourrais emplir les oreilles d’un éléphant, de sacrées grandes oreilles.

Elle fit un clin d’œil à Wilma qui parvint à lui répondre par un faible sourire. Christine aurait pu embrasser Ginger, laquelle n’était pas toujours si attentive aux besoins des autres. Grâce au ciel, nous arrivons au bout de cette soirée, pensa-t-elle en voyant Ginger prendre le bras d’une Wilma qui semblait sur le point de s’évanouir. Ames les suivit en disant d’une voix trop haut perchée :

  • Wilma, ne vous laissez pas aller. Cette personne n’est pas Dara. Cela ne peut pas être. Je le saurais si ma fille était morte. Non, ce n’est pas Dara.

 

2

 

Après leur départ, Christine resta assise derrière le comptoir. L’adjoint Winter ne faisait pas mine de s’en aller. Elle essaya de lui sourire mais sans vraiment y parvenir et rejeta ses courts cheveux en arrière pour la troisième fois, un geste qui dénotait chez elle une certaine nervosité. Elle se sentait frigorifiée jusqu’aux os malgré son pull-over et la douce température qui régnait dans le magasin. Ses doigts étaient glacés.

  • Que savez-vous des lettres que M. Prince a reçues ? Lui demanda enfin l’adjoint au shérif.
  • Je sais tout, répondit Christine.

Il la regarda d’un air surpris et elle réalise qu’il ne connaissait rien de ses relations avec Ames.

  • Je m’appelle Christine Ireland, ajouta-t-elle. M. Prince était un ami intime de mes parents et il nous a recueillis, mon jeune frère et moi, lorsque ceux-ci ont été tués il y a sept ans. C’est ainsi qu’il est devenu notre tuteur légal.
  • Il ne vous a pas adoptés ?
  • Non, mais Jeremy, mon frère, qui a vingt ans maintenant, vit toujours chez lui et chez sa femme Patricia.
  • Patricia Prince, murmura-t-il pensivement. Je crois l’avoir rencontré. Elle ne peut pas être la mère de Dara.
  • Elle est beaucoup trop jeune. La mère de Dara, Ève, est morte d’un cancer alors que celle-ci n’avait que douze ans. Ève a insisté pour rester à la maison les dernières semaines avant sa mort et Patricia était son infirmière. Elle a épousé M. Prince moins d’un an après la mort d’Ève.
  • Est-ce que Dara et Patricia s’entendaient bien ?
  • Elles se toléraient l’une l’autre, dit Christine d’un ton posé en voyant dans les yeux de Winter une lueur de doute. En réalité, Patricia et Dara ne pouvaient pas se sentir. Elles passaient leur temps à se disputer.
  • Mais vous, mademoiselle Ireland, vous ne vivez plus chez les Prince ?
  • Non, j’ai une maison chemin Cardinal.
  • Un quartier agréable où il n’y a pas beaucoup de maisons, dit le policier en se balançant d’un pied sur l’autre.

Christine ne savait pas si elle devait lui demander de s’asseoir ou lui proposer une tasse de café. Après tout, ce n’était pas une visite de courtoisie mais il semblait si fatigué.

  • Je viens de faire du café, dit-elle, et vous semblez avoir froid. En voulez-vous une tasse ?

Il hésita et dit enfin avec un sourire reconnaissant :

  • J’aimerais bien si ce n’était pas trop de dérangement. Je le prends noir.

Christine se dirigea vers le petit placard qu’elle appelait la cuisine et où il y avait un évier, un four à micro-ondes, une cafetière électrique et un minuscule réfrigérateur. Elle revint peu après, fit asseoir son hôte à la table où Ginger avait poli le service à thé.

  • Je suis désolée, dit-elle. Nous avons toujours quelques gâteaux venus de la pâtisserie voisine mais nous nous sommes tellement ennuyés cette après-midi que nous les avons tous mangés. Heureusement que ce n’est pas tous les jours comme cela, sinon nous deviendrions vite l’équipe la plus grassouillette de la ville.

Winter la récompensa d’un franc sourire, le premier de la soirée. Il prit une gorgée de café et murmura :

  • Il est bon, et demanda : Pouvez-vous-m’en dire plus sur ces lettres ?
  • Elles sont très courtes et ne nous apprennent pas grand-chose, elles sont écrites sur un papier banal, avec des fleurs ou des petits cupidons tendant leurs arcs, tout à fait le genre de papier que Dara aurait pu choisir. Elles sont toujours tapées à la machine avec un D très orné écrit à la main.
  • Est-ce que Dara avait l’habitude de taper ses lettres ?
  • Non, elle détestait cela. Et elle aimait son prénom que sa mère avait choisi parce qu’il y avait en lui quelque chose de décidé, d’audacieux. De toute façon, je n’ai jamais vu Dara signer avec cette seule initiale.
  • M. Prince dit que la dernière lettre vient de Phœnix.
  • Les lettres viennent toutes d’endroits différents, toujours d’une grande ville où il serait difficile de la retrouver.
  • Que disent-elles ?

Christine ferma les yeux, essayant de se souvenir. Cela faisait plus d’un an qu’Ames ne lui en avait pas montré une.

  • Elles disent des choses comme ceci : tout va bien. Ne vous faites pas de souci. Je suis heureuse. Il ne s’agit en fait que de notes très concises alors que Dara a toujours été un moulin à paroles. Je sais bien que les gens n’écrivent pas comme ils parlent.
  • Elle ne demande jamais d’argent ?
  • Pas que je sache.
  • Elle ne parle jamais d’un travail ou d’un petit ami ?
  • Non, et elle ne donne jamais aucune explication sur les lieux où elle habite, s’il s’agit de maisons, d’hôtels ou d’appartements.
  • Est-ce qu’elle avait des cartes de crédit ?
  • Non, mais elle n’avait que dix neuf ans lors de sa disparition. Elle avait un bon compte en banque qui avait été alimenté par des bons du Trésor et des cadeaux de sa famille ou de ses amis. Elle avait retiré dix mille dollars deux jours avant sa disparition. Elle n’en avait laissé que deux ou trois cents, sans doute pour laisser son compte ouvert.
  • J’ai du mal à imaginer à dix neuf ans avec dix mille dollars en poche.
  • Moi aussi.

Les parents de Christine avaient laissé en fidéicommis huit cent mille dollars pour elle et Jeremy ainsi que cent mille dollars d’assurance vie mais le testament de son père ne lui permettait pas de toucher sa part avant sa vingt deuxième années et, en ce qui concernait l’argent, Ames lui avait toujours tenu la bride courte. Jusqu’à son premier salaire, à dix neuf, elle avait été comme une enfant avec un peu d’argent de poche. Il n’en avait pas été de même pour Dara et, en apprenant qu’elle avait retiré une grosse somme d’argent de son compte, Ames avait été tout naturellement persuadé qu’elle avait fait une fugue.

  • Tout de même, murmura Winter, on peut faire un bout de chemin avec dix milles dollars.
  • Oui mais pendant trois ans.
  • Peut-être a-t-elle trouvé un travail, peut-être gagne-t-elle assez d’argent pour ne pas avoir à en demander à son père.
  • Peut-être, mais cela n’explique pas pourquoi ses lettres viennent toujours de villes différentes. De plus, elle n’avait vraiment pas les capacités suffisantes pour trouver un boulot bien payé. Et si elle s’était mariée avec un homme aisé, elle n’aurait pu s’empêcher de s’en vanter.
  • Peut-être a-t-elle un amant ?
  • Vous voulez dire un vieux protecteur. Je crois qu’elle s’en vanterait tout de même rien que faire enrager son père. Vraiment, pour moi ces lettres restent des énigmes.
  • Donc vous êtes persuadée qu’elle ne les a pas envoyées. Est-ce que M. Prince croit vraiment qu’elles sont de sa fille ?

Michael Winter lança à Christine un regard appuyé. Il avait une voix grave, sincère, et qui donnait un sentiment d’intimité. Christine n’avait rien à cacher mais, après tout, elle ne connaissait pas cet homme. Qu’y avait-il de vrai derrière ce que semblait révéler son regard et sa voix ? Elle se dit qu’elle devait faire attention à ce qu’elle disait, ne serait-ce que dans l’intérêt de la famille.

  • Ames, dit-elle, veut certainement se persuader que ces lettres sont de Dara.
  • Mais le croit-il vraiment ?
  • Je ne peux pas le lire dans ses pensées.
  • Vous le connaissez depuis tant d’années que vous devez tout de même avoir une petite idée.

Christine soupira. Ames Prince n’était pas un homme facile à connaître et, malgré toutes ces années, elle avait encore le sentiment qu’il la tenait à distance tout comme Jeremy. Il les aimait bien, il avait pris sérieusement ses responsabilités vis-à-vis d’eux, il s’était toujours intéressé à ce qu’ils faisaient, il avait toujours été patient et bienveillant avec Jeremy, il aimait sa compagnie, surtout depuis la disparition de Dara. Mais il n’avait jamais vraiment agi comme un père, au moins comme leur père à eux qui était si chaleureux. Elle savait au fond d’elle-même qu’Ames ne les aimaient pas, peut-être parce que Dara s’était montrée tellement jalouse de son affection. Christine n’était pas davantage sûre de l’amour que lui portait Jeremy en dehors de sa gratitude et, par moments, d’une espèce d’amitié. Mais toutes ces réflexions qu’elle se faisait, elle ne savait même pas, vingt minutes plus tôt, qu’elles étaient en elle.

  • Ames, reprit-elle, veut tellement croire désespérément que ces lettres sont de Dara qu’il a fini par s’en persuader.
  • Peut-être pas tout à fait.

Elle secoua la tête.

  • Il est trop intelligent pour ne pas sentir qu’il y a quelque chose qui ne va pas.
  • Je le crois aussi. Parlez-moi du petit mot d’adieu qu’elle a laissé la nuit de sa disparition.
  • Cette nuit là, Ames s’est contenté de jeter un regard dans la chambre de sa fille et nous avons fait de même, si bien que nous n’avons trouvé cette note que le lendemain. Elle était posée sur son bureau et elle disait «  le temps est venu pour le petit oiseau de prendre son envol ».
  • Et la signature ?
  • Juste un D.
  • Donc vous ne croyez pas qu’elle a écrit cette note ?

Christine fronça les sourcils.

  • C’était son écriture, même si elle semblait nerveuse et pressée mais j’ai été surprise par son laconisme. Si Dara avait vraiment pris la fuite, la connaissant, je pense qu’elle aurait trouvé quelque chose de plus mélodramatique que « le temps est venu pour le petit oiseau de prendre son envol ».
  • Avez-vous envisagé un kidnapping ?
  • Oui. Ames et la police y ont pensé mais il n’y avait pas le moindre signe de lutte dans sa chambre ou dans la maison. De plus, il n’y a pas eu de demande de rançon.
  • Malgré tout, vous ne croyez pas qu’elle se soit tout simplement enfuie ?
  • C’est peu vraisemblable, à mon avis. Elle menaçait de le faire. Elle aimait dramatiser, comme une enfant, mais en réalité, se sauver aurait signifié pour elle être abandonnée à elle-même dans un monde hostile avec dix mille dollars. Dix mille dollars, pour nous, cela aurait été une grosse somme mais, elle, elle dépensait l’argent comme de l’eau… mais je m’égare. La découverte de ce corps me bouleverse. Je verrai plus clair quand je serai un peu calmée. Je vous en prie, ne dites pas à Ames que nous avons parlé des lettres et du billet d’adieu. Il serait furieux. Il considère que ce sont des affaires de famille.
  • Il ne le saura pas par moi.

Michael Winter lui sourit. Ses yeux sombres, jusqu’ici durs et inquisiteurs, se firent soudain compréhensifs tandis que s’adoucissait son visage finement ciselé. Ses dents étaient blanches et régulières, et de petites rides entouraient sa bouche et ses yeux de part et d’autre. Christine remarqua qu’il avait sous l’œil gauche un grain de beauté qui brillait comme une larme. Elle avait vraiment envie de lui faire confiance, de s’appuyer sur lui dans cette épreuve mais elle n’osait pas encore.

  • Voulez-vous encore un peu de café ? Demanda-t-elle pour changer de conversation.
  • Non, il faut que je m’en aille. Je suis sur cette affaire depuis ce matin et ce n’est pas fini.

Christine regarda à travers la vitrine du magasin. La pluie continuait à tomber et le ciel était toujours aussi désespérément gris. Les arbres qui bordaient la Grand-Rue montraient des feuilles toutes neuves qui dégoulinaient et les enseignes des magasins se balançaient dans le vent glacial, les voitures éclaboussaient les trottoirs d’une eau sale. Soudain, l’image de Dara belle et rieuse fit irruption dans l’esprit de Christine. Son estomac se serra en imaginant ce qu’un séjour de trois années dans la rivière avait pu faire de ce corps si charmant. C’était violemment macabre.

  • Que se passe-t-il ? Demanda Winter. Vous êtes devenue livide.
  • J’ai pensé à Dara dans la rivière ( Christine croisa les bras comme pour se protéger). Si c’est vraiment le corps de Dara qui a été trouvé aujourd’hui, comment se fait-il qu’il soit resté dans l’eau si longtemps ?
  • Peut-être la bâche en plastique a-t-elle été accrochée par quelque chose, peut-être des racines. Nous n’avons pas eu de crue depuis trois ans. L’accélération du courant a pu dégager le corps. Il y a une déchirure dans le plastique. Il est possible aussi que le corps ait été lesté par une grosse pierre ou un bloc de ciment. Dans ce cas, le paquet – je ne trouve pas de meilleur mot – aurait pu entrer en contact avec un objet coupant qui aurait déchiré la bâche. Alors, le corps serait remonté d’un seul coup.

Épouvanté, Christine avala sa salive. Elle et Dara n’avaient jamais été de grandes amies mais, à la pensée de ce si joli corps qui s’était décomposé pendant trois ans dans l’eau sale, enfermé dans un morceau de plastique, elle se sentit prise de nausées. Mais après tout, se dit-elle, ce n’est peut-être pas Dara. Peut-être Ames a-t-il raison en dépit de tout. Peut-être Dara est-elle encore vivante.

  • Qu’est-ce qui se passe ? J’ai cru entendre parler de Dara.

Jeremy Ireland s’encadrait dans la porte de l’arrière boutique. Il était encore plus grand que l’adjoint Winter, ses cheveux étaient légèrement moins blonds que ceux de Christine mais il avait les mêmes yeux aigue-marine. Son beau visage aux mâchoires un peu carrées était tout pâle et sa bouche était entrouverte, marquant la surprise et le désarroi.

  • Adjoint Winter, dit Christine vivement voici mon frère Jeremy.

elle s’avança, posa la main sur le bras de son frère et dit :

  • Jeremy, l’inondation a fait remonter un corps à la surface. Il se pourrait que ce soit Dara mais la police n’en est pas sûre. Personne n’en est sûr.
  • Mais ce pourrait être elle, s’écria Jeremy. Dara pourrait être morte !

Christine lui serra le bras.

  • Nous n’en savons rien. Alors, calme-toi et essaie d’avoir des pensées positives. Ce n’est sans doute pas Dara.

Elle regarda Winter qui étudiait le visage de Jeremy, les sourcils légèrement froncés. Manifestement, il avait remarqué la façon légèrement enfantine de parler de Jeremy, une façon de parler qui n’était pas celle d’un homme de vingt ans. Elle se demanda si quelqu’un avait dit au policier que son frère était un peu retardé, qu’il avait l’intelligence d’un enfant de douze ans, bien qu’il soit un peu arbitraire de lui donner un âge.

  • Je veux tout savoir à propos de ce corps, exigea Jeremy.
  • Je t’en prie, n’en parlons plus pour le moment. Attendons d’être à l’aise à la maison.
  • Je ne suis plus un petit garçon, annonça Jeremy avec une certaine solennité. Je veux savoir maintenant.

Christine soupira. Il est vrai que Jeremy n’avait pas vraiment le niveau intellectuel d’un enfant de douze ans mais il n’avait pas non plus celui d’un adulte.

Winter s’avança et tendit la main.

  • Je suis l’adjoint au shérif Winter. Heureux de vous rencontrer Jeremy.
  • Heureux de vous rencontrer, dit Jeremy en tendant la main à son tour. Dara était comme ma sœur mais elle ne l’était pas vraiment. Son père était notre tuteur.
  • Votre sœur m’a mis au courant.
  • Alors, que se passe-t-il ? Demanda Jeremy d’un air agacé.
  • Eh ! Bien Jeremy, j’ai peur que la rivière ne nous ait amené quelque chose de désagréable (Winter parlait sans la moindre trace de condescendance). Il s’agit du corps d’une femme enveloppé dans du plastique. Il est resté longtemps dans l’eau. Nous ne pouvons rien dire sinon qu’il à la taille et les cheveux de Dara. Mais nous ne savons rien d’autre.
  • Il suffit de regarder le corps pour savoir si c’est celui de Dara.
  • Ce n’est pas si simple parce qu’il est dans l’eau depuis longtemps et donc en voie de décomposition. Il a été endommagé malgré le plastique qui l’entourait. l’eau a…
  • … Pourri le corps, dit Jeremy brutalement. Vous voulez dire qu’elle est pourrie jusqu’à l’os.
  • Pas tout à fait.

Des larmes jaillirent des yeux de Jeremy.

  • Christy, cria-t-il, je me sens mal !
  • Va dans la salle de bains et asperge-toi le visage d’eau froide.
  • Comment veut-tu que l’eau froide me fasse du bien si Dara est pourrie ?

Winter l’interrompit :

  • N’oubliez pas que le corps n’a pas été identifié. Ce n’est peut-être pas celui de Dara.
  • Mais vous avez parlé de cheveux noirs.
  • Ce n’est pas une preuve : il y a plein de filles qui ont des cheveux noirs. Allez, faites ce que vous dit votre sœur : allez vous mouiller le visage et essayez d’avoir des pensées positives.
  • Des pensées positives ?
  • Ne pensez pas qu’il s’agit de Dara aussi longtemps que nous n’en sommes pas certains. Soyez fort. Dans votre famille, tout le monde a besoin que vous soyez fort.

Christine regarda Winter d’un regard perçant. Ne se moquait-il pas de Jeremy en lui affirmant que toute la famille avait besoin de lui ? Ou bien essayait-il de le protéger ? Il semblait sincère. Ou il était un excellent acteur ou il essayait seulement de donner force et encouragement au jeune homme.

Jeremy l’approuva :

  • Je promets d’être fort.

Il se tourna et marcha avec détermination vers l’arrière boutique. quand il ferma la porte derrière lui, Winter dit :

  • Je suis désolé, mademoiselle Ireland, d’avoir dû tout lui dire mais il n’y avait pas d’autre solution. Je reste en contact avec votre famille et je vous tiendrai au courant. En attendant, je vais essayer de garder autant que possible le secret pour épargner M. Prince. Mais, bien sûr, il sera difficile de laisser une telle nouvelle sous le boisseau.
  • Je sais et Ames le sait aussi, mais nous apprécions vos efforts, adjoint Winter.

Le policier se leva, saisit son imperméable, son chapeau et se dirigea vers la sortie. Christine le vit marcher la tête baissée sous la pluie battante. Elle se dit que cette soirée n’allait pas se terminer ainsi.

  • Qu’est-ce qui ne va pas ?

Cette question de Reynaldo Cimino la fit sursauter. Elle ne l’avait pas entendu arriver. Avec ses cheveux très noirs, ses hautes pommettes, son sourire parfait, il ressemblait plus à un acteur de cinéma qu’à l’honnête artisan qui créait de si beaux bijoux pour le magasin Prince. Il avait passé les quinze premières années de sa vie à Florence, en Italie. À vingt huit ans, il n’avait pas encore totalement perdu l’accent de son pays d’origine, ce qui intriguait tellement les femmes de Winston.

  • Christine, Jeremy est dans la salle de bain en train de s’asperger le visage en répétant qu’il doit être fort et toi, tu es aussi pâle qu’un fantôme. Que se passe-t-il ?

Christine eut du mal à donner l’explication qui convenait à cet homme qui avait été passionnément amoureux de Dara trois ans plut tôt, lorsqu’elle avait disparu. Pendant plusieurs semaines, il avait été comme un fou puis il s’était enfoncé dans un silence qui avait duré des mois. Ce n’est qu’au bout de six mois qu’il avait commencé à fréquenter Tess Brown et qu’ils s’étaient presque aussitôt mariés. Beaucoup avaient pensé qu’il s’était marié sans amour, juste pour essayer d’oublier Dara. Jamais il ne l’oubliera, avait-on longtemps répété en ville.

Christine finit par retrouver sa voix :

  • Rey, on a trouvé un corps apporté par l’inondation. Un adjoint du shérif est venu. Il dit que ça pourrait être Dara.

Je n’ai pas pu faire mieux, se dit Christine. Je n’ai pas été capable de mieux peser mes mots et j’ai parlé d’une voix qui ne semblait pas la mienne. Rey la fixa et sa peau olivâtre se fit encore plus jaune, son corps se raidit comme s’il était transformé en pierre. Finalement, il prit une longue respiration et murmura :

  • Le policier a dit que c’était vraiment le corps de Dara ?
  • Il a dit que ça pourrait l’être mais il n’y a encore eu aucune identification officielle. Le corps a été emmené à la morgue de Charleston et Ames est allé là-bas pour essayer de reconnaître les… restes.
  • Les restes ? Demanda Reynaldo avec brutalité. Quels restes peut-il y avoir après un séjour de trois années dans l’eau ?
  • Je ne le sais pas. Je ne t’ai pas dit que le corps était enveloppé dans du plastique ? C’est horrible.

Christine se tut alors que Jeremy rentrait dans la boutique. Son visage était tout rouge d’avoir été trempé dans l’eau glacée tandis que le devant de sa chemise, son col et ses cheveux étaient trempés.

Rey ne sembla pas l’apercevoir.

  • Enveloppée dans du plastique ! Murmura-t-il.

Il fit un signe de croix.

  • Sainte Mère de Dieu !
  • Ne pleure pas. Peut-être ce n’est pas Dara, dit Jeremy en lui posant la main sur l’épaule.
  • Je n’avais pas l’intention de pleurer ! Gronda Rey.
  • On aurait dit que tu allais le faire, dit Jeremy avec innocence. Ou peut-être avais-tu seulement peur.
  • De quoi aurais-je peur ? Demanda Reynaldo, soudain hostile.
  • Que ce soit Dara. Quoi d’autre ?

Rey était devenu pâle comme la mort et un petit muscle n’arrêtait pas de bouger sur sa paupière droite.

  • Je retourne au travail, annonça-t-il, les dents serrées.
  • A quoi bon ? Demanda Christine. Il est quatre heures et demi, il pleut à torrents, nous n’aurons pas d’autres clients aujourd’hui. Nous pouvons fermer.
  • Dieu soit béni !

Rey était figé mais ses mains se mirent à trembler.

  • Oui, je crois que c’est mieux ainsi, dit Christine. De toute façon, nous ne pourrions pas nous concentrer sur notre travail.
  • Qu’est-ce que ça peut te faire ? Grogna Reynaldo. Tu ne l’as jamais aimée !

Christine ouvrit des yeux stupéfaits

  • Que dis-tu ?
  • Que tu n’as jamais aimé Dara ! Cela t’est bien égal qu’elle soit morte.
  • Rey, ce n’est pas une chose à dire, s’exclama Jeremy avec violence. Pourquoi cherches-tu à faire de la peine à Christy ? Elle ne t’a rien fait.
  • Rey, dit Christine, il est vrai que je ne m’entendais pas très bien avec Dara mais peut-tu vraiment croire que je voulais sa mort ?

Rey évita de la regarder et elle insista :

  • Peux-tu le dire ?

Il fixa son regard sur le sol.

  • Non, je suis désolé. C’est juste que… je ne sais diable plus où j’en suis.

elle fit un effort pour retrouver son sang froid et finit par dire :

  • Tu es choqué, comme nous tous.
  • Oui, c’est cela. C’est le choc.

Elle voulait désespérément lui dire quelque chose de réconfortant mais elle ne pouvait rien trouver. Oui, Rey avait adoré Dara mais il s’était marié avec sa meilleure amie. Le sujet était trop délicat. elle dit enfin :

  • Pourquoi ne vas-tu pas à côté et ne suggères-tu pas à Tess de fermer de bonne heure ?

La femme de Rey possédait une librairie qui était adjacente à la bijouterie. Elle l’avait appelée Calliope, du nom de la muse de la poésie et de l’éloquence, et elle n’exposait dans la vitrine q’une lyre antique.

  • Emmène-la dîner à La Rose Tudor, suggéra Christine.
  • J’y suis allé pour mon anniversaire, insista Jeremy. Il y avait moi, Christine, Ames et Patricia. Le repas était vraiment excellent et, quand il a été terminé, les serveurs et les serveuses m’ont apporté un gâteau et ils m’ont tous chanté « Joyeux anniversaire ».

Rey se dressa, furieux :

  • Je ne peux pas y croire !

Jeremy se mit à trembler.

  • Qu’est-ce que nous avons fait de mal ?
  • Le corps de Dara vient d’être trouvé dans la rivière et vous voudriez que je sorte prendre du bon temps, manger, boire, être joyeux !
  • Ne le prends pas mal, dit Christine, nous n’avons pas voulu t’offenser. Nous voulions seulement que tu te changes les idées jusqu’à ce qu’on sache enfin quelque chose de sûr. Après tout, nous ne savons pas s’il s’agit du corps de Dara. Je croyais que tu comprendrais.
  • je comprends, mais tout de même… Un peu de respect…

Rey passa la main sur son front, alla jusqu’au porte-manteau et enfila son imperméable.

  • Je m’en vais, dit-il.
  • Ne laisse pas Tess voir à quel point tu es désemparé.
  • Aussi longtemps que je suis dans ce magasin, mademoiselle Ireland, jeta Rey, j’obéis à vos ordres mais, dehors, je suis mon propre maître.

Christine et Jeremy le virent partir en claquant la porte.

  • Il doit être vraiment furieux, dit celui-ci, pour t’appeler mademoiselle Ireland.
  • Oui, tu peux le dire.
  • Cette journée a été réellement moche.
  • Il n’y a pas de doute là-dessus et j’ai vraiment envie de fermer le magasin.
  • Je n’ai guère envie de travailler, moi non plus. Tu sais, Christy, je ne crois pas que Rey aime autant Tess qu’il a aimé Dara.
  • Malheureusement, je pense que Dara ne l’aimait pas, dit Christine en mettant son manteau gris argent et en serrant sa ceinture. Il est vrai qu’elle était tellement jeune.
  • Ouais, dit Jeremy. Mais même si elle n’aimait pas Reynaldo, elle aurait pu au moins m’aimer. Cela me rendait fou, parfois.
  • Vraiment ? Dit Christine, aussi naturellement que possible même si elle ressentait en elle comme une alarme. Vraiment fou ?
  • Cela arrivait mais il arrivait aussi qu’elle soit très gentille avec moi et alors je sentais même plus le besoin d’être son petit ami. Être son ami me suffisait alors.
  • Oui, il vaut souvent mieux être un véritable ami.

Tandis qu’elle parlait, Christine surprenait une note de fausseté dans sa voix.

  • Comme Sloane et moi, continua-t-elle. Nous avons été fiancés et je n’en étais pas si heureuse que ça. Plus tard, j’ai rompu, nous ne nous sommes pas mariés. Maintenant, nous sommes de bons amis et j’en suis heureuse. Plus heureuse que si j’étais sa petite amie.

Jeremy secoua la tête.

  • Quelquefois, je n’y comprends vraiment rien dans ces histoires d’amour. L’amour qu’il y a entre un homme et une femme n’a rien à voir avec celui que j’ai pour toi et Rhiannon.
  • Rhiannon et moi, plaisanta Christine avec un sourire, tout en lui tendant son manteau. Qui est-ce que tu aimes le plus, la chatte ou moi ?
  • Je vous aime autant l’une que l’autre, dit Jeremy avec une grande gentillesse.

Puis son visage se troubla et il demanda avec gravité :

  • Crois-tu que mes rêves vont cesser maintenant ?
  • Tes rêves ?

Jeremy se glissa dans son manteau de cuir. Il était aussi grand que l’avait été leur père Édouard et il était au moins aussi beau, mais les deux jeunes gens avaient, comme leur mère, Liv, un teint de Scandinave.

  • Je t’ai déjà parlé de mes rêves il y a longtemps reprit Jeremy. Tu m’as dit de ne pas m’en soucier mais, maintenant, je me demande…
  • Rappelle-les-moi, j’ai oublié les détails.
  • Tu n’es pas comme moi, tu ne fais pas toujours attention à ce que je te dis, lui reprocha-t-il.
  • Je suis désolée, tu as raison. Répète-moi tes rêves pendant que nous fermerons les portes. Je te promets de faire très attention.

Jeremy se tut le temps de rassembler ses idées, puis il dit finalement :

  • Ok. Depuis le départ de Dara, je n’arrête pas de faire des rêves où il y a de l’eau.

sa voix se fit anxieuse :

  • De l’eau noire et glaciale dans laquelle je n’arrive pas à respirer. Et puis il y a quelque chose qui m’empêche de bouger, qui m’enveloppe et me serre. Pourtant je suis vivant dans le rêve. Je sais que je vais mourir et je suis mort de trouille mais je suis encore vivant.

Un nuage d’épouvante envahit le bleu de ses yeux.

  • J’ai toujours cru que c’était à propos de moi que je rêvais mais, maintenant, j’ai le sentiment que c’est à propos de Dara. Alors, explique-moi : comment puis-je savoir qu’elle était dans l’eau et qu’elle était enveloppée dans un plastique ? Comment puis-je le savoir ?

 

Chapitre 3

 

1

 

Christine se raidit.

  • Je t’en prie, Jeremy, ne parle jamais à personne de ces rêves.

Il parut déconcerté.

  • Mais pourquoi ?

Comment lui expliquer avec délicatesse les conclusions que certaines personnes pourraient en tirer ? Il y a des gens persuadés qu’une personne qui a un léger retard mental est capable de tout. Du plus loin qu’elle pouvait se souvenir, Christine avait tout fait pour protéger son frère de telles gens. Et voici qu’il venait lui raconter des rêves qui feraient certainement croire aux malveillants qu’il avait tué Dara, qu’il avait jeté son corps et qu’il n’avait même pas assez de bon sens pour éviter d’en parler.

  • Les hommes ne comprennent pas toujours, dit Christine aussi légèrement que possible. Ils peuvent ne pas croire que tu parles de rêves. Ils peuvent…
  • … Croire que j’ai fait du mal à Dara, l’interrompit Jeremy. Il y a des gens qui sont vraiment salauds.
  • Oui, et il y en a aussi qui ne sont pas très intelligents.
  • Comme moi !
  • Non, pas comme toi. Toi, tu es intelligent pour ce qui est important. D’autres ne le sont pas.

Ils traversèrent le magasin, l’arrière-boutique et arrivèrent devant la porte de derrière.

  • Ces gens-là, continua-t-elle, ils tournent tout sens dessus dessous, ils croient qu’ils savent des tas de choses.
  • Crois-tu que l’adjoint Winter soit comme eux ?
  • Je ne le connais pas, je viens juste de le rencontrer.
  • Il a l’ai d’un brave type.
  • Oui, mais, comme je te l’ai dit, je ne le connais pas. C’est pourquoi je te demande tout spécialement de ne pas lui parler de tes rêves.
  • Parce qu’il est de la police ?
  • Parce que nous ne le connaissons pas, je te le répète. (Bien sur parce qu’il est de la police).

Trois ans plus tôt, le shérif Buck Teague s’était dit convaincu que Jeremy avait quelque chose à voir dans la disparition de Dara. Il le croyait sans doute encore. Dieu seul sait ce que pensait son adjoint Winter. Elle voyait bien qu’il était plus intelligent que Teague. D’ailleurs il avait été policier à Los Angeles avant de venir à Winston. Pourquoi avait-il quitté Los Angeles ? C’était un mystère. Il n’en restait pas moins qu’il représentait une menace pour Jeremy au cas où le corps découvert serait celui de Dara. Après tout, elle ne savait pas si Winter n’avait pas la même opinion sur les retardés mentaux que son supérieur.

  • Tu as l’air inquiète, lui dit Jeremy alors qu’ils allaient se diriger vers le parking. C’est à cause de mes rêves ?

Christine ouvrit son parapluie et ferma la porte de derrière.

  • Nous venons de vivre une dure journée. La pluie, l’inondation, ce corps… Je dois être un peu déprimée.
  • Je ne me sens pas trop heureux non plus.

Ils coururent vers la voiture. Jeremy parvint à glisser son grand corps sur le siège baquet. Elle ouvrit sa portière, ferma son parapluie, le jeta sur le siège arrière et, en s’installant, elle rencontra le regard de Jeremy. Elle y vit un appel enfantin.

  • Je voudrais vraiment, lui dit-il, que tu achètes une voiture comme celle de Reynaldo.
  • Tu sais bien que c’est une Thunderbird modèle 1957 et qu’il lui a fallu trois ans pour la remettre en état. Je ne suis pas capable d’en faire autant. De plus, c’est très cher et je viens d’acheter une maison plutôt grande.
  • Cela ne te ferait pas plaisir de voir sur ton parking une grande bagnole comme ça ? S’obstina Jeremy en se faisant charmeur. Surtout si elle était rouge, ma couleur préférée.
  • Je suis d’accord, c’est une belle voiture, admit Christine, se souvenant à quel point Dara avait aimé s’y pavaner au temps où elle donnait des rendez-vous à Reynaldo. Malheureusement, si banale soit-elle, ma petite voiture devra durer encore un moment.
  • Peut-être un jour en aurons-nous une comme celle de Rey, dit Jeremy avec une pointe de regret. Christy, j’ai honte de penser à manger alors que Dara est peut-être morte mais, tu sais, je n’y peux rien. Je meurs vraiment de faim et je sais qu’il n’y a personne à la maison.
  • Personne. Comment sais-tu que Patricia n’y est pas ?
  • Ce matin, quand elle m’a conduit au travail, elle m’a dit qu’elle sortait ce soir et que je devrais me contenter d’un sandwich.
  • Où sortait-elle ? Pour dîner ?
  • Je ne sais pas, répondit Jeremy en haussant les épaules. Elle ne me dit rien et je n’ai jamais entendu Ames lui demander pourquoi elle sortait si souvent.
  • Elle sort si souvent ?
  • Oui, et ces derniers temps plus encore que d’habitude. De toute façon, je meurs de faim.
  • Moi aussi, mentit Christine.

En réalité, elle n’avait pas envie de déposer Jeremy dans une maison vide où il ne pourrait que mâchonner un mauvais sandwich tout en pensant à Dara.

  • Pourquoi n’irions nous pas au grill de Gus ? Proposa-t-elle.
  • Pourquoi pas ? Je vais prendre un cheeseburger et un banana split.

Une demi-heure plus tard, ils étaient assis dans une sorte de box intime et vert foncé dans le grill de Gus à la décoration éclectique puisqu’elle présentait un mélange d’éléments mexicains, chinois et français, les trois pays dont le restaurant avait servi la cuisine au cours des quinze dernières années. Christine aimait tout spécialement les murs qui représentaient une femme en kimono en train de servir des spaghettis et des boulettes de viande. Ils durent crier leur commande pour la faire entendre malgré les haut-parleurs qui hurlaient le thème d’Exodus.

  • Je vais lui dire de baisser la musique, dit la serveuse à Christine après que celle-ci eut répété trois fois sa commande.
  • Ne lui faites pas de peine, lui répondit Christine. Je sais que c’est sa chanson préférée.

La serveuse roula les yeux.

  • Ne vous inquiétez pas pour lui, dit-elle. Gus a des sentiments en acier. Même si vous vouliez, vous ne pourriez pas lui faire de peine. Et moi, si je dois continuer à entendre cette chanson je ne sais combien de fois par jour, je finirai par le frapper sur la tête avec une poêle à frire.

Jeremy éclata de rire et la serveuse sourit à Christine. Chaque fois qu’il venait dans son restaurant, la serveuse essayait de lui arracher un sourire.

Quelques minutes plus tard, une fois que la serveuse leur eut apporté leurs boissons et que la musique eut baissé d’un ton, Christine demanda à Jeremy où Patricia pouvait bien aller lors de ses fréquentes absences.

  • Je n’en sais rien, répondit-il en aspirant un Coke avec une paille. Personne ne me dit jamais rien et il m’arrive souvent de m’ennuyer ferme et de me trouver bien seul à la maison. Je ne reste que parce qu’ Ames est content de m’avoir près de lui. Et, encore, pas toujours. Il y a des moments où j’ai l’impression d’être invisible.

Ce n’est pas bon pour Jeremy, pensa Christine. Elle savait que son frère avait besoin d’être sans cesse stimulé, de se voir proposer un but. Elle détestait le savoir seul. Depuis qu’elle avait acheté sa maison, l’été dernier, elle avait fait le projet de le prendre chez elle. Elle avait un grand sous-sol. Il y avait aussi une entrée particulière. Christine l’avait aménagé comme un grand loft de façon à donner à Jeremy, lorsqu’il vivrait avec elle, un sentiment de liberté et d’intimité.

Avant les fêtes de Noël, elle avait dit à Ames qu’elle souhaiterait prendre son frère chez elle mais il l’avait suppliée d’attendre encore un peu, au moins jusqu’à Pâques.

  • Il me manquerait trop, pendant les soirées d’hiver, lui avait-il dit.

Mais aujourd’hui, il n’en allait plus de même. Même si le corps de la noyée n’était pas celui de Dara, il était à peu près certain que l’émotion qu’il venait d’éprouver allait plonger Ames dans une dépression et qu’il ne pourrait plus s’occuper de Jeremy. Patricia, elle, ne s’en occupait guère. Tandis que Christine s’efforçait d’avaler son cheeseburger, elle se persuadait que le temps était venu de prendre son frère chez elle.

  • Tu ne manges rien, s’étonna Jeremy alors, que d’habitude, tu es plus vorace que moi.
  • Ce n’est pas vrai, protesta Christine.

Jeremy luit fit une grimace et elle comprit qu’il était en train d’essayer de la faire sourire. Elle obéit.

  • Il se trouve que j’essaye de surveiller mon poids, petit malin. Je ne fais pas autant de gymnastique que je devrais en faire.
  • Mais tu n’es pas grosse. Juste grande.

Mesurant un mètre soixante douze, Christine avait toujours eu le sentiment d’être une géante à côté de la petite Dara. Aussi faisait-elle très attention à son poids. Danny Torrance, son prof de gym, lui affirmait qu’elle était parfaitement proportionnée, même si elle avait besoin de travailler davantage pour entretenir sa musculature. Mais Danny était depuis toujours un ami de la famille, ce qui lui permettait de se montrer exigeant.

Une fois sa dernière bouchée de glace avalée, et après avoir léché le verre, Jeremy regarda Christine et fronça les sourcils.

  • Je n’ai vraiment pas envie, dit-il, d’aller dormir chez Ames ce soir. si tu veux bien, je préférerais aller chez toi.

Plusieurs mois après la disparition de Dara, après que Christine eut terminé ses études et acheté sa maison, elle avait pris avec elle Rhiannon, la chatte noire de Dara, parce que Patricia la détestait. Tout comme la détestait l’insupportable petit chien. Pom Pom, qui ne lui avait jamais laissé un moment de tranquillité.

  • J’ai tellement envie de voir Rhiannon, lança Jeremy avec enthousiasme. Et puis je vais pouvoir regarder Buffy contre les vampires.
  • Bien sûr, je le regarderai avec toi. Mais il faut d’abord appeler pour prévenir que tu es avec moi. et s’il n’y a personne…
  • Je laisserai un message sur le répondeur. Ce n’est pas la peine de me répéter les choses des millions de fois.
  • Désolée, je ne te savais pas si susceptible.
  • Cela me casse les pieds quand tu me répètes sans arrêt les mêmes choses.

Il semblait irrité et Christine n’avait pas envie d’avoir une dispute ce soir-là.

  • Je te promets que ne me répéterai plus.
  • Bien, dit Jeremy en s’essuyant les lèvres et en s’extrayant de son siège.
  • Où vas-tu ?
  • Téléphoner à la cabine.
  • Et ton portable ?

Jeremy rougit.

  • Je l’ai laissé au magasin.
  • Jeremy, tu dois absolument garder ton portable sur toi. C’est très important. (Christine s’arrêta net. Elle lui avait répété cela des centaines de fois ». À moi aussi, il m’arrive d’oublier le mien, dit-elle pour se rattraper. est-ce que tu as…
  • … des pièces pour payer le téléphone. Ouais.

À peine arrivait-il devant le téléphone qu’il s’écria :

  • Au nom du ciel ! Christy !

Christine sourit. Elle était ennuyée lorsque les autres traitaient Jeremy comme un enfant mais cela lui arrivait à elle aussi de temps en temps. Et même souvent. Il s’en irritait parfois et il avait raison. Après tout, il avait vingt ans. Il était temps d’arrêter de le couver.

  • On dirait que c’est l’endroit où il faut être ce soir.

Christine sursauta et vit Sloane Caldwell devant elle. Sloane était l’associé d’Ames et, quelques années plus tôt il avait été son fiancé. Elle n’avait rompu ses fiançailles que quelques semaines avant le mariage mais ils étaient restés amis, même s’ils ne se voyaient pas souvent.

  • Ce restaurant fait des affaires aujourd’hui, dit-il le temps est si triste que les gens n’ont pas envie de rentrer chez eux. Je vois que Jeremy est allé téléphoner. Il a encore oublié son portable ?
  • Oui, dit Christine.

Sloane avait toujours été très gentil avec Jeremy et, à l’époque où ils étaient fiancés, il avait paru envisager sans déplaisir l’idée de le voir vivre près d’eux. Ils ne sont pas nombreux, les hommes prêts à accepter de vivre avec le frère diminué mental de leur épouse.

  • Il a décidé, dit-elle, de passer la nuit chez moi et il veut prévenir Ames.

Sloane s’assit. C’était un homme grand, d’aspect rugueux avec de larges épaules et une voix profonde qui faisait grand effet au prétoire. Il avait des cheveux bouclés auburn, un large sourire et une bonne douzaine de petites rides jaillissaient autour de ses yeux couleur noisette, comme s’il était en train de regarder le soleil. Son nez arborait une bosse, comme s’il avait été cassé depuis longtemps et une fine cicatrice zébrait son menton, ces deux imperfections étant le résultat d’une partie de foot à l’école. En dépit de ses costumes bien coupés et de ses manières impeccables, Christine avait toujours eu l’impression qu’il était fait pour chasser dans les montagnes au lieu de rester assis toute la journée dans un cabinet d’avocats. Après la rupture de leurs fiançailles, il ne s’était jamais marié.

  • Tu es toujours aussi belle, Chris, lui dit-il tendrement, mais je sens que tu as un problème. Est-ce que tu as envie d’en parler ?
  • Tu l’apprendras toujours assez tôt si tu ne le sais pas déjà. Un corps enveloppé dans une bâche en plastique a été rejeté par la rivière et la police pense que ce pourrait être Dara.

Sloane entrouvrit les lèvres tandis que ses yeux reflétaient un violent choc.

  • Une secrétaire m’a dit qu’un policier était venu chercher Ames au bureau. C’est sans doute pour cela.
  • Oui et il l’a trouvé au magasin. Ames lui a demandé de tout dire devant nous en insistant sur le fait que ce corps ne pouvait être celui de Dara. Il était tout de même bouleversé et j’étais contente que Wilma Archer soit parmi nous. Tu sais sans doute qu’elle a été pour lui comme une mère.
  • Je sais, dit Sloane, comme s’il pensait à autre chose, mais est-ce que le policier a affirmé qu’il s’agissait vraiment du corps de Dara.
  • C’était Michael Winter, le type qui est venu de Los Angeles et il n’a pas dit qu’il en était certain. Il a seulement dit que ce corps avait la taille et les longs cheveux noir de Dara mais qu’il était décomposé malgré le plastique qui l’entourait. Après tout, s’il s’agit de Dara, cela fait trois ans qu’elle est dans l’eau.
  • Si elle était enveloppée dans du plastique, cela veut dire qu’elle n’est pas morte par accident. Elle a été bel et bien assassinée. Mais peut-être l’a-t-elle été plus tard, des semaines ou des mois après sa disparition.
  • Je n’avais pas pensé à cela. Cela voudrait dire qu’elle aurait pu faire une fugue et revenir plus tard sans que personne la voie.
  • En tout cas, celui qui l’aurait vue ne se serait pas fait connaître.
  • Tu as raison. Tu as toujours eu un don extraordinaire pour envisager les problèmes sous tous les angles.
  • Cela fait partie du métier et ce peut être très utile pour la défense des clients.
  • J’en suis sûre, dit Christine en se passant la main sur le front. De toute façon, le corps a été envoyé directement à l’Institut médico-légal de Charleston. Ames est là-bas en ce moment pour l’identifier et je pense qu’il est vraiment cruel de l’obliger à contempler cet horrible spectacle.
  • On ne peut en vouloir à la police. C’est la procédure.
  • La procédure a bon dos mais ce n’en est pas moins épouvantable, dit Christine.

Elle avait l’impression qu’un vent glacial lui soufflait à travers le corps.

Sloane hocha la tête.

  • Je pense que quelqu’un aurait dû aller avec Ames.
  • Moi, j’aurais dû y aller mais il fallait que je m’occupe de Jeremy.
  • Je ne pensais pas à toi, Chris. C’est moi qui aurais dû y aller.

C’est vrai, pensa Christine. Sloane est incroyablement fort, un de ces êtres sur qui on peut s’appuyer en toute sécurité. Il est capable de faire face à n’importe quelle situation. Elle en savait quelque chose et c’est en partie à cause de cela qu’elle avait rompu ses fiançailles. Elle ne voulait pas être prise en charge à ce point.

  • Je suis sûre, dit-elle, qu’Ames s’en tirera, surtout s’il est persuadé qu’il ne s’agit pas de Dara. Et puis il ne sera pas seul en rentrant, il trouvera Patricia.

Sloane fit la grimace.

  • Oui, la dévouée et si sensible Patricia qui ne pouvait sentir Dara. Tu parles d’un réconfort !
  • Jeremy dit qu’elle est presque toujours absente.
  • Elle est sans doute déjà fatiguée de la belle vie.
  • Peut-être, mais tu sais, elle est beaucoup plus jeune qu’Ames et on ne peut pas dire qu’elle ait l’occasion d’éclater de rire tous les jours depuis la disparition de Dara.
  • Non, d’ailleurs Ames n’a jamais été très marrant. Il est simplement passé de sérieux à sinistre. Je n’ose imaginer ce qu’il va devenir s’il s’agit vraiment du corps de Dara.

Jeremy revint s’asseoir à la table.

  • Salut, Sloane.
  • Salut. Il y a longtemps que je ne t’ai pas vu.
  • Je suis très occupé au magasin. On a dû te dire que je travaille maintenant, pas comme magasinier mais comme créateur de bijoux.
  • Bien sûr que je l’ai entendu dire. Ames est vraiment fier de toi.
  • Est-ce que Christy t’a parlé de Dara ?
  • Elle m’a dit qu’un corps avait été trouvé mais que personne ne savait s’il s’agissait ou non de Dara. Ne pense pas tout de suite au pire, Jeremy (Sloane se leva et Christine fut heureuse de voir finir cette conversation). Je m’en vais, dit-il, car j’ai des tonnes de boulot à faire cette nuit. Conduis prudemment ce soir, les routes sont dangereuses.
  • Oh ! Ne t’inquiète pas, dit Jeremy, Christy conduit vraiment très doucement. Il nous faut un temps fou pour aller n’importe où.
  • Cela vaut mieux que d’avoir un accident et de ne pas arriver du tout. Bonne nuit, les amis !

Jeremy se glissa près de Christine.

  • Bien sûr, il n’y avait personne, alors j’ai laissé un message.

Christine savait qu’Ames était à Charleston mais où était Patricia ? Bien sûr, elle aurait dû aller avec lui pour le soutenir dans cette terrible épreuve mais, en réalité, personne ne savait où elle était. Peut-être n’avait-elle même pas entendu parler de la macabre découverte.

  • Tu as l’ai triste, murmura Jeremy.
  • Trop de pluie, trop de ciel gris pour une journée.
  • Et trop de mauvaises nouvelles. Ce corps dans la rivière, cela donne la chair de poule.

Il regarda un moment à travers la fenêtre et avec sa façon de changer de sujet sans transition, il s’écria :

  • Partons, j’ai envie de voir Rhiannon.
  • Moi, aussi, mais ne lui dit pas que tu as mangé un banana Split, sinon elle va faire la gueule toute la soirée.

Jeremy éclata d’un rire qui illumina son visage. Il ressemblait, à ce moment là, à une version masculine de leur mère et Christine se sentait souvent mal à l’aise lorsque des filles paraissaient séduites par sa beauté de jeune mâle pour s’apercevoir ensuite qu’elles parlaient à un adolescent. Lui, il ne semblait pas en souffrir. Il était parfaitement bien adapté à sa vie.

Christine paya et ils se mirent en route. La pluie s’était transformée en crachin mais elle n’en conduisait pas moins doucement tandis que Jeremy écoutait la radio, marquant de la tête avec enthousiasme le rythme de sa chanson préférée, Fly Away de Lenny Kravitz. Il aimait le rock et il avait une assez belle voix. Malheureusement Ames détestait la musique, si bien qu’il devait se contenter du baladeur et de l’appareil à karaoké que Christine lui avait offert pour Noël, et encore à condition qu’il ne les écoute que dans une petite pièce isolée du sous-sol.

Au moment où ils entraient dans la maison, une maison moderne de pierre blonde et de bois, la chatte sauta d’un fauteuil jusqu’aux pieds de Jeremy et se roula sur le dos, les pattes en l’air. Jeremy la prit dans ses bras en criant :

  • Rhiannon, comme tu m’as manqué !

La chatte frotta sa tête contre son menton pour sentir son odeur.

  • Tout le monde, lui dit-il, pense que Dara t’a appelé Rhiannon à cause de la chanson qu’elle aimait tant mais je sais que Rhiannon était une sorcière.

Christine fut étonnée qu’il se souvienne de la légende celtique que lui avait racontée Dara mais il est vrai qu’il se souvenait souvent de choses inattendues.

  • Tu peux dire que Rhiannon est heureuse de t’avoir, dit-elle, tandis que la chatte se blottissait dans ses bras.
  • Je m’ennuie tellement d’elle. J’aimerais ne jamais la quitter mais Patricia ne peut la supporter. Elle n’aime que son Pom Pom.

Christine aimait tous les chiens qu’elle rencontrait mais elle faisait une exception pour Pom Pom. Ce chien, c’était quatre kilos de dents agressives, des aboiements aigus qui fracassaient les oreilles, des poils emmêlés moitié blancs et moitié gris, une mauvaise haleine et un mauvais caractère. Christine ne pouvait imaginer quel mélange de race canine avait pu créer cette monstruosité dont le seul plaisir était de vous mordre les mollets. C’était à n’y rien comprendre car Patricia adorait ce chien que personne d’autre ne pouvait supporter.

  • Est-ce que tu as des vêtements propres pour moi demain ? Demanda Jeremy.
  • Les vieilles choses habituelles mais, il y a trois jours, je t’ai acheté deux chemises et deux pantalons.

Le visage de Jeremy s’éclaira.

  • Tu as fait ça ? Est-ce que tu les as mis dans ma chambre en bas ?
  • Oui et j’ai fini de la décorer. Va voir et dis-moi ce que tu en penses.

Jeremy se précipita, sans pour autant lâcher la chatte. Christine entra dans la cuisine et fut emportée par une vague de plaisir à la vue de tous les ustensiles chromés et des murs peints dont les couleurs joyeuses allaient du vert pistache au jaune citron. Ames, avec son goût inflexible de la tradition, n’aimait pas l’aspect moderne de sa maison. Il avait même eu un moment de recul à la vue de cette pièce vibrante et joyeuse. Et Christine avait eu du mal à dissimuler son amusement. Il avait vraiment dû faire un gros effort pour ne pas lui faire remarquer qu’elle avait dépensé beaucoup d’argent pour créer un terrifiant mélange d’angles bizarres et de couleurs violentes.

Tandis qu’elle arrosait une grande fougère accrochée devant la fenêtre, elle regardait le jardin où elle espérait voir, l’été prochain, une profusion de fleurs éclatantes. C’était difficile à imaginer en cette soirée sinistre. Le rideau d’arbustes à feuillage persistant qui bordait le fond de la pelouse s’égouttait sur le fond gris métallique du ciel. Un moineau mélancolique picorait dans le nourrisseur et la pluie avait abattu les têtes des six jonquilles qui avaient fleuri avant l’heure, trompées par quelques jours de douceur. Les dalles du chemin qui menait à l’entrée privée de Jeremy étaient inondées d’eau, de même que le patio dans lequel elle espérait, l’été prochain, installer un barbecue.

Christine remplit la cafetière et, quelques minutes plus tard, l’odeur du café au parfum chocolat-framboise que Jeremy aimait tant envahit la cuisine. Elle prit dans le placard sa tasse préférée et sa propre tasse en faïence qu’elle préférait à la porcelaine.

  • Cet endroit est tellement formidable, s’exclama Jeremy en remontant du sous-sol. Tu ne m’avais pas dit que tu m’avais installé une table de ping-pong.
  • C’est pour ton prochain anniversaire, lui dit Christine tandis qu’il la serrait dans ses bras. Comme ça, tu pourrais jouer avec tes amis.
  • Avec Danny, par exemple. Depuis qu’il n’habite plus à côté d’Ames, je ne le vois presque jamais. Et tu te rends compte : j’ai une entrée particulière. Les gens n’ont pas besoin de passer chez toi pour arriver chez moi.
  • Je suis contente pour toi .
  • C’est super ! Eh ! J’espère que ce café ne va pas m’empêcher de dormir parce que je dois aller travailler tôt demain matin.
  • Nous n’ouvrirons pas avant dix heures.
  • Je dois y aller plus tôt.
  • Pourquoi ?
  • C’est un secret. Allons regarder la télé.

Christine faisait semblant de s’intéresser aux émissions qui passionnaient son frère mais, en fait, elle n’y prêtait qu’une attention distraite. Ce soir surtout, elle ne pouvait penser qu’à Ames en train de contempler à Charleston un corps à demi décomposé qui était peut-être celui de sa fille. À dix heures, elle se sentait sur le point de se mettre à hurler tant la tension se faisait forte en elle. C’est alors que le téléphone sonna. Elle sauta de son fauteuil et saisit l’appareil.

  • Allô !

Une voix rocailleuse parvint à émettre quelques sons inarticulés.

  • Ames, dit Christine, je t’entends à peine.
  • Le corps… c’est… celui de Dara.

Elle était sûre, depuis sa première conversation avec l’adjoint au shérif, qu’il en était bien ainsi mais son esprit se refusait encore à l’admettre.

  • Tu ne peux en être certain, parvint-elle à dire, le cœur tordu par la voix lamentable d’Ames. Pas avant les tests ADN.
  • mais la bague…
  • Quelle bague ?
  • Ils ont trouvé une bague dans l’enveloppe en plastique. Celle en rubis et en diamant que je lui ai offerte lorsqu’elle a été reçue à son examen.

On avait l’impression qu’il était en train d’étouffer. Il parvint enfin à ajouter :

  • Il y avait ses initiales à l’intérieur, DMP, Dara Marie Prince, et la date de l’examen. Mon Dieu, Christine !
  • Est-ce que tu es encore sur la route ?
  • Non, je suis à la maison.
  • Patricia est avec toi ?
  • Quoi ? Je n’en sais rien.
  • Si elle n’est pas là-bas, j’arrive tout de suite. Tu ne dois absolument pas rester seul.

Elle lança un regard vers Jeremy qui avait l’air terrifié.

  • Non, ne viens pas.
  • J’insiste.
  • Ne viens pas, Christine.

La voix de Patricia, cassante et froide, avait remplacé celles d’Ames.

  • Je suis ici tout à fait capable de m’occuper de mon mari. Toi, prends soin de Jeremy. Nous n’avons pas besoin de lui par-dessus le marché.

Elle raccrocha.

Ainsi, l’espoir auquel Ames s’accrochait avec tant d’acharnement avait été anéanti, un jour froid et pluvieux de mars, le jour même où l’Ohio avait rejeté les pitoyables restes de celle qui avait été sa fille si belle et tant aimée. Le fleuve ne lui avait plus laissé, sur la rive boueuse, qu’une grotesque offrande.

Christine fut engloutie par la souffrance. Elle posa la tête sur la poitrine de Jeremy et se mit à pleurer.

 

2

 

Une heure plus tard, ils se traînèrent jusqu’à leur lit. Christine était enfin parvenue à maîtriser ses pleurs et Jeremy s’était enfermé dans le silence. Il emmena Rhiannon en bas avec lui. Christine savait qu’il trouverait un vrai réconfort dans la petite chatte de Dara qui aimait dormir roulée en boule contre lui.

Tandis qu’elle enfilait sa robe de chambre et lavait son visage, elle était persuadée qu’il lui faudrait des heures pour trouver le sommeil. Elle était tellement troublée, choquée, mais le roman policier qu’elle essaya de lire lui tomba presque aussitôt des mains.

Elle rêva qu’elle se disputait avec Dara à propos de Sloane Caldwell. En fait, c’était un souvenir de l’époque où elle était fiancée et où, lors d’une surprise-partie, Dara avait flirté outrageusement avec Sloane, s’était assise sur ses genoux, lui avait caressé le visage, avait frotté ses seins contre sa poitrine et lui avait léché l’oreille. Christine avait été furieuse au point de traiter Dara de putain. celle-ci s’était moquée d’elle et lui avait dit :

  • Ce n’est pas de ma faute si tu n’es pas capable de garder Sloane.

Elle l’avait même narguée en lui disant :

  • C’est moi qu’il préfère et tu le sais bien.

Sloane avait semblé horriblement embarrassé mais il n’avait rien dit.