6.
Luke sentit qu’Anna l’embrassait.
De même, il s’était rendu compte qu’elle l’avait
suivi depuis la cantine et lui avait pris la main. Il avait décelé
l’inquiétude dans ses paroles.
Mais il était à un autre niveau de conscience,
semblable à celui des personnes dans le coma, ou qui étaient sur le
point d’en sortir. Elles entendaient des voix et se rendaient
compte qu’on les touchait, mais devaient passer par une période de
transition avant de pouvoir revenir à la réalité.
Quelque chose s’était réveillé en lui au son de ce
pétard et il avait compris qu’il était propulsé dans un flash-back.
Il avait bien tenté de résister à cette force qui l’entraînait,
mais l’attirance avait été trop forte. De nouveau, il avait entendu
les explosions des mines, les hurlements des hommes en train de
mourir. Même les odeurs alléchantes de la réception avaient été
remplacées par celles de la fumée et du sang.
Il n’avait plus qu’une envie : s’enfuir pour
pouvoir se retrouver seul et prendre sa tête dans ses mains,
soumettre le monstre qui le submergeait et recouvrer le contrôle de
lui-même.
Alors, il avait senti la main d’Anna et l’avait
entendue prononcer son prénom.
Luke aurait voulu la rejoindre, mais il était
toujours pris dans l’horreur d’un champ de bataille. S’il avait pu
l’atteindre, tout aurait été pour le mieux. Nel’entendait-elle pas crier ? Il faisait
pourtant tout son possible pour se retrouver près
d’elle.
Peut-être l’avait-elle entendu, et c’était pour
cela qu’elle avait pris sa tête dans ses mains et avait appuyé ses
lèvres sur les siennes avec une telle intensité.
Il reconnaissait cette forme d’évasion. Elle
cherchait à le distraire pour qu’il puisse se libérer de son
cauchemar. Son baiser était l’affirmation de la vie.
Comment Anna connaissait-elle cette
technique ? Après tout, peu importait.
Luke sentit la force qui le ramenait à la réalité.
Il avait repris conscience, mais au lieu de s’écarter d’Anna, ses
lèvres répondirent aux siennes et ses bras enlacèrent son corps. Il
l’entraîna à l’abri des regards, en direction de plantes en pot
géantes.
Tout naturellement, ses doigts se promenèrent sur
son corps, depuis ses hanches rondes jusqu’aux globes de ses seins
qu’il recouvrit de ses mains. Sous ses pouces, les mamelons se
durcirent à travers le tissu soyeux du chemisier.
En même temps, sa bouche ne quittait pas la
sienne. Il sentit ses lèvres s’écarter, puis leurs langues
entrèrent en contact et une excitation incontrôlable le gagna alors
qu’à son tour, elle posait les mains sur son corps.
La femme qu’il serrait contre lui sur son lieu de
travail était Anna, pour l’amour du ciel ! Celle qui refusait
farouchement toute relation personnelle. Avait-elle bu ? Non,
ils étaient sobres tous les deux, et donc suffisamment lucides pour
se rendre compte que ce qui se passait était de la pure
folie.
Combien de temps restèrent-ils ainsi, perdus dans
les bras l’un de l’autre ? Quelqu’un les avait-il
vus ?
Il aurait dû s’arrêter, mais ne pouvait se
résoudre à mettre fin à leur baiser. Il aurait voulu qu’il
s’imprime tout au fond de son cerveau et qu’il en garde le souvenir
pour toujours.
***
Elle avait seulement voulu le distraire, se dit
Anna. Ce qu’elle avait recherché, c’était provoquer un choc ayant
le même effet qu’une gifle en pleine figure sur quelqu’un en proie
à une crise d’hystérie.
Mais, passé le premier instant de stupéfaction, il
l’avait embrassée à son tour. Ses lèvres s’étaient faites douces et
ses mains avaient touché son corps. Anna s’était sentie fondre de
l’intérieur.
Alors, pendant quelques instants, elle s’abandonna
à cet étonnant baiser. Sans doute ne vivrait-elle plus jamais une
telle expérience. Elle voulait la graver dans sa
mémoire.
Mais peu à peu, la raison reprit le dessus et elle
dut transmettre une tension qui n’avait plus rien à voir avec le
désir. Elle n’aurait su dire qui avait mis fin à ce baiser et
s’était reculé en premier.
Durant un long, long moment, ils restèrent debout
face à face, immobiles, encore assez proches pour pouvoir se
toucher. Les yeux dans les yeux. A présent, c’était bien Luke qui
regardait Anna, et non plus une âme tourmentée perdue dans une
autre réalité.
Il savait qui il était, où il était. Et qui il
avait embrassé…
Oh, Seigneur !
Anna réprima un soupir. Comment allait-elle gérer
tout cela ? Elle ne pensait pas uniquement au baiser. Elle
venait d’être témoin d’un autre flash-back, alors qu’il l’avait
assurée qu’il n’y en aurait pas d’autres.
Certes, ils ne se trouvaient pas en train d’opérer
et personne n’était en danger – pour cette fois. Mais la menace
demeurait latente.
Comment nier sa responsabilité
professionnelle ? s’interrogea-t–elle. Et pour clore le tout,
elle venait d’embrasser son nouveau patron d’une façon
scandaleuse.
Peut-être cela lui donnerait-il une ouverture pour
discuter avec lui de ce qui venait de se passer et des suites à
donner ?
– Vous vous sentez mieux ?
***
« Elle savait », se dit
Luke.
Instantanément, il sentit toutes ses barrières
mentales s’ériger autour de lui pour le protéger – et pour la
protéger, elle ?
– Je devrais peut-être vous poser la même
question, rétorqua-t–il froidement.
– Pardon ?
– Vous m’avez embrassé.
Il fit un gros effort pour avoir l’air détaché,
comme si ce baiser n’avait aucune importance pour lui.
Anna écarquilla les yeux comme s’il venait de la
gifler. La seconde d’après, elle s’était ressaisie et détourna les
yeux.
– Il vous fallait un électrochoc. C’est à
cause des pétards de Noël, n’est-ce pas ? demanda Anna. On
aurait dit des armes à feu. Vous avez eu un flash-back, comme le
premier jour en salle d’opération.
– N’importe quoi…
Il devait se défendre à tout prix. Elle exagérait
certainement. Sinon, cela signifiait la perte de son travail et de
tout ce qui remplissait sa vie.
Et s’il perdait son job, il perdrait
Anna.
– Bon, je n’aime pas ces sons, admit-il avec
raideur. Et je vous ai dit que je n’appréciais pas les réceptions.
Je suis parti parce que j’en avais assez. Le bruit des pétards a
été la goutte d’eau…
– Vous vous rappelez avoir quitté la
réception ?
– Evidemment.
C’était vrai, sauf qu’il avait eu l’impression
d’être dans un rêve… qui s’était vite dissipé avant qu’il ne soit
entraîné dans le flash-back. Il se rappelait qu’Anna l’avait
suivi…
– Je… j’ai heurté quelqu’un, qui a renversé
son verre.
Elle parut surprise.
– J’étais… en colère. A cause de la fête, et
du bruit. Toute cette abondance de nourriture et de boissons, et
ces costumes ridicules… Pour moi, c’est une perte de temps et
d’argent.
Anna n’eut pas l’air convaincue.
– Vous ne vous êtes pas arrêté quand je vous
ai appelé. Vous ne m’entendiez pas. Je vous ai embrassé parce que
je n’ai pu penser à rien d’autre susceptible de produire un choc
qui vous fasse revenir parmi nous.
– Et je suppose que le rapport que vous avez
l’intention de rédiger fait partie du plan.
Une étincelle brilla dans les yeux
d’Anna.
– Par pitié, Luke ! Il ne s’agit pas de
rapport ni de poste. Le problème est ailleurs : s’il est
possible que vous ayez de nouveau « perdu votre
concentration », que vous ayez eu un flash-back ou quelque
chose du même genre dont vous n’êtes manifestement pas prêt à
discuter, alors vous ne pouvez pas opérer…
Luke étudia le visage d’Anna. Sa détresse était
visible et ses lèvres tremblaient.
– Je ne cherche pas à vous piéger,
ajouta-t–elle avec force. Je veux vous aider.
Au moment où elle disait ces mots, Anna se rendit
compte que c’était bien plus que ça. Etait-ce quelque chose qui
avait grandi en elle durant tout ce temps où elle avait observé
Luke ? Guettant son sourire… Se rappelant la visite qu’il lui
avait faite chez elle, lorsqu’il avait enfin baissé sa garde… Elle
devinait les ombres qui obscurcissaient ses yeux et sa vie.
Certaines choses le hantaient, mais elle avait aperçu l’homme qu’il
avait dû être autrefois, et qu’il pouvait redevenir.
Par-dessus tout, elle aurait voulu pouvoir
dissiper ces ombres, et se rapprocher suffisamment de lui pour être
en mesure de l’aider.
Soudain,
Anna dut se rendre à l’évidence : elle éprouvait des
sentiments pour cet homme, songea-t–elle, déconcertée. Quand cela
avait-il commencé ? Sans doute depuis quelque temps, et chaque
jour qui passait n’avait fait que les renforcer. Jusqu’au moment où
elle l’avait vu se précipiter hors de la cantine et avait eu peur
pour lui.
Et puis il y avait eu ce baiser auquel il avait
répondu ; un mélange d’attirance et d’intérêt pour l’autre.
Mais elle préférait ne pas trop l’analyser et éviter de lui en
parler, car il n’était pas du tout certain qu’il ait éprouvé la
même chose.
Quelqu’un comme lui était-il seulement prêt à
accepter son aide ? Il était plus qualifié qu’elle, plus
habile, et un peu plus âgé. Il avait vu et fait des choses
auxquelles elle ne serait jamais confrontée.
Il la fixa en silence pendant un long
moment.
– Vous voulez m’aider, Anna ? Comment
envisagez-vous de procéder ? En faisant courir le bruit que je
ne suis pas apte à accomplir mon travail ?
– Non.
Elle tenta d’accrocher son regard, mais il s’était
posé sur la plante en pot à côté d’eux.
– Je pense qu’avec le temps, vous arriverez à
surmonter votre problème, peut-être en trouvant de l’aide auprès de
quelqu’un de plus qualifié que moi.
Luke émit un soupir incrédule.
– Un psy, vous voulez dire ? Merci
bien !
Anna comprenait sa réaction. Elle non plus
n’aurait pas apprécié que quelqu’un doute de ses capacités à venir
à bout de ses propres difficultés.
– En fait, je voulais vous suggérer de ne pas
opérer sans mon assistance, pour la sécurité de tous.
– Vous pensez que j’ai besoin d’être
supervisé ? Par vous ?
Elle se retint de lui faire remarquer qu’il avait
eu besoin d’elle pendant l’opération de Colin Herbert. L’atmosphère
était de plus en plus tendue. Elle devait trouver le moyende conclure positivement cette
conversation, ou bien elle risquait de perdre Luke pour
toujours.
Le baiser qu’ils avaient échangé semblait déjà
très loin. Il était même difficile de croire qu’il ait existé. Mais
pendant ce bref instant, Anna s’était sentie avec Luke en parfaite
harmonie.
Il devait être possible de trouver une autre
faille dans cette armure.
– A vrai dire, j’avais plutôt à l’idée un
arrangement qui nous serait bénéfique à tous les deux,
répondit-elle calmement.
– Donc, moi, j’hériterais d’un superviseur.
Et vous ?
– D’un mentor, plutôt. J’aurais la chance
d’apprendre des choses de quelqu’un que je respecte
déjà.
Anna réussit à sourire et il la regarda sans rien
dire. Avait-elle réussi à l’apaiser ?
– Réfléchissez-y, ajouta-t–elle. Quant à moi,
je vais regagner la fête un moment. Il faut absolument que je mange
quelque chose.
***
Retourner auprès de ses collègues était la
dernière chose que souhaitait Luke mais, après une brève
hésitation, il suivit Anna.
Il devait lui prouver qu’il était capable de le
faire, ainsi qu’à tous ceux qui avaient pu s’étonner de la manière
dont il avait quitté la salle. Par-dessus tout, il fallait qu’il se
le prouve à lui-même.
Car il n’avait pas besoin de baby-sitter, ni
d’aide. Pas plus qu’il n’avait besoin qu’on l’embrasse quand on
pensait qu’il était « sur une autre
planète ».
Anna avait-elle eu pitié de lui ? Non. Elle
avait assuré qu’elle pouvait apprendre de lui et respectait son
travail.
Quant au baiser… Elle le lui avait donné parce
qu’elle en avait envie, et elle l’avait volontairement prolongé.
Rienne l’aurait empêchée de
se reculer dès qu’il avait répondu. Mais elle ne l’avait pas
fait.
En fait, ce qu’elle disait était à l’opposé de son
comportement, tout comme il y avait une contradiction entre les
élégants tailleurs qu’elle portait à l’hôpital et ses vieux
vêtements tachés de peinture. Cela intriguait Luke, et il aimait
ça.
Il aimait penser à Anna. Parfois, il avait
l’impression d’être un radeau ballotté par les flots, et qu’elle
était son ancre. Il pouvait envisager d’avancer sans elle, mais ce
serait dur.
Et il se sentirait seul.
Tout en réfléchissant, Luke avait ralenti le pas.
Lorsqu’il pénétra de nouveau dans la salle illuminée, Anna s’était
déjà fondue dans la foule.
Un couple se tenait debout près de l’entrée, en
partie masqué par les portes à demi ouvertes. Il ne leur aurait pas
prêté particulièrement attention s’il n’avait senti une atmosphère
spéciale quand il passa près d’eux.
C’était le même genre de tension qu’il y avait eu
entre Anna et lui, après leur baiser.
L’homme passa une main nerveuse dans ses cheveux
et Luke le reconnut avec étonnement. C’était Josh O’Hara, le
consultant des urgences dont il avait fait la connaissance le jour
où Roger avait eu son arrêt cardiaque ; le même homme dont il
avait vu l’épouse bouleversée s’enfuir de la fête peu de temps
auparavant.
Aucun doute là-dessus : la femme qui se
tenait près de lui n’était pas la sienne. C’était une très belle
brune plutôt grande, aux longs cheveux attachés en queue-de-cheval
qui lui retombait au milieu du dos.
– Je l’ai vue s’en aller, disait-elle. Elle
avait l’air dévastée. Tu devrais rentrer chez toi et lui parler,
Josh.
– Je sais. Je vais le faire. Elle était déjà
partie quand je suis ressorti. Oh, Megan…
Luke aurait préféré ne pas surprendre cetteconversation. A l’évidence, il y
avait anguille sous roche, mais la façon dont les gens aimaient se
compliquer la vie ne le regardait pas.
Il avait bien assez avec ses propres soucis. Tout
en s’éloignant, il vit Josh s’approcher de cette Megan comme pour
l’embrasser, mais elle secoua la tête et gagna la sortie sans un
regard en arrière.
C’était ainsi qu’il aurait dû agir avec Anna
lorsqu’elle l’avait embrassé : tourner les talons et s’en
aller.
Alors, pourquoi se sentait-il soulagé de ne pas
l’avoir fait ? Sur le coup, cela ne l’avait même pas
effleuré.
***
Cette nuit-là, Anna dormit d’un sommeil
agité.
Dès qu’elle fermait les yeux, elle revivait ce
baiser, la force et la douceur de ses mains sur ses seins… Chaque
fois, le désir renaissait au creux de son ventre, si intense qu’il
en devenait presque douloureux.
Avec un soupir, elle se retourna une fois de plus
dans son lit. Elle devait cesser d’y penser !
Lorsque l’aube se leva, Anna n’avait toujours pas
réussi à se reposer.
***
Une langue humide lui lécha le visage avec
enthousiasme, achevant de lui remettre les idées en
place.
Elle se mit à rire en s’essuyant la figure sur son
oreiller.
– Tu es censé dormir encore, Crash. Sur
ta couche.
Le jeune chien se tortilla de bonheur au son de sa
voix.
– Pendant la journée, tu peux t’installer où
tu veux. Mais j’ai besoin de récupérer maintenant.
Crash posa le museau sur ses genoux.
– Tu sais quoi ? ajouta-t–elle avec
indignation. Il a voulu me faire croire que j’étais la seule
responsable de ce baiser. Au début, peut-être. Mais après ? Il
l’a appréciéautant que moi
et, crois-moi, il n’a pas fait semblant ! Sinon, il aurait
toujours pu reculer…
Anna poussa un long soupir, imitée par le chiot
qui semblait peu disposé à regagner sa couche. Il restait immobile
à ses pieds, comme pour veiller sur elle.
Elle cligna des yeux. Une chose était sûre :
ce baiser avait bien eu lieu et ils ne pouvaient plus revenir en
arrière. Du coup, Luke et elle allaient évoluer dans un nouveau
contexte, encore inexploré et potentiellement dangereux, mais ô
combien excitant…
Que faisait Luke à cet instant ? Etait-il
éveillé, lui aussi ? Se rappelait-il leur baiser ?
Curieusement, cette pensée l’apaisa et elle finit par s’endormir,
un léger sourire aux lèvres.