1.
Par la fenêtre, Abby Brown contemplait la longue
rangée de pêchers dont les petits fruits commençaient à gonfler. Le
verger de son père, la seule constante de sa vie chaotique… Chaque
saison apportait ses propres rituels et, avec l’été qui débutait
officiellement cette semaine, décembre était consacré au traitement
et à la taille des arbres.
Mais assez tergiversé. Il fallait qu’elle le
fasse. Prenant une profonde inspiration, elle pressa la touche bis
du téléphone. L’appel qu’elle ne voulait pas passer, qu’elle
essayait vainement de passer depuis deux ans… Elle avait composé le
numéro si souvent qu’elle le connaissait par cœur, mais cette fois,
elle devait laisser le téléphone sonner. Attendre que Kieran
réponde. Cette fois, elle ne pouvait pas raccrocher sous l’effet de
la panique. Elle ne pouvait plus différer ce qu’elle avait à lui
dire.
Car lui parler face à face serait pire. Infiniment
pire.
Quelque part à Dublin, on décrocha.
– Kieran Flynn, j’écoute.
Les mots moururent dans la gorge d’Abby, les
douces intonations irlandaises ne lui rappelant que trop pourquoi
elle en était là.
– Allô ? Il y a quelqu’un ? insista
Kieran, un sourire dans la voix.
Elle devait parler, vite, avant d’être tentée de
raccrocher.
– C’est Abby Brown…
– De chez moi, oui, répondit-elle en se
demandant comment diable elle pourrait s’offrir un voyage en
Irlande. J’ai pensé qu’il était temps que je prenne contact avec
toi.
– Quelle coïncidence… Je serai justement
là-bas dans quelques jours. Je vais diriger les urgences de ton
hôpital pendant deux mois.
– Il paraît. J’espérais que tu appellerais
avant de venir.
– J’ai préféré attendre d’être installé. Je
me demandais aussi si je pourrais passer un peu de temps avec
Olivia.
Olivia, la nièce de Kieran, dont ils se
partageaient la tutelle. La fillette à qui il se rappelait tout
juste d’envoyer un cadeau pour son anniversaire et pour Noël.
Avait-il vraiment eu l’intention d’appeler ? Ou se sentait-il
obligé de le dire maintenant qu’elle l’avait contacté ? A
l’évidence, il n’avait pas pris conscience qu’il la verrait à
l’hôpital.
– Nous allons travailler ensemble,
reprit-elle.
– Ah oui ? C’est formidable. Je ne sais
pas pourquoi, mais je te croyais infirmière en
pédiatrie.
Troublée par les inflexions de sa voix, elle avait
l’estomac noué, ce qui était d’autant plus ridicule qu’elle
n’éprouvait aucun sentiment pour cet homme. Enfin…
– J’ai été transférée aux urgences il y a
presque un an. Je préfère ça à la pédiatrie.
Ces temps-ci, elle n’aimait pas s’occuper
d’enfants malades à plein temps. Elle s’inquiétait trop pour eux.
Aux urgences, au moins, il y avait une variété de
patients.
– Alors, nous aurons tout le temps de nous
voir et de nous mettre au courant d’un tas de choses. Ce sera
sympa.
Des choses ? Une
enfant n’était pas une chose.
– Oui. Olivia a besoin de connaître sa
famille irlandaise.
– Je suppose…, commenta-t–il sans
conviction.
– Bien sûr qu’elle en a besoin. C’est une
part importante de son héritage. Tu es son seul parent du côté de
sa mère.
– Non. Il y a son grand-père, mais j’ignore
où il setrouve. En fait, il
est probablement préférable qu’elle ne le connaisse
jamais.
– C’est triste, remarqua Abby. Olivia adore
son grand-père néo-zélandais.
– Alors, elle a beaucoup de chance, et il
vaudrait mieux pour elle qu’elle en reste là.
Abby soupira. Très bien, elle se montrerait
patiente et lui laisserait le temps de connaître Olivia avant
d’aborder de nouveau la question. Mais elle devait revenir au but
de son appel. Elle prit une grande inspiration.
Kieran ne lui laissa pas le temps de
parler.
– Ecoute, Abigail, je ne peux pas m’éterniser
au téléphone car j’ai beaucoup à faire avant mon départ. Tu
appelais pour une raison précise ou voulais-tu juste me souhaiter
la bienvenue avant mon arrivée à Nelson ?
Le moment qu’elle redoutait tant était
arrivé…
– Je dois te dire quelque chose qu’il vaut
mieux que tu saches avant de venir.
Elle devait le faire avant de le voir, pour ne pas
lire la stupeur et la colère dans les beaux yeux bleus qui la
hantaient jour après jour.
– J’ai un fils, Seamus. Il a quinze mois,
ajouta-t–elle précipitamment, la bouche sèche.
– Oh, c’est bien. Ça fait un compagnon de jeu
pour Olivia. C’est chouette pour elle.
Il s’interrompit et Abby attendit, le cœur
battant.
– Mais j’ignorais qu’il y avait quelqu’un
dans ta vie, reprit-il. Tu t’es mariée depuis notre dernière
rencontre ?
Ne comprenait-il donc pas ? « Voyons,
Kieran, fais l’addition. » Quinze mois plus neuf… Avait-il
oublié la nuit qu’ils avaient passée ensemble deux ans plus
tôt ? Une nuit qui ne s’était jamais effacée de la mémoire
d’Abby, mais il est vrai qu’il n’avait pas un bout de chou dans les
pieds pour lui rappeler constamment cette époque, et sans doute
avait-il oublié. La déception qu’elle en ressentit la
surprit.
– Seamus est ton fils,
ajouta-t–elle.
Là, elle
l’avait dit. Et le silence était assourdissant. Bien sûr, elle
avait eu tort de ne pas le prévenir dès qu’elle avait su qu’elle
était enceinte. Mais à l’époque, il était très pris par sa
carrière, et il n’avait pas envie de s’occuper d’Olivia. Il avait
même carrément dit à Abby que celle-ci passerait après son travail,
et qu’il l’enverrait probablement en pension dès qu’elle aurait
l’âge. Il estimait remplir sa part de la tutelle en subvenant
financièrement aux besoins de la fillette, et Olivia était
seulement sa nièce, alors pourquoi aurait-il fait davantage pour
leur fils ? Donc, pour préserver l’enfant, Abby avait choisi
la solution facile et s’était tue.
Facile ? A voir. Elle s’était torturée
pendant des jours avant de prendre sa décision, consciente que
Kieran avait le droit de savoir. Elle en avait passé des coups de
fil qui n’avaient pas abouti. Il y avait aussi les nombreuses
lettres qu’elle avait écrites sans les poster, et les photos de
Seamus qu’elle avait prises sans les envoyer. Mais tout cela ne
comptait pas maintenant.
– Kieran ? insista-t–elle dans un
souffle.
– Tu es sûre qu’il est de moi ?
s’enquit-il, hésitant.
– Je n’ai pas l’habitude de coucher à droite
et à gauche, répondit-elle sèchement.
Cette nuit passionnée avec lui ne lui ressemblait
pas. Mais folle de douleur après la perte de son frère et de sa
belle-sœur, elle avait cherché le réconfort dans les bras
réconfortants – trop réconfortants – de
Kieran.
– J’ai toujours pris mes précautions,
précisa-t–il.
– Il y a au moins eu une fois où… hum, nous
avons oublié.
– Je n’oublie jamais. Etre parent est la
dernière chose que j’aie jamais souhaitée, et je veille à ce que ce
genre de chose ne puisse pas arriver. Jamais !
– Seamus est ton portrait craché. Il a ta
couleur de cheveux, le coin droit de la bouche qui se relève
légèrement quand il sourit, comme toi. Je ne serais pas étonnée
qu’il ait l’accent irlandais quand il commencera à
parler.
Un nouveau
silence tomba entre eux. Tortillant une mèche de cheveux, Abby
regardait dehors. Le crépuscule tombait et les contours
s’estompaient. Voilà, elle l’avait dit à Kieran. Enfin… Même s’il
la traitait de tous les noms, elle avait l’impression de se sentir
plus légère. Lui cacher l’existence de Seamus l’avait toujours mise
mal à l’aise. Elle le croyait capable de s’enfuir à toutes jambes
en apprenant la vérité, mais, moralement, elle jugeait déloyal de
la lui dissimuler.
– Dois-je comprendre que tu me le dis
maintenant parce que je viens à Nelson cette
semaine ?
– Oui, répondit-elle, les doigts crispés sur
le combiné dans l’attente de l’éclat qui n’allait pas manquer de se
produire.
– C’est une réponse honnête. Pourquoi ne me
l’as-tu pas dit quand tu as su que tu étais
enceinte ?
– Comment aurais-tu réagi si je l’avais
fait ?
– Comment le saurais-je ? J’ignore quoi
dire maintenant, alors ce que j’aurais dit ou fait il y a deux ans…
Mais j’aurais eu le temps de m’habituer à cette idée.
– Tu avais une position très claire sur
l’idée d’avoir un enfant, dit-elle, tentant de justifier
l’inexcusable. Je parle de ta réaction en devenant le tuteur
d’Olivia. Tu étais si déterminé à ne pas vouloir t’investir dans
son éducation que je… J’ai pensé que si tu refusais de participer à
l’éducation de ta nièce, tu voudrais encore moins t’occuper de ton
propre enfant… Tu subviens très bien aux besoins financiers
d’Olivia, mais je ne tenais pas à ce que tu croies que j’attendais
la même chose pour Seamus.
– Et ça t’a donné le droit de décider que je
devais ignorer l’existence de mon fils ? répliqua-t–il, chaque
mot la frappant en plein cœur. Tu as choisi à ma
place ?
Elle ne s’excuserait pas. Elle avait vu son
appréhension à la perspective qu’il devrait peut-être élever
Olivia. Une appréhension qu’elle n’avait pas vraiment comprise.
Avait-elle été injuste envers lui ? Probablement. Elle se
sentaitcoupable. Mais
aurait-il voulu être un père pour Seamus ? Selon ses propres
dires, il valait mieux ne pas avoir de père du tout qu’avoir un
père choisi par le hasard.
– Kieran, à tort ou à raison, j’avais mes
motivations. Mais puisque tu dois venir ici, il fallait que tu
saches. Et je veux que Seamus connaisse son père.
– Je n’aurai pas beaucoup de temps libre
quand je travaillerai à hôpital, alors n’attends pas trop de
moi.
Elle attendait juste qu’il passe un peu de temps
avec sa nièce, qui avait besoin de connaître le frère de sa mère.
Qu’il reconnaisse son fils, et s’adoucisse peut-être un peu à son
égard. Qu’il comprenne et qu’il pardonne. Etait-ce trop
demander ? Probablement.
– Temps libre ou pas, nous avons à parler,
reprit-il. Je te fixerai un rendez-vous dès que je serai
installé.
Un rendez-vous ? Abby sentit ses épaules
s’affaisser.
– Je regrette que tu aies dû l’apprendre
comme ça, Kieran.
Dire qu’elle s’était promis de ne pas
s’excuser ! Le problème, c’est qu’elle se sentait affreusement
coupable. Non seulement parce que Kieran avait manqué les deux
premières années de la vie de son fils s’il voulait en faire
partie, mais aussi parce que Seamus avait manqué beaucoup de
choses. Et elle craignait que cela dure encore
longtemps…
A moins qu’elle arrive à se réconcilier avec
Kieran. Mais elle ne donnait pas cher de ses chances.
Cinq jours plus
tard
Abby battit des paupières. Elle était déjà arrivée
au terminal de l’aéroport de Nelson ? Elle avait l’impression
qu’il n’y avait que quelques minutes qu’elle avait quitté le
parking de l’hôpital. Avait-elle roulé trop vite ? Sûrement
pas, car elle n’était pas là pour son plaisir ! Revoir Kieran
Flynn était la dernière chose dont elle avait envie.
Mais il lui
avait envoyé un mail pour lui demander de venir le chercher à sa
descente d’avion. Michael, le chef de service que Kieran allait
provisoirement remplacer, avait trouvé que c’était une excellente
idée. « Un geste amical », avait-il dit. Mais pourquoi
Michael n’était-il pas allé le chercher lui-même, épargnant à Abby
la torture de se retrouver coincée dans sa voiture avec cet
Irlandais de malheur ?
Elle gara sa vieille Nissan dans la zone de
stationnement temporaire et sortit dans la chaleur écrasante de
l’après-midi que la brise marine n’arrivait pas à tempérer. Le
temps de glisser son sac à son épaule, elle était en sueur, et elle
ferma la voiture en luttant contre l’envie de repartir
sur-le-champ.
Serrant les dents, elle se dirigea vers l’entrée
principale et s’exerça à plaquer un sourire de bienvenue sur ses
lèvres. Et échoua lamentablement.
Elle allait se trouver face à face avec Kieran
pour la première fois depuis qu’elle lui avait annoncé qu’il était
père. Le moment était venu d’affronter les conséquences de ce
qu’elle avait fait – ou plus exactement n’avait pas fait. Elle
avait naïvement cru que le plus dur était de l’appeler, mais
maintenant, elle allait le voir. Il
avait dû passer les trente et quelques heures de vol jusqu’en
Nouvelle-Zélande à penser aux horribles choses qu’il allait lui
dire. Et qu’elle méritait probablement…
Le yaourt qu’elle avait avalé pour déjeuner
gargouillait dans son estomac. Elle hésita. Il serait si facile de
tourner les talons et de regagner l’hôpital.
Mais ce serait reculer pour mieux sauter. Kieran
la retrouverait de toute façon.
Elle franchit les grandes portes de verre et
scruta la foule bruyante à la recherche du grand Irlandais brun qui
hantait ses rêves depuis deux ans. Aucun signe de lui. Une vague de
soulagement la submergea. Peut-être avait-il changé d’avis et
décidé de ne pas venir ?
La raison l’emporta. Non. Il s’était engagé auprès
del’hôpital, et Kieran Flynn
respectait toujours ses engagements, surtout dans son
travail.
Il n’avait jamais pris d’engagement envers Olivia.
Persuadé qu’il serait un mauvais père, il avait décidé de ne pas
participer à l’éducation de la fillette. Abby revit l’instant où,
chez le notaire, il avait tapé sur le bureau en décrétant qu’il ne
tiendrait pas d’autre rôle que celui d’un oncle éloigné qui
financerait l’éducation de la petite fille.
Qu’est-ce que cela cachait ? Elle se rendait
compte maintenant qu’elle devait en savoir plus, dans l’intérêt des
deux enfants.
Une fois de plus, elle se demanda pourquoi Kieran,
promis à une brillante carrière d’urgentiste, débarquait dans une
petite ville perdue de Nouvelle-Zélande. Avait-il pensé à Olivia en
demandant ce remplacement ? Voulait-il voir ce que devenait sa
nièce sans trop s’impliquer ? Abby en doutait. Il n’avait pas
précisément submergé Olivia d’attentions depuis la mort de ses
parents.
Tirant son chemisier sur ses hanches, Abby
s’avança pour examiner le tableau des arrivées.
***
Par le hublot, Kieran regardait la mer qui
scintillait dans la baie de Tasman en forme de fer à cheval. Un
bien long voyage pour un travail de deux mois, mais il serait allé
jusqu’en Sibérie pour plaire au président du conseil
d’administration et booster sa carrière. Il soupira. Il ne
comprenait toujours pas pourquoi celui-ci avait jugé bon de le
détacher à l’autre bout du monde avant qu’il postule pour le job de
chef des urgences du Mercy Hospital de Dublin.
Initialement, il avait été détaché à Adélaïde, en
Australie, quand l’affectation en Nouvelle-Zélande s’était
présentée. Adélaïde semblait pourtant une évidence, avec son grand
hôpital et donc son nombre plus important de patients, ce qui
ferait bonne impression sur son CV. Mais Nelson avait eu besoin
qu’on remplace au pied levé son chef desurgences dont le fils très malade devait se faire
soigner en Australie et subir une greffe du foie.
Même alors, Kieran avait résisté, mais chaque fois
qu’il regardait la brochure touristique sur Nelson, l’image d’une
femme s’était imposée à lui. Avec le souvenir d’une nuit passionnée
comme il n’en avait connu ni avant ni depuis.
Abigail. Qui vivait à
Nelson. Bien sûr, il ne comptait pas reprendre leur relation où ils
l’avaient laissée, non, mais les images obsédantes lui avaient fait
remplir les mauvais papiers.
« N’oublie pas Olivia. » Il avait eu le
cœur brisé en la voyant disparaître de sa vie à l’aéroport de
Dublin, agrippée à la main d’Abigail. Savoir qu’il agissait dans
l’intérêt de la fillette n’avait pas pour autant apaisé son chagrin
car sa sœur lui manquait. Perdre deux êtres chers en l’espace d’une
semaine avait été une épreuve affreuse, mais il n’était pas
question de modifier l’arrangement. Il était toujours bien
préférable qu’Olivia vive avec Abigail.
Il crispa les mains sur ses cuisses en sentant
l’avion faire une embardée. Le pilote ne pouvait pas voler en ligne
droite, bon sang ! La sueur coula entre ses omoplates,
plaquant sa chemise sur sa peau.
Une main noueuse lui tapota le bras.
– On est un peu secoués, n’est-ce
pas ?
Kieran jeta un coup d’œil à la vieille dame assise
à côté de lui, un ouvrage de crochet sur les genoux. Nullement
troublée par les turbulences, elle lui souriait avec
bienveillance.
– Un peu, répondit-il avec un sourire
forcé.
– Ce ne sera plus long
maintenant.
– Je l’espère sincèrement.
Son regard revint vers le hublot, mais son esprit
retourna à Abigail.
S’il avait su quelle bombe elle allait lâcher, il
aurait choisi Adélaïde. Il réfléchit. L’aurait-il
fait ?
Haussant les épaules, il s’efforça d’ignorer la
multitudede questions qui lui
trottaient dans la tête depuis le coup de téléphone. Et voilà qu’il
était sur le point d’atterrir là où elle vivait, à Nelson. Où
l’attendaient des tas de questions et décisions difficiles sans
aucun rapport avec la médecine.
Il avait un fils, et Abigail avait dit qu’il lui
ressemblait. Une émotion étrange, inconnue, lui comprima la
poitrine. La curiosité ? La fierté ?
Etait-ce la peur familière d’avoir laissé tomber
Olivia ? Et maintenant Seamus. Mais comment un homme qui
n’avait jamais connu l’amour de ses parents aimait-il son
enfant ? Comme l’avait dit si souvent son père, il ferait un
très mauvais parent, incapable qu’il était d’aimer des enfants et
de s’en occuper. Plus tôt il expliquerait cela à Abigail, plus tôt
elle cesserait d’attendre qu’il joue un rôle dans la vie des
enfants.
Génial ! Il était venu pour travailler, mais
Abigail et les enfants avaient pris le pas sur tout le reste, et il
se sentait ébranlé. Inapte.
Au moins, il allait être très occupé en remplaçant
le personnel en congé pendant les fêtes de fin d’année.
Apparemment, c’est à cette époque de l’année que les Néo-Zélandais
prenaient leurs vacances principales, au bord de la mer ou à la
montagne. Il aurait tout le temps de s’habituer à l’idée d’être
père et de décider quoi faire.
« Tu rateras ton rôle de père comme tu rates
presque tout dans ta vie. » Les paroles de son père
résonnaient encore dans sa tête. Mais ces mots l’avaient poussé à
devenir un urgentiste exceptionnel.
Il n’était pas doué pour s’occuper des gens qu’il
aimait. Il le savait depuis que Morag s’était cassé la cheville
chez lui au cours d’une fête d’étudiants, ruinant ses chances de
participer au championnat d’Europe de ski. Dans un accès de fureur,
leur père avait injustement tenu Kieran pour responsable,
l’accusant de ne penser qu’à lui.
Puis il avait enfoncé le clou quand la petite amie
de Kieran avait fait une fausse couche. A l’époque, il
travaillaittard et n’allumait
pas son téléphone portable. Sa petite amie l’avait accusé de ne pas
avoir été là quand elle avait eu le plus besoin de lui.
Ajoutant son grain de sel, son père avait remué le
fer dans la plaie et conclu que Kieran devait tirer la leçon qui
s’imposait, à savoir qu’il était incapable de veiller sur quiconque
en dehors de sa petite personne.
Il avait retenu la leçon. Il avait même bâti sa
vie là-dessus. Et ce n’était pas un petit garçon qui le ferait
changer d’avis.
Ravalant son amertume, il s’efforça de se
concentrer sur un sujet moins pénible. Abigail. Encore. Il ne lui
était jamais venu à l’esprit qu’elle pourrait travailler dans le
même service que lui. Et si elle se montrait un peu trop amicale au
travail ? Pire, si tout le monde savait déjà qu’il était le
père de son enfant ? Cela le mettrait d’emblée en
porte-à-faux. Il allait diriger les urgences, et fraterniser avec
le personnel n’était pas bon pour l’harmonie du
service.
« Trop tard, mon vieux. Abigail a un enfant.
Ton enfant. Un garçon nommé Seamus. »
Il se raidit, comme chaque fois qu’il pensait à la
situation. Il n’arrivait toujours pas à croire qu’il était
père.
Parce qu’il ne voulait
pas le croire ?
Il avait toujours pris soin d’éviter ce genre
d’accident en achetant des préservatifs à la tonne. Mais il savait
que l’enfant était de lui. Abigail n’était pas femme à coucher avec
tout le monde, ni à se servir d’une grossesse pour forcer un homme
à l’épouser, ou elle lui aurait appris d’existence de Seamus depuis
longtemps. Elle était l’honnêteté personnifiée.
Mal à l’aise, il se remémora cette nuit à Dublin,
deux ans auparavant. Tous deux, écrasés de chagrin après les
funérailles de sa sœur et du frère d’Abigail, s’étaient tournés
l’un vers l’autre pour chercher un peu de réconfort, et pendant
quelques heures, ils avaient tout oublié en se découvrant. Il la
connaissait maintenant. Intimement.
L’appareil traversa une nouvelle zone de
turbulences et,les doigts
agrippés aux accoudoirs, Kieran ferma les yeux. Seigneur, il
détestait prendre l’avion. Il devait penser à autre chose. Abigail.
Mauvaise idée… Mais son image le hantait.
– J’ai cru discerner une pointe d’accent
irlandais ? reprit sa voisine dans le cliquetis de ses
crochets. Qu’est-ce qui vous amène ici ?
Une silhouette élancée passa fugitivement devant
ses yeux, des cheveux mi-longs blond foncé, un sourire de défi, des
yeux noisette qui vous transperçaient. Abigail.
Non. Il n’avait pas vécu cette agonie pour la
voir.
– Je travaille à l’hôpital local. J’ai aussi
une nièce de trois ans qui vit ici.
« Et ton fils ? » Parler de Seamus,
c’était reconnaître qu’il faisait partie de lui. Il n’était pas
prêt pour ça.
– Ils sont coquins à cet âge. Mon petit-fils
est dans sa phase jardinage en ce moment et il creuse partout, au
grand désespoir de sa mère.
Il se demanda ce qu’Olivia aimait faire. Bon sang,
il ne savait même pas à qui elle ressemblait. A sa sœur ? Ou à
David ? Etait-elle grande ? Il ignorait tout
d’elle.
Atterré, il s’absorba dans la contemplation du
plafond de l’appareil. Il avait à peine accusé réception du
courrier d’Abigail concernant Olivia. Il s’était affreusement mal
conduit, restant délibérément à l’écart. Mais faire transférer
régulièrement de l’argent à Abigail pour l’entretien d’Olivia avait
apaisé sa conscience quand il se disait qu’il aurait dû faire
quelque chose pour sa nièce. Il n’était pas surprenant qu’Abigail
ne lui ait pas parlé de Seamus. Elle devait avoir une bien piètre
opinion de lui. L’attendait-elle à l’aéroport avec une batte de
base-ball pour le forcer à la suivre chez elle pour voir les
enfants ? Si c’était le cas, il ne pouvait guère la
blâmer.
– Alors, votre nièce est
néo-zélandaise ? demanda la vieille dame.
– Oui, mais elle est aussi irlandaise. Ma
sœur a épouséun médecin
d’ici, un ami à moi. Ils sont morts dans un accident de voiture à
Dublin il y a deux ans.
– Oh, j’en suis désolée. Alors la petite
fille est venue vivre avec la famille de son
père ?
– Il valait mieux qu’elle soit près de ses
tantes et de son grand-père. Du côté de sa mère, il n’y a que moi,
et j’habite en plein Dublin. Ce n’est pas le rêve pour un jeune
enfant.
Heureusement, David et Morag avaient précisé dans
leur testament que s’il leur arrivait malheur, ils voulaient
qu’Abigail et Kieran soient les tuteurs d’Olivia et qu’elle vive
avec Abigail. Celle-ci était d’ailleurs une mère de substitution
parfaite pour une petite fille qui venait de perdre ses
parents.
– Nous arrivons à Nelson City, dit la vieille
dame. Nous aurons atterri dans une minute, vous pouvez vous
détendre.
– Vous ne seriez pas psychologue, par
hasard ?
– Non. Juste une mamie futée.
– Vous avez des projets début février ?
Je serais ravi que vous me distrayiez pendant mon vol de
retour.
– Vous trouverez bien une belle jeune femme
pour ça.
C’était la dernière chose qu’il voulait. Il menait
une vie agréable à Dublin, et n’avait besoin de personne à qui
rendre des comptes. Une existence idéale. Sans famille. Ni Olivia
ni Seamus ne le feraient changer d’avis.
Seamus. Un beau prénom irlandais. Une manœuvre
habile de la part d’Abigail ou juste un nom qu’elle aimait
bien ? Mais quelle importance ? songea-t–il, les
mâchoires crispées. Il lui en voulait d’avoir attendu qu’il soit
sur le point de quitter Dublin pour lui parler de l’enfant,
toutefois c’était injuste car il savait qu’il avait beaucoup à se
faire pardonner. Mais le voulait-il ? Cela impliquait de se
rapprocher des enfants, et cette seule pensée lui donnait la chair
de poule.
Les roues de l’avion touchèrent le tarmac. Ouf, il
avait retrouvé le plancher des vaches ! Il arrivait enfin au
terme du voyage. Une sensation bizarre le gagna. Comme… del’excitation. Alors qu’il se disait
que c’était impossible, le visage d’Abigail flotta devant ses yeux,
et la vérité s’imposa brusquement à lui. Il n’avait jamais vraiment
réussi à l’oublier, et soudain, il eut hâte de la voir, de la
serrer dans ses bras, de rire avec elle.
Autant de raisons de rester à bord de l’avion et
de repartir aussitôt.