Cette pensée lui faisait de la peine. Ames avait accepté de l’accueillir avec Jeremy. Son père et lui n’étaient plus aussi proches qu’autrefois lorsque ses parents étaient morts. Les cartes de Noël et un coup de téléphone occasionnel étaient tout ce qui restait de leur grande amitié du temps de l’université. Mes Ames avait été fidèle à la promesse de s’occuper d’eux en cas de malheur, promesse qu’il avait faite à son père après la naissance de Jeremy. Et même s’il n’avait pas été capable de leur manifester beaucoup d’amour, il leur avait offert un foyer et une attention qui ne s’était jamais démentie. Que lui avait-elle donné en retour ?
Après le départ de Michael, elle avait commencé à broyer du noir. Plus l’après-midi avançait et plus elle se sentait mal. Angoissée, elle avait essayé de regarder la télévision, puis de faire une sieste. Elle avait marché de long en large dans la maison et elle avait fini par écouter un peu de musique tout en avalant sans y penser le dernier beignet. Son esprit bouillonnait. Elle se dit qu’elle devait donner à Ames le temps de se calmer. Quelques jours, une semaine peut-être.
La patience n’avait jamais été une de ses vertus. Elle se leva de table, prit le téléphone et appela son bureau, sachant qu’il devait y être puisque c’était une après-midi de semaine. La standardiste lui dit que M. Prince était venu pendant une heure et était reparti en disant qu’il ne reviendrait plus de la journée. Christine eut alors l’idée de demander à Sloane quelques explications sur l’état d’esprit d’Ames. Mais il était sorti lui aussi pour recueillir un témoignage. Agacée, Christine raccrocha et de demanda ce qu’elle devait faire. Ames avait déjà reçu un coup terrible en apprenant la découverte du corps et voilà qu’il venait d’en recevoir un second. Elle devait lui parler, lui expliquer pourquoi elle avait livré le journal à la police.
Peut-être est-il chez lui, pensa-t-elle, ou sinon, chez Streak. Elle appela d’abord à la maison et tomba sur le répondeur, ce qui ne voulait pas dire qu’Ames était absent. Il lui arrivait souvent de filtrer ses appels. Elle sentit le besoin d’aller d’abord jusque chez lui et, si elle ne l’y trouvait pas, jusque chez Streak.
Le crachin s’était arrêté juste au moment du départ de Michael. Un peu auparavant, deux hommes étaient arrivés dans deux véhicules séparés, une dépanneuse et une voiture. L’un des hommes lui dit que la voiture avait été louée dans le garage où sa Dodge Néon était en réparation. C’est Ames qui avait arrangé cela la veille. Il pense vraiment à tout, se dit-elle. Ses yeux se remplirent de larmes. Elle se sentait plus bas que terre.
Après le départ des deux hommes, un soleil éclatant avait bizarrement fait son apparition pour disparaître une demi-heure plus tard et faire place à un jour sombre et triste. Elle eut le sentiment douloureux qu’elle venait d’assister à la dernière apparition du soleil. Au moins ne serait-il plus jamais aussi lumineux qu’avant. Elle avait envie de pleurer. Elle ne s’était jamais rendu compte à quel point elle avait besoin d’avoir une bonne opinion d’elle-même.
La Mercedes gris métallisé d’Ames n’était pas devant la maison mais les portes du garage étaient fermées, ce qui voulait dire que sa voiture était peut-être déjà rentrée. Christine alla jusqu’à l’entrée et sonna. Pas de réponse. Bien sûr, Ames pouvait très bien regarder par une fenêtre et, en la voyant, décider de ne pas lui ouvrir. Elle ne savait pas non plus si Patricia était à la maison. Et même si elle y était, elle n’était pas forcée de répondre non plus. Mais peut-être se faisait-elle des idées. Ames et Patricia pouvaient très bien être derrière la maison dans le jardin d’Ève. Par un jour si triste, alors qu’il n’y avait pas d’autres fleurs que quelques crocus arrivés avant l’heure, ce n’était pas très vraisemblable mais cela valait la peine d’essayer.
Son intuition ne l’avait pas trompée. Bien qu’entretenu, le jardin paraissait triste et défraîchi. C’était grâce à Bethany. Ce n’était pas parce qu’elle voulait plaire à Patricia mais parce qu’elle ne pouvait supporter l’idée de voir un aussi beau jardin tomber à l’abandon. La statue de Perséphone semblait tout particulièrement sinistre aujourd’hui, pensa Christine. Selon le mythe grec, le dieu des Enfers l’avait entraînée dans un gouffre sur un char tiré par quatre chevaux noirs. Dans sa douleur, sa mère Déméter, déesse des moissons, avait fait de la terre un désert, tuant toute végétation. Finalement, Zeus avait décidé que Perséphone pourrait séjourner chez sa mère quatre mois par an pendant lesquels la terre pourrait porter ses fruits.
-
Apparemment, tu es toujours aux enfers, murmura Christine à la statue qui aurait eu bien besoin d’être nettoyée des moisissures et des taches de l’hiver. J’espère que tu vas revenir bientôt. Le jardin n’a jamais été aussi triste.
Elle sursauta parce qu’elle avait été piquée à la cheville. Un serpent à cette époque de l’année ? Christine jeta un regard vers le sol et eut la surprise de voir Pom Pom tout mouillé et couvert de boue qui dansait autour d’elle. Il tenta de la mordre à nouveau mais elle fit un pas en arrière.
-
Mais que fais-tu là ? Lui demanda-t-elle comme s’il pouvait lui répondre.
Patricia le tenait toujours en laisse lorsqu’elle le sortait. Et elle ne lui permettait jamais de se salir, bien qu’il eut toujours l’air d’un gueux, même en revenant du toilettage. Christine était persuadée que même le meilleur des spécialistes était incapable de donner à Pom Pom une allure décente.
Christine se pencha et posa la main sur la tête de Pom Pom. Ses poils étaient emmêlés et son joli collier de strass était de boue.
-
Où est ta maîtresse, mon garçon ? Lui demanda-t-elle.
Le chien glapit et commença à tourner autour d’elle, très excité.
-
Où est Patricia ? Je ne t’ai jamais vu dehors sans elle. Comment es-tu parvenu à t’échapper ?
Pom Pom aboya trois fois et se remit à tourner. Christine le contempla. Il semblait aimer Patricia autant qu’elle l’aimait. Même s’il avait cassé sa laisse, ce qui ne lui était jamais arrivé, il ne serait jamais resté loin de sa maîtresse. Il aboyait très fort, il cherchait à mordre et y parvenait parfois mais il ne se montrait vraiment féroce que quand Patricia était là. Il n’était en sécurité qu’en sa présence. Il ne l’aurait jamais laissée loin derrière lui.
Christine se releva et regarda les portes-fenêtres à l’arrière de la maison. Elle ne s’en était pas aperçue plus tôt mais l’une d’entre elles était entrouverte. Peut-être Pom Pom était-il sorti et, étant donné qu’il n’était pas le plus intelligent de la gent canine, n’avait pas pu rentrer. Cela aurait été pourtant enfantin, même pour lui.
Christine marcha jusqu’à la maison, ouvrit la porte et appela :
-
Patricia ? Ames ?
Personne ne répondit et elle entra. Elle avait vécu dans cette maison pendant des années mais elle ne l’avait jamais considérée comme sa maison et, depuis qu’elle avait déménagé, elle ne serait jamais entrée sans y être invitée. Pom Pom la suivit en respirant très fort. Ses pattes laissaient des traces de boue sur le tapis clair.
-
Patricia ? C’est Christine. Est-ce que tu es là ?
Silence complet. Pom Pom se tenait près d’elle. Il ne partait pas à la recherche de sa maîtresse. Il n’avait jamais montré la moindre affection pour Christine. Elle était persuadée que, s’il restait avec elle, ce n’était pas par dévotion. Le chien savait que Patricia n’était pas dans la maison. Et Ames non plus. Même s’il était furieux contre Christine, il ne l’aurait pas laissée à la porte. Il serait venu et l’aurait affrontée. Non, la maison était vide. Ce crétin de chien si chéri et si gâté, qui ne savait pas se protéger des voitures, était livré à lui-même. Quelque chose n’allait pas.
Ils ressortirent.
-
Ok, Pom Pom, dit Christine en fixant le petit chien haletant et frissonnant. Je sais que l’héroïsme n’est pas ton fort mais, maintenant, tout va bien aller. Je vais te suivre et tu vas me mener jusqu’à Patricia.
Pom Pom la regarda de côté avec ses yeux ronds semblables à ceux d’un corbeau.
-
Viens, Pom Pom, agis comme un de ces chiens qu’on voit à la télévision et mène-moi à ta maîtresse. Je sais qu’elle n’est pas loin et je sais qu’il est arrivé quelque chose sinon tu ne serais pas dans cet état. Alors, fais une de ces choses que font ces merveilleux chiens. Va et suis une personne à la piste. S’il te plait.
Pom Pom sembla désorienté, puis il leva la patte pour arroser un crocus pourpre. Christine ferma les yeux, bien décidée à ne pas se mettre à crier contre lui. Elle prit deux respirations profondes et le fixa de nouveau. Cette fois-ci, il tourna deux fois autour d’elle, lança un aboiement strident, s’éloigna de la pelouse et se mit à marcher dans le champ humide.
-
C’est bien, dit Christine, mais ne pourrais-tu pas nous rendre les choses plus faciles ?
Elle se dit qu’elle devrait peut-être suivre le chien en voiture mais elle pensa que cette façon de faire augmenterait encore sa confusion. Alors elle le suivit, regrettant de ne pas avoir des bottes au lieu de ses plus beaux mocassins noirs. À mi-chemin entre la maison et la grange, Pom Pom s’arrêta, se mit à tourner sur lui-même, puis il se précipita sur Christine et lui donna un coup de dents à la cheville.
-
Sacrebleu, Pom Pom ! Explosa Christine. Nous sommes en mission, non ? Patricia est allée quelque part, tu es parvenu à sortir de la maison et, maintenant, tu essaies de te rendre intéressant. Tout ce que tu as réussi à faire, c’est de me rendre furieuse en me mordant la cheville.
Elle se tut et regarda le petit chien habituellement si chouchouté et maintenant tremblant et couvert de boue. Il semblait deux fois plus laid que d’habitude et ce n’était pas peu dire. Elle le trouva soudain pathétique et lui demanda gentiment :
-
As-tu donc peur au point de ne plus savoir ce que tu fais ?
Il sembla ruminer ces paroles dans sa petite tête, derrière ses yeux qui n’étaient pas ceux d’un chien, puis il se remit en marche et se mit à courir vers la grange, traversant sans se détourner les flaques d’eau du chemin. S’il se moque de moi, je le tue, pensa Christine en sentant l’eau pénétrer à travers les semelles de ses chaussures.
En approchant de la grange, elle crut entendre de la musique. Peut-être suis-je en train de revivre l’agression d’hier, pensa-t-elle tandis qu’un frisson la parcourait. Mais non, il ne s’agissait pas de Relax. Pom Pom s’arrêta net, revint vers elle en gémissant. Elle l’ignora et continua à avancer, attentive à la musique. C’était une musique classique qui se faisait de plus en plus forte au fur et à mesure qu’elle approchait. Et les chevaux frappaient leurs stalles. Violemment et sans arrêt.
Il faut que je retourne à la maison, pensa-t-elle, affolée, et que je m’y enferme. Je ne veux pas voir ce qui se passe dans cette grange.
Elle se répéta cela plusieurs fois. Elle vit que la double porte était verrouillée. Va-t’en, pensa-t-elle, va-t’en. Elle était figée dans l’indécision. Pom Pom aboya de nouveau et frémit.
Va-t’en, criait son esprit tandis que son corps, comme s’il était inconscient, continuait à avancer vers le coin de la grange, jusqu’à la petite porte qui était ouverte. Elle s’arrêta devant cette porte. Va-t’en ! Elle entra.
La musique s’enfla autour d’elle. La grange avait beau être loin de la maison, on ne pouvait pas ne pas l’entendre. Il y avait au moins cinq voitures qui passaient chaque jour à proximité de la grange. Et leurs conducteurs, à moins d’avoir leurs radios à plein volume, devaient nécessairement l’avoir entendue. C’est elle qui avait attiré Pom Pom jusqu’ici et qui rendait fous les chevaux.
Christine s’avança doucement dans la grange fraîche et obscure. Elle serrait de la main un stylo qui se trouvait au fond de la poche de sa veste. Consciemment, elle ne considérait pas cet objet comme une arme mais, sans y penser, elle enleva son capuchon pour dégager la pointe. Un stylo était certes une arme misérable mais, bien utilisé, il pouvait gêner un agresseur.
Une arme ? Gêner un agresseur ? Elle était folle. Il lui fallait revenir bien vite à la sécurité de la maison, loin de l’horrible découverte qui l’attendait, elle en était sûre maintenant, dans la grange. Mais elle ne pouvait pas s’arrêter.
Christine fit trois pas hésitants et regarda. La musique venait du grenier. Elle vit les chevaux qui frappaient le sol et roulaient des yeux affolés.
-
Calmez-vous, vous deux, dit-elle doucement, plus pour se rassurer que pour les apaiser. Je suis là, tout va bien aller.
Elle jeta un regard craintif autour d’elle. Une lumière grise descendait du grenier, passait à travers l’obscurité ambiante et tombait sur un amas de vêtements, au pied de l’échelle.
Christine était fascinée par cette lumière qui semblait devenir plus vive autour des vêtements. Mais il n’y avait pas là que des vêtements.
Patricia était là, repliée sur elle-même et fracassée sur le ciment, au pied de l’échelle. En la voyant, Christine comprit que cette image ne s’effacerait jamais de sa mémoire. Son visage était bleu, un filet de sang qui commençait à sécher sortait de sa bouche et ses yeux bleus, aveugles, regardaient fixement les chevaux.
Christine sentit que son cœur s’arrêtait de battre, que ses genoux faiblissaient, que sa tête se vidait de toute pensée. Elle ferma les yeux, luttant pour ne pas s’évanouir.
-
Je vous ai menti, murmura-t-elle aux chevaux. Tout ne va pas bien maintenant.
2
Plus tard, c’est tout juste si Christine parviendrait à se souvenir de ces quelques minutes. Elle s’était agenouillée auprès de Patricia, avait cherché son pouls, avait tenté quelques gestes futiles de réanimation et avait constaté avec horreur que sa peau était encore tiède. Ensuite, elle avait couru comme une folle jusqu’à la maison, Pom Pom sur ses traces, abandonnant sa maîtresse qui l’avait tant aimé. Elle avait poussé les portes-fenêtres à la française, tellement essoufflée qu’elle se sentait sur le point de perdre conscience. Elle s’était reproché d’avoir laissé son portable dans sa voiture. Elle avait appelé le 911 et s’était assise dans un élégant fauteuil de style Reine Anne, la tête entre les genoux, respirant profondément tandis que le petit chien était couché à ses pieds, frissonnant, terrifié et en pleine confusion.
Pendant des années, Christine avait entendu des compliments sur sa manière de prendre en main des situations difficiles. Les gens disaient qu’elle était une femme de tête, qu’elle était forte, ils la voyaient plus grande que nature. Mais cette fois-ci, s’était vraiment trop. En deux jours, il y avait eu l’agression au gymnase, le coup de téléphone dans sa chambre d’hôpital, le rat et maintenant la mort de Patricia dans la grange.
Elle n’est pas tombée. Une voix venue de loin lui répétait qu’elle n’était pas tombée.
Christine redressa vivement la tête, comme si quelqu’un se dressait devant elle et lui parlait. Mais non, la pièce était vide. C’étaient ses pensées qui criaient dans ses oreilles : Patricia n’est pas tombée !
-
Bien sûr qu’elle est tombée, dit-elle tout haut tandis que Pom Pom levait vers elle ses yeux ronds. Pourquoi est-ce que je me répète sans cesse qu’elle n’est pas tombée ? Elle est tout simplement allée à la grange et…
Elle fronça les sourcils. Et alors ? alors, elle est montée au grenier, elle a mis la musique, elle est revenue vers la trappe, a fait un faux pas et a chuté de sept mètres de haut…
Oui, Patricia aimait les chevaux. Oui, elle allait les voir tous les jours, même quand elle ne les montait pas.
Mais pendant toutes les années que Christine avait vécues dans la maison, elle n’avait jamais vu Patricia gravir l’échelle menant au grenier. Il n’y avait rien d’autre que du foin là-haut et elle avait un lad qui s’occupait de nourrir les chevaux. Plus important encore, elle avait le vertige. Elle évitait de grimper où que ce soit à moins d’une urgente nécessité. Elle n’aurait sûrement pas choisi le grenier comme lieu de recueillement et, plus encore, elle n’y serait pas allée en portant avec elle un lecteur de disques.
Elle n’était donc pas seule, là-haut, Christine en était persuadée. Elle avait rejoint quelqu’un qui avait apporté l’appareil, quelqu’un avec qui elle désirait être même s’il lui fallait pour cela affronter sa peur du vertige.
Terrorisée, Christine se leva de son fauteuil et alla vers la porte d’entrée, Pom Pom sur ses talons. Pas de voiture de police et pas d’ambulance en vue. Elle savait que la circulation était difficile à cause de la crue mais elle avait l’impression d’avoir appelé le 911 depuis plus de vingt minutes. En réalité, il ne devait pas y en avoir plus de dix. Elle savait qu’elle ne devait pas le faire mais elle ne put s’empêcher d’appeler le portable de Tess. Elle ressentait le besoin désespéré d’entendre une voix familière mais elle n’eut pas de réponse. C’est aussi bien, pensa-t-elle. Tess aurait insisté pour venir aussitôt et elle aurait été une gêne plus qu’une aide. La subtilité n’était pas sa qualité maîtresse.
Elle entendit la sirène au moment où elle raccrochait. Pom Pom se dressa et se mit à aboyer furieusement. Il se précipita dans l’escalier et grimpa jusqu’à l’étage. Christine était contente d’en être débarrassée. Personne n’avait besoin de Pom Pom. Alors que l’ambulance ralentissait devant la maison, Christine se précipita et cria au chauffeur :
-
Prenez le chemin Crescent jusqu’à la grange. Il y a quelqu’un de blessé à l’intérieur. La porte est ouverte sur le côté.
L’ambulance accéléra en grimpant la colline. Sa sirène s’était tue mais son gyrophare continuait à tourner.
Christine aurait voulu fermer la porte, laisser les ambulanciers s’occuper de tout et rester dans la maison pour échapper aux choses horribles qui l’attendaient dans la grange mais elle savait que ce n’était pas possible. Elle n’était plus une enfant. Il y aurait des questions auxquelles elle était la seule à pouvoir répondre.
Elle monta dans sa voiture de location et conduisit lentement jusqu’à la grange. Un homme en uniforme et une femme se précipitaient vers la petite porte. Christine arrêta la voiture et resta quelques instants appuyée sur le volant. Elle baissa sa vitre. La musique s’était arrêtée. Dieu merci, pensa-t-elle, le disque est arrivé au bout. Mais les chevaux continuaient à frapper leurs stalles.
Elle vit dans son rétroviseur qu’une voiture de patrouille s’arrêtait derrière elle. Michael Winter en sortit au moment où elle sortait elle-même.
-
J’ai reçu votre appel au 911, dit-il, en arrivant, j’ai vu les lumières de l’ambulance.
-
Patricia est dans la grange, dit-elle. Elle est morte.
-
En êtes-vous sûre ? Dit-il en levant sur elle ses yeux noirs.
-
Son visage était tout bleu, elle ne respirait plus, elle n’avait plus de pouls.
-
Avez-vous touché le corps ?
-
Je lui ais seulement légèrement tournée la tête pour lui faire du bouche-à-bouche. Ses lèvres étaient encore chaudes.
Elle avala sa salive et ajouta :
-
Je sais que je n’aurais pas dû la bouger.
Tout en elle refusait désespérément d’entrer dans la grange mais Michael la précédait tandis qu’elle traînait les pieds derrière lui. À l’intérieur, l’infirmière était agenouillée près de Patricia tandis que l’homme se tenait debout.
-
Elle est morte, dit-il sans émotion. La nuque est brisée et je suis sûr qu’il y a encore bien d’autres choses qui ont été fracassées. On dirait qu’elle est tombée du grenier.
Tout le monde leva les yeux à la fois.
-
Ce n’est pas une simple chute, reprit l’homme. Je ne comprends pas comment elle peut avoir sur elle tout ce foin.
-
Il y a du foin dans le grenier, dit Christine.
L’infirmier secoua la tête.
-
Je ne suis pas un spécialiste des crimes mais c’est étrange, on dirait que le foin a été déposé sur elle avec soin. Comme une couverture !
Il haussa les épaules.
-
J’avoue que cela ne tient pas debout.
Michael inspecta le corps avec soin.
-
Vous avez raison, dit-il.
Il regarda Christine.
-
Quand vous avez découvert le corps, est-ce que tout était dans cet état ?
-
Je n’ai pas fait attention, dit-elle avec une toute petite voix. J’étais tellement ébranlée que je n’ai rien vu d’autre que son visage.
-
Mais vous n’avez pas touché au foin ?
-
Non, dit-elle en élevant la voix. Bien sûr que non.
-
Peut-être sans le faire exprès.
-
Non, adjoint Winter. Je n’ai pas touché son corps. Seulement sa tête.
Christine pensa au filet de sang à moitié sec qu’elle avait vu dans les merveilleux cheveux de Patricia. Ils venaient forcément d’une blessure à la tête. Elle vit que ses mains étaient rouges. Elle ne s’en était pas aperçue auparavant.
-
Seulement la tête, répéta-t-elle.
Personne n’avait entendu la voiture arriver mais, soudain, Ames Prince fit son apparition dans la grange. Son corps était raide, ses yeux restèrent fixés sur Patricia pendant une dizaine de secondes puis il se tourna vers Christine, lui lança un regard glacé et lui dit d’une voix venimeuse :
-
Dieu du ciel, qu’as-tu fait ?
Chapitre 13
1
Les évènements de cette après-midi resteront toujours dans l’esprit de Christine non comme des événements réels mais comme un cauchemar, ne serait-ce que parce qu’elle n’avait pu supporter le regard glacial et la voix sifflante d’Ames. Elle était tellement secouée qu’elle resta quelques secondes sans comprendre ce qui se passait tandis que les infirmiers et Michael Winter la fixaient, stupéfaits.
C’est Michael qui rompit le silence en disant :
-
Monsieur Prince, nous ne savons pas vraiment ce qui s’est passé ici.
-
Ce qui s’est passé, c’est que Patricia est morte, dit Ames d’un ton cassant. Vous pouvez tous voir qu’elle est morte, qu’elle est morte subitement et violemment…
Il s’arrêta net, émit un son qui pouvait être un cri ou une mauvaise toux, fit demi-tour et s’élança hors de la grange..
Christine courut derrière lui.
-
Ames… Attends-moi… S’il te plait…
Il lui fit face.
-
Je me demande bien ce que tu pourrais avoir à me dire.
-
Que je suis désolée pour Patricia, que je ne comprends pas ce qui est arrivé.
-
Que tu n’essaies pas de détruire ce qui reste de ma famille ? Que tu n’as pas donné à la police le journal intime de ma fille pour que tout le monde puisse le lire et en faire des gorges chaudes ? Que ma fille n’a pas disparu une semaine après que tu l’aies accusée d’être responsable de la rupture de tes fiançailles ? Que je viens tout juste de voir ma femme, que tu détestais, couchée sur le sol en ciment d’une grange et toi debout à côté d’elle ? Que…
-
Monsieur Prince, vous êtes bouleversé, l’interrompit Michael Winter fermement. Il serait plus sage de ne pas porter d’accusations que vous regretteriez plus tard, surtout envers Mlle Ireland.
-
Je ne regrette rien de ce que je viens de dire. Et peut-être feriez-vous mieux de vous occuper du meurtre de ma femme plutôt que de jouer au preux chevalier avec Mlle Ireland. Je vous assure qu’elle est tout à fait capable de s’occuper d’elle-même.
Ames fit demi-tour, monta dans sa Mercedes et démarra en faisant jaillir du gravier. Christine resta les bras ballants, détestant les larmes brûlantes qui coulaient sur ses joues.
-
Croit-il que j’ai tué Patricia ? Murmura-t-elle, incrédule.
Michael regardait la Mercedes qui s’approchait de la maison et s’engageait sur le chemin du garage.
-
Il est furieux que vous nous ayez donné le journal de Dara. Quant à Patricia, il dit ça pour vous blesser.
Elle le fixa droit dans les yeux.
-
Peut-être. Mais vous, est-ce que vous ne pensez pas que je lui ai fait du mal ?
-
Non… Je veux dire…
Il s’interrompit et elle eut le sentiment qu’il était en train de s’envelopper dans un manteau du professionnalisme.
-
Nous ne savons pas encore ce qui est arrivé ici. Je dois appeler des spécialistes de l’identité judiciaire. Vous devriez attendre dans la maison.
-
Dans la maison d’Ames ! Il ne me laisserait pas entrer.
-
Vous avez sans doute raison. De toute façon, pour le moment, vous n’avez pas intérêt à vous trouver en face de lui. Il est trop furieux. Rentrer chez vous et restez-y. Dans un moment, j’irai vous poser des questions.
Il retourna vers la grange.
Elle le suivit.
-
Adjoint Winter, je ne veux pas que Jeremy puisse venir ici. Il ne faut pas non plus qu’il voie Ames en ce moment. Il travaille aux sacs de sable mais il peut revenir d’une minute à l’autre. Puis-je aller le chercher ? Il ne faut pas qu’il apprenne par d’autres ce qui vient d’arriver. Je le ramènerai chez moi et j’y resterai jusqu’à votre arrivée.
Michael la regarda. Il semblait hésiter comme s’il se demandait si elle n’allait pas tout simplement quitter la ville pour échapper aux investigations de la police. L’idée qu’il doutait d’elle lui fit mal, sans qu’elle sache très bien pourquoi. Après-tout, pensa-t-elle, il la connaissait à peine. Pourquoi lui ferait-il confiance ?
-
D’accord, finit-il par dire. Allez chercher Jeremy. Vous avez raison, il ne doit pas être mêlé à cette histoire. J’irai chez vous plus tard.
Il repartit vers la grange sans lui dire au revoir, sans même l’esquisse d’un sourire mais, malgré tout, Christine se sentit mieux. Il venait clairement de lui montrer qu’il lui faisait confiance. Tout ce qui lui restait à faire était d’aller chercher Jeremy et de lui annoncer la nouvelle.
2
Ses mains étaient tellement tremblantes, tellement moites que Streak Archer laissa tomber sa clé deux fois avant de pouvoir ouvrir sa porte. Une fois entré, il fut sur le point de s’écrouler. Il claqua la porte et resta un moment appuyé contre elle, cherchant désespérément à retrouver sa respiration. Il avait le sentiment que ses poumons s’étaient rétrécis au point de ne plus laisser entrer assez d’air. Des filets de sueur coulaient sur son visage, sa chemise était trempée, collant à lui comme s’il sortait de l’eau.
Combien y avait-il de temps qu’il avait quitté le sanctuaire de sa maison ? Des jours, lui semblait-il. Pourtant la pendule disait qu’il n’était que deux heures de l’après-midi. Il avait pris un grand risque. Le risque de perdre la maîtrise de lui-même, d’être comme une balle qui tourne et tourne dans le vide. Oui, cela aurait pu être le prix à payer. Mais ce risque, il l’avait pris. Il avait vaincu ses démons. De toute façon, il n’avait pas eu le choix.
Streak alla droit à la cuisine, fit couler un verre d’eau, fouilla dans un tiroir plein de médicaments et en sortit un tube de Valium. Il avala un comprimé de dix milligrammes, remplit à nouveau le verre et pris un second comprimé. Il détestait être dépendant des antidépresseurs et des tranquillisants mais il savait que, sans eux, il ne pouvait pas fonctionner. Son psychiatre était d’accord. Et après tout, tout le monde se fichait qu’il soit accro. Il n’avait pas à servir de modèle aux jeunes.
Il s’assit devant sa table de cuisine chromée et regarda autour de lui. Vu de l’extérieur, sa maison ressemblait à une banale villa en pierre mais l’intérieur était étrangement futuriste. Sa mère haïssait tout ce blanc, ce noir et ce chrome. Quant à Ames il ne disait rien mais son visage laissait voir une aversion profonde ! Il n’y avait que Jeremy qui aimait cet endroit. Il disait que c’était comme un vaisseau spatial. Cela faisait sourire Streak. Il se disait que Jeremy avait raison. Cette maison était pour lui une évasion de la réalité terre à terre dans laquelle il avait tant de mal à exister. Ici, il avait crée une réalité virtuelle et il s’y sentait bien.
Streak avait d’autant plus besoin de se retrouver dans son repaire que, ces derniers temps, il avait eu trop de contacts avec l’extérieur. Cela ne lui avait pas fait de bien. Pas plus que cela ne lui avait fait de bien trois ans auparavant.
Quelqu’un frappa à la porte d’entrée et il se sentit pris d’un sauvage besoin de se cacher sous la table jusqu’à ce que la personne s’en aille. Mais il reconnaissait cette manière de frapper. C’était sa mère et elle allait continuer jusqu’à ce que ces doigts soient en sang.
Il ouvrit la porte et Wilma Archer le regarda comme s’il était un petit homme vert.
-
Qu’est-ce qui ne va pas ? Est-tu malade ? Je vais t’emmener aux urgences.
-
Non, maman, s’il te plait, dit-il, suppliant, effrayé à l’idée d’avoir à ressortir aujourd’hui. Tout va bien. Entre. La lumière du dehors est aveuglante.
Wilma regarde le ciel gris et insista :
-
Tu as la migraine. Je pense que nous devrions aller…
-
Je ne veux aller nulle part, hurla-t-il.
Wilma recula d’un pas et il se reprit :
-
Je suis désolé. Entre, s’il te plait. J’ai juste besoin de m’allonger un peu. Dans une demi-heure, tout ira bien.
Wilma entra et ferma la porte derrière elle.
-
Va t’allonger sur cette planche toute blanche que tu appelles un canapé. Je vais te faire un jus d’orange.
-
Je ne veux pas de jus d ‘orange.
-
Alors, une boisson gazeuse.
-
Non, fais-moi du café.
Il n’avait pas envie de café mais il savait que sa mère ne le laisserait pas tranquille si elle ne faisait pas quelque chose pour lui. Wilma Archer avait au moins vingt kilos de trop parce qu’elle était persuadée qu’on pouvait guérir toutes les maladies avec de la nourriture et des boissons. Streak reprit :
-
Je vais m’allonger. Tu fais le café, maman. Tu sais où sont les choses.
-
Ton père et moi, nous étions mortellement inquiets pour toi, lui cria Wilma de la cuisine tandis qu’il s’allongeait sur sa « planche » sans même mettre un oreiller sous sa tête. Il y a une éternité que tu ne nous as pas appelés.
-
Mais nous nous sommes parlé le jour où le corps a été découvert.
-
C’est moi qui ai appelé. Pas toi.
-
Je ne savais pas que tu tenais un registre pour savoir qui appelle qui.
-
Je fais attention. Après tout je suis ta mère.
-
D’accord, je suis désolé mais tu sais bien que je n’aime pas le téléphone.
-
Non, tout ce que tu veux, c’est jouer avec tes ordinateurs et avec Intertate.
-
Internet, maman, bien que, pour le moment, ce ne soit pas une mauvaise idée de s’occuper du commerce entre les pays. Peut-être vais-je m’y mettre quand ma tête ne me fera plus mal.
En réalité, Streak n’avait pas mal à la tête mais sa mère comprenait mieux ses migraines que ses crises d’anxiété.
-
J’ai besoin de repos, de beaucoup de repos, ajouta-t-il.
Wilma entra dans le salon et regarda son fils, les mains sur les hanches.
-
Je persiste à penser, dit-elle, que nous devrions aller aux urgences.
-
Et attendre pendant au moins une heure dans une salle d’attente pleine de gens jusqu’à ce que quelqu’un vienne m’annoncer que je souffre d’une migraine et me donne des pilules qui ne me feront pas le moindre bien avant de me renvoyer à la maison avec une énorme facture.
-
Tu as une assurance.
-
Maman, je souffre et tu me rends plus malade encore. Pour l’amour de Dieu, assieds-toi, calme-toi et parle plus doucement. Cesse de me harceler.
Wilma soupira.
-
Je vais voir si le café est prêt.
-
S’il te plait.
Streak adorait sa mère. Il pensait qu’elle avait probablement plus d’aptitude à aimer, à être gentille et généreuse que les trois quarts de l’humanité mais il n’acceptait pas qu’on pèse sur lui et Wilma Archer était vraiment très doué pour cela.
Tandis qu’elle était dans la cuisine, Streak écoutait béatement le ronronnement de ses ordinateurs. Il en avait dans chaque pièce de sa maison à l’exception de la salle de bains où il n’avait qu’un portable. Dans le salon, il y en avait trois, tous connectés à un serveur et il y en avait quatre dans la chambre du haut. A son arrivée, il y avait là deux chambres mais il avait abattu la cloison pour en faire une pièce immense.
Dans toute la maison, il y avait cinq télévisions, celle du salon avait un écran plat géant à haute définition fixé sur un mur. Il y avait aussi une chaîne stéréo avec cinq gigantesques enceintes, ce qui a fait croire à Christine, quand elle était entrée, qu’elle pénétrait dans un temple dont les cinq piliers représentaient des dieux exotiques. Elle n’était d’ailleurs venue que deux fois. Ce n’est pas que Streak décourageait les visiteurs mais les gens respectaient son désir d’intimité. Enfin, la plupart.
Wilma entra à pas comptés dans le salon portant une énorme tasse surmontée d’une paille.
-
Pourquoi cette paille ? demanda Streak
-
Pour que tu ne te brûles pas la poitrine en renversant du café !
-
Peut-être devrais-tu m’amener un bavoir ?
-
Je veux bien ignorer cette observation parce que tu n’es pas bien mais je n’en tolérerai pas une seconde. Tu n’es pas encore trop grand pour…
-
Pour quoi ? Demanda Streak soudainement amusé. Pour que tu me prennes sur tes genoux ?
-
Ne soyez pas si sûr de vous, monsieur. Mes genoux sont solides. Maintenant, dis-moi ce qui s’est passé pour que tu sois dans cet état.
Streak n’était plus du tout amusé.
-
Il ne s’est rien passé, dit-il. Tu sais bien que j’aie des crises d’anxiété et des maux de tête qui viennent de nulle part.
-
Non, plus maintenant. C’était vrai quand tu es revenu de la guerre et c’est resté vrai pendant des années. Mais ce n’est pas arrivé depuis longtemps. Il s’est passé quelque chose, alors dis-moi quoi et tu sentiras mieux.
Streak regarda un de ses ordinateurs. L’écran de veille montrait une maison la nuit. Des lumières passaient d’une fenêtre à l’autre, la lune brillait, un chat noir rampait dans une prairie, des chauves-souris volaient joyeusement dans le ciel noir. C’est une image de ma tête, pensa-t-il. C’est ce qu’il y a à l’intérieur de ma tête.
-
Je suis descendu à la rivière, finit-il par dire, et j’ai porté des sacs de sable.
-
Tu as fait quoi ?
-
Tu n’as pas l’air de savoir qu’il y a une inondation. J’ai aidé à placer les sacs de sable. J’ai fait mon devoir civique.
Wilma semblait consternée.
-
Mais tu n’as pas à faire ce genre de choses.
-
Mon devoir de citoyen ?
-
Non, pas avec tous les hommes qu’il y a en ville. Tu ne dois même pas essayer de faire des choses comme ça.
-
Maintenant je peux. Je pense que, peut-être, j’ai changé au cours de ces années, que je peux voir plus de quatre personnes à la fois sans que cela paraisse extraordinaire. J’ai tort sans doute.
-
Eh ! bien, dit Wilma en tripotant son alliance, je veux dire, après tout, tu n’as pas…
-
Non, je ne me suis pas donné en spectacle, je n’ai pas fait d’esclandre. Je suis descendu ce matin et j’ai aidé quelques temps. Ensuite je suis parti comme une personne normale. Au moins ai-je le sentiment d’avoir paru normal.
-
Ce matin ? Mais nous sommes l’après-midi. Combien de temps es-tu resté à la rivière ?
-
Je ne sais pas. Deux ou trois heures.
-
Trois heures ? Tu as peiné pendant trois heures ?
-
Peut-être plus ou moins. Je n’ai pas compté. j’ai travaillé un moment près de Jeremy et aussi avec d’autres types que je connaissais bien autrefois et…
Les mains de Streak recommencèrent à trembler. Il frissonna, posa la tasse sur le sol et ferma les yeux.
-
Maman, dit-il, je te remercie d’être venue et d’avoir fait du café mais je ne peux pas continuer à parler. Il faut que j’essaie de dormir pour faire partir ce mal de tête. Est-ce que ça t’ennuie ?
-
Tu as froid, tu as besoin d’une couverture. Où est la couverture afghane que j’ai tricotée pour toi ?
Celle aux couleurs voyantes dont elle disait qu’elle était follement gaie, pensa-t-il.
-
Elle est en haut quelque part, dit-il vaguement. Mais je ne veux pas de couverture. Je transpire. Tout ce que je veux, c’est dormir.
-
Est-ce que je ne peux pas rester près de toi ? Je serai tranquille comme une souris.
-
Ce serait bien la première fois, dit Streak sèchement.
Wilma rit doucement.
-
Mon garçon, dit-elle, comme tu me connais bien !
Elle se pencha sur lui, l’embrassa sur la cicatrice de son front, là où la balle avait pénétré dans son crâne et, au figuré sinon réellement, avait pris sa vie trente ans plus tôt.
-
Appelle-moi si tu as besoin de moi, et dors bien.
-
Et ne laisse pas les punaises te mordre, murmura-t-il en fermant les yeux.
Wilma quitta la pièce sur la pointe des pieds et ferma la porte derrière elle.
Dès qu’il eut entendu démarrer la voiture, Streak se leva et alla jusqu’à sa chaîne stéréo. Il fouilla parmi les disques compacts, en choisit un qu’il plaça dans le lecteur et se recoucha. Quelques instants plus tard, la musique de Roméo et Juliette faisait irruption dans la pièce. Il frissonna sans pouvoir se maîtriser et se roula en boule pour se sentir protégé.
3
En partant à la recherche de Jeremy, Christine essayait désespérément de chasser de son esprit l’image de Patricia. À sa grande surprise, elle s’aperçut qu’elle avait encore plus de mal à oublier le regard qu’Ames lui avait lancé. Elle l’avait toujours considéré comme un homme beau mais sévère, intelligent, bienveillant mais un peu terne, un peu comme l’un de ces personnages compassés qu’on trouve dans les romans de l’époque victorienne. Cette après-midi, elle avait découvert qu’il n’était pas terne le moins du monde. Jusqu’à ces derniers jours, il avait toujours admirablement su maîtriser ses passions mais, maintenant qu’elles étaient lâchées, Christine se demandait s’il serait capable un jour de les reprendre en main.
En traversant la ville, Christine se rendit compte qu’elle n’avait pas la moindre idée de l’endroit où elle pouvait rejoindre Jeremy. La bijouterie Prince ne se trouvait qu’à deux rues de la rivière. Peut-être serait-il de ce côté. Elle gara sa voiture et commença à marcher dans cette zone qui ressemblait à une ruche en pleine activité, les gens n’arrêtant pas d’empiler des sacs de sable. Pour l’instant, ils semblaient en train de gagner leur bataille contre la crue. Certains la regardèrent d’un œil torve, comme s’ils lui reprochaient de ne pas leur venir en aide. En temps normal, elle l’aurait fait mais ce jour n’était pas vraiment un jour comme les autres.
Christine jeta un regard sur l’arrière du vieil hôtel Duvoy qui avait été le plus bel hôtel de la ville un siècle auparavant mais qui ressemblait maintenant à une cage à lapins, découpé qu’il était en magasins minables et en appartements bon marché. Les gens étaient en plein travail mais elle ne vit pas Jeremy. Elle avança à grandes enjambées jusqu’au grand magasin Halden. À l’arrière, sur le mur immense, quelqu’un avait peint un bâtiment de couleur crème avec, à l’extérieur, un escalier de fer forgé sur lequel étaient entrelacées des fleurs luxuriantes rouge et pourpre. Christine savait que le propriétaire du magasin avait laissé son petit-fils de dix sept ans utiliser ce mur comme une toile géante. Certains traitaient cette œuvre de graffiti mais Christine se dit que c’était beau et que le garçon s’était probablement inspiré de ses récentes vacances en famille à la Nouvelle-Orléans.
Elle regarda la rivière qui était très haute, boueuse et qui charriait toutes sortes de débris. Un fauteuil de jardin en aluminium flottait paresseusement près de la rive et, tout près, on voyait passer des morceaux de bois, les restes d’un léger bâtiment disloqué par la puissance du courant. Au lendemain de l’inondation, la rive serait encombrée d’immondices, de déchets de toutes sortes et d’animaux crevés. N’allait-on pas trouver une autre fille enveloppée dans un plastique ? Christine frémit à la pensée de tous les horribles secrets que la rivière allait peut-être révéler.
Après une demi-heure de recherches, elle aperçut enfin Jeremy. Il travaillait aux côtés de Danny Torrance, le directeur du centre de remise en forme. Ils se trouvaient derrière le Starlight Theater qui avait été l’un des hauts lieux de la ville pendant soixante dix ans mais qui semblait maintenant complètement délabré.
-
Jeremy, cela fait vingt minutes que je te cherche, dit Christine. Salut Danny.
-
Comment ça va Chris ? Demanda Dany.
-
Bien.
-
Bien ? S’exclama Jeremy, soudain inquiet. Ton visage est tout meurtri. Qu’est-il arrivé ?
Danny semblait embarrassé. Il avait fait une gaffe. Elle lui avait dit qu’elle ne voulait pas que Jeremy sache ce qui lui était arrivé car il en serait terrorisé.
-
Je suis tombée dans l’escalier du sous-sol.
Elle mentait rarement à son frère et, d’ailleurs, l’idée même de mentir la mettait mal à l’aise. De toute façon, il finissait toujours par découvrir la vérité. Mais cette vérité, il ne fallait pas qu’il la connaisse maintenant.
-
J’ai marché sur Rhiannon, ajouta-t-elle.
-
J’espère que tu n’es pas tombée sur elle, lui dit-il inquiet. Tu es assez lourde pour l’écraser.
-
Merci, dit Christine sèchement, mais Rhi n’a rien pas même une égratignure.
-
Mais toi, tu n’as pas l’air bien du tout, insista Jeremy.
Le souvenir de Patricia étendue sur le sol et de ses yeux qui la fixaient fit irruption dans l’esprit de Christine.
-
Je n’ai pas bien dormi la nuit dernière, dit-elle, mais je me sens très bien. Vraiment. Et maintenant, je veux te ramener à la maison. Je ne suis peut-être pas belle mais, toi, tu as l’air épuisé.
-
C’est vrai, Jeremy, dit Danny, tu as l’air assez fatigué pour tomber dans l’eau. Va avec ta sœur.
Jeremy se cramponna à son sac de sable.
-
Je ne suis pas fatigué mais j’ai une faim de loup. Est-ce que tu as apporté à manger, Christy ?
-
Non, et je veux que tu rentres à la maison. Quant à toi, Danny, tu sembles aussi fatigué que Jeremy. Si tu veux, je peux te laisser quelque part.
-
Non, Marti doit venir me chercher d’un moment à l’autre.
Marti, sa jolie auxiliaire qui possédait une force extraordinaire pour une si petite femme. Christine se demanda pourquoi elle n’était pas en train de travailler près de lui.
-
Tu as raison, Chris, j’ai atteint ma limite. Et Jeremy aussi, qu’il veuille ou non l’admettre.
Il poussa le garçon du coude.
-
N’est-ce pas que j’ai raison ?
-
Non, cria Jeremy avec une pointe de mauvaise humeur.
Seigneur, pensa Christine. Elle se sentait incapable de rester ici vingt minutes pour essayer de persuader Jeremy.
-
Je ne suis pas fatigué, annonça-t-il avec détermination.
-
Mais tu as faim, lui dit Danny. J’ai entendu ton estomac gargouiller au moins trois fois. Vraiment fort et cela m’a fait peur. J’ai pensé que la rivière avait amené un lion directement de l’Afrique.
Les lèvres de Jeremy se crispèrent.
-
je suis prêt à parier que, si tu vas avec Christine, cela va se terminer au McDonald’s.
-
C’est sûr, dit Christine. J’ai faim moi aussi. Aujourd’hui, je n’ai mangé que des beignets.
-
Des beignets ? C’est bon, je les adore, dit Jeremy.
-
Tu aimes tout. Avec ce que tu manges, tu devrais peser cent cinquante kilos. Écoute, petit frère, si tu ne viens pas avec moi, j’irai seule au McDonald’s et tu seras privé de cette bonne nourriture. Imagine, les big mac, les frites.
Jeremy laissa tomber son sac de sable.
-
Il faut que j’y aille, Danny. Est-ce que tu vas pouvoir te débrouiller sans moi ?
-
Bien sûr. Cela a été un vrai plaisir de travailler avec toi.
-
Pour moi aussi. Salut.
Une fois dans la voiture, Christine dit :
-
Je préfère prendre de quoi manger et l’emmener chez moi, est-ce que tu es d’accord ?
-
Tu veux dire chez nous (Christine approuva). Mes Ames et Patricia vont m’attendre. Nous devons leur téléphoner ou alors leur apporter de la nourriture et manger chez eux.
Oh ! Oui, pensa Christine, Ames serait sûrement très heureux de dîner avec moi. Quant à Patricia, elle n’a plus à se préoccuper de sa ligne.
-
Ils ont téléphoné, dit-elle, mentant pour la seconde fois en une demi-heure, pour dire qu’ils sortaient ce soir et me demander de te garder ici.
Le visage de Jeremy s’illumina.
-
Tant mieux. C’est tellement triste là-bas. J’essaie de faire le moins de bruit possible pour ne pas leur porter sur les nerfs mais je ne peux pas me taire tout le temps.
-
Chez nous, tu n’as pas besoin de te taire et Rhiannon va être tellement heureuse de te voir.
-
Oui, elle me dira comment tu as fait pour tomber sur elle. Christy, est-ce que tu ne peux pas aller plus vite ? Je meurs de faim.
Un quart d’heure plus tard, la moitié de la ville semblait s’être rassemblée autour du Macdrive. Ils durent faire la queue pour commander. Jeremy demanda deux big mac, une double portion de frites et une glace recouverte de fruits, Christine choisit un cheeseburger et Jeremy insista pour avoir des nuggets pour Rhiannon. En faisant de nouveau la queue pour arriver au comptoir, Jeremy se mit à chanter Fly Away a cappella parce que le disque compact de Lenny Kravitz était resté dans la voiture de Christine. Le garagiste lui avait dit qu’elle serait réparée le lendemain car il n’y avait pas de travail de carrosserie ou de peinture à faire, juste la vitre à remplacer et le tapis à remettre en place.
En arrivant à la maison, Christine insista pour que Jeremy prenne une douche rapide avant de manger.
-
Je vais mettre ta glace dans le congélateur et, dès que tu seras prêt, je réchaufferai le repas dans le four à micro-ondes. Maintenant, file, tu es vraiment sale.
Elle n’eut pas à le dire deux fois. Plus vite il se doucherait et plus vite il mangerait. Tandis qu’elle plaçait la glace dans le congélateur, Christine ne put s’empêcher de revoir le rat dans le tiroir du bas. Elle plaça le sac du repas sur le buffet où Rhiannon avait la bonne idée de ne jamais monter.
En allant allumer la télévision pour faire plaisir à Jeremy, elle vit le signal rouge de son répondeur qui clignotait. elle appuya sur le bouton et se figea en entendant une voix profonde, râpeuse, mécanique et blanche lui dire :
-
Pauvre Patricia. Regarde ce qui arrive quand on en sait trop.
Chapitre 14
1
Christine resta devant le répondeur sans pouvoir faire un mouvement. Elle appuya de nouveau sur le bouton et entendit une seconde fois le message, froid, mécanique, terrifiant. L’appareil indiquait que l’appel avait été enregistré à quinze heures quinze. C’était après que le corps avait été découvert et transporté à l’hôpital bien qu’il fut évident pour tous qu’il s’agissait d’un cadavre.
La douche s’arrêta de couler. Jeremy allait arriver dans une minute. Devait-elle effacer le message ? Non. Michael Winter voudrait certainement l’entendre. Peut-être pourrait-il découvrir d’où il venait. Elle débrancha le répondeur afin que le signal rouge n’attirât pas l’attention de Jeremy.
-
J’arrive ! Cria-t-il en grimpant quatre à quatre l’escalier du sous-sol.
Christine savait que Rhiannon montait en même temps que lui et qu’ils luttaient pour savoir lequel des deux arriverait en premier. Elle retourna dans la cuisine, sortit la nourriture de son sac, la mit sur des assiettes qu’elle plaça dans le four à micro-ondes.
-
Le big mac et les frites seront chauds dans une minute, annonça-t-elle.
-
Je veux du ketchup pour mes frites.
-
Il arrive.
Christine fit toute une cérémonie en étalant le ketchup, en ouvrant les sachets de sel, en mettant des pailles dans les verres et des croquettes dans l’assiette de Rhiannon. Elle savait qu’elle était en train de donner le change, de retarder le moment où il lui faudrait annoncer la mort de Patricia à Jeremy. Peut-être attendrait-elle qu’il ait fini de manger ou même qu’il ait regardé un peu la télévision. Elle n’avait pas l’intention de tout dire. Elle parlerait d’un accident et ne dirait rien pour la musique dans le grenier ni du foin qui recouvrait le corps.
-
Tu murmures quelque chose, dit soudain Jeremy tandis qu’elle était en train de mettre des croquettes dans l’assiette de la chatte. Qu’est-ce qui ne va pas ?
-
Je chante.
-
On n’aurait pas dit une chanson.
-
Je n’ai pas une aussi belle voix que toi.
-
Ma voix n’est pas mal mais pas si belle que ça. Est-ce que je t’ai dit que j’ai décidé d’apprendre les paroles de Smooth de Santana ?
-
Tu deviens latino ?
-
Qu’est-ce que ça veut dire ?
-
Dans ce cas, il s’agit d’un style de musique. J’adore cette chanson. Peut-être pourrions-nous danser la salsa ensemble.
-
Qu’est-ce que c’est la salsa ?
-
Une danse. Souviens-toi, nous avons regardé un concours de salsa l’année dernière à la télé. Les filles portaient toutes des robes étincelantes et on avait l’impression qu’elles avaient des articulations doubles.
-
Doubles articulations, je ne sais pas ce que ça veut dire mais elles étaient bien. Je ne suis pas un très bon danseur.
-
Moi non plu, mais ce serait bien d’essayer.
-
Je te marcherai sur les orteils.
-
Je mettrai des chaussures à bouts métalliques avec ma belle robe du soir.
Jeremy fut pris d’un rire hystérique. Pendant ce temps, Rhiannon repoussait du nez la main de Christine, impatiente de s’approcher enfin de ses croquettes.
-
Je suis désolée d’être si lambine, lui dit Christine. Je sais que tu es sur le point de t’évanouir de faim.
Elle allait vers l’évier pour s’essuyer les mains lorsque Jeremy lui dit :
-
Christy, je ne crois pas que tu t’es esquinté le visage en tombant sur Rhiannon. Je sais toujours quand tu me racontes des salades.
C’était vrai. Déjà quand il était enfant, il était capable de détecter les mensonges qu’elle lui faisait. Peut-être parce qu’il la connaissait si bien ou peut-être qu’au cours des années il avait mis au point un radar lui permettant de savoir quand on lui cachait quelque chose parce qu’on pensait qu’il ne serait pas capable de le supporter.
Christine s’assit devant la table et dit :
-
Jeremy, te souviens-tu quand je suis allée à la gym ?
-
Bien sûr, c’était avant-hier.
-
Eh ! Bien quelqu’un a essayé de me faire du mal. Il m’a frappé sur la tête avec un des poids.
Jeremy ouvrit la bouche, devint tout rouge et serra ses énormes poings.
-
Qui t’a fait ça ? Je vais lui casser la gueule ! je…
-
Calme-toi, Jeremy. Il a commencé par me couvrir le visage si bien que je n’ai pas pu le voir. Mais tout va bien maintenant et l’adjoint Winter le recherche. Tu as confiance en lui, n’est-ce pas ?
Jeremy fit oui de la tête.
-
Alors, laisse-le faire.
-
Peut-être que je peux l’aider.
-
Je ne pense pas que les policiers aient besoin de civils pour venir à leur aide. Ils sont bien entraînés. Et l’adjoint Winter a le droit de l’arrêter. Pas toi. Tu n’as pas l’autorité nécessaire.
Jeremy jeta un regard sur ses frites qui baignaient dans le ketchup.
-
D’accord, je le laisse faire. Mais je ne veux pas qu’on te fasse du mal, Christy. Même pas un petit peu. Je n’ai peut-être pas l’autorité d’arrêter qui que ce soit mais, si je suis là quand on veut te faire du mal, je ne le laisserai pas faire.
-
Je sais et je t’en remercie. Tu as toujours été le meilleur frère qu’une fille puisse avoir.
Il sourit et demanda :
-
Combien de temps ton visage va-t-il rester comme ça ?
-
Je ne sais pas, peut-être deux jours, peut-être plus. Est-ce donc si vilain ?
-
C’est bizarre mais pas épouvantable. Tu pourrais te maquiller un peu. Patricia met souvent du fond de teint, demande-lui de t’en prêter un peu.
-
Je peux m’en acheter, dit Christine vaguement.
Elle prit une petite bouchée de son cheeseburger et la mâcha lentement, se demandant si elle allait pouvoir l’avaler.
Jeremy la regardait en silence et il finit par dire :
-
Je pense qu’il y a quelque chose d’autre qui ne va pas. Quelque chose en plus du fait que tu as été blessée.
Christine prit une respiration profonde.
-
Tu me stupéfies, Jeremy. Je ne peux donc tien te cacher.
-
Tu es ma sœur depuis si longtemps, dit-il solennellement. Je ne suis pas aussi intelligent que toi mais nous avons toujours été les meilleurs amis du monde. Et je ne suis plus un gamin. Je comprends plein de choses et je me sens mieux quand les gens me disent la vérité.
Christine le regarda profondément, pensant à quel point elle s’était si souvent trompée. Elle avait toujours su que Jeremy était perspicace. Dès que quelque chose n’allait pas, il le sentait et pourtant, souvent, aussi bien elle, que la famille, ils avaient essayé de le protéger de ce qui pourrait lui faire du mal. Elle n’avait jamais pensé que le fait de lui mentir risquait de créer en lui plus d’angoisse que la simple vérité.
-
Jeremy, quelque chose de terrible est arrivé aujourd’hui. Patricia… est morte.
-
Morte, répéta Jeremy abasourdi. Mais elle n’était pas malade. Est-ce qu’elle a eu un accident, comme papa et maman ?
-
Non, elle a fait une chute et c’est probablement un accident. Il semble qu’elle soit tombée du grenier dans la grange.
Christine ajouta des détails pour l’aider à mieux absorber cette nouvelle.
-
Elle s’est brisé la nuque et elle est morte sur-le-champ. Elle n’a pas eu le temps de souffrir. Elle n’a eu ni peur ni souffrance.
-
Elle était dans la grange ?
Christine fit oui de la tête.
-
Elle est sûrement allée voir Sultan et Fatima… Elle se tut. Mais pourquoi me regardes-tu comme ça ? Pourquoi secoues-tu la tête ?
-
Tu dis qu’elle est tombée du grenier mais Patricia ne montait jamais dans le grenier quand elle rendait visite à Sultan et Fatima.
-
Elle a pu le faire une fois. Peut-être a-t-elle pensé qu’ils n’avaient plus assez de foin.
Jeremy agita la tête avec violence.
-
Elle ne nourrissait jamais les chevaux. Et je ne crois pas que c’est pour leur rendre visite qu’elle a traversé le champ détrempé.
-
Pourquoi alors ?
Jeremy la regarda un moment avant de répondre. Il était rouge.
-
Je suppose, dit-il enfin, que je ne devrais pas parler de cela. Je ne devrais même pas le savoir mais c’est dans la grange que Patricia rencontrait son amoureux.
2
Sloane Caldwell entra chez lui, jeta son imperméable sur un fauteuil et se dirigea droit vers le bar qu’il avait installé dans son salon. Il se versa un double scotch sec et se laissa tomber avec un grognement sur son canapé en cuir brun.
Il s’attendait à ce que cette journée soit difficile à vivre mais elle avait été une épreuve éreintante, même pour un homme doué d’une telle énergie mentale. Au moins avait-il été capable de travailler sept heures qui allaient rapporter gros pour le plus grand bonheur d’Ames Prince. Sept heures qui avaient été pour lui sept heures infernales.
La compagnie d’assurances d’Enoch Tate se faisait tirer l’oreille pour payer le traitement qu’il avait dû subir après son accident de voiture et il lui avait fallu plaider la cause du vieil homme. Tate avait quatre vingt cinq ans, il était à demi sourd, il souffrait de dyspepsie, il était bourru et commençait une maladie d’Alzheimer. Sloane était toujours pris d’un frisson glacé chaque fois qu’il voyait entrer ce client difficile et il venait au moins deux fois pas semaine pour voir où en était son affaire et se répandre en lamentations sur l’état du monde.
Enoch Tate commençait toujours par réclamer un thé glacé avec la quantité exacte de sucre à laquelle il était habitué. Par la suite, il lui fallait un thé toutes les demi-heures et, chaque fois, la même cérémonie se répétait jusqu’à ce que la dose de sucre soit parfaite.
Pis encore, l’avocat de la compagnie d’assurances s’était montré pointilleux, posant chaque fois la même question sous des angles différents si bien que Sloane n’avait put utiliser la procédure « question posée et répondue » qu’il utilisait habituellement pour gagner du temps. Furieux, Tate s’était trouvé réduit à l’impuissance face à cette manœuvre légale. Chaque fois qu’il devait répondre, il élevait la voix tandis que ses explications se faisaient plus prolixes. À la fin, il vociférait et, pendant la dernière demi-heure de la rencontre, il avait eu sans arrêt des renvois, à cause sans doute de sa fureur mais aussi de l’indigestion due au repas qu’ils avaient pris à la pause de midi. Sloane ne pouvait croire qu’un petit homme si ratatiné puisse contenir une telle quantité de gaz.
Elle était enfin terminée, cette journée que Sloane avait tant redoutée pendant ces dernières semaines. Elle avait été agitée et il se sentait épuisé mais, finalement, il s’était bien débrouillé et il attendait maintenant sa récompense : une soirée avec Monique Lawson, l’une des associées de la firme. Ils ne s’étaient pas vus depuis longtemps car Sloane trouvait qu’elle avait une façon de parler un peu trop franche, que ses manières et sa façon d’être auraient besoin d’être un peu plus policées mais elle était belle, intelligente et il avait le sentiment que leur relation avait de l’avenir.
Il avalait sa seconde gorgée de scotch et il se demandait quel disque compact il allait placer dans le lecteur lorsqu’on sonna à la porte. Il attendait Monique mais c’était encore trop tôt. Il recevait rarement, bien qu’il eut décoré sa maison avec grand soin et qu’une femme de ménage vint deux fois par semaine. Malheureusement il n’était pas souvent chez lui. Il était bien décidé à occuper un jour la place d’Ames Prince et, s’il travaillait de si longues heures au bureau, c’était pour s’en rendre digne.
Il posa son verre sur le plateau qui se trouvait sur une table basse et se dirigea vers la porte. Il y avait dehors un grand gaillard mince, avec des yeux et des cheveux noirs. Son manteau ouvert laissait voir un uniforme de policier.
-
Monsieur Caldwell, dit-il d’une voix agréable et profonde, je suis le shérif adjoint Michael Winter. Je suis désolé de vous déranger si tard mais j’ai cherché en vain à vous joindre toute la journée. Je me demande si vous pouvez me consacrer quelques minutes de votre temps.
Sloane pesta intérieurement. Il était fatigué. Ses nerfs avaient été si tendus qu’il avait mal à la nuque et il attendait Monique dans une heure. Il n’avait vraiment pas envie de parler avec un policier. Mais il valait mieux s’en débarrasser plutôt que d’organier une rencontre pour le lendemain qui serait aussi une journée très chargée.
-
Je veux bien parler avec vous, adjoint Winter, mais je n’ai qu’une heure, dit Sloane en ouvrant la porte toute grande.
-
Oh ! Je ne vous prendrai pas tant de temps.
Avant d’entrer, Michael Winter s’essuya les pieds sur le paillasson sur lequel était écrit « Welcome ».
-
Comme je vous l’ai dit, je ne me permettrais pas de vous déranger à cette heure si j’avais pu vous trouver plus tôt.
-
Je n’entreprendrai pas de vous décrire l’ennuyeuse séance à laquelle j’ai participé une partie de la matinée et toute l’après-midi. Il m’arrive de détester mon boulot et c’était le cas aujourd’hui.
Sloane sourit.
-
Ne vous y trompez pas je peux me mesurer avec les meilleurs. Laissez-moi prendre votre manteau et venez dans le salon. Nous y serons mieux et je pourrai surélever mes pieds.
Sloane suspendit l’imperméable au porte-manteau et conduisit Michael dans le vaste salon peint de couleur crème, brune et verte. Des tapis indiens imprimés couvraient le parquet et il y avait un peu partout sur les murs des tableaux représentant des cerfs, des ours et des élans. Sur le manteau de la cheminée et au bout d’une table, il y avait des canards sculptés. Incapable de trouver des mots plus élogieux, Winter se contenta de dire :
-
Voilà une pièce confortable.
-
Je l’ai décorée moi-même, dit Sloane en fronçant les sourcils. J’y ai travaillé dur et on m’a dit plusieurs fois qu’on se croirait dans un pavillon de chasse. Ce n’était pas ce que j’avais vraiment souhaité. Je suppose que j’aurais dû me faire aider par un décorateur.
-
L’important, c’est que vous l’aimiez et non ce qu’en pensent les gens.
-
C’est tout à fait vrai, répondit Sloane mais Michael sentit comme un doute dans sa voix et sut immédiatement qu’il n’était pas insensible que cela à l’opinion des autres. J’étais en train de prendre un scotch, un double, sourit Sloane. Je l’ai bien mérité aujourd’hui. Et vous, est-ce que vous voulez un peu d’alcool ou bien est-ce que vous êtes dans l’exercice de vos fonctions ?
-
J’y suis pour une demi-heure encore mais j’accepterais volontiers quelque chose de plus doux.
Sloane alla derrière le bar et sortit une bouteille de Coca-Cola du frigo. Michael en profita pour regarder le salon. Les murs étaient lambrissés de pin plein nœuds. Il y avait dans un coin un bonheur-du-jour sur lequel était posé ce qui ressemblait à des trophées sportifs.
-
Vous avez fait du sport à l’université ? Demanda-t-il.
-
J’ai joué au football d’abord au secondaire à La Nouvelle-Orléans, puis à l’université de Massachusetts.
-
Et comment êtes-vous arrivé à Winston ?
Sloane haussa les épaules et lui tendit un grand verre de Coke glacé.
-
Je n’aimais pas les hivers du Nord. J’aime la chaleur mais je ne voulais pas retourner à La Nouvelle-Orléans. Mes parents et ma jeune sœur avaient été tués dans un accident de voiture alors que je commençais mes études à l’université. Je ne voulais pas rester là-bas. Trop de souvenirs.
-
Je suis désolé pour votre famille et je sais ce que cela veut dire de quitter un endroit à cause de mauvais souvenirs, dit Michael en sentant la tristesse ramper dans sa voix. Parfois, quand vous avez subi une grande perte, changer de lieu est le seul moyen pour commencer à guérir.
Sloane l’étudia avec attention. Il était sur le point de lui demander qu’elle grande perte il avait subi mais il se reprit et dit :
-
Je vous reçois bien mal. Asseyez-vous et dites-moi la raison de votre visite. Je suppose que cela a rapport avec Dara Prince.
-
Qu’est-ce qui vous fait penser cela ? Demanda Michael en s’installant dans un profond fauteuil vert.
On aurait dit un gros bloc informe mais il était si bien rembourré et Michael était si fatigué qu’il eut l’impression de s’asseoir sur un nuage.
-
Ce qui me fait croire qu’il s’agit de Dara ?
Sloane plongea ses yeux dans ceux de Michael tandis qu’il s’asseyait sur le canapé et avalait une gorgée de scotch.
-
C’est à cause de tout ce vacarme qui a été provoqué par le journal que Christine vous a remis. Je n’ai jamais vu Ames Prince dans un tel état.
-
Il vous en a parlé ?
-
Ma foi non. C’est une affaire de famille mais je suis passé chez lui hier. Jeremy m’a fait entrer et j’ai entendu Ames en parler à Patricia avec violence. Jeremy m’a dit à l’oreille de quoi il s’agissait. Ce pauvre garçon semblait terrifié et coupable. Ames menaçait de traîner Christine devant les tribunaux. Patricia essayait bien de le calmer mais elle n’y parvenait guère. La seule personne qui ait eu un peu d’influence sur Ames était Dara. Et aussi, d’après ce que j’ai entendu, sa première femme, Ève. J’ai entendu Ames dire que, dans son journal, Dara parlait d’un de ses petits amis. Il aurait mieux fait de dire d’un de ses amants. Il disait que ses initiales étaient S.C. et que Christine et Streak étaient persuadés qu’il s’agissait de moi. Il demandait à Patricia si elle savait quelque chose à ce sujet et, bien entendu, elle ne savait rien puisque ce n’était pas vrai.
-
Est-ce que M. Prince vous a demandé si vous étiez S.C. ?
Sloane secoua la tête et dit :
-
J’ai cru qu’il allait me poser la question mais la raison était revenue dans son cerveau survolté. Il sait que je ne suis pas stupide et que faire la cour une jeune fille de dix neuf ans alors que je venais d’arriver aurait été extrêmement stupide.
-
Vous croyez qu’il vous aurait viré ?
-
Vous pouvez en être certain.
-
Il était pourtant d’accord pour Reynaldo Cimino ?
-
Pas du tout, mais je pense qu’il ne prenait pas leur relation au sérieux. Il pensait que cela n’irait pas loin. Ames voulait pour elle un homme riche, influent, peut-être même un politicien. Il la voyait bien femme de sénateur ou de gouverneur, peut-être mieux encore, une moderne Jacky Kennedy.
-
D’après ce que j’ai entendu, elle n’avait pas l’envergure de Jacky Kennedy.
-
Je suis d’accord avec vous, dit Sloane en riant, mais souvent, les parents ne voient pas leurs enfants tels qu’ils sont. De toute façon, même si je suis un homme de loi et si mes parents m’ont laissé du bien, je ne suis pas riche et je n’ai pas d’aspirations politiques si bien qu’Ames ne pouvait absolument pas penser à moi. De plus, en dehors du fait que je venais de me joindre au cabinet et qu’il aurait été de ma part très maladroit de faire des avances à sa fille, j’étais alors fiancé à Christine Ireland.
-
Elle n’avait pas plus de vingt ans lorsque vous l’avez demandée en mariage ?
-
Elle avait presque vingt et un ans, sourit Sloane. Vous pouvez avoir l’impression que je m’intéressais à des gamines mais vous ne connaissez pas Christine. Elle est plus mûre que son âge. Elle est belle, elle est intelligente, elle est installée dans la vie, ce que Dara n’était pas. À cette époque, elle me semblait la femme idéale pour un avocat en pleine ascension.
-
Même avec un frère retardé mental ?
-
Mais Jeremy est merveilleux. Pour quelqu’un handicapé comme il l’est, il a fait des choses extraordinaires sans parler du fait qu’on peut lui faire confiance. J’aurais été très heureux d’avoir un tel beau-frère.
-
Alors, qu’est-il donc arrivé à vos fiançailles ?
Sloane fronça les sourcils.
-
Si l’on en croit Christine, tout est de la faute de Dara. Elle a flirté avec moi, je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce qu’elle flirtait avec tous les hommes. Peut-être aussi parce qu’elle voulait rendre Christine furieuse. Dara n’était pas du tout heureuse que son père ait recueilli Christine et Jeremy.
-
Mais selon Mlle Ireland, vous n’avez rien fait pour décourager Dara.
Sloane l’examina attentivement.
-
Alors, vous avez parlé de cela avec Mlle Ireland ?
-
C’est elle qui a amené le sujet, dit Michael fermement, bien qu’il ne se souvint pas vraiment si c’était vrai ou pas.
-
Je vois. De toute façon, c’est une vieille histoire. Du moins pour moi (il secoua la tête en souriant). Les femmes ont des ego incroyables. Je suppose que Christine n’a pas encore pardonné à Dara de s’être ainsi attaquée à moi.
Elle m’a donné l’impression de s’en ficher complètement, pensa Michael, indigné sans savoir pourquoi. Il la connaissait à peine. Qu’est-ce que cela pouvait bien lui faire ? Il dut pourtant faire un effort pour ne pas devenir sarcastique et conserver son calme.
Sloane finit son scotch, agita les glaçons au fond de son verre et dit :
-
Christine et moi, nous avons eu des problèmes mais cela ne nous empêche pas de rester de bons amis. J’ai été horrifié en apprenant qu’elle avait été attaquée au gymnase. Avez-vous des indices ?
-
J’ai bien peur que non. Le shérif Teague a fait la liste des suspects habituels comme il les appelle mais aucun d’entre eux ne me semble assez intelligent pour concevoir une telle attaque.
-
Intelligent ? Il ne faut pas beaucoup d’intelligence pour frapper une femme sur la tête avec un poids.
-
La personne qui est venue au gymnase avait tout prévu. Elle avait un diamant pour faire un trou dans une fenêtre, une ventouse pour empêcher la vitre de tomber et de faire du bruit. ses gestes ont été très bien coordonnés, à la fois assez adroits et assez vigoureux pour aveugler, et réduire Mlle Ireland au silence et la maintenir impuissante…
Sloane sembla soudain mal à l’aise.
-
Mon Dieu ! Dit-il, je ne savais pas cela. Elle aurait pu être tuée.
-
Oui, monsieur.
-
J’aimerais étrangler le salaud qui a fait cela.
-
Si nous le trouvons je ne vous conseille pas de la faire car vous finiriez en prison vous aussi.
-
Cela vaudrait presque la peine.
Michael inclina la tête.
-
Vous semblez avoir encore beaucoup d’attachement pour Mlle Ireland.
-
Il serait difficile de ne pas en avoir. C’est une femme bien.
-
Donc vous ne lui en voulez pas d’avoir rompu vos fiançailles ?
-
Je crois, adjoint Winter, que votre inquisition n’est pas très subtile et qu’elle n’est pas nécessaire. Ce n’est pas moi qui ai attaqué Mlle Ireland.
Il sourit.
-
Cependant, je ne demande pas mieux que de parler d’elle. Quand je pense à l’époque où nous voulions nous marier, je réalise que nous avions beaucoup d’estime l’un pour l’autre mais que nous ne nous aimions pas vraiment. Elle voulait à tout prix quitter la maison des Prince mais elle n’avait pas assez confiance en elle pour s’occuper seule de Jeremy. Moi, je pensais que ce mariage était une bonne affaire. Je peux vous sembler intéressé mais j’étais plus jeune alors. Un peu plus égoïste. J’espère que ces trois années ont développé ma sensibilité. De toute façon, mieux vaut pour nous deux que ce mariage n’ait pas eu lieu.
-
À cause de Dara ?
-
Certainement pas. Christine a utilisé Dara comme une excuse. Je le savais à l’époque mais je ne le lui ai pas dit. Je l’ai laissé prendre en main la situation et tout briser. Laisser agir la femme, cela m’a semblé plus correct.
-
Et plus habile aussi puisqu’elle était la pupille de votre patron.
Sloane sourit.
-
Là, vous m’avez eu. Mais si Chris n’avait pas rompu, je l’aurais fait. Je ne sentais pas ce mariage et nous n’aurions pas été heureux. Après quelques mauvaises années, cela aurait fini par un divorce et nous nous serions détestés. Et puis cela aurait fait souffrir Jeremy, je veux dire émotionnellement. Non, notre mariage n’aurait pas été une réussite.
-
Et qu’y avait-il entre Dara et vous ?
Sloane commençait à s’impatienter.
-
Rien, monsieur l’adjoint. Au cours des semaines qui ont précédé sa mort ou son assassinat, elle s’est montrée tout à fait fantasque. Plus encore que d’habitude. Il y avait en elle quelque chose qui n’allait pas mais je n’avais aucun moyen de savoir quoi. Je la connaissais à peine.
-
Pourtant, vous venez d’admettre qu’elle flirtait avec vous.
-
Oui, je vous ais dit que son attitude était étrange mais flirter avec des hommes était pour elle une seconde nature. Disons que j’ai eu un moment sa préférence. Peut-être voulait-elle simplement agacer Christine.
-
Mais si j’en crois Mlle Ireland, vous ne l’avez pas découragée.
Sloane regarda sa montre et dit :
-
Ecoutez, j’attends quelqu’un et je ne puis plus vous accorder que quelques minutes. Mais vous devez comprendre que Dara était la fille d’Ames Prince, sa fille adolescente. Je n’étais chez Prince que depuis un an. Pensez-vous qu’il aurait été sage d’offenser une enfant qui faisait tout ce qu’elle voulait de mon patron ? Si elle s’était plainte de moi, j’aurais été viré en un clin d’œil. Je la supportais parce que je ne pouvais pas faire autrement.
Il agita les glaçons au fond de son verre.
-
En fait j’étais vraiment furieux contre Dara parce qu’elle me mettait entre le marteau et l’enclume, mettant ainsi en danger à la fois mon boulot et ma relation avec Christine. Cela l’amusait.
-
Finalement, vous ne l’aimiez pas beaucoup.
-
D’après ce que je savais d’elle, je ne l’aimais pas du tout. Elle était belle, c’est vrai, mais elle ne s’intéressait qu’à elle et ne pouvait m’attirer que des ennuis. Voilà pourquoi elle flirtait avec moi : pour m’attirer des ennuis. Mais ne vous y trompez pas, je ne la détestais pas assez pour la tuer.
-
La tuer parce qu’elle flirtait avec vous, cela aurait été un peu exagéré, dit Michael avec gravité.
Sloane le fixa un moment puis éclata d’un rire si fort qu’il sembla se répercuter sur les murs de cette grande pièce si mal décorée.
-
Vous êtes un drôle de type, Winter, laissa-t-il tomber.
Michael sourit.
-
Je constate que vous la croyez morte.
Sloane le regarda, surpris.
-
Bien entendu, dit-il. Je sais que les flics ne considèrent pas comme une preuve suffisante le fait qu’Ames l’ait identifiée mais c’est bien elle. Même taille, même cheveux et, par-dessus le marché, la présence de la bague, croyez-vous qu’il puisse y avoir le moindre doute ?
-
Non, monsieur, je ne le crois pas mais je ne vous conseille pas de répéter cela à M. Prince.
-
Croyez-moi, j’évite de parler de Dara à M. Prince. S’il préfère croire que ce n’est pas son corps qui a été retrouvé, qu’elle est en train de prendre du bon temps quelque part et qu’elle écrit une lettre de temps en temps, cela ne me dérange pas. Cela le rend heureux et ainsi tout est pour le mieux dans sa famille et dans la société.
Il regarda de nouveau sa montre et dit :
-
je ne voudrais pas être désagréable…
-
Encore une question : savez-vous qui Dara avait surnommé le Cerveau ?
-
Le Cerveau ? Je ne sais pas. Peut-être s’agissait-il de Christine. Elle a toujours été une brillante étudiante et cela ne faisait pas plaisir à Dara même si elle proclamait qu’elle n’accordait pas la moindre importance aux études.
-
Il s’agissait d’un homme dont elle parlait dans son journal. Pensez-vous qu’il puisse s’agir de Streak Archer ?
Sloane Caldwell sembla médusé.
-
Streak Archer ? Mon Dieu, mais ce type est un ermite !
-
Et un génie.
-
Peut-être. Au moins avec les ordinateurs mais c’est aussi un homme déséquilibré.
-
Un beau garçon.
Sloane fronça les sourcils.
-
Vous croyez ? N’étant pas attiré par les hommes, je ne peux pas savoir.
Michael fit comme s’il n’avait pas senti le sous-entendu.
-
Vous devez réaliser que Streak Archer peut séduire les femmes. Le beau héros blessé. D’ailleurs Dara parle de lui dans son journal. Elle dit qu’elle a de l’affection pour lui. Beaucoup.
Sloane semblait à la fois étonné et amusé.
-
Je ne peux croire que Dara et Streak Archer aient été des amis. C’est une vraie surprise.
-
Elle dit qu’elle a une aventure avec le Cerveau.
-
Sincèrement, je ne pense pas que ça puisse être Archer. À ma connaissance il ne s’est jamais intéressé aux femmes. Aux hommes non plus d’ailleurs… Je ne sais pas … C’est étrange. Croyez-vous qu’une femme puisse vouloir d’un homme qui fait une crise de nerfs chaque fois qu’il se trouve en public ?
-
Est-il donc ainsi ?
-
D’après ce que j’ai entendu, oui. Je suis désolé pour lui mais allons donc… Streak avoir une histoire d’amour ? Et avec Dara ?
-
Je reconnais que c’est aller un peu loin de penser que le Cerveau puisse être Steak Archer, dit Michael aimablement.
-
Je dirais… - Sloane regarda sa montre pour la troisième fois – que je ne peux vous être d’aucun secours. Je connaissais très peu Dara et, franchement, je ne me soucie guère de ses histoires d’amour. Je préfère m’intéresser aux miennes et j’ai une dame qui va arriver ici dans une demi-heure. Nous devons dîner avec Travis Burke et sa femme Bethany. J’ai tout juste le temps de prendre une douche.
-
Vous êtes ami avec les Burke ?
-
Avec Travis mais je ne connais pas très bien sa femme.
Le sourire de Sloane était tendu.
-
Je ne peux vraiment rien vous dire d’autre sur Dara et je dois me préparer.
Michael se leva.
-
Je suis désolé d’avoir pris tant de votre temps, monsieur Caldwell. Je suis comme un chien qui cherche un os. Je tente d’identifier tous les surnoms qui se trouvent dans le journal de Dara et il y a de quoi me rendre fou.
-
Mais ce peut être aussi fascinant, marmonna Sloane d’un ton qui voulait dire que ce serait fascinant si on n’avait pas mille autres choses à faire. Excusez-moi de vous presser, Winter, mais comme je vous ai dit…
-
Oui, vous attendez une femme, je comprends.
Soudain et sans aucune raison, Michael se sentit furieux de la fausse cordialité de cet homme, de sa manière d’affirmer qu’il n’avait pas vraiment aimé Christine Ireland, de la suffisance qu’il manifestait en disant que celle-ci continuait à broyer du noir en pensant à la façon d’agir de Dara à son égard. Ce type a un gros ego. Et alors ? En vérité, Michael décida qu’il n’aimait pas Sloane Caldwell. Mais alors pas du tout. Méchamment, il s’attarda et dit :
-
Je suis moi-même divorcé. Mon ex-femme, Lisa, vit à Los Angeles.
-
Vraiment ?
Sloane commença à pousser Michael vers la porte.
-
S’est-elle remariée ?
-
Non. Elle est actrice. En ce moment, elle fait des publicités pour une compagnie qui fabrique des adoucisseurs pour le linge. Vous l’avez peut-être vue à la télé. Elle a de grands yeux verts et de magnifiques cheveux châtains avec des reflets cuivrés qui lui descendent jusqu’au bas du dos. Ils la font courir dans une prairie en brandissant leur produit adoucissant.
-
Des cheveux châtains courant dans une prairie… Hum, cela doit être merveilleux. J’y penserai mais je ne regarde pas souvent la télévision.
Sloane bouscula presque Michael en essayant de le pousser jusqu’à la porte. Michael entendit une portière claquer. La dame arrivait plus tôt que prévu et Sloane ne souhaitait pas qu’un policier gâche la soirée par des considérations sur les amants d’une fille morte. Cela jetterait certainement un froid, pensa Michael avec un léger sourire. Caldwell l’aurait volontiers envoyé au diable. Et sans attendre.
Trop tard. On sonnait à la porte. Sloane ouvrit et Michael passa devant lui et se trouva nez à nez avec une femme souriante, vêtue d’un très beau manteau en cachemire.
-
Je suis en avance mais j’ai vu une voiture de police, dit-elle légèrement. J’ai pensé que vous aviez peut-être besoin d’un avocat.
-
Je ne crois pas que les choses soient si désastreuses.
Il la fit entrer et fit les présentations :
-
Monique Lawson et le shérif adjoint Winter… Je suis désolé, je ne me souviens pas de votre prénom.
-
Michael, dit-il.
Il eut soudain l’impression qu’il allait avaler sa langue tant Mlle Lawson ressemblait à son ex-femme. Elle aurait pu être sa sœur aînée. il parvint à demander :
-
Comment allez-vous, mademoiselle Lawson ?
-
Je préfère madame.
Elle lui tendit la main, une main qui était étonnamment grande et forte. Son regard était direct au point d’être désagréablement inquisiteur.
-
Michael Winter, demanda-t-elle. C’est vous qui êtes venu habiter la maison de vos grands-parents ?
-
Oui, mon grand-père me l’a léguée à sa mort, l’année dernière.
-
Et vous avez décidé de quitter Los Angeles pour Winston. Pourquoi ?
Sloane semblait mal à l’aise.
-
Monique, dit-il, je crois vraiment que cela ne nous regarde pas.
-
Je suis curieuse, c’est tout.
-
Je voulais changer de décor, dit Michael, laconique.
L’indiscrétion de cette femme lui avait immédiatement déplu.
Elle lui lança un regard pénétrant.
-
J’espère, dit-elle, qu’il n’y a pas de problème ici.
-
Non, pas du tout. Je voulais juste poser quelques questions à M. Caldwell.
-
Vous avez terminé ?
-
Oui.
-
Bien, dit Monique d’un ton décidé. Nous avons rendez-vous avec des amis au restaurant Tudor. Est-ce que vous y êtes déjà allé, adjoint Winter ?
-
Non.
-
Vous devriez. C’est un des meilleurs restaurants de tout l’État.
Sloane lui lança un regard entendu.
-
J’espère, lui dit-il, que j’ai pu vous être utile, adjoint Winter, mais il se fait tard. J’ai été très heureux de vous rencontrer. Bonsoir.
Son ton signifiait : « Va te faire voir ». Michael se hérissa d’être ainsi congédié. Il ne put s’empêcher d’ajouter :
-
Oh ! Monsieur Caldwell, je voulais encore vous dire quelque chose.
-
De quoi s’agit-il ?
-
Patricia Prince a été trouvée morte cette après-midi. Nous pensons qu’elle a été assassinée.
3
Pendant cinq secondes, Christine resta la bouche ouverte en fixant son frère. Elle parvint enfin à demander :
-
Tu dis que Patricia voyait un amoureux dans la grange ?
-
Oui, je ne devrais sans doute pas le dire mais je suppose que, maintenant, cela n’a plus d’importance. Mais toi, ne le dis à personne.
Christine s’enfonça dans son fauteuil.
-
Et qu’est-ce qui te fait croire, demanda-t-elle, que Patricia voyait un amoureux dans la grange ?
-
Une après-midi, je suis arrivé à la maison plus tôt que d’habitude. Tu te souviens, c’est le jour où j’avais mal à l’estomac. J’ai vu Patricia se diriger vers la grange. J’ai pensé qu’elle allait monter Sultan et je suis resté devant la fenêtre pour la voir passer mais elle n’est pas passée. Un bon moment après, un mec est sorti de la grange. Je ne pouvais pas vraiment voir son visage. On aurait dit qu’il se cachait. Il est sorti et s’est mis à marcher vers la rivière sans jamais regarder derrière lui. Un petit peu après, Patricia est sortie à son tour. En arrivant à la maison, elle m’a dit qu’elle était allée là-bas pour voir les chevaux mais elle était nerveuse, elle bégayait et elle avait l’air coupable.
-
Mais cela ne veut pas dire que l’homme était son amoureux.
-
Ses cheveux étaient défaits, son maquillage était brouillé et son corsage était mal boutonné.
-
Et tu ne peux réellement pas dire à quoi ressemblait l’homme qui est sorti ?
-
Non. Il avait une veste avec un capuchon car il commençait à pleuvoir. De toute façon, un autre jour, un dimanche, Ames s’est absenté. Je devais aller avec lui mais, au dernier moment, je n’en ai plus eu envie. Patricia n’était pas dans la maison et je suis allé voir les chevaux. En arrivant, j’ai entendu de la musique qui venait du grenier. Et j’ai entendu de drôles de bruits.
Il rougit violemment.
-
Des gémissements, des choses comme ça. Et j’ai entendu Patricia dire « Je t’aime ». Et puis une voix d’homme, une voix que j’avais déjà entendue mais que je ne parvenais pas à reconnaître parce que la musique était très forte. Je suppose que j’aurais dû leur crier que j’étais là mais j’étais trop embarrassé et je savais que Patricia m’en aurait voulu terriblement. Je suis reparti sans faire de bruit.
-
Il y a combien de temps ?
Il se concentra en fronçant sauvagement les sourcils.
-
Autour de la Saint-Valentin. Je m’en souviens parce que la petite sœur de Danny Torrance m’a envoyé une carte à cette occasion. Elle n’a que neuf ans mais elle dit qu’elle veut m’épouser. Elle est tellement drôle. C’est pour cela que je m’en souviens.
-
Donc il y a presque deux mois.
-
Je crois.
-
Jeremy, es-tu tout à fait sûr que tu ne sais pas quel était l’homme qui était dans la grange avec Patricia ?
-
Je ne sais pas. Ouais, peut-être mais je ne peux pas lui donner un nom. Tu sais, des fois on croit savoir quelque chose mais ça vient pas, même si on fait des efforts.
-
Oui, je sais ce que tu veux dire.
-
Mais puisqu’elle rencontrait son amoureux dans la grange et qu’elle est morte dans la grange, il est sûrement important que je puisse arriver à faire revenir cet homme à ma mémoire.
Il se frotta le front de ses deux mains. Quand il était bouleversé, il attrapait un mal de tête et Christine savait que c’était en train d’arriver. Elle évita de le questionner plus longuement.
-
Moi, dit-elle, quand je veux me souvenir de quelque chose, j’essaie de ne pas y penser et, souvent, ça revient au moment où je ne m’y attends pas.
-
Vraiment ? Tu penses que je devrais essayer ?
-
J’en suis sûre. Arrête de penser à Patricia.
-
Je vais essayer.
Il soupira et reprit :
-
Mais, Christy, je pense que Patricia savait que je savais et qu’elle voulait que je garde son secret parce qu’elle est devenue beaucoup plus gentille avec moi par la suite. Elle a même chanté avec moi dans ma machine à karaoké. Je le lui avais souvent demandé et, jusqu’ici, elle avait toujours dit non.
-
Elle a chanté avec toi ?
-
Ouais. Elle a essayé de chanter à la manière de Jewel. Elle était mauvaise mais je lui ai dit qu’elle était bonne.
-
Moi aussi, tu me dis toujours que je suis bonne.
-
Oui, mais tu n’es pas aussi mauvaise que Patricia.
-
Merci, gentil seigneur.
-
Hé ! Je ne voulais pas te faire de peine. ce n’est pas que tu ne sois pas bonne…
-
Cela n’a pas d’importance, Jeremy. Je ne chante pas bien, je le sais. Beaucoup moins bien que Dara.
-
Dara était excellente. J’ai même fait des cassettes avec elle.
-
Des cassettes ? Dit Christine en sentant un frisson lui parcourir le dos. Tu as fait des cassettes de Dara en train de chanter ?
-
Bien sûr.
Jeremy sembla soudain inquiet.
-
Il n’y a rien de mal à cela, j’espère ?
-
Bien sûr que non.
-
Elle aimait plus que tout chanter Rhiannon. Et d’autres chansons comme These Dreams et Walking after Midnight. Je ne sais plus de qui elles sont.
-
Du groupe Hearty et Pasty Cline. Mais j’aimerais te parler d’une chanson en particulier.
-
Laquelle ?
-
Je ne sais pas. Je ne l’avais jamais entendue mais je connais certains mots.
Christine courut jusqu’à son bureau où elle avait mis le morceau de papier sur lequel elle avait écrit les mots qu’on lui avait chanté au téléphone la nuit où elle était à l’hôpital.
-
Je vais te lire les mots et tu vas me dire si tu les reconnais.
Jeremy lui lança l’étrange regard qui signifiait qu’il avait peur d’avoir des ennuis mais il était très attentif.
-
Je ne me souviens pas de la mélodie. Juste des mots.
-
Tu l’as déjà dit. Tu me fiches la trouille.
Christine lut lentement :
Partout où je vais, des yeux noirs me regardent.
J’aimerais qu’ils soient des yeux d’amour.
Mais je sais qu’ils me veulent du mal.
Je voudrais une vie longue et pleine.
Mais malheureusement je suis certaine que
Bien avant l’heure, la mort m’attend.
-
Alors, dit Christine, est-ce que tu les reconnais ?
Jeremy pâlit et ses yeux s’agrandirent.
-
Je crois que c’est la dernière chanson que Dara a chantée sur ma machine à karaoké. C’est elle qui l’a écrite. Elle est si triste, pas du tout comme ses autres chansons.
-
Tu l’as enregistrée ?
-
Oui. Je ne voulais pas parce que je la trouvais trop triste mais elle m’a obligé. Deux fois.
-
Tu veux dire qu’elle n’a pas aimé la première version et qu’elle t’en a fait enregistrer une seconde sur la même cassette ?
-
Non.
Jeremy semblait de plus en plus terrifié.
-
Elle m’a demande de faire deux cassettes. J’en ai gardé une et elle a emporté l’autre.
Il plissa le front.
-
Est-ce que je vais avoir des ennuis ? Je ne voulais pas faire de mal.
Christine lui prit la main en souriant.
-
Non, chéri. Tu n’as rien fait de mal. Je suis juste un peu nerveuse parce que c’est important. Que sont devenues ces cassettes ?
Jeremy avait l’air consterné.
-
Je ne m’en souviens pas. Il y a si longtemps. Et Dara a disparu juste après avoir chanté cette chanson. Alors, tout a été de travers et les jours qui ont suivi n’ont plus été que des cauchemars.
-
Mais les cassettes que tu fais, tu les gardes quelque part.
-
Ouais, ouais, mais je te l’ai dit, Dara en a pris une.
-
Jeremy, je veux que tu trouves l’autre cassette.
Il éleva la voix :
-
Pourquoi ? Je ne comprends pas pourquoi tu t’intéresses tellement à cette chanson.
-
Je m’y intéresse, c’est tout, mais, comprends-moi, pas parce que tu as fait quelque chose de mal. Juste parce que je veux entendre cette cassette encore une fois.
-
Encore une fois ? Mais quand l’as-tu entendue ? Dara ne te laissait jamais écouter sa musique. Elle ne la jouait pas pour toi.
Christine regarda son frère. Il semblait si angoissé. Elle n’aurait pas voulu lui dire la vérité mais, elle le savait, quand elle lui mentait, il le devinait toujours. Au point où ils en étaient arrivés, un mensonge lui ferait plus de mal que la vérité.
-
Quelqu’un m’a appelée en plein milieu de la nuit. Sans dire un mot, il s’est contenté de passer cette cassette chantée par Dara, puis il a raccroché.
La bouche de Jeremy s’affaissa.
-
C’est vraiment vrai ? Demanda-t-il. Ou bien est-ce que tu as rêvé ?
-
Comment aurais-je pu rêver d’une chanson que je n’avais jamais entendue ?
-
Mince alors ! S’écria Jeremy terrifié. On dirait que Dara est venue chanter pour toi dans la nuit. Christy, cela me donne la chair de poule.
-
Je te comprends et c’est pourquoi j’ai besoin de savoir qui est en possession de cette cassette et qui me l’a passée pour me faire peur. Je veux que tu recherches cette cassette.
Il semblait de plus en plus malheureux.
-
Je l’ai déjà cherchée, dit-il, après qu’ils ont découvert le corps et qu’Ames a confirmé qu’il s’agissait de Dara. Je voulais l’entendre chanter à nouveau.
-
Et ?
-
Et toutes les cassettes que je possédais d’elle ont disparu. Honnêtement, Christy, ce n’est pas moi qui les ai perdues. Je fais toujours très attention à mes cassettes mais elles ne sont plus là. Peut-être Dara les a-t-elle prises avant de s’en aller… mais je dis ça et, au fond, je suis persuadé qu’elle n’est pas partie d’elle-même. Alors, c’est que quelqu’un d’autre les a prises. Elles n’étaient pas cachées, Patricia les a plusieurs fois écoutées sur la machine à karaoké. Ames aussi et peut-être d’autres. Je ne me souviens pas de la dernière fois que je les ai vues. Je suis désolé, Christy.
Il semblait absolument sincère et mentir n’était pas son genre. Mais il pouvait oublier. Il avait fait ces cassettes il y avait trois ans et, même s’il y tenait beaucoup, il était tout à fait capable d’oublier où ils les avait mises. Elle préférait penser cela car c’était moins terrifiant. Jeremy la regardait avec comme un soupçon dans le regard et elle se hâta de dire :
-
Ne t’inquiète pas, Jeremy, ces cassettes n’ont pas tellement d’importance.
Il se tordit les doigts et son trouble se lisait dans ses beaux yeux bleus.
-
Hey ! Christy, s’écria-t-il.
-
Oui ?
-
Je pense qu’au contraire cette cassette est très importante. La personne qui te l’a passée au téléphone peut très bien l’avoir prise sur Dara après l’avoir tuée.
-
C’est possible, dit-elle à contrecœur.
-
Mais pourquoi te la faire écouter au téléphone au milieu de la nuit ?
-
Peut-être pour me faire une blague.
-
Quelle drôle de blague ! Ce n’est pas du tout rigolo.
Jeremy se tut un moment puis reprit :
-
Peut-être le type a-t-il voulu te faire peur mais pourquoi voudrait-on te faire peur ?
Pour m’empêcher de me poser des questions sur la mort de Dara, pensa Christine. Pour que j’arrête de rechercher le meurtrier et que plus grande partie de cette ville continue à penser, mon cher petit frère, que c’est toi qui as tué Dara.
Chapitre 15
1
Christine eut le sentiment qu’elle luttait pour remonter à la surface de l’eau. La pression. Le froid. L’obscurité. Puis son univers se fit de plus en plus léger jusqu’au moment où elle ouvrit les yeux et s’aperçut qu’elle était dans son lit et qu’il faisait jour. Il était neuf heures et demie et il y avait des mois qu’elle ne s’était pas réveillée si tard.
Elle resta étendue pendant quelques minutes, regardant le plafond. Elle pensait à Patricia. Hier, à cette même heure, elle était vivante et sans doute très excitée à l’idée de sa rencontre avec l’homme qu’elle aimait. Maintenant, elle reposait, froide et raide, à la morgue. Christine se souvint du message qu’elle avait trouvé sur son répondeur, de cette voix sans expression qui disait : « Pauvre Patricia. Regarde ce qui arrive quand on en sait trop ».
Qu’est-ce donc que Patricia avait découvert ? Peut-être qui avait tué Dara ? Exactement ce qu’elle essayait de découvrir elle-même et, si elle y arrivait, connaîtrait-elle le même sort que Patricia ?
Enfin le son de la télévision pénétra jusqu’à sa conscience et elle se souvint que Jeremy avait passé la nuit dans la maison. Elle lui avait dit la veille qu’à son avis le temps était venu pour lui de s’installer chez elle. Il avait vaguement objecté que, peut-être, Ames aurait besoin de lui maintenant que Patricia n’était plus là mais Christine était certaine qu’il préférait habiter avec elle plutôt que de vivre avec un Ames encore plus sinistre dans sa grande et sombre maison.
En descendant, elle trouva Jeremy allongé sur le parquet devant la télévision. Rhiannon était assise sur son dos et passait délicatement sa patte dans ses cheveux blonds.
-
Qu’est-ce que tu regardes ? Demanda-t-elle.
-
Les nouvelles.
-
Depuis quand regardes-tu les nouvelles le matin au lieu des dessins animés ?
-
Depuis l’inondation. La météo dit que la crue a atteint son point maximum la nuit dernière. Maintenant, elle ne peut plus que descendre. Nous n’aurons plus besoin d’empiler des sacs de sable.
-
Alléluia !
-
Peut-être pourrions-nous ouvrir le magasin maintenant ?
-
Pas avant les obsèques de Patricia. Cela ne serait pas convenable.
Jeremy parut soudain anxieux et Christine se demanda si c’était à cause de Patricia ou parce que le magasin devait rester fermé encore quelques jours. Il demanda :
-
Est-ce que nous avons perdu beaucoup d’argent au magasin ? Est-ce que nous ne risquons pas de nous retrouver à l’hospice ?
-
Crois-moi, il faudrait beaucoup plus que quelques jours de fermeture pour acculer à la faillite la bijouterie Prince.
Jeremy fronça les sourcils comme s’il ne comprenait pas et Christine reprit :
-
Qui t’a mis cette idée d’hospice dans la tête ?
-
C’est Wilma. Elle est toujours en train de dire au frère de Streak : « Arrête de dépenser tout ton argent. L’hospice est au coin de la rue, monsieur le gros bonnet ». Il est furieux quand elle lui dit cela. De toute façon, je suis content que la bijouterie n’ait pas perdu trop d’argent car je ne veux pas perdre mon boulot. J’aime mon boulot. Il sourit. J’ai fait du café ! Proclama-t-il.
-
Je sais.
L’odeur du café lui brûlait les narines, alors qu’elle pénétrait dans la cuisine. Une seule tasse préparée par Jeremy pouvait vous donner des palpitations pendant plus de deux heures. Ne voulant pas le vexer en vidant la cafetière pour en faire une nouvelle, elle la remplit à moitié de lait, comme pour faire un espresso mais le goût n’était pas celui d’un espresso. Elle frissonna en s’obligeant à boire une seconde gorgée. Au moins ce mélange eut le mérite de la réveiller tout à fait.
en entrant dans la cuisine, Jeremy dit :
-
Peut-être devrais-je dire à Ames que je vais venir vivre avec toi dès maintenant ?
-
C’est à moi de le faire, répondit aussitôt Christine.
Elle ne voulait pas que l’amertume d’Ames puisse atteindre Jeremy. Elle craignait aussi, même s’il y avait peu de chances, qu’Ames demande à Jeremy de rester chez lui pour ne pas être seul ou pour la blesser. Deux jours plus tôt, elle n’aurait pas cru Ames capable d’une aussi mesquine cruauté mais, maintenant, elle s’attendait à tout de sa part.
-
Si c’est toi qui le lui demandes, ajouta-t-elle, il pourrait croire que tu n’es pas heureux de vire avec lui.
-
Mais c’est vrai que je ne suis pas heureux de vivre avec lui, dit Jeremy avec douceur.
-
Je sais mais je ne veux pas lui faire de peine. Je lui ferai croire que c’est mon idée et j’insisterai pour que tu viennes dès maintenant après tout, tu es mon frère et j’ai installé une chambre pour Rhiannon et toi. Il sait à quel point tu aimes Rhiannon.
-
Tout ça c’est très bien, et c’est vrai.
-
Oui, je n’aurai pas à mentir. Je ne sais pas ce qui va se passer aujourd’hui à la maison à cause de la mort de Patricia mais je crois tout de même que c’est à moi de lui parler de ton départ et pas plus tard que cette après-midi. Tu peux rester ici un moment avec Rhi.
-
Christy, je préfère aller au magasin.
-
Mais il est fermé aujourd’hui.
-
Je sais mais j’ai un travail à faire.
-
Jeremy, tu recommences comme l’autre matin. Tu travailles sur quelque chose de secret, n’est-ce pas ?
Il détourna le regard.
-
Ok, dit-il, c’est un secret mais ce n’est rien de mal.
-
Je ne pensais pas que c’était mal.
-
C’est quelque chose de spécial que je veux faire moi-même, sans l’aide de Rey. Alors, est-ce que tu veux bien me laisser aller seul, comme l’autre jour ? Je te promets que je ne perdrai pas la clé. Je veillerai sur elle comme sur ma propre vie.
-
D’accord. Prends ton petit déjeuner, habille-toi et je te laisse au magasin en allant chez Ames.
elle essaya de prendre un air malheureux et s’exclama :
-
Mon Dieu, nous avons bu tout le café. Je vais en faire d’autre.
-
Je sais que tu en as jeté la moitié dans l’évier mais je ne t’en veux pas. Il était vraiment trop fort.
-
Alors, tu vas avoir du café frais et des pancakes.
Une heure plus tard, après que Jeremy eut avalé plus de pancakes qu’un type normal, pensait-elle, était capable d’en manger, ils montèrent dans la voiture de location.
-
Regarde le ciel ! S’exclama Jeremy.
Christine avait tellement l’habitude de voir le ciel gris qu’elle ne s’était pas donnée la peine de le regarder ce matin. Un premier regard à travers le pare-brise lui montra qu’il était d’un bleu tendre rayé de rouge et jaune. Peut-être était-ce un bon présage, pensa-t-elle.
Peut-être était-ce le choc de ce qu’il venait de vivre qui avait amené Ames à être aussi agressif. Peut-être s’était-il calmé pendant la nuit, peut-être avait-il réalisé ce que son attitude avait de brutal et d’injuste, peut-être avait-il enfin compris qu’elle n’avait rien à voir avec la mort de Patricia.
Cet espoir fut vite déçu. Après avoir laissé Jeremy au magasin en lui recommandant de ne pas perdre la clé, elle était allée chez Ames. La voiture de Wilma Archer se trouvait devant la porte et cela la rassura. Si Ames était toujours dans les mêmes dispositions, Wilma saurait jouer les arbitres. Personne n’était plus capable qu’elle de l’apaiser.
Elle sonna. Wilma ouvrit la porte et la serra dans ses bras.
-
Ah ! Chérie, dit-elle, je suis si heureuse que vous veniez. Il ne pouvait rien arriver de pire. Patricia semblait bâtie pour vivre cent ans. Je ne peux pas croire qu’elle soit partie. Certains prétendent qu’il ne s’agit pas d’un accident. Je me demande comment ce pauvre Ames peut supporter cela.
Pendant qu’elle parlait, Wilma lui tapait dans le dos avec une telle force que Christine était certaine qu’elle aurait un bleu le lendemain. Elle recula et regarda Wilma. Ses yeux étaient secs et pas du tout gonflés. Même elle, elle n’était pas parvenue à trouver des larmes pour Patricia, et pourtant, Christine le savait, elle regrettait amèrement la mort de sa seconde femme d’Ames. Une seconde femme, une seconde mort. Et cela trois ans seulement après la disparition ou plutôt le meurtre de sa fille unique. Wilma avait raison : c’était trop pour un seul homme.
Avant qu’elle ait pu dire quelque chose, Ames était sorti de son bureau. Il s’arrêta net et lança à Christine un regard venimeux.
-
Ames, lui dit-elle avec gentillesse en laissant Wilma pour s’avancer vers lui, je voulais te dire à quel point je suis désolée…
Il la repoussa à bout de bras, la paume en l’air comme pour lui dire « Stop ! ».
-
Ne t’approche pas davantage, lui dit-il, et ne m’impose pas ta fausse sympathie pour Patricia. Tu as récompensé par la trahison ma gentillesse envers toi et ton frère. Je ne pardonne jamais ce genre de chose. Jamais. Tu n’es plus la bienvenue dans cette maison. Ni au magasin. Je ne veux plus jamais te voir.
-
Ames ! S’écria Wilma, le souffle coupé. Tu ne sais pas ce que tu dis. Il s’agit de Christine.
-
Je sais exactement ce que je dis et à qui. Sors de ma maison, Christine. Maintenant.
Il se détourna, entra dans son bureau et claqua la porte.
2
Michael Winter s’avança jusqu’à la porte d’entrée de la maison Prince et sonna. Une petite femme bien en chair et agitée lui ouvrit. En voyant l’uniforme, ses s’ouvrirent tout grands et elle murmura en gémissant presque :
-
Mon Dieu ! Qu’y a-t-il encore ?
C’est vraiment triste, pensa Michael, d’être accueilli la moitié du temps de cette façon. Il est vrai que les gens n’ont guère de raisons de se réjouir en voyant un flic sonner à leur porte.
-
Je suis l’adjoint Michael Winter, dit-il, et je voudrais parler à M. Prince.
-
Il est trop bouleversé. Revenez plus tard.
Elle commença à pousser la porte mais Michael s’avança résolument. Il se souvenait d’avoir vu cette femme à la bijouterie.
-
Vous êtes madame Archer, n’est-ce pas ?
Elle approuva.
-
Madame, je sais que M. Prince est bouleversé et je suis désolé de le déranger en un tel moment mais j’ai quelques questions à lui poser.
Il lui lança son sourire mi-engageant, mi-pathétique.
-
Si je ne lui pose pas les questions maintenant, le shérif me renverra jusqu’à ce que j’aie obtenu les réponses. Ou peut-être viendra-t-il lui-même.
Winter avait entendu dire qu’Ames ne pouvait souffrir le shérif Teague. Il ajouta :
-
Je ne voudrais pas importuner M. Prince en un tel moment. Alors, s’il vous plait, demandez-lui de me recevoir quelques minutes. Je vous promets de le libérer aussitôt que possible.
elle hésita, ferma les yeux, secoua la tête et finit par dire :
-
Oh ! D’accord. Je suppose qu’il n’y a rien d’autre à faire. Entrez, je vous en prie.
-
Merci, madame. Soyez sûre que j’apprécie.
En pénétrant dans l’entrée, Michael aperçut Christine Ireland. Elle se tenait debout, comme si elle essayait de maîtriser un tremblement et elle était pale comme une feuille de papier.
-
Bonjour, mademoiselle Ireland, lui dit-il.
-
Monsieur l’adjoint, lui répondit-elle d’une voix tremblante, j’étais sur le point de partir mais, si vous le voulez bien, je dois absolument vous parler aujourd’hui.
-
Bien sûr que je le veux.
Wilma demanda :
-
Est-ce que cela a quelque chose à voir avec la mort de Patricia ?
-
Je pense que Mlle Ireland préfère ne pas entrer dans les détails maintenant, intervint Michael, bien qu’il se sentit pris d’une dévorante curiosité.
Christine semblait mal en point et il était à peu près certain qu’elle ne souhaitait pas parler dans cette maison.
-
Je passerai chez vous dans l’après-midi, dit-il. D’accord ?
-
D’accord. Je vous appelle bientôt, dit-elle à Wilma Archer.
-
Chérie, vous ne devriez pas vous en aller comme cela. Ames est juste un peu énervé, il sera bien vite calmé et vous êtes trop bouleversée pour conduire. Prenez au moins une tasse de thé à la cuisine avant de partir.
-
Il me faut plus qu’une tasse de thé pour me calmer. De plus, le maître de la maison m’a demandé de partir. Ne vous en faites pas, tout va bien aller.
elle regarda Michael et lui dit :
-
À tout à l’heure, adjoint Winter.
-
Entendu, dit-il en portant la main à son chapeau.
elle partit en toute hâte et il dit à Wilma :
-
On dirait que quelque chose ne tourne pas rond.
-
C’est Ames qui ne va pas. Il est…
Elle cafouilla un peu et finit par dire :
-
Il se conduit vraiment comme un âne.
Michael fut sur le point d’éclater de rire tant cette remarque était inattendue et elle reprit :
-
Je suis désolée pour lui et en même temps j’ai envie de le gifler. C’est un homme difficile. Tout comme mes fils. Robert, celui que tout le monde appelle Streak, n’est certes pas facile mais il a connu des temps si difficiles, la guerre et tout. Quant à son frère, il se prend pour Rockefeller. Du moins le croirait-on en le voyant jeter son argent par les fenêtres. Mais ne faites pas attention, je bavarde, je bavarde, c’est toujours comme ça quand je suis énervée.
-
Je crois que nous sommes tous un peu comme ça.
-
Vous êtes un homme bien élevé. Je ne peux pas en dire autant d’une certaine personne qui habite dans cette maison.
Elle contempla la porte fermée.
-
Je vais dire à Ames que vous êtes ici mais n’attendez de lui aucune cordialité.
-
Je n’attends rien, madame. Je lui serai juste reconnaissant de me recevoir.
-
Il vous recevra, dit Wilma avec détermination ou il aura affaire à moi. Chagrin ou pas chagrin, cela fait assez d’absurdités pour aujourd’hui.
Tandis que Michael attendait, Wilma entra et ferma la porte derrière elle. Quelques instants plus tard, il entendit des voix qui s’échauffaient. Prince faisait de la résistance. S’il refusait de le voir, il lui faudrait revenir et cela ne lui souriait pas. Ou peut-être valait-il mieux le convoquer au commissariat. Ce type devait comprendre qu’il ne s’en sortirait pas si facilement mais il pouvait donner du fil à retordre.
Michael était encore en train de se demander ce qu’il allait faire lorsque Wilma sortit. Elle lui dit sèchement :
-
M. Prince va vous recevoir.
Elle était rouge et ses yeux lançaient des éclairs. Michael étouffa un sourire, comprenant qu’Ames Prince avait été sévèrement remis à sa place par cette femme de tête.
Prince était assis derrière un bureau massif. Il était aussi raide qu’une statue. Son visage décharné était livide, ses yeux injectés de sang et il serrait ses mains l’une contre l’autre, sans doute pour les empêcher de trembler. Il lança à Michael un regard de défi.
-
Bonjour, monsieur Prince, lui dit celui-ci calmement. Vous êtes parti sans prévenir hier alors que, vous le saviez, nous avions des questions à vous poser.
-
Pourquoi ? Je n’étais pas là quand ma femme est morte.
-
Ne jouons pas au plus malin, dit Michael en s’asseyant sans y avoir été invité dans un fauteuil de cuir juste en face d’Ames. Je n’ai pas besoin de vous dire que la police a des questions à vous poser.
-
J’étais bouleversé, c’est naturel, et je suis allé faire un tour en voiture.
-
Je vois, dit Michael en sortant son calepin de sa poche. Où étiez-vous lorsque votre femme est morte ?
-
Je ne connais pas l’heure précise de sa mort.
Michael lui lança un regard sévère.
-
Je vous ai déjà demandé de ne pas jouer au plus malin. Vous êtes avocat et vous savez que ce n’est pas dans votre intérêt. Selon la réceptionniste, vous êtes passé à votre bureau vers dix heures du matin, vous avez regardé votre courrier et vous êtes reparti un quart d’heure plus tard pour ne plus revenir. Vous étiez ici un peu avant deux heures de l’après-midi. Qu’avez-vous fait entre les deux ?
Ames le regarda quelques instants d’un air menaçant, puis soupira :
-
Qu’est-ce que cela peut bien cous faire ? J’ai rendu visite à ma belle-mère.
Michael le regarda sévèrement et dit :
-
Mais la mère de Patricia vit en Floride.
-
Je veux parler de la mère d’Ève, ma première femme. Elle habite Charleston. J’ai pensé qu’elle serait bouleversée en apprenant qu’un corps avait été tiré de la rivière et qu’elle conclurait qu’il s’agit du corps de Dara. J’ai voulu la calmer, la rassurer, lui expliquer que j’ai toutes les raisons de croire que Dara est encore vivante.
-
Mais, monsieur, ce corps a été trouvé il y a déjà plusieurs jours. Pourquoi avez-vous attendu si longtemps pour rendre visite à la grand-mère de Dara ?
-
Franchement, je n’y ai pas pensé plus tôt. De plus, cette femme est infirme, elle ne regarde pas beaucoup la télévision et ne lit pas les journaux. Mais, bien sûr, elle aurait fini par apprendre la mauvaise nouvelle un jour ou l’autre par une de ses amies ou par la femme qui vit avec elle et prend soin d’elle. C’est pourquoi j’ai décidé d’aller la voir.
-
Vous auriez pu lui téléphoner.
-
J’ai pensé qu’une visite serait plus appropriée. Après tout, elle est la grand-mère de Dara et non une relation éloignée.
-
Je vois.
Michael consulta le calepin qu’il sortait toujours de sa poche, qu’il ait ou on l’intention de prendre des notes.
-
Il faut une heure pour aller à Charleston, dit-il, et une heure pour revenir. Cela fait deux heures. Vous n’êtes donc resté qu’une heure avec votre belle-mère ?
-
Oui, elle est très malade et se fatigue facilement. Je n’ai pas voulu abuser des ses forces.
-
Je voudrais son nom et son adresse.
-
Je n’ai pas l’intention de vous laisser l’importuner.
-
Et moi, je n’ai pas l’intention de l’importuner. Je dois seulement, vous devez le comprendre, m’assurer que vous lui avez bien rendu visite. Cela ne prendra pas plus de cinq minutes.
Ames Prince poussa un gros soupir. Il semblait maintenant plus petit, presque rabougri derrière son énorme bureau. Il donna le nom, l’adresse et le numéro de téléphone de sa belle-mère.
-
Maintenant, dit-il, j’espère que vous allez me laisser tranquille.
-
Croyez-moi, monsieur, j’aimerais m’arrêter là mais ce n’est pas possible. Il faut encore que je vous demande les lettres soi-disant envoyées par votre fille.
-
Quoi ! Explosa Ames.
-
Pour les empreintes digitales. Je sais que vous ne les avez pas données à vérifier.
-
C’est encore l’œuvre de Christine, j’en suis sûr. Elle ne peut s’empêcher de bavarder avec vous, n’est-ce pas, monsieur l’adjoint, dites-moi, est-ce qu’elle vous a entraîné dans une relation romantique ?
La porte s’ouvrit avec violence et Wilma Archer entra, rouge de fureur.
-
Ames Prince, arrête immédiatement ces insinuations. Christine est une fille merveilleuse. Je n’accepterai pas que tu continues à la couvrir de boue.
-
Wilma, cela ne vous regarde pas.
-
Tais-toi, Ames.
Stupéfait, Michael vit Ames fermer à demi les yeux et se taire.
-
Si la police a besoin de ces lettres, continua Wilma, tu dois les lui donner. Au nom du ciel ! Cet homme essaie de t’aider.
-
Il n’essaie pas de m’aider, il essaie de prouver que ma fille est morte depuis trois ans.
-
Peut-être a-t-il raison.
Le visage de Wilma sembla se ratatiner.
-
Et si elle est morte, continua-t-elle, mieux vaut le savoir.
Ames regarda ses mains crispées sur le bureau.
-
Non, Wilma, dit-il, ce n’est pas mieux.
-
Donne-lui les lettres.
-
Je ne les ai pas.
Michael voyait que Wilma était à la fois épuisée et terrassée par le chagrin. Il vint aussitôt à son secours.
-
Monsieur Prince, dit-il, ces lettres sont très importantes. Si nous y trouvons les empreintes de votre fille, nous saurons que c’est elle qui vous les a envoyées.
-
Qui d’autre a pu les envoyer ?
-
Quelqu’un qui a intérêt à vous faire croire qu’elle a fait une fugue et qui espère ainsi court-circuiter l’enquête de police.
-
Ces lettres n’existent plus.
La voix d’Ames était nette et dénuée de toute émotion.
-
Maintenant, dit-il, je crois que nous en avons fini à moins que vous n’ayez l’intention d’entamer une action contre moi. Dans ce cas, j’ai le droit de faire appel à un avocat. C’est bien compris ?
-
Vous verrez cela avec le shérif Teague, dit Michael froidement, mais il voudra savoir ce que sont devenues ces lettres. Vous dites qu’elles n’existent plus mais, si vous les avez détruites récemment pour les dissimuler à la police, il s’agit alors d’entrave à la justice.
-
Jeune homme, je n’ai pas besoin que vous me fassiez une leçon de droit.
-
Mais je suis sûr que le shérif sera aussi curieux que moi et qu’il voudra savoir pourquoi vous avez fait tant de difficultés pour nous dire ce que vous avez fait après la mort de votre femme et aussi pourquoi vous avez disparu pendant des heures après la découverte du corps. Un coupable n’agirait pas autrement.
-
Et votre acharnement contre moi, monsieur l’adjoint, fait de vous un être maladroit et stupide.
Ames lança un regard sur une liasse de papiers qui encombrait son bureau et dit :
-
Nous n’avons plus rien à nous dire. Je suis sûr que vous saurez retrouver votre chemin.
-
Oui, monsieur. Je ne suis pas assez maladroit ou stupide pour ne pas trouver la porte.
Il se leva et ajouta d’un air détaché :
-
Au fait, je suis désolé pour la perte que vous venez de subir. Je mesure votre détresse au fait que vous ne m’avez pas posé une seule question sur le déroulement de l’enquête.
Ames lui lança un regard assassin et Michael ajouta avec une certaine solennité :
-
Au revoir, monsieur Prince, au moins pour l’instant.
Chapitre 16
1
Christine Ireland ouvrit la porte, un verre de vin à la main.
-
Entrez, monsieur l’adjoint Winter. Je regarde un film en buvant un verre. C’est le meilleur moyen de me détendre après cette matinée éprouvante.
-
Je pensais être Michael et non, monsieur l’adjoint, dit-il en la regardant avec attention.
Ou bien elle n’en était pas à son premier verre de vin ou bien elle avait pleuré. Les deux peut-être.
-
Oui, je me souviens, dit-elle, quand personne ne nous surveille, vous êtes Michael. Savez-vous que vous avez un prénom hébreu. Il veut dire : « Qui est comme Dieu ».
-
Alors, on a eu tort de me donner ce prénom. Je suis loin d’être comme Dieu. En fait, ma mère m’a appelé ainsi d’après Michael Corleone, le héros de Parrain.
-
Un mafioso ?
-
Oui. Elle a pensé, j’imagine, que sa beauté rachetait le personnage de toutes ses mauvaises actions.
-
Un policier nommé d’après un parrain de la mafia.
Michael haussa les épaules.
-
Qu’est-ce qu’un nom, après tout ? Puis-je entrer ?
Elle s’inclina devant lui et dit : « Entrez ». Il s’avança et elle le salua de son verre.
-
Je sais que vous êtes en service et que vous ne pouvez pas boire un verre avec moi. Mais pourquoi pas un café ou un chocolat chaud ? J’adore le chocolat chaud.
-
Peut-être devrions-nous prendre un café tous les deux ?
-
Non, pas de caféine pour moi. Mais je peux vous en faire.
-
Un verre d’eau glacée me suffira et je vais me le servir moi-même. Je vois que vous regardez un film. Lequel ?
-
Le patient anglais.
Christine s’installa sur le canapé et dit d’une voix tremblante :
-
J’adore ce film. Est-ce que vous l’avez vu ?
-
En partie.
En réalité, il l’avait regardé trois fois, fasciné, mais il ne voulait pas qu’elle le prenne pour un romantique.
-
Il y a de très beaux paysages.
-
C’est beau, tout simplement beau, dit-elle avec un trémolo dans la voix. C’est fantastiquement beau.
Oh ! là ! là ! Pensa Michael, en versant dans son verre de l’eau minérale et de la glace, voici que mademoiselle je ne perds jamais la tête, mademoiselle je suis capable de gérer n’importe quelle situation, Christine Ireland n’a pas seulement le cœur brisé mais qu’elle est toute retournée. Il revint au salon. Le film était un DVD et le son au maximum. Christine ne faisait pas mine de le baisser et il n’osait pas le lui demander tellement elle semblait captivée par le film.
-
Êtes-vous sûr que vous ne voulez pas de l’eau glacée ? Lui demanda-t-elle. J’ai aussi des petits gâteaux que j’ai achetés car je ne suis pas une grande pâtissière.
-
De toute façon je n’ai pas faim.
-
Ne me dites pas qu’Ames vous a servi un délicieux repas.
-
Il m’a traité de maladroit et de stupide, dit-il en riant.
-
Ciel ! Généralement, il n’est pas si brutal. Il a eu tort de dire cela de vous.
-
Merci.
Les fauteuils du salon étaient encombrés de livres.
-
J’ai eu l’idée de mettre de l’ordre dans ma bibliothèque mais j’en ai eu vite assez, dit Christine. Vous pouvez vous asseoir sur le canapé avec Rhi et moi.
La chatte était sur les genoux de Christine et elle le regardait de ses grands yeux dorés tandis que sa maîtresse la caressait de ses longs doigts effilés. En s’asseyant, il crut qu’elle allait se sauver mais elle n’en fit rien, comme si elle voulait protéger sa maîtresse. Christine la caressa doucement sous son menton triangulaire.
-
Voulez-vous me dire ce qui s’est passé chez Ames ? Demanda Michael.
-
Il m’a appelé traîtresse et il m’a virée.
-
Virée ! Du magasin ?
-
D’où voulez-vous que ce soit ?
-
Il a raison, je suis vraiment stupide, dit-il en avalant une gorgée d’eau. Christine, il est dans un état épouvantable. Il ne sait plus ce qu’il dit.
-
Je ne sais pas s’il sait ce qu’il dit, dit-elle sans quitter la télévision des yeux, et je me fiche qu’il soit capable ou non de raisonner. Mon premier souci est que je me retrouve au chômage.
Michael posa la question suivante d’un air faussement désinvolte :
-
Je sais que vous avez acheté cette maison il n’y a pas longtemps. Est-ce que… cela ne me regarde pas mais est-ce que cela pose un problème financier ?
-
Non, tout va bien. Mes parents m’ont laissé de quoi vivre et nous pouvons tenir un bon moment. Je ne me fais pas de souci pour mon travail et, d’ailleurs, travailler pour le compte de quelqu’un d’autre ne m’enthousiasme pas vraiment. Mais là où je me fais du souci, c’est pour Jeremy. Je ne sais pas si Ames va le renvoyer lui aussi mais, ce que je sais, c’est que mon frère n’acceptera pas de rester sans moi au magasin. Il en fera une affaire d’honneur parce qu’il est très loyal envers moi, même s’il lui arrive de répéter des choses qu’il ferait mieux de garder pour lui. Il risque d’être anéanti, au moins émotionnellement. Vous n’imaginez pas ce que le fait de travailler à la bijouterie Prince représente pour lui. Il semble tellement plus heureux, il a tellement plus confiance en lui que l’année dernière.
Ses beaux yeux bleus s’emplirent de larmes.
-
Et moi, j’ai tout fichu en l’air.
La vague de tendresse que Michael sentit soudain pour Christine était si forte qu’il se pencha sur elle et, sans même s’en rendre compte, lui caressa la joue. Il sentit au bout de son doigt une larme toute chaude tandis qu’il plongeait ses yeux dans les siens. Leurs visages se rapprochèrent lentement, et leurs lèvres se rencontrèrent.
Ce ne fut certes pas une étreinte frénétique. La musique du film emplissait la pièce et leur baiser fut d’une grande douceur, pas trop appuyé, un peu ce que la grand-mère de Michael appelait des baisers en ailes de papillon, quand les cils caressent les joues comme les ailes vibrantes d’un papillon, juste assez pour que l’un et l’autre ressentent le léger fourmillement de ce fragile contact.
Michael eut le sentiment que le temps s’arrêtait ou au moins, ralentissait d’une manière sensible. La musique s’adoucit assez pour qu’il puisse entendre par la fenêtre ouverte le son de la cloche agitée par le vent, un son obsédant et parfaitement accordé.
Il se séparèrent, se regardèrent. Michael savait qu’il aurait dû être gêné mais il ne l’était pas. Quant à Christine, elle ne se sentait ni mal à l’aise ni coupable. Leur baiser leur paraissait naturel, inévitable. Et apaisant, pensa Michael. Pour la première fois depuis des années, son univers retrouvait des couleurs en chassant de son esprit les événements dramatiques qui s’étaient déroulés à Los Angeles.
Il regarda Christine avec gravité.
-
J’aurais dû demander l’autorisation, dit-il.
Elle posa son index sur ses lèvres.
-
Non. Vous saviez que c’était ce que je voulais.
-
C’est aussi ce que je voulais. Peut-être depuis que je suis entré pour la première vois dans la bijouterie Prince. Derrière le comptoir, vous sembliez si forte, si sûre de vous-même. Mais lorsque vous m’avez servi un café et que vous vous êtes assise près de moi en me parlant de Dara, j’ai lu la vulnérabilité dans vos yeux. La force et la vulnérabilité, quel magnifique mélange. Quel homme pourrait y résister ?
Christine sourit, baissa un peu la tête et dit :
-
Vous devez me voir sous une autre lumière que la plupart des hommes. En général, ceux-ci me trouvent trop grande et trop autoritaire.
-
Vous les intimidez.
Il plaça son bras autour de ses épaules, sans même se demander si c’était la chose à faire. Il pensait que Rhiannon allait se sauver mais elle n’en fit rien. Elle se contenta de changer de position et d’enfoncer son nez dans le giron de sa maîtresse. Christine soupira et se serra contre Michael.
-
Je n’avais pas réalisé, dit-elle, à quel point j’étais fatiguée.
-
La fatigue nerveuse peut être plus éprouvante.
-
J’en suis sûre.
Sa tête se posa sur son épaule, ses cheveux luisaient doucement au soleil mais elle continuait à regarder la télévision.
-
Je suis désolée du spectacle que je vous ai donné, dit-elle. D’habitude je ne suis pas pleurnicheuse. Et je ne suis pas non plus ivre à deux heures de l’après-midi.
-
Vous n’avez pas été pleurnicheuse le moins du monde. Si vous l’aviez été, je vous aurais tapé sur les doigts pour vous ramener les pieds sur terre.
-
Vous êtes un maître sévère.
-
quant à la boisson…
Elle le regarda avec intensité.
-
Vous êtes vraiment très mignonne quand vous abaissez votre garde.
-
C’est vrai que ma garde est basse en ce moment, dit-elle avec un triste sourire. En dépit du vin, j’ai l’impression que quelqu’un m’a rouée de coups.
-
Ames s’est conduit avec vous comme un sale type. Vous ne méritiez pas un tel traitement.
-
J’aimerais en être sûre mais je sais à quel point je lui ai fait mal en vous livrant le journal.
-
Mais vous ne l’avez pas livré pour lui faire du mal. Il ne s’agit pas de lui mais ce qui lui passe par la tête. Il s’agit de Dara et nous essayons de l’aider à savoir qui l’a tuée.
Elle approuva silencieusement, sans pour autant être délivrée d’un sentiment de culpabilité. Bien sûr, elle voulait savoir qui avait tué Dara mais elle voulait surtout innocenter Jeremy de toute suspicion.
-
Michael, dit-elle, je ne vous ai pas encore parlé mais si vous avez lu le journal, vous savez que Dara était enceinte.
-
Oui.
-
a-t-on trouvé un fœtus à l’autopsie ?
-
C’est une de ces choses que je ne suis pas autorisé à révéler, dit Michael en hésitant.
-
Vous esquivez la question, ce qui veut dire qu’il y a vraiment un fœtus, dit Christine d’une voix terne. Pauvre Dara ! Je me demande ce qu’elle avait décidé de faire. Elle avait une peur bleue de l’avortement. Une de ses amies était morte d’une hémorragie après avoir eu affaire à un amateur. Jusqu’au bout, elle avait refusé d’aller à l’hôpital. En temps ordinaire, Dara ne montrait pas beaucoup d’émotion ou de compassion mais, tout comme elle, son amie avait quatorze ans à l’époque et sa mort l’avait traumatisée. Je sais qu’elle avait peur de l’avortement, alors je me demande ce qu’elle avait décidé de faire : épouser le père et avoir l’enfant ou avoir l’enfant sans épouser le père.
-
Cela dépend sûrement du père et, dans le journal, je n’ai pas trouvé le moindre indice à ce sujet. Nous ne savons même pas ce que celui-ci pensait, s’il acceptait l’enfant ou s’il exigeait un avortement. C’est peut-être à cause de cela qu’elle est morte, dit Michael. Son amant a pu lui demander de se débarrasser de l’enfant et, si elle a refusé, il avait peut-être trop à perdre au cas où la vérité serait connue.
-
Peut-être a-t-elle dit à l’homme qui l’aimait qu’elle était enceinte d’un autre homme.
-
Nous pouvons spéculer pendant des heures mais, à vrai dire, nous ne savons rien.
Michael caressa ses cheveux et dit :
-
Maintenant, je veux que vous chassiez toutes ces idées de votre tête, je veux que vous vous détendiez, que vous ayez des pensées heureuses. Pour commencer, regardez ce film. C’est une belle et tragique histoire d’amour. Le genre que les femmes aiment.
S’adressant à Rhiannon, Christine dit :
-
Tu entends, monsieur l’homme des cavernes pense que seules les femmes aiment les belles et tragiques histoires d’amour.
-
Oh ! bien sûr, pas seulement les femmes…
-
C’est un peu tard mais je ne vous en veux pas.
Elle lui donna sur la joue un baiser rapide et un peu timide.
-
Retournez maintenant attraper vos mauvais garçons.
Michael s’arrêta un moment à la porte. Elle était passionnée par le film. Le comte Almasy était en train de recouvrir d’un parachute le corps de Katherine Clifton, la femme qu’il aimait. Il la portait jusqu’à un petit avion à demi rouillé qui était depuis longtemps enfoui dans le sable, l’installait à l’arrière et commençait le funeste voyage qui devait ramener Katherine en Angleterre pour son repos éternel.
Michael vit les yeux de Christine s’emplir de larmes au moment où la minuscule avion décollait et survolait le désert sans fin tandis que les cheveux dorés de Katherine, son bras si mince et la toile du parachute s’agitaient au vent, se découpant sur l’immuable tranquillité d’un ciel turquoise.
2
Une heure plus tard, on frappa à la porte de Christine. Après le film, elle avait séché ses yeux, pris deux tasses de café et elle essayait de se concentrer sur un livre qu’elle lisait depuis une quinzaine de jours et dont elle n’avait pas pu dépasser le troisième chapitre. Elle posa le livre, bien décidée cette fois-ci à ne plus le reprendre. Elle ouvrit la porte et se trouva face à Rey Cimino.
-
Salut, dit-il en souriant. Alors, tu as décidé de ne plus répondre au téléphone ?
-
Mais pas du tout.
-
Jeremy a appelé et j’ai appelé.
-
Qu’est-ce qui ne va pas avec Jeremy ? Demanda-t-elle, aussitôt anxieuse. Il est au magasin.
-
Je le sais. Il m’a appelé. Il veut que nous allions le voir là-bas.
Christine courut vers le téléphone et le décrocha. Pas de tonalité. Elle s’aperçut alors que le fil avait été débranché. Elle se tourna vers Rhiannon.
-
Tu as encore joué avec ce fil !
La chatte se sauva et quitta la pièce.
-
Ainsi, tu avoues ta culpabilité. Je regardais la télévision et cela m’a empêchée d’entendre la sonnerie du haut. Pourquoi ne m’as-tu pas appelée sur mon portable ?
-
Je l’ai fait mais en vain. En arrivant ici, j’ai vu que tu l’avais laissé dans ta voiture.
Christine ferma les yeux. Elle était si bouleversée en quittant Ames après qu’il l’eut renvoyée qu’elle n’avait pas fermé son sac après avoir pris ses clés de voiture. Le portable était tombé et elle ne s’en était même pas aperçue.
-
Mon Dieu, n’importe quoi aurait pu arriver à Jeremy et je ne l’aurais pas su.
-
Détends-toi, Chris, il va bien mais il est très excité. Il veut que nous allions le voir au magasin parce qu’il a une surprise pour nous. Quelque chose sur quoi il travaille depuis déjà un moment.
Christine leva les sourcils.
-
Ce mystérieux quelque chose qui l’obligeait à aller au magasin de bonne heure, quand tu ne pouvais pas le surveiller.
-
Je suppose. Prends tes affaires. Nous partons pour une véritable mission.
En arrivant au magasin, Christine était encore en train de se reprocher son étourderie à propos de son portable et de se demander comment elle pourrait empêcher Rhiannon de jouer avec le fil du téléphone.
Ginger se trouvait dans le magasin avec Jeremy.
-
Je passais par là pour constater les dégâts de l’inondation lorsque j’ai vu ce personnage, dit-elle en donnant un coup de coude à Jeremy. J’espère que vous ne m’en voulez pas d’avoir envahi le magasin.
-
J’ai l’impression que vous n’avez pas fait beaucoup de dégâts, répondit Christine, essayant de plaisanter.
Elle n’était plus la directrice de ce magasin et ce qui s’y passait ne la concernait plus mais elle ne pouvait se décider à le dire tout le monde. De toute façon, elle voulait d’abord le dire à Jeremy.
-
Alors, petit frère, lui dit-elle, de quoi s’agit-il ?
-
Je voulais vous montrer à tous ce sur quoi j’ai travaillé, dit Jeremy très excité. J’espérais que Tess serait parmi nous.
-
Elle devait aller chez Chris, dit Rey, mais elle a sans doute changé d’avis. Ne l’attendons pas. Montre-nous, Jeremy.
-
Eh ! Bien, avant, je dessinais des bijoux mais je ne les réalisais pas. C’était le travail de Rey. Mais je me suis arrangé pour venir au magasin quand il n’y était pas afin de travailler seul. Maintenant, je veux lui montrer ce que j’ai fait avant de le montrer à Ames. Et à toi aussi, Christy.
Il sortit un écrin noir dans lequel était enfermé une magnifique broche. Le centre était fait d’un bouton de rose sculpté dans le corail alors que, tout autour, il y avait des feuilles en argent.
-
Je l’ai appelée la broche de Dara, dit Jeremy avec solennité. Tout a une signification pour elle. Par exemple, elle pensait que, peut-être, les anciens Indiens qu’on appelait les Incas avaient vécu au bord de la rivière Crescent et y avaient construit des tumulus. Rey m’a affirmé que les Incas disaient que l’argent était les larmes de la lune. Dara aurait aimé cela. J’ai lu dans un de mes livres de joaillerie que le corail éloigne le mauvais œil. Elle aurait aussi aimé cela. Et j’ai sculpté un rose dans le corail, semblable à celles qui poussent l’été dans le jardin de sa mère.
Il se tut un moment et regarda Christine, plein d’espoir.
-
Est-ce que tu aimes ?
Tout le temps qu’il parlait, Christine sentait sa gorge se serrer. Quel effort herculéen il lui avait fallu pour créer cette broche ! Il avait dû se souvenir de ce que lui avait dit Dara et Rey, piocher dans ses livres pour trouver une pierre ayant une signification particulière pour Dara et penser à une rose qui lui plairait parce qu’elle l’associerait à sa mère. Et il voulait l’avis de Christine avant de montrer sa broche à Ames auquel il espérait tellement plaire. Par-dessus tout, il voulait désespérément le croire, allait peut-être un jour revenir à la maison.
-
Je pense que c’est très beau, dit Christine d’une voix mal assurée.
S’il te plait, pensa-t-elle, ne me fais pas pleurer devant tout le monde. Elle en était sûre, Ginger et Reynaldo comprendraient qu’elle ne pleurait pas seulement à cause de la beauté de la broche mais parce que quelque chose n’allait pas. Elle ne pouvait pas leur parler maintenant de son renvoi. Pas avant qu’elle n’en ait informé Jeremy.
-
Tu as tellement travaillé, ajouta-t-elle.
-
Oh ! Cela a été surtout un plaisir, dit Jeremy fièrement. Et si je n’avais pas réussi, cela n’aurait pas été grave car je n’ai rien employé de coûteux. Je n’ai pas utilisé d’or ou des rubis ou quelque chose comme ça.
-
Je pense que cela en est encore plus beau, répondit Christine. Dans le jardin d’Ève, il y a un rosier dont les roses sont exactement de la couleur du corail.
-
C’était le favori de Dara, s’exclama Jeremy.
Il fit un large sourire lorsque Ginger et Rey s’approchèrent pour voir la broche de plus près. Ginger poussa un cri d’émerveillement et Rey regarda le bijou avec la plus grande attention.
-
Tu as fait un travail extraordinaire, dit-il enfin. Je n’aurais pas pu faire aussi bien. Je suis sûr que Dara aimerait vraiment. Et Ames aimera lui aussi.
Mon Dieu, pensa Christine, faut-il laisser Jeremy montrer cette broche à Ames ? Il était tellement bizarre en ce moment qu’il était tout à fait capable de la jeter par terre et de la piétiner. Elle ne devait pas laisser la colère qu’il éprouvait contre elle s’étendre à Jeremy. Il fallait réfléchir, peut-être essayer de trouver une solution avec Streak et Wilma.
Rey posa un bras sur son épaule et la regarda dans les yeux.
-
Qu’y a-t-il, Christine ? On dirait que tu vas pleurer.
-
Je suis tellement émue par ce que Jeremy a créé. Je n’aurais jamais pensé qu’il arriverait à faire un tel chef-d’œuvre.
-
Franchement, moi non plus, dit Rey. Jeremy est-ce que tu t’es caché de moi parce que tu avais peur que je sois jaloux ? Parce que j’allais penser que tu étais en train de me voler mon boulot ?
-
Je ne ferais jamais une chose pareille, l’assura Jeremy sincèrement. C’est juste un bijou et j’y ai mis tout mon cœur.
-
Cela valait la peine dit Ginger avec enthousiasme. J’aimerais bien avoir une telle broche.
-
Je pense que c’est une pièce unique, lui dit Rey. N’est-ce pas, Jeremy ?
-
Oui. Elle est pour Dara. Mais, Ginger, je peux vous faire autre chose pour Noël.
-
Ce serait bien, dit Ginger.
Sur son visage de lutin, même les taches de rousseur semblaient sourire.
-
Une pièce originale de Jeremy Ireland
-
Eh ! Bien, vous n’avez pas l’air de vous ennuyer !
Tous les regards se tournèrent vers la porte où Tess venait de faire son entrée. Son regard était fixé sur Rey et Christine. Il enleva aussitôt le bras qu’il avait posé sur son épaule mais l’accusation brillait dans le regard de Tess.
-
Est-ce que j’interromps une réunion privée ? Demanda-t-elle.
-
Ne sois pas bête, lui dit Christine. Viens voir ce que Jeremy a fait.
Tess regarda la broche et Christine comprit qu’il lui fallait faire un gros effort pour s’arracher un sourire afin de ne pas décevoir Jeremy.
-
Mais c’est merveilleux, s’écria-t-elle. Tu as fait cela tout seul ?
-
Oui, dit-il, les yeux brillants. J’ai fait cette broche pour Dara. Elle pourra la porter quand elle rentrera.
Il se tut, puis reprit :
-
Sans doute devrais-je dire si elle revient.
Christine l’interrompit.
-
Regarde, dit-elle à Tess, est-ce que cette ciselure n’est pas exquise ? J’étais loin de penser que Jeremy avait acquis une telle maîtrise.
-
C’est vrai que c’est exquis, acquiesça Tess.
Elle regarda Rey et lui demanda :
-
Tu es sûr de ne pas l’avoir un peu aidé ?
-
Mais pas du tout, dit Rey fermement. Je ne savais rien du tout et cela a été une surprise pour nous tous. Une merveilleuse surprise, Jeremy.
-
Alors je peux montrer cette broche à Ames ? Demanda Jeremy.
-
C’est un eu tard maintenant, dit Christine, et Ames doit être en train de préparer les obsèques de Patricia. Je ne crois pas que le moment soit bien choisi.
-
Mon Dieu ! J’ai oublié Patricia. Je devrais avoir honte.
-
C’est simplement que tu es tout excité par cette broche. Tu la lui montreras dans quelques jours.
Christine regarda sa montre.
-
Nous devrions rentrer maintenant mais je n’ai pas ma voiture. C’est Rey qui m’a conduite.
-
C’est Rey qui t’a amenée ? Demanda Tess d’un ton sévère.
-
Oui. Il n’a pas pu me joindre au téléphone parce que Rhiannon avait joué avec le fil. Et pour tout arranger, mon portable était resté dans ma voiture, si bien qu’il a dû venir me chercher. Rey, est-ce que tu veux bien nous reconduire à la maison ?
-
Je m’en occupe, dit Tess, inflexible. Rey, je te retrouve à la maison.
Pour la première fois, Christine ressentit qu’aux yeux de Tess elle pouvait être une rivale. Elle s’en attrista non seulement parce que leur relation risquait d’en souffrir mais surtout parce que la jalousie de Tess tournait à la paranoïa.
À moins qu’il n’en ait toujours été ainsi.
3
Rey semblait fasciné par la télévision. Le procureur James McCloy se leva brusquement et, de sa voix sonore, opposa une objection devant le tribunal. Le juge la rejeta et il s’assit tandis que la frustration marquait son beau visage rocailleux.
Tess entra dans la pièce, dans sa vieille robe de chambre en flanelle, une serviette encore plu vieille et plus décolorée jetée sur ses épaules. Ses cheveux étaient lisses et recouverts d’une crème noire qui sentait fort. Rey fronça le nez.
-
Qu’as-tu mis sur tes cheveux ? Demanda-t-il.
-
Du miel aux amandes numéro trente cinq, dit-elle en caressant ses cheveux avec une main gantée de latex. Tu m’as dit que tu détestais mes mèches blondes.
-
Parce qu’elles étaient d’une couleur que je n’ai jamais vue dans la nature, dit-il en étirant le cou pour voir l’écran devant lequel elle s’était placée.
James McCloy venait de formuler une nouvelle objection.
-
Tu veux dire que mes cheveux ne ressemblent pas à ceux de Christine.
-
Je veux dire que tes cheveux sont plus beaux quand ils ont leur couleur naturelle.
Tess soupira :
-
Combien de fois as-tu donc regardé ce film, la loi et l’ordre ?
-
Cinquante deux fois, cinquante deux fois et trois quarts en comptant aujourd’hui. S’il te plait, déplace-toi un peu. Tu m’empêche de voir.
-
Tu dois pouvoir réciter le dialogue par cœur.
-
Oui, mais McCloy s’exprime mieux que moi. Et il n’a pas d’accent.
-
J’aime ton accent.
-
Merci, mais bouge.
Tess soupira de nouveau et s’assit sur le canapé, près du fauteuil de son mari. Sur l’écran, une femme en larmes parlait du drame qu’elle avait vécu lorsque son fils avait été assassiné.
-
Je me demande, dit Tess, pourquoi tu t’intéresses tellement à ces histoires de meurtres. Ce n’est pas naturel.
-
J’aime le mystère et, si j’en juge par le succès de ce film, je ne dois pas être si anormal.
-
Et moi, je pense qu’il n’est pas normal de regarder sans cesse le même film.
-
Tu es de mauvaise humeur, Tess, et cela depuis que tu es entrée aujourd’hui dans la bijouterie Prince.
-
Et depuis que je t’y ai trouvé en train de serrer Christine dans tes bras.
Rey la regarda, incrédule.
-
J’avais un bras sur son épaule. Elle semblait si bouleversée. Quelque chose ne va pas et je ne sais pas quoi. Il me semble que tu devrais te faire un peu de souci pour elle après ce qu’elle a vécu ces derniers jours.
-
Je me fais du souci mais je ne vois pas la nécessité de l’étreindre comme tu l’as fait devant les autres. Tu devrais comprendre à quel point c’est embarrassant pour moi, ta femme.
-
L’étreindre ? Poser mon bras sur son épaule, tu appelles cela l’étreindre !
Il secoua la tête et revint à la télévision.
-
Je pense que la teinture que tu mets sur tes cheveux a dû pénétrer dans ton cerveau.
-
Et maintenant, tu m’insultes !
Rey ne répondit pas et elle sentit monter en elle une véritable tornade. Elle lui parlait, il aurait dû au moins la regarder et il n’était même pas capable de quitter des yeux un film qu’il avait vu des dizaines de fois.
-
Si tu aimes tellement les histoires de meurtres, dit-elle d’une voix acerbe qu’elle ne pouvait pas maîtriser, alors pourquoi n’essaies-tu pas de découvrir qui a tué et jeté dans la rivière ta précieuse Dara ?
Les yeux sombres de Rey la cinglèrent. Elle vit ses mains, ses mains d’artiste si belles et si fortes, se crisper sur le bras du fauteuil.
-
Ne commence pas, Tess. Ne parle pas de Dara.
-
Pourquoi ? Parce que tu ne peux résoudre le mystère de sa mort ou parce que tu ne supportes même pas de penser à ton amour perdu ? À ton seul amour ?
-
Tess !
-
À cette fille si belle que tu adorais. Celle que tu avais montée sur un piédestal. Celle à laquelle tu es resté fidèle dans ton cœur même après m’avoir épousée. Alors, laisse-moi te dire une bonne chose, Reynaldo : Ta précieuse Dara était enceinte quand elle est morte.
Maintenant, elle obtenait toute son attention. Il la fixait intensément.
-
C’est impossible, finit-il par dire d’une voix calme et meurtrière.
-
Pourquoi ? Parce que tu utilisais toujours des préservatifs quand tu faisais l’amour avec elle ? Etait-ce pour la protéger ? Pour protéger ta petite chérie d’une grossesse non désirée ? Tu me l’as dit une fois avant notre mariage, un jour que tu avais beaucoup bue. Tu m’as dit à quel point tu as toujours fait très attention.
-
Je ne peux pas croire, cria Rey, que je t’ai dit une chose pareille, même en étant ivre. Mais il est vrai que j’ai toujours fait attention. Toujours.
-
Eh ! Bien, mon chéri, quelqu’un d’autre a été moins prudent que toi, car Dara a écrit dans son journal qu’elle était enceinte. Aujourd’hui, comme convenu, je suis passée voir Christine, ton nouvel amour, mais elle était avec son policier préféré. La fenêtre était ouverte et j’ai entendu qu’ils parlaient de Dara et de son journal où elle avait écrit qu’elle était enceinte. Et il n’y a pas d’erreur possible car il y a un fœtus dans le corps de Dara. Un enfant qui n’est pas de toi.
-
Rey sauta de son fauteuil. Il se précipita vers elle et elle eut la certitude qu’il allait la frapper. Jamais elle n’avait vu une telle violence dans ses yeux. Elle ne l’en aurait même pas cru capable. Tout son corps tremblait. Il prononça une phrase incompréhensible dans laquelle elle reconnut des mots italiens, puis il sortit en claquant la porte derrière lui.
Mon Dieu, pensa Tess en tremblant de tous ses membres, qu’ai-je fait ?
4
-
Tu sais, j’ai l’impression que Tess n’est pas bien, dit Jeremy après que celle-ci les eut reconduits à la maison à une vitesse folle, qu’elle eut refusé d’entrer et qu’elle eut à peine dit au revoir avant de repartir toujours aussi vite. Peut-être n’a-t-elle pas aimé ma broche ?
-
Cela n’est pas possible, je suis sûre au contraire qu’elle l’a trouvée magnifique mais tu sais que Rey a été amoureux de Dara. Peut-être s’est-elle sentie un peu jalouse.
-
Je n’avais pas pensé à cela. Il est vrai que Rey a vraiment aimé Dara. Peut-être n’aurais-je pas dû montrer cette broche à Tess.
-
Tu n’avais pas le choix, dit Christine en cherchant dans son sac la clé de la maison. Elle est entrée dans le magasin comme une bombe.
-
Et elle avait l’air furieuse, soupira Jeremy. Est-ce que nous pourrions avoir une pizza pour dîner ? J’en ai eu envie toute la journée.
-
D’accord, dit Christine, mais nous allons la faire livrer. Je n’ai pas du tout envie de dîner dans une pizzeria bruyante.
Une heure plus tard, une énorme pizza trônait sur la table. Ils se la partagèrent en regardant la télévision. Christine était assise sur le canapé tandis que Jeremy était installé sur le parquet avec Rhiannon près de lui qui prenait avec grâce et déchirait de ses dents acérées des petits morceaux de poivron. La télévision passait un film d’horreur que Christine n’était pas en humeur de voir mais qui fascinait Jeremy au point qu’il avait absolument voulu l’enregistrer sur le magnétoscope.
-
Es-tu sûr que tu n’aimerais pas voir quelque chose de plus léger ? Lui demanda-t-elle alors qu’un être étrange rampait dans un hall obscur en brandissant une hache.
-
Non. D’ailleurs quand on mange une pizza, on doit toujours voir un film d’horreur.
-
Où as-tu trouvé cela ?
-
C’est Danny Torrance qui me l’a dit. Quand il vivait à côté de chez Ames, il m’invitait souvent dans son sous-sol pour voir des films d’horreur et il commandait toujours une pizza. Il disait que c’était comme un rituel sacré.
-
Je ne savais pas que Danny était un homme si sage, dit Christine sèchement. Quel âge avait-il quand il a inventé ce rituel sacré ?
-
Il ne l’a pas inventé, Christy. C’est la vérité.
-
Oh ! Pardonne-moi mon manque d’éducation.
elle finit sa seconde part de pizza et vida son verre et, comme celui de Jeremy était vide lui aussi, elle proposa :
-
Encore un peu de Coke ?
-
Oh ! Oui, s’il te plait, mais est-ce que je peux avoir un Cherry Coke. C’est mon préféré.
-
Comme tu veux !
Christine emporta les deux verres à la cuisine, mit quatre glaçons dans chacun d’eux et versa un Coke dans le sien. Elle était juste en train de verser un Cherry Coke dans celui de Jeremy lorsqu’elle l’entendit pousser un cri perçant. Laissant le verre sur le buffet, elle se précipita dans le salon. Jeremy était assis sur le parquet, rigide, regardant la télévision avec des yeux terrifiés.
-
C’est mon rêve, disait-il d’une voix glacée, presque désincarnée. mon rêve, mon rêve, mon rêve, mon rêve, mon…
Christine lui prit la tête dans ses mains.
-
Arrête, Jeremy !
-
Mon rêve, mon rêve…
Elle le gifla puis se recula brusquement. Il battit des paupières et fixa sur elle son regard en criant : « Aie ! ».
-
Je suis désolée, dit-elle en plaçant son visage dans ses mains. Que s’est-il passé ? Jeremy. Qu’est-ce qui t’as fait peur ?
Il la regarda dans les yeux puis il regarda Rhiannon qui, alarmée, arquait le dos. Il pointa le doigt vers la télévision.
-
Le film ! Dit-il, c’est mon rêve, Christy. Le rêve dans lequel j’ai été jeté dans l’eau sans être capable de voir ou de respirer.
Il prit la télécommande, fit revenir le film en arrière et fit repasser le passage qui l’avait terrifié. Au bord d’une rivière, un homme portait sur son dos le corps flasque d’une jeune fille aux longs cheveux noirs. Elle avait une balafre sanglante à la tempe. Il la déposa sur un tapis qu’il enroula soigneusement autour d’elle jusqu’à ce qu’elle soit complètement enfermée dans l’épais tissu.
-
Au revoir, Juliette, dit-il doucement, ses yeux étranges brûlant dans son visage zébré de sang. Repose en paix.
Il la laissa tomber dans la rivière.
La caméra suivit le corps qui tombait au ralenti. Elle fit un gros plan sur le corps de Juliette, puis sur son visage et, soudain ses yeux s’ouvrirent. Elle lutta pour dégager ses bras emprisonnés dans le tapis, elle ouvrit la bouche mais ne parvint à émettre que des sons inarticulés. Elle s’enfonça peu à peu jusqu’au fond de la rivière, impuissante, comme une momie vivante.
-
Elle était vivante ! S’écria Jeremy. Il l’a jetée dans la rivière alors qu’elle était encore vivante !
-
Jeremy, c’est seulement un film, lui dit Christine pour l’apaiser tandis qu’il enfouissait sa tête dans son épaule en sanglotant. Je te l’avais dit que nous n’aurions pas dû regarder ce film. Il est terrifiant. D’habitude, tu n’es pas aussi bouleversé par les films d’horreur.
-
C’est seulement parce que j’ai déjà vu ce film, dit Jeremy en reniflant. Je l’avais oublié. Je l’ai vu quand Danny a donné sa soirée, la nuit même où Dara a disparu.
Il s’écarta d’elle et la regarda sérieusement.
-
Ce qui est arrivé à Dara, c’est exactement ce qui est arrivé à cette fille dans le film. J’en suis sûr.
Il fallut plus de deux heures à Jeremy pour se calmer. Avec l’aide de Christine, il parvint enfin à reprendre la maîtrise de ses nerfs. Soudain, il sembla se dégonfler, comme un pneu qui aurait roulé sur un clou.
-
Christy, annonça-t-il à neuf heures, j’ai terriblement sommeil. Je sais que ce n’est pas mon heure habituelle mais je crois que je vais te dire bonne nuit.
-
Tu as besoin d’une bonne nuit de sommeil. Prends Rhiannon avec toi et laisse-la se pelotonner contre toi. Elle te fait toujours du bien et, demain matin, tu seras un homme nouveau.
-
Qui serai-je ? Je me le demande, dit-il en essayant de plaisanter.
-
Zorro. Cette nuit, je vais te fabriquer une grande cape noire.
-
Il me faudra aussi un sabre, dit-il tandis que Christine l’embrassait sur une joue. Et aussi un masque.
-
Je vais m’y mettre tout de suite. Dormez bien tous les deux.
Après son départ, elle s’assit sur le canapé et se sentit soudain épuisée par la tension et la peur. Elle n’avait jamais vu Jeremy réagir si violemment à un film, que ce soit au cinéma ou à la télévision. Mais ce film avait pour lui une signification spéciale : il l’avait vu la nuit où Dara avait disparu. Et il savait que, cette nuit-là, elle allait au bord de la rivière Crescent.
-
C’est pour cela, se dit-elle tout haut, qu’il était si sûr qu’elle avait disparu à cet endroit et qu’il a eu tous ces cauchemars où il la voyait prise au piège dans l’eau. Il mélangeait le film avec sa disparition.
C’était au moins un mystère de résolu, pensa-t-elle. Et c’était très important. Pendant des jours, elle s’était fait du souci à propos de ce rêve de Jeremy et du fait qu’il avait été persuadé que Dara avait été jetée vivante dans la rivière. C’était devenu pis encore après que le corps de Dara enveloppé dans un plastique fut remonté à la surface. Jeremy ne savait pas vraiment qu’elle avait disparu dans la rivière mais il l’imaginait à cause de la coïncidence entre le film qu’il avait vu cette nuit-là et le départ de Dara. Pour Christine, cela était tout à fait évident, mais qu’en penseraient les autres, et tout spécialement le shérif Teague ? Non, ce n’était pas assez. L’innocence de son frère n’était pas encore clairement prouvée.
Elle ne sut pas pendant combien de temps elle était restée assise sur le canapé avant de se souvenir qu’elle n’avait pas ramassé son courrier. Elle alluma la lumière de l’entrée, enleva la chaîne de la porte et regarda dehors sa boite aux lettres qui débordait.
-
Seigneur, se dit-elle à haute voix, faites que ce ne soient pas que des factures.
Elle prit le courrier et rentra. Il y avait People Magazine, un catalogue de vêtements féminins, une publicité d’Avon, les factures d’électricité, du câble, d’une carte de crédit, du téléphone. Il y avait aussi une carte dans une enveloppe rose. En touchant l’enveloppe, elle sentit des picotements dans ses doigts. Instinctivement, elle sut que cette enveloppe n’était pas aussi inoffensive que le reste du courrier.
Elle se rassit sur le canapé en la contemplant avec circonspection. Son nom et son adresse étaient tapés à la machine mais il n’y avait pas l’adresse de l’envoyeur. Elle l’ouvrit lentement et en sortit une carte représentant une très belle fille avec des cheveux qui ressemblaient aux siens.
Trois photos tombèrent sur ses genoux et elle eut un mouvement de surprise. L’une était un Polaroid de Dara. Elle portait des jeans et la veste en daim qu’elle aimait par-dessus tout. Ses longs cheveux noirs flottaient dans le vent et elle semblait soucieuse tout en marchant sur une allée de briques que Christine reconnut comme située à l’université de Winston. Il était évident qu’elle ne savait pas qu’on la photographiait.
La deuxième photo représentait Patricia. Elle aussi, elle portait des jeans et une veste de cuir, celle-là même qu’elle portait quand Christine avait découvert son corps. Ses cheveux bruns étaient attachés avec un ruban jaune vif et elle souriait tandis qu’elle tournait la poignée de la petite porte de la grange.
Christine était sur la troisième photo. C’était la nuit et elle s’agenouillait pour attraper Rhiannon qui était couchée sous un fauteuil de jardin. Elle sut, en regardant ses vêtements, que la photo avait été prise le jour où elle était revenue de l’hôpital, le lendemain même du jour où elle avait été attaquée dans la salle de gym.
Les mains tremblantes, elle ouvrit la carte. Un morceau de papier était collé sur le texte d’origine. et, sur ce morceau de papier, on avait tapé ces deux lignes :
« Une rangée de jolies filles.
« À quand le tour pour la prochaine ? »
Chapitre 17
1
L’autopsie révéla que Patricia était morte d’une fracture des vertèbres du cou. Les contusions et les blessures sur son corps pouvaient toutes s’expliquer par sa chute. Le shérif Teague se serait bien contenté de la thèse de l’accident mais, si l’on en croyait Michael Winter, il avait été incapable d’expliquer pourquoi le corps avait été soigneusement recouvert de foin. On avait également trouvé dans le grenier un lecteur de disques compacts et des bougies encore allumées. De plus, les familiers de Patricia affirmaient qu’elle était sujette au vertige et qu’en aucun cas elle n’aurait choisi le grenier pour jouir de la solitude. L’enquête continuait donc, même si les obsèques avaient lieu soixante douze heures après la découverte du corps par Christine.
C’était une journée magnifique et, tandis qu’elle roulait vers l’église avec Jeremy, Christine pensait qu’il était triste que Patricia n’ait pas vu la fin de cette si longue période de temps gris et pluvieux. Elle ne verrait pas ce soleil jaune citron dans le ciel, ce beau soleil qui réchauffait l’air et séchait le sol détrempé, obligeant les fleurs du printemps à s’ouvrir et à révéler leurs couleurs magiques. Elle manquerait tout cela.
Christine était parvenue à convaincre Jeremy que ce n’était pas le bon jour pour montrer sa broche à Ames.
-
Il est déjà assez triste à propos de Patricia, lui dit-elle, ce n’est vraiment pas la peine de lui rappeler Dara. Attends encore un peu. En fait, aujourd’hui, nous devrions nous tenir à l’écart de lui.
-
Nous tenir à l’écart, avait répété Jeremy qui était incroyablement beau dans son complet gris anthracite. Tu crois qu’il n’aura pas besoin de nous aujourd’hui ?
-
Je crois qu’il a davantage besoin de Wilma. Nous risquerions de le mettre dans tous ses états.
-
Je ne comprends pas.
Bien sûr qu’il ne peut pas comprendre, pensa Christine. Elle ne lui avait pas encore parlé de son renvoi et de l’hostilité qui régnait entre elle et Ames et risquait de se retourner contre son frère. Il en serait dérouté et blessé. Le seul moyen d’éviter cela était de le tenir éloigné d’Ames.
-
Je t’en prie, Jeremy, dit-elle, accepte ce que je te dis sans me demander plus d’explications. Juste cette fois, d’accord ?
Il acquiesça et dit :
-
Je ne comprends pas pourquoi tu ne veux pas que je parle à Ames mais je ferai ce que tu veux. Je suis d’accord pour rester à l’écart, pour ne pas le serrer dans mes bras mais je peux tout de même lui dire bonjour, non ?
-
Bien sûr mais il a tant de chose à penser aujourd’hui. Ne te vexe pas s’il ne te répond pas.
En arrivant à l’église, dans cette paroisse qui avait été celle de Patricia mais où elle ne venait que rarement, Christine fut surprise de voir le nombre de voitures qui étaient alignées des deux côtés de la rue. Patricia n’avait pas été spécialement aimée à Winston mais Ames était hautement respecté. Et Wilma avait une bonne centaine d’amis qui connaissaient tous l’amitié qu’elle avait pour Ames. Ils n’étaient peut-être qu’une poignée à venir pour Patricia. Et ce n’était même pas certain. Christine se demandait si Patricia y aurait attaché la moindre importance.
L’intérieur de l’église était sombre, presque funèbre. Christine ne l’avait jamais aimée et elle savait que Patricia n’avait été une fidèle de cette paroisse que parce que c’était celle des bonnes familles de Winston. Sa première impulsion avait été de se glisser sans se faire remarquer sur l’un des bancs du fond mais elle savait que les gens le remarqueraient et commenteraient longuement son attitude à la fin des obsèques. Après tout, Jeremy et elle avaient été les pupilles d’Ames. Ils faisaient presque partie de la famille. Leur place était à l’avant, là où elle voyait Ames déjà assis près de Wilma, grand et raide. Elle s’avança donc jusqu’au banc qui était juste derrière le sien. Ames aperçut Jeremy et lui fit la grâce de le saluer d’un signe de tête mais il ignora complètement Christine.
Christine eut l’impression que le pasteur débitait ses prières d’un ton monotone et qu’il n’en finissait pas. Elle mit cela sur le compte de sa nervosité mais elle vit que Wilma s’agitait comme si elle n’était pas à son aise. Après tout, pensa-t-elle, ce pasteur est peut-être ennuyeux. Ou bien, il est tellement content de voir son église si pleine qu’il ne peut pas s’arracher à sa chaire. Si ça continue, il va se mettre à faire des plaisanteries et peut-être même à chanter une ballade.
Arrête de penser comme quelqu’un qui est au bord d’une dépression nerveuse, se dit-elle sévèrement. Il lui fallait aller jusqu’au bout de cette éprouvante situation mais elle se sentait tout étourdie par la peur et par le fait qu’elle n’avait pas pu dormir après avoir reçu les photos qu’elle avait évidemment remises à Michael Winter. Même si elle était agitée, elle devait garder la maîtrise d’elle-même, ne serait-ce que pour Jeremy. Elle devait l’éloigner d’Ames et sûrement ce pasteur, qui ne connaissait sans doute même pas Patricia, n’allait pas trouver encore beaucoup de choses à dire sur elle.
Finalement, tout le monde se leva et un murmure de soulagement courut entre les bancs. Le service était enfin terminé. Ames se tourna et avança dans l’allée sans lui jeter un regard. Wilma marchait derrière lui et elle leur adressa un chaleureux sourire. Derrière elle marchait son mari, un petit homme tranquille qui semblait ratatiné comme un vieux morceau de cuir. Ensuite venaient Streak, transpirant et tendu, puis d’autres membres de la famille Archer. La mère de Patricia avait annoncé à Wilma qu’elle était trop malade pour se rendre à l’enterrement. Wilma n’y croyait pas.
-
Elle n’a même pas eu l’air bouleversée quand je lui ai parlé peu après Ames, avait-elle dit, offusquée. J’avais pensé que peut-être, j’aurais pu lui remettre la cervelle à l’endroit. Après tout, Patricia était sa seule enfant survivante. Mais non. Cette femme est froide comme la glace. C’est sans doute pour cela que Patricia était si dure.
Christine et Jeremy suivirent les Archer à la sortie de l’église. Christine conduisit aussitôt son frère jusqu’à sa Dodge Neon que le garagiste venait de lui ramener. Elle ne voulait en aucun cas qu’il puisse rencontrer Ames.
-
Tu agis d’une façon étrange, se plaignit-il. J’aimerais que tu me dises enfin ce qui ne va pas.
-
Je te le dirai plus tard, mais pour le moment, suis-moi.
-
Je ne comprends toujours pas.
-
Reste près de moi et n’essaie pas de parler à Ames.
Jeremy poussa un long soupir.
-
Tu m’as déjà dit de ne pas parler à Ames parce qu’il est trop bouleversé. Je ne vois pas en quoi le fait de me parler le bouleverserait davantage. Je continue à croire que tu es bizarre.
-
D’accord, je suis bizarre mais je suis ta grande sœur, alors fait ce que je te dis.
La concession de la famille Prince se trouvait dans un cimetière à moins de deux kilomètres de l’église. Après avoir rangé sa voiture et marché sur le sentier herbeux, Christine eut la surprise de constater que la tombe qui avait été creusée pour Patricia se trouvait deux rangées plus loin que le lot qu’Ames avait acquis pour lui et pour Ève. Les gens n’allaient pas manquer de considérer cela comme une gifle pour Patricia, comme un affront aussi grave que le fait de ne pas avoir organisé une visite au corps la veille des obsèques ou une réception au retour de l’enterrement. Ils voudraient savoir pourquoi Ames avait décidé d’humilier ainsi sa seconde femme après sa mort. Christine était certaine que Wilma avait tout fait pour le rappeler aux convenances. Visiblement, elle avait échoué.
Christine vit avec inquiétude, que le pasteur bavard avait cru bon de venir jusqu’au cimetière. Elle espérait qu’il serait bref bien qu’il lui semblât d’une inquiétante énergie. Les gens se rassemblaient autour de la tombe en avançant sur la pointe des pieds pour ne pas marcher sur les tombes. Christine se demanda si les morts pouvaient sentir qu’on marchait sur eux. Elle en doutait. Elle préférait penser qu’ils évoluaient sur des plans de conscience différents et qu’ils ne sentaient plus les aspérités de la vie. Elle le souhaitait très fort pour ses parents.
Le pasteur commença avec brio et Christine se sentit emportée par une telle vague d’ennui qu’elle en poussa presque un grognement. Elle essaya de se distraire en regardant autour d’elle. Juste en face, il y avait Tess et Reynaldo. Ils n’avaient pas vraiment aimé Patricia mais Rey était l’employé d’Ames et il n’avait pu se dispenser de venir. Il semblait distant, comme si son esprit était ailleurs. Tess lui serrait le bras comme pour bien montrer qu’il était à elle. Elle avait fait disparaître les mèches blondes de ses cheveux qui étaient rendus à leur couleur naturelle, souples et d’un beau brun. Sa robe bleu marine l’avantageait et son maquillage soulignait harmonieusement les contours de son visage. Malgré ses yeux qui semblaient fatigués, cela faisait des mois qu’elle n’avait pas été aussi belle. Mais Rey ne semblait pas faire attention à elle et Christine se demanda avec tristesse s’il s’était jamais vraiment intéressé à elle.
Ginger se tenait près de Rey et Tess. En voyant Christine, elle commença à lui faire un grand geste du bras mais elle se contint. Christine lui adressa un léger sourire et se hâta de regarder ailleurs pour ne pas provoquer d’autres gestes trop visibles. Streak était entre Ames et Wilma. Christine ne le voyait que de dos mais c’était assez pour voir que son cou était couvert de sueur. Ses cheveux argentés étaient eux aussi humides et l’on voyait que son dos était très agité de mouvements convulsifs. Quelle épreuve ce doit être pour lui, pensa Christine. Elle espérait qu’Ames lui en serait reconnaissant.
À quelques mètres d’eux, elle vit Sloane Caldwell. Comme toujours, il était impeccablement vêtu. Il était grand et fort mais avait de légères poches sous les yeux, comme s’il était fatigué. Il était vraiment beau bien que son visage soit un peu taillé à coups de serpe. Christine se rendit compte avec une extrême surprise qu’elle préférait le visage plus mince de Michael Winter avec ses pommettes hautes. Longtemps elle avait cru que Sloane était le plus bel homme qu’elle ait connu. Maintenant, il lui semblait impossible de l’aimer, de partager avec lui ses secrets, de vivre avec lui un mariage et un avenir. Elle eut le sentiment qu’il n’avait toujours été pour elle qu’un ami très cher.
Près de Sloane se tenait une femme d’une beauté spectaculaire. Christine reconnut en elle la nouvelle collaboratrice d’Ames, Monique Lawson. Elle se demanda si sa relation avec Sloane était sérieuse. Elle n’en savait rien mais son intuition lui disait que Monique était une femme possessive. Elle pensait que Sloane était surtout attiré par le milieu dont elle venait, par la magnifique demeure que ses parents possédaient sur River Road à l’extérieur de la Nouvelle-Orléans, par ses études dans de prestigieuses universités, par ses relations avec des gens comme John Kennedy Jr. mais je suis en train de juger Sloane, pensa-t-elle. Il a beaucoup plus à offrir que tout cela.
elle sentit dans son cou la respiration de Jeremy et elle l’entendit lui murmurer, assez fort pour être entendu des voisins :
-
Est-ce que ce pasteur ne va pas bientôt s’arrêter de parler ?
Elle pencha la tête pour dissimuler un sourire. Jeremy avait tout simplement dit ce que tout le monde pensait probablement mais il fallait l’arrêter avant qu’il ne se mette à parler de plus en plus fort.
-
Il aura fini dans une minute, lui répondit-elle à voix basse, mais nous devons rester tranquilles et nous taire, sinon Ames sera très fâché.
Jeremy poussa un gros soupir. Sloane avait remarqué leur manège et il fit un clin d’œil à Christine qui le lui rendit et regarda ailleurs.
Son regard rencontra celui de Bethany. Elle était très belle dans son tailleur vert. Elle avait ramassé en chignon ses cheveux châtains et Christine vit briller ses boucles d’oreilles en diamant, cerclées d’or. Travis les avait achetées pour elle cette année même à la bijouterie à l’occasion de Noël. Christine pensa que Bethany devait être l’une des rares personnes qui se trouvaient là pour Patricia. Elle avait toujours été intimidée par elle mais elle l’aimait à sa façon. En tout cas, elle ne la détestait pas, sinon elle ne l’aurait pas aidée à redonner vie au jardin d’Ève, ce jardin qu’elle ne verrait pas fleurir.
À côté de Bethany, Travis semblait raide et un peu terne. Bethany l’avait rencontré sept ans plus tôt lorsqu’elle s’était inscrite au cours de biologie à l’université de Winston. Elle craignait un peu ce cours parce qu’elle ne s’intéressait guère à la biologie et surtout parce qu’elle savait que, lors des travaux pratiques en laboratoire, il lui faudrait disséquer des grenouilles ou des yeux de mouton. Mais, très vite, elle avait été subjuguée par l’enthousiasme de Travis, par sa beauté et par son charisme. Et elle s’était mise à étudier non plus seulement pour obtenir son diplôme, mais aussi pour que son professeur ait une bonne opinion d’elle.
Christine ne s’était pas entichée de Travis Burke mais elle savait que de nombreuses étudiantes se sentaient attirées par lui. Il n’avait pas la beauté classique de Rey Cimino mais son regard assuré et son air désinvolte semblaient être capables de séduire de nombreuses filles. Des filles comme Dara. Dara, elle aussi, n’avait accepté la biologie qu’à contrecœur mais, au bout de quelques semaines, elle avait demandé à Christine ce qu’elle savait de Travis. Celle-ci, qui était devenue l’amie de Bethany, avait répondu qu’il était intelligent, beau et marié. Dara n’en avait plus reparlé, sinon une fois pour dire que c’était un charmeur.
Charmeur.
Ce mot fit surgir à l’esprit de Christine une scène du passé qui lui sembla remonter d’une mare profonde et sombre. Elle était alors dans sa dernière année d’université et elle était pressée car elle avait rendez-vous avec un professeur. En traversant le hall Hardley sur lequel donnaient tous les bureaux, elle rencontra Dara qui sortait de celui de Travis Burke. Elle avait le visage en feu et elle était encore plus belle que d’habitude. elle avait placé la main sur le bras de Christine, un geste d’amitié qu’elle ne faisait pas souvent, et elle avait dit :
-
Je viens de voir le charmeur de serpents.
-
Charmeur de serpents ? Avait répété Christine.
-
C’est ainsi que nous l’appelons, mes copines et moi. Il a tous ces horribles serpents mais ils ne le mordent pas parce qu’il possède un charme, le même que celui qu’il utilise avec les femmes. Mon Dieu ! Il est vraiment passionné, le charmeur de serpents.
L’esprit de Christine revint brusquement au cimetière puis reprit son envolée. Ce jour-là, elle se faisait du souci pour son rendez-vous avec son professeur, craignant, pour la première fois, d’avoir une mauvaise note. Elle avait écarté Dara de sa pensée, si bien qu’elle avait oublié cette rencontre. Après tout, Dara se prenait de passion pour tous les hommes ou en tout cas pour une bonne douzaine chaque année et ce qu’elle avait dit du mari de Bethany n’était pas particulièrement important.
Ou plutôt cela n’avait pas semblé important à ce moment-là. Mais Christine réalisait maintenant que Dara n’avait pas seulement manifesté l’excitation d’une petite fille. Elle avait semblé réellement excitée, comme si elle venait d’avoir des rapports sexuels. Et elle avait appelé Travis « charmeur de serpents ».(S.C. Snake Charmer). Était-ce donc le S.C. dont elle parlait dans son journal ? Christine cherchait désespérément à se souvenir du moment où elle avait vu Dara sortir du bureau de Travis. Elle revit distinctement une guirlande sur la porte. Une guirlande de fête qui avait été placée par Bethany. Oui, elle avait vu Dara sortir de là juste avant les vacances de Noël. Et trois mois plus tard, elle avait disparu.
2
Michael savait que Christine ne l’avait pas vu aux obsèques de Patricia. Il avait fait exprès de ne pas se montrer, faisant ce qui ne servait probablement pas à grand-chose : observer les gens qui assistaient à l’enterrement pour voir s’il y avait parmi eux des suspects. Il n’avait jamais bien pu définir ce qu’il entendait par « suspects » mais certains psychologues du comportement affirment que les meurtriers aiment aller aux obsèques de leurs victimes pour jouir du mal qu’ils ont fait.
Donc il avait assisté à l’interminable service à l’église, il était resté debout pendant la non moins interminable cérémonie au cimetière et deux personnes seulement lui avaient semblé suspectes : Streak Archer et, malheureusement, Christine. Streak Archer était pour lui une énigme. Christine ne l’était pas. Elle semblait gênée et nerveuse parce qu’elle se sentait très mal à l’aise, se demandant quelle allait être l’attitude d’Ames Prince envers elle et Jeremy. Michael savait que c’était un problème pour elle. Le shérif lui avait recommandé de la surveiller tout particulièrement. Et aussi, avait-il ajouté. « Son demi-idiot de frère ».
-
En principe, il assistait à une soirée chez Danny Torrance mais il lui aurait été très facile de s’absenter pour un moment. Vous ne m’enlèverez jamais de l’esprit qu’il a tué Dara Prince. Je n’ai jamais fait confiance à ce genre de type et sa sœur fera tout pour le protéger. Arrêtez de me regarder comme ça. Je ne veux rien entendre de vos théories à moitié bâclées qui prétendent qu’un gros et stupide lourdaud comme lui est incapable de faire du mal à qui que ce soit. Vous ne savez pas une foutue chose de lui.
Jeremy, un demi-idiot, et mes théories à demi bâclées, pensa Michael, amusé, tout en continuant à observer la foule et en faisant bien attention de ne pas fixer quelqu’un en particulier. Teague nous regarde tous comme des moitiés de personne. Il se considère probablement comme la seule personne entière. Si cela est vrai, les citoyens de Winston forment un beau gâchis.
Michael regarda Christine juste au moment où Jeremy se penchait surelle pour lui murmurer quelque chose à l’oreille. Il la vit sourire mais d’autres aussi, autour d’elle, souriaient. Apparemment, Jeremy avait murmuré un petit peu fort. Pendant un moment, Christine avait semblé flotter sur un nuage puis elle était revenue brusquement sur terre. Ses épaules s’étaient redressées, ses yeux ouverts tout grands et ses lèvres s’étaient entrouvertes. Michael la surveillait tandis que son regard, si intense, se fixait sur ceux qui se trouvaient en face d’elle, en l’occurrence Bethany ou Travis Burke. Elle semblait choquée.
On dirait qu’elle s’est souvenue de quelque chose pensa-t-il. Puis il se traita d’idiot. Pour qui se prenait-il ? Pour un liseur de pensées ou pour un psychiatre amateur de théories à moitiés bâclées ?
Lorsque le service fut enfin terminé, il vit Sloane Caldwell s’approcher de Christine et de Jeremy. Il s’attarda, étudiant les autres personnes présentes et en particulier Streak Archer, qui semblait sur le point de s’évanouir. Sa mère partageait son attention entre Ames et lui. Bethany et Travis Burke avançaient vers Ames. D’autres personnes allaient à leur voiture. Michael avait l’intention de continuer sa surveillance mais il fut interrompu par Christine qui lui saisit le bras et lui dit d’un ton urgent :
-
J’ai quelque chose à vous dire.
Il regarda Sloane Caldwell qui parlait à Jeremy tout en fixant Christine.
-
Qu’est-il arrivé ? Lui demanda-t-il, ému par ses yeux pleins de trouble. Est-ce que vous avez eu un autre coup de téléphone ? Ou quelque chose dans le courrier ?
-
Il n’est rien arrivé mais je me suis souvenue de quelque chose, dit-elle très vite. Je me souviens d’avoir vu Dara sortir du bureau de Travis Burke, et cela m’a rappelé qu’elle et ses amies l’avaient surnommé le charmeur de serpents. S.C. dans le journal, expliqua-t-elle, ce n’est peut-être pas Sloane Caldwell. Ce peut-être Travis Burke. Si vous aviez vu l’état dans lequel se trouvait Dara…
Elle secoua la tête.
-
J’ai honte de vous dire cela parce que Bethany est mon amie mais je crois que Dara a peut-être eu une aventure avec Travis, non avec Sloane.
Elle semblait troublée, pensa-t-il, d’avoir peut-être lancé Michael sur la fausse piste de Sloane Caldwell. Peut-être avait-elle encore pour celui-ci un romantique attachement et cherchait-elle à le protéger. Puis il se dit que c’était peut-être un peu fou et non professionnel de ne pas prendre en considération ce qu’elle venait de lui dire sur Burke simplement parce qu’il craignait qu’elle ne soit encore attachée à Caldwell. Rien de cela ne devait le toucher personnellement.
Mais touché, il l’était bel et bien.
-
Avez-vous jamais entendu quelqu’un d’autre appeler Travis Burke charmeur de serpents ? Demanda-t-il.
-
Charmeur de serpents, s’écria Jeremy. C’est ainsi que Dara appelait Travis. Il ne m’aime pas mais il aimait vraiment Dara.
Christine pâlit.
-
Jeremy, souffla-t-elle, tais-toi, les gens vont t’entendre.
-
Mais je n’ai rien fait de mal, dit-il tout confus. J’ai seulement dit la vérité. Dara parlait souvent de Travis et elle l’appelait le charmeur de serpents. Moi je trouve terrifiant qu’il garde chez lui tous ces serpents mais elle, elle trouvait ça bien. Elle m’a dit qu’il les lui avait montrés.
-
Je trouve que c’était une très belle cérémonie, dit Michael à haute voix mais il était trop tard.
Bethany Burke avait déjà fait un pas en arrière, pâle, ses yeux lançant des éclairs à Travis Burke rouge de confusion.
3
Une heure plus tard, Michael se demandait si Christine était encore furieuse contre son frère. Il sentait bien qu’elle détestait être en colère contre lui mais il aurait été inhumain qu’elle ne fut pas mal à l’aise en entendant Jeremy appeler Travis Burke charmeur de serpents d’une voix si forte qu’il avait attiré l’attention de Bethany. Travis ne pouvait pourtant pas en vouloir à Jeremy ou à Bethany de l’interrogatoire que Michael allait lui imposer. Il était prévu depuis la veille au soir.
Michael s’était senti soulagé de voir que c’était Travis qui répondait à son coup de sonnette.
-
Je dois vous poser quelques questions, lui dit-il. Ce sont des questions auxquelles, peut-être, vous n’avez pas envie de répondre à la maison. si vous préférez que nous nous rencontrions ailleurs…
-
Des questions à propos de quoi ? Demanda Travis, nerveux.
-
À propos d’un lecteur de disques compacts.
-
D’un lecteur de disques compacts ? Je ne comprends pas.
-
Vous comprendrez quand nous en parlerons, car nous allons en parler et vous feriez aussi bien d’en finir vite.
-
D’accord. Ma femme est allée voir son père et je suis resté pour garder notre fille. Donc nous devons rester ici.
Michael n’avait pas réalisé à quel point les Burke habitaient en dehors de la ville. En s’arrêtant devant la maison, il avait vu un grand bâtiment en ciment qui se trouvait derrière une maison simple. C’est dans ce bâtiment sans doute que Burke devait abriter ses serpents, pensa Michael. Il savait que de plus en plus de gens s’intéressaient à l’herpétologie mais il n’en faisait pas partie.
Travis ouvrit grand la porte et dit :
-
Je ne sais vraiment pas de quoi il s’agit. Je ne comprends pas pourquoi vous voulez me poser des questions.
-
Entrons d’abord. Vous êtes d’accord pour me laisser entrer, monsieur Burke ?
-
Oui, bien sûr. Ne croyez pas que je veuille vous fermer ma porte, dit Travis un peu hors d’haleine. Voulez-vous du café ? Je viens d’en faire.
-
Non, merci. Je viens tout juste de finir mon déjeuner. Occupons-nous de nos affaires.
-
Oui, certainement, nous allons nous asseoir au salon. Mais ma femme va rentrer d’ici une heure et cela ne lui ferait certainement pas plaisir d’arriver et de trouver une voiture de police devant la porte. Elle se fait tellement de soucis à propos de Jan. C’est notre petite fille. Elle a quatre ans et elle est en train de faire la sieste. Bethany l’aurait certainement emmenée chez son père mais il a un rhume. Ils passent leur temps, tous deux, à avoir peur qu’elle n’attrape quelque chose. Elle est la plus couvée des petites filles de la ville.
-
Les petits enfants ont sans cesse besoin de protection et d’attention, dit Michael d’un ton sec. Je comprends les soucis que se fait votre femme.
-
Moi aussi, bien entendu. Ne croyez pas que je la critique.
Ils étaient arrivés dans un salon de taille moyenne et décoré avec goût. Ce n’était pas le genre de pièce réservé aux seules réceptions. Les magazines et les journaux répandus autour d’un grand fauteuil en cuir prouvaient qu’il était utilisé tous les jours.
-
Avez-vous des enfants, adjoint Winter ? Demanda Travis.
Michael dut faire un effort pour ne pas montrer son émotion.
-
J’ai eu une petite fille, dit-il, mais… elle est morte.
-
Oh ! Mon Dieu ! Je suis désolé.
-
Je l’ai été aussi.
Etrange façon d’affirmer une évidence, pensa Michael, mais il voyait bien que Travis se faisait trop de soucis à propos de ce qui l’attendait pour s’occuper vraiment de ce qui lui disait Michael.
Travis s’installa dans un fauteuil comme on s’installe sur un radeau en plein milieu de l’océan. Michael s’assit sur un canapé recouvert d’un tissu imprimé jaune et rouge. Il y avait près de lui un album à colorier avec un unique crayon vert. Il les prit et les posa sur une table à café en acajou.
Travis regarda le crayon et sourit.
-
Jan est dans sa période verte. Tout ce qu’elle colorie est vert.
-
Les petites filles sont vraiment mignonnes, dit Michael avec dans la voix une touche de tristesse. La mienne me manque beaucoup.
Il s’éclaircit la gorge.
-
Je sais que vous voulez me voir partir avant l’arrivée de votre femme, monsieur Burke, alors je vais tout de suite en venir au fait.
Il sortit son carnet et le contempla, même s’il n’en avait pas vraiment besoin. Il voulait voir si Travis Burke se sentait nerveux. Il demanda :
-
Vous connaissez Patricia Prince, n’est-ce pas ?
-
Patricia ?
Travis semblait stupéfait, comme s’il s’agissait vraiment d’une question inattendue.
-
Je la connaissais assez peu. Ma femme et elle étaient amies. Enfin, pas vraiment amies mais Bethany l’avait aidée à mettre un jardin en valeur. Beth est une bonne amie de Christine Ireland, et c’est elle qui l’avait présentée à Patricia. Moi personnellement, j’ai très peu vu Patricia.
Michael inclina la tête.
-
Vous savez que les circonstances de sa mort font l’objet d’une enquête ?
-
Non, je ne le savais pas. Tout ce que j’ai entendu dire, c’est qu’elle est tombée du grenier de sa grange.
-
Est-elle tombée ou a-t-elle été poussée ?
-
Poussée ? Personne ne m’a dit cela. Comment le savez-vous ?
-
Je ne peux entrer dans les détails car la police doit être discrète.
Il sourit. Travis essaya sans y parvenir de faire de même.
-
Vous possédez un lecteur de disques compacts, n’est-ce pas, monsieur Burke. Un baladeur ?
Il consulta son carnet.
-
Un lecteur RCA et une radio digitale modèle RCD 122 ?
Travis resta bouche bée puis son visage se fit méfiant.
-
C’est vrai, dit-il, j’en possédais un il y a encore une quinzaine de jours mais on me l’a volé dans ma voiture.
-
Vous n’avez pas fait de déposition à la police ?
-
J’avais laissé la portière ouverte. J’ai donc pensé que c’était de ma faute. La voiture était intacte, rien d’autre n’avait été pris et, franchement, je n’avais pas l’intention de faire toute une affaire pour ce lecteur de disques compacts, de remplir tout un tas de paperasses au commissariat. Mais comment savez-vous cela ?
-
Il y a quelques années, la police de Winston a proposé de placer des bandes d’identification sur les appareils électroniques de façon à pouvoir les suivre en cas de vol.
-
Oh !
Michael lut sur le visage de Travis que cela lui rappelait quelque chose.
-
J’avais complètement oublié cela, dit-il. C’est Bethany qui s’en est occupée.
-
Je vois. Alors, votre appareil a refait surface.
Travis sembla se détendre.
-
Alors, c’est ce dont il s’agit ? Mon lecteur de disques compacts ? Je serai content de le retrouver car j’étais sur le point d’en acheter un autre.
Soudain il sembla pris d’inquiétude et demanda :
-
Mais qu’est-ce que mon lecteur de disques compacts peut bien avoir à faire avec Patricia Prince ?
-
Il a été trouvé dans le grenier d’où elle est tombée, dit Michael doucement. Pouvez-vous me dire comment il y est arrivé ?
Travis devint si blanc que Michael crut qu’il allait s’évanouir. Il avala sa salive et dit avec force :
-
Non, comment le pourrais-je ?
Il avala de nouveau sa salive :
-
Vous voulez dire que quelqu’un me l’a volé pour aller le cacher dans le grenier des Prince ?
-
Il n’était pas caché. Lorsque Christine Ireland a découvert le corps de Patricia, il y avait de la musique et, plus tard, nous avons trouvé votre lecteur bien en vue et entouré de bougies allumées.
Travis le regarda, la bouche ouverte, puis il la ferma et leva les mains. Michael lui demanda :
-
Affirmez-vous toujours que vous ne savez pas comment votre lecteur de disques compacts est arrivé là ?
-
Oui, bien sûr. Je n’en ai pas la moindre idée. Comment en serait-il autrement ?
-
L’une de nos sources affirme que Patricia Prince avait un amant et qu’elle avait coutume de le rencontrer dans ce grenier.
Travis se dressa, agressif.
-
Qui m’accuse ? Ce n’est pas moi ! Quelle est votre source ?
-
Cela, je ne peux le révéler.
Michael se demanda comment Travis aurait réagi s’il lui avait dit que la source était Jeremy Ireland. Ou plutôt, il le savait. Travis aurait été rassuré, bien persuadé que personne ne pouvait prendre Jeremy au sérieux. Christine lui avait dit qu’elle avait l’impression que Travis n’aimait pas Jeremy, même s’il faisait tout ce qu’il pouvait pour le cacher.
-
Je me demandais, monsieur Burke, si vous savez quelque chose de cette aventure de Mme Prince.
-
Bien sûr que non !
-
C’était votre appareil qui était dans le grenier. Et qui jouait de la musique entouré de bougies allumées.
-
Je vous ai dit qu’il m’a été volé.
-
Mais vous n’en avez pas parlé à la police. Et rien d’autre ne vous a été volé dans votre voiture ?
-
Seulement le lecteur de disques compacts et rien d’autre. D’ailleurs il n’y avait rien d’autre à voler.
-
Et vous n’avez pas voulu ennuyer la police avec cette affaire ?
-
C’est juste.
Travis releva légèrement le menton.
-
Est-ce tout ce que vous aviez à me demander ?
-
Non. Seriez-vous assez bon pour me dire où vous étiez vers une heure de l’après-midi le jour où Patricia Prince est morte ?
-
Cela ne me dérange aucunement. J’étais à l’université, dans mon bureau, et je suis sûr que des douzaines de personnes m’ont vu. Au moins quelques-unes.
-
Bien.
-
Oui. Elles peuvent me donner autant d’alibis que je le souhaite.
-
C’est bien monsieur.
-
Maintenant, écoutez-moi bien, monsieur l’adjoint. Je ne peux absolument pas vous aider dans cette affaire de Patricia Prince. Et maintenant que mon appareil a été retrouvé, je n’en ai pas besoin. Je ne le veux plus.
-
Je ne vous l’ai pas offert parce que c’est maintenant un élément d’enquête. Nous verrons ce qu’en dira le shérif Teague.
-
Je vous dis que je m’en fiche complètement.
-
D’accord, monsieur Burke, dit Michael calmement.
-
C’est tout ? En avons-nous fini ?
-
Voyons voir. (Michael consulta son calepin). Oh ! Encore une chose : Dara Prince vous appelait-elle le charmeur de serpents ?
Et voilà ! C’était bien à cela que Travis s’attendait. Il savait qu’on allait lui poser cette question et malgré tout, il n’y était pas préparé. Il restait là, fermant à demi les yeux tandis qu’il essayait de retrouver ses esprits.
-
Dara Prince, finit-il par dire, mais je la connaissais à peine.
-
Ou Patricia Prince.
-
Oui, ce sont deux femmes que j’ai rencontrées mais que je connaissais à peine.. Est-ce que c’est un crime ?
-
Non, je ne vous ai pas accusé d’un crime. Je me posais juste la question à propos de ce surnom de charmeur de serpents.
-
J’ai entendu dire que certaines étudiantes m’ont appelé ainsi quelque temps mais je pense que c’est maintenant fini.
-
Donc, ce n’est pas un surnom très employé ?
-
J’ai dit que certaines étudiantes m’on appelé ainsi mais savez-vous combien il y a d’étudiantes à l’université de Winston ?
-
Environ treize mille.
-
oui, alors vous voyez…
-
Mais vous dites que ce surnom n’est plus employé.
-
Autant que je sache. Peut-être y en a-t-il encore quelques-unes qui m’appellent comme cela. Ou plus encore.
Il se tut et reprit :
-
Mais quel intérêt ?
-
Dara Prince avait une liaison avec quelqu’un qu’elle surnommait ainsi.
Tout ce que Michael savait en réalité était que Dara avait été en relation avec quelqu’un qu’elle appelait S.C. Mais Christine semblait se souvenir que Dara avait au moins été attirée par Travis et qu’elle étai sortie de son bureau dans une attitude qui n’était pas celle d’une simple étudiante. Michael se fiait assez à l’intuition de Christine pour se permettre d’arranger un peu la vérité afin de se rendre compte de la réaction de Travis.
Et cela s’avérait efficace. Travis avait d’abord semblé sur le point de bredouiller un démenti indigné qui aurait pu être considéré comme un aveu de culpabilité. Mais il était parvenu à se reprendre. Une lueur d’impatience s’était allumée dans son regard.
-
Depuis trois ans qu’elle a disparu, dit-il, je n’ai rien entendu de pareil. Qui vous a donné une telle information ?
-
Je n’ai pas le droit de vous le dire.
-
Mais vous avez le droit de proférer des accusations.
-
Je ne vous accuse pas, je me contente de poser des questions.
-
Des questions qui ressemblent à des accusations.
Michael surprit Travis en éclatant de rire.
-
Ecoutez, monsieur, je vais perdre les pédales si vous vous mettez à parler de la différence qu’il y a entre questions et accusations. Ce sont des mots pour des avocats et, moi, je ne suis qu’un simple flic venu vous poser quelques questions.
Les yeux de Travis se rétrécirent.
-
Un simple flic, mon cul ! Vous savez beaucoup de choses et vous ne me dites pas tout.
-
Beaucoup de choses à propos de quoi ?
-
Au moins à propos de ce que les gens disent de moi.
-
Monsieur Burke, je crains que ce ne soit de la paranoïa.
-
Dois-je appeler un avocat ? Sloane Caldwell est un de mes bons amis et je peux l’obtenir comme ça, dit Travis en claquant des doigts.
Michael sourit.
-
Vous pouvez l’appeler si vous voulez mais je n’ai plus qu’une question à vous poser. Si nous devons l’attendre, votre femme sera peut-être arrivée avant lui.
-
D’accord, alors une seule question. Une.
-
Avez-vous éprouvé un sentiment… disons romantique envers Patricia ou Dara Prince ?
-
Non, pour l’amour du ciel, et je suis offensé…
-
Très bien, monsieur, vous pouvez rester ici et être offensé quand je serai parti. J’avais juste besoin de quelques réponses.
Michael se leva.
-
J’ai été désolé de vous tourmenter, dit-il gentiment comme s’il venait de faire une visite d’amitié. Prenez bien soin de votre fille. Ne m’avez-vous pas dit qu’elle s’appelle Jan ?
-
Oui, Jan mais…
-
Je suis sûr qu’elle est très mignonne. Bonne journée, monsieur Burke.
En marchant vers sa voiture, Michael jeta un regard sur Travis Burke. Il se tenait dans l’encadrement de la porte et il semblait terriblement mal à l’aise, presque malade.
4
Les minutes qui suivirent l’éclat de Jeremy aux obsèques avaient été très éprouvantes pour Travis. Bethany l’avait précédé à la voiture. Travis lui avait demandé si elle voulait conduire et elle avait refusé, ce qui était un très mauvais signe. Après avoir conduit plus d’un kilomètre, Travis avait baissé la musique et demandé :
-
Bethany, laisse-moi te parler de ce qui vient d’arriver.
Elle avait répondu en augmentant le volume sonore au point que la musique New Age de John Tesh, que Travis détestait, avait envahi la voiture. Jusqu’à l’arrivée à la maison, les vitres avaient vibré à la fois de ce fracas musical et de la fureur de Bethany.
Après qu’ils eurent payé la gardienne d’enfants, il avait fait un second effort pour faire la paix.
-
Beth, avait-il dit, laisse-moi t’expliquer.
-
Je crois que tu as assez parlé pour aujourd’hui, avait-elle répondu d’un ton cassant après avoir installé Jan sur son lit à baldaquin avec un verre de jus de pomme, son album à colorier et son crayon vert favori.
Puis elle s’était enfermée dans leur chambre à coucher.
Travis l’y avait suivie.
-
Qu’est-ce que tu racontes ? Avait-il dit. Je n’ai pas dit un mot ? C’est Jeremy Ireland qui a parlé.
-
Oui, et il a dit beaucoup de choses en peu de mots.
-
Bien, sûr. Jeremy Ireland est un témoin irrécusable, dit-il, méprisant.
-
Il a dit que Dara t’avait surnommé le charmeur de serpents.
-
Et après ? Elle et d’autres étudiantes. Et ce n’est pas encore fini.
-
Il a dit que Dara t’aimait beaucoup.
-
Jeremy est certainement un grand connaisseur en matière de sentiments. Nous sommes de si bons amis, des bons copains, dit-il d’un ton dédaigneux. Mais, Beth, c’est un retardé mental. Que peut-il bien savoir ?
-
Il est un peu retardé mais il n’est pas un légume. Je crois qu’il est capable de comprendre les gens, d’autant plus que Dara lui a probablement dit beaucoup de choses.
-
Dara Prince, un parangon de toutes les vertus, une analyste très fine des émotions humaines. Tu la vois parler de ces choses-là avec Jeremy Ireland, ce garçon si intelligent et si sensible. Une telle conversation ne devrait-elle pas intimider même les dieux ?
Bethany lui lança un regard irrité et il insista :
-
Ecoute, Beth, même si Dara a pu penser que je l’aimais bien, ce n’était pas vrai. Tu sais parfaitement qu’elle avait un ego énorme.
-
Non, et je ne savais pas que tu la connaissais à ce point.
-
Christine nous a parlé d’elle. Elle nous a dit que Dara pensait que la moitié des hommes de la ville en pinçaient pour elle.
-
Inutile de te fatiguer. Au temps où elle était ton élève, j’avais senti qu’il y avait quelque chose entre vous.
Bethany dit cela en enlevant le tailleur qu’elle portait aux obsèques.
-
Et après qu’on a découvert son corps dans la rivière, tu as prononcé son nom dans ton sommeil.
-
J’ai dit Dara ? J’ai du bredouiller comme on le fait dans les rêves. Es-tu sûre que j’ai dit Dara distinctement ?
-
Oui, tu l’as fait.
-
Je ne te crois pas.
-
J’aurais dû avoir un magnétophone.
-
Je suis étonné que tu n’en aies pas eu. Tu es toujours si jalouse de moi quand il s’agit de mes étudiantes.
-
Peut-être ai-je des raisons de l’être.