7. 
Abby eut un petit rire, ne parvenant pas à croire que Charlie jouait les baby-sitters au cottage. Charlie ne gardait jamais d’enfants. Elle détestait qu’ils la touchent avec leurs mains douteuses et la maculent de purée. 
– Qu’y a-t–il de si drôle ? demanda Kieran en lui tendant un verre de vin avant de s’asseoir près d’elle – trop près, et en même temps pas assez. 
– La pensée de Charlie à genoux, dans son tailleur de créateur, en train de donner leur bain à ces deux polissons. 
Les yeux de Kieran pétillèrent de malice. 
– Tu devrais avoir honte, elle te rend service. 
– Que lui as-tu promis ? 
– Un peu de charme peut mener loin. 
Abby sentit son estomac se nouer. Il avait des tonnes de charme : cette voix au léger accent qui la faisait fondre, ce sourire chaleureux plein de promesses. Elle n’avait pas pu lui résister. Si elle n’y prêtait pas attention, elle était capable de succomber encore. 
– En tout cas merci, quoi qu’il t’en coûte. 
– Emportons nos verres à côté et allons dîner, dit-il en désignant le restaurant du pub. 
– Charlie ne pourra jamais tenir aussi longtemps. 
– Elle a dit que nous pouvions rentrer aussi tard que nous voulions. Si tu préfères, nous pouvons aller dans un restaurant du front de mer. 
– Non, celui-ci est parfait. 
Elle regarda autour d’elle, cherchant ses trois collègues des yeux. Quand étaient-elles parties ? 
– Tu veux que je te dise ? Charlie était ravie quand je l’ai appelée. Elle m’a dit que tu ne lui demandais jamais aucun service, que tu faisais toujours plein de choses pour elle et Steph, mais que tu ne les laissais jamais te renvoyer l’ascenseur. Pourquoi ? 
Abby dégusta son chardonnay en réfléchissant à la question. Elle avait parfois besoin d’aide, mais les jumelles pouvaient le voir par elles-mêmes et lui donner un coup de main sans qu’elle ait à le leur demander, non ? 
– Ça doit remonter à l’époque où maman était malade et que je m’occupais d’elles. Papa étant pris avec le verger, j’ai commencé à m’investir de plus en plus à la maison. C’était plus facile de faire les choses moi-même que de parlementer avec les jumelles pour qu’elles les fassent. 
– Ça a dû être affreux pour vous, commenta-t–il en lui frôlant l’épaule tandis qu’ils gagnaient le restaurant. Et puis il y a eu l’accident de Morag et David. Ta famille a souffert. 
– Ils me manquent beaucoup. 
– Moi aussi…, soupira-t–il. 
Il lui prit la main en un geste chaleureux qui la toucha. Ils s’assirent à une table en silence et, pendant un moment, ils restèrent absorbés par leurs pensées. 
– Il m’a fallu un moment pour admettre que David et Morag ne reviendraient plus, reprit tristement Abby. Malgré les obsèques et Olivia à élever, j’ai longtemps eu l’impression que David était parti en voyage et qu’il surgirait un jour, le sourire aux lèvres, en me lançant : « Comment ça va, sœurette ? » 
David avait toujours veillé sur elle, à l’école, puis à l’université. Même quand il était parti faire sa spécialisation à Londres, il avait régulièrement gardé le contact avec elle pour s’assurer qu’elle allait bien. Le menu trembla dans sa main. Plus personne ne faisait ça pour elle… 
Kieran entrelaça ses doigts aux siens et elle se sentitplus proche de lui. Ils avaient quelque chose en commun en dehors des enfants. Sa souffrance s’apaisa un peu. 
– Morag et moi n’avons pas passé beaucoup de temps ensemble parce que j’étais en pension, dit-il. 
– Elle n’est jamais partie ? 
– Non. Elle est restée avec notre père et a fréquenté des écoles locales. Ils vivaient aux Etats-Unis quand elle est entrée à l’université. Je la voyais moins à ce moment-là. Ses entraînements de ski lui prenaient beaucoup de temps. 
– Je ne savais pas qu’elle skiait. 
Il prit sa bière. 
– Elle a été sélectionnée pour faire partie de l’équipe britannique de slalom aux jeux Olympiques d’hiver, dit-il, le regard vague. Puis il y a eu un accident, chez moi, lors d’une soirée organisée par mes colocataires. Quelqu’un a corsé le verre de Morag qui buvait très peu, et ça lui a fait de l’effet. Elle a trébuché dans l’escalier. 
– Elle a été blessée et a dû arrêter la compétition de ski ? 
– Oui. Par ma faute. 
– Non, Kieran. Comment peux-tu te sentir responsable ? 
– Comme disait mon père, je ne pourrais pas prendre soin d’un œuf dans un carton, alors comment pourrais-je veiller sur ma sœur ? 
– Une minute. Tu as dit que tes amis avaient organisé cette soirée. Tu étais là ? 
– Non. Je remplaçais un copain aux urgences pour qu’il puisse être à la fête. Il avait tout organisé et ça me semblait juste. Je ne savais même pas qu’il avait invité Morag. 
– Tu serais venu si tu l’avais su ? 
– J’en doute. Je croyais Morag assez grande pour prendre soin d’elle-même. Apparemment, je me trompais. 
Soudain, Abby comprit pourquoi il se sentait incapable de s’occuper d’Olivia et Seamus. Comment un homme comme lui pouvait-il se pardonner ? Surtout quand son père le tenait aussi ouvertement pour responsable ? 
– Kieran, tu dois cesser de te miner. Il n’y a qu’un seul coupable : l’individu qui a fait boire Morag. 
– Dis-le à mon père. 
A cet instant, on leur apporta leurs plats, et Abby commença à déguster son poisson pour laisser Kieran se ressaisir. 
– Alors, que penses-tu de ton travail à Nelson ? demanda-t–elle, changeant de sujet. 
– Génial… Tout le monde est gentil, serviable, et bien formé, avec le même objectif que moi : aider les autres. Oui, j’aime travailler ici. 
– Tu parais surpris, remarqua-t–elle en souriant. 
– Je n’y ai pas vraiment réfléchi, dit-il en lui rendant son sourire. J’avais trop de choses à penser en dehors du travail. 
– Les enfants, j’imagine… Alors, te familiarises-tu avec l’idée d’être père ? 
Il prit son temps pour répondre. 
– Je crois que je commence à l’accepter. Je reconnais avoir eu un choc quand tu m’as appelé « papa » vendredi soir. Et plus qu’un choc lorsque Seamus m’a tendu cet ouvre-bouteille. Même si je ne suis pas sûr qu’il t’ait comprise. 
– D’accord, mais à chaque répétition, il saura un peu mieux qui tu es. Et à chaque petite chose que tu feras pour lui, il comprendra mieux ce qu’est un papa. 
– Doucement… Laisse-moi m’habituer à cette idée. 
– Ne sois pas trop long. 
– Ne me harcèle pas ! Je ne suis ici que depuis une semaine. 
– Alors, il ne te reste plus que sept semaines. 
Kieran sursauta. Comment osait-elle ? Ne faisait-il pas de son mieux ? De toute évidence, Abby ne le pensait pas. De combien de temps avait-il besoin ? 
– C’est facile à dire pour toi, marmonna-t–il. 
– Je ne suis pas née mère ou tante. J’ai dû apprendre,comme tous les parents. Les enfants ne viennent pas avec un manuel d’utilisation… 
Il dévisagea la femme déterminée assise en face de lui. Elle s’efforçait juste d’agir au mieux pour ses enfants, et si cela impliquait qu’elle le harcèle, elle le harcèlerait. Elle était courageuse, honnête, chaleureuse et aimante. Combien de femmes connaissait-il prêtes à renoncer à leurs rêves pour s’occuper d’abord de leur mère, puis de l’enfant d’une autre ? Pas une. Son renoncement à la médecine l’avait surpris, mais il ne faisait que souligner sa nature généreuse, désintéressée. 
Il ferait pas mal de suivre son exemple. 
Elle tremblait. A cause de lui ? Il lui prit les mains et les pressa doucement. 
– Tu as raison, il n’y a pas beaucoup de temps. Je vais essayer d’accélérer les choses. 
Elle prit une inspiration. 
– Alors, viens au barbecue de Noël du personnel le week-end prochain. Tout le monde y assiste avec femmes et enfants et on danse, on joue au cricket, on se baigne, on fait des courses sur la plage. J’y emmène Olivia et Seamus. Et toi…, ajouta-t–elle après une hésitation. 
Sidéré par son cran après l’irritation qu’il venait de montrer, il la contempla avec admiration. Un petit rire lui échappa. 
– Oh, non. C’est moi qui vous emmène, toi et les enfants. 
– Dans ta minuscule voiture de sport ? dit-elle, souriante. 
– Je l’échangerai contre un véhicule plus adapté. Et maintenant, consultons la carte des desserts. 
– Je me contenterai d’un café. 
– Tu ne veux pas partager un cheesecake avec moi ? 
Car il voyait bien qu’elle avait envie d’un dessert. Et elle n’avait pas à se soucier de sa silhouette qui était parfaite. 
– Du cheesecake et des cornets croquants, dit-il à la serveuse, prenant le silence d’Abby pour un acquiescement. 
Quand le dessert arriva, il tendit un croquant vers sajolie bouche. Grossière erreur… Ses lèvres s’entrouvrirent pour saisir le bout du biscuit, ses dents croquèrent la pâte croustillante, et elle se lécha les lèvres pour attraper un peu de crème échappée du croquant. Il n’arrivait pas à détacher les yeux de son visage. Il croyait peut-être tout contrôler en présence d’Abby, mais son corps le trahissait. 
Elle prit délicatement le reste du cornet entre ses doigts et il la fixa, fasciné, incapable d’avaler une bouchée de son cheesecake
Les yeux agrandis, elle déglutit, et il attendit qu’elle prenne une autre bouchée tout en priant pour qu’elle n’en fasse rien. Il soupira quand elle reposa le biscuit dans l’assiette. 
La serveuse apparut et posa un café devant Abby, donnant à Kieran le temps de rassembler ses esprits. C’était quoi, ce déchaînement d’hormones ? 
Repoussant son assiette, il demanda l’addition. Il étouffait dans ce restaurant et avait besoin d’air frais. De beaucoup d’air frais. Mais il faisait tout aussi chaud dehors. Le réchauffement de la planète s’était-il subitement accéléré ? Sans réfléchir, il prit la main d’Abby et son parfum de miel qui l’enveloppa bouleversa ses sens. 
– Abby… 
Elle se tourna vers lui et vacilla. Aussi la prit-il par les épaules pour la stabiliser. Puis il l’embrassa, et ses sens se déchaînèrent. 
L’enveloppant de ses bras, il la plaqua contre lui pour qu’elle ne fasse qu’un avec lui. Il continuait à l’embrasser, tel un homme déshydraté incapable d’étancher sa soif. Un baiser entêtant. Un baiser qui la liait à lui. Un baiser hallucinant qui provoquait dans tout son corps des vagues de désir irrépressibles. Un baiser dangereux. 
Ils se séparèrent à contrecœur. 
– Je n’ai jamais été embrassée comme ça, murmura-t–elle. 
Il soupira. Une seule femme au monde l’avait jamais embrassé ainsi. Abigail Brown. 
***
– On dirait que tu es passée dans une lessiveuse, la taquina Sally quand Abby arriva à l’hôpital, le lendemain matin. Mauvaise nuit avec les gosses, ou nuit torride avec Kieran ? 
Abby posa son sac sous son bureau et massa son dos douloureux. 
– J’ai dormi sur mon vieux divan. Charlie avait investi mon lit, et quand elle dort, elle prend toute la place. Je me demande comment faisait son ancien petit ami. 
Elle ne précisa pas que l’inconfort du divan était moins responsable de sa nuit agitée que l’image de Kieran lui donnant la becquée. Elle avait les joues brûlantes à cette seule pensée. 
– Moi qui pensais que Kieran et toi passiez de bons moments ensemble… Il a les yeux aussi cernés que toi. 
– Il est déjà arrivé ? 
– Il est au box 4. Robyn, de l’équipe de nuit, est avec lui en attendant la relève de l’infirmière de jour. A savoir toi. 
– Sally, peux-tu mettre Barbara avec lui aujourd’hui ? 
– Tu sais que ça ne marche pas comme ça. 
– Pourquoi est-ce toujours moi qui le seconde ? Laisse une autre faire cette expérience, pour changer. Et arrête de jouer les entremetteuses, ajouta-t–elle en la foudroyant du regard. 
Sally lui donna un coup de coude. 
– Box 4. Un garçon de cinq ans a été amené par des voisins qui l’ont trouvé caché dans leur buanderie. Il a des contusions à la tête et on soupçonne des fractures à un bras et un doigt. 
Pauvre petit… Abby frissonna. 
– Où sont ses parents ? 
– Apparemment, la police a été appelée chez eux hier soir suite à une violente altercation entre eux. Ils n’ont pas dû faire attention à l’enfant, ou il était déjà caché, tropterrifié pour sortir. Quand la voisine l’a ramené chez lui, personne n’a répondu au coup de sonnette. 
– Comment des parents peuvent-ils se comporter ainsi ? 
Le cœur serré, Abby pensa à ses deux enfants, à leurs regards confiants, leurs visages heureux, leurs tendres câlins. Comment pouvait-on faire délibérément du mal à un enfant ? 
– Les services sociaux nous envoient quelqu’un, dit Sally. 
– Ils auraient pu intervenir plus tôt, marmonna Abby. 
Quand elle écarta le rideau du box 4, elle avait réussi à maîtriser sa colère. Kieran leva la tête, et la compassion qui brillait dans ses yeux la toucha. Il ne ferait jamais de mal à son fils. 
– Voici Joey, dit-il en désignant le petit garçon menu recroquevillé sur le lit. 
Deux grands yeux bruns suivirent Abby quand elle s’approcha. De vilaines ecchymoses violettes marquaient les bras et le front de l’enfant. Abby eut envie de le serrer contre elle pour le câliner et ne plus le lâcher. Jamais. 
– Bonjour, Joey. Je m’appelle Abby, et je vais m’occuper de toi maintenant. 
Les grands yeux effrayés la dévisagèrent, mais l’enfant demeura silencieux. Le pauvre petit semblait épuisé. 
– Quel âge as-tu ? demanda-t–elle. Voyons… Tu as l’air trop intelligent pour avoir trois ans, mais je peux me tromper. 
Aucune réaction. 
– Je te taquinais. Tu as quatre ans. Mais tu es grand pour ton âge. 
Joey tourna lentement la tête de droite à gauche. 
– D’accord, je suis nulle… Tu as six ans ! 
De nouveau, le garçonnet fit signe que non. Puis il battit des paupières et sa bouche s’entrouvrit. 
– Cinq ans, chuchota-t–il. 
– Ce n’est pas possible ! 
– Si, dit-il un tout petit peu plus fort. 
– Un écolier. Eh bien, dis donc ! C’est cool. 
– J’aime l’école. 
Kieran tapota l’épaule de la jeune femme. 
– Il faut lui enlever ses vêtements et lui mettre une chemise d’hôpital. Robyn est partie chercher une couverture chauffante. Je m’étonne qu’il ne soit pas en hypothermie. 
La voix d’un homme mûr s’éleva dans un coin du box. 
– Il n’a pas dû avoir trop froid pendant la nuit car, quand je l’ai trouvé, il était blotti dans la panière de linge propre. 
– Heureusement qu’il est allé chez vous et ne s’est pas caché dehors, ou nous aurions un autre scénario, dit Kieran. 
Il fit signe à Abby de le suivre dans le couloir. 
– Tu te débrouilles très bien avec Joey. Peux-tu rester avec lui pendant que nous décidons de la marche à suivre ? 
– Bien sûr. 
Cet enfant avait besoin d’elle et il n’était pas question qu’on la tienne à l’écart. 
– Joey est petit pour son âge. J’espère que le pédiatre voudra bien l’admettre pour une évaluation complète. 
– Et ensuite ? Il rentrera chez lui recevoir d’autres coups ? rétorqua Abby avec désespoir. 
– Malheureusement, nous devons confier le problème à l’administration, dit Kieran en lui caressant brièvement la joue. En attendant, installons le petit aussi confortablement que possible, et montrons-lui que tous les gens ne sont pas des monstres. 
Il fouilla dans sa poche et sortit un peu d’argent. 
– Il y a sûrement quelque chose que les petits garçons aiment manger à la cafétéria. Tu veux bien y aller avant de relever Robyn ? 
– J’y cours, dit Abby avec un sourire en prenant le billet. Tu sais y faire avec les enfants, tu le sais, ça ? 
– Non, mais avec tes conseils, je finirai bien par apprendre. 
Réchauffée par son sourire, elle faillit siffloter en sehâtant vers la cafétéria. Malgré elle, ses pensées revinrent à leur baiser passionné. 
Idiote… Mais, souriant béatement, elle glissa un gâteau au chocolat dans une poche en papier. Idiote, idiote… Elle était censée garder ses distances avec Kieran, mais il lui était de plus en plus difficile d’ignorer l’effet qu’il avait sur elle. Il y avait des années qu’elle ne s’était pas sentie aussi vivante. Peut-être devrait-elle en profiter et passer un bon moment avec lui, quoi qu’il arrive ? Le problème serait de l’oublier quand il repartirait. 
La mère de Joey et l’assistante sociale arrivèrent en même temps. Dale Carlisle causa un esclandre, se répandant en invectives sur les voisins qui mettaient leur nez où il ne fallait pas. Kieran proposa son bureau à l’assistante sociale, mais Dale Carlisle refusa de la suivre, insistant pour rester avec son fils, et insultant Abby quand elle voulut emmener Joey à la radio. 
Kieran dut intervenir. 
– Dale, s’il vous plaît, ne parlez pas ainsi à mon infirmière. Nous voulons soigner Joey, c’est tout. 
Abby apprécia qu’il prenne sa défense, même si elle n’en avait pas besoin. 
Dale se laissa alors tomber sur une chaise près du lit de Joey et renversa la tête en arrière. La capuche de son sweat-shirt glissa, dévoilant des contusions sur son front et sa joue. Joey n’avait pas été le seul à recevoir une raclée la veille. 
Abby frissonna. Elle ne pouvait pas s’imaginer vivant avec une brute et elle savait qu’elle ne le tolérerait pas, mais contrairement à cette femme, elle n’avait pas été malmenée par une vie de brimades et de brutalités. 
– Joey a besoin de radios, intervint Kieran. Puis on lui posera un plâtre au bras avant de l’admettre au service de pédiatrie pour quelques jours. 
– Vous pouvez pas le garder ici ou son père va piquer une crise. Le gosse rentrera avec moi, trancha Dale, deplus en plus agitée. Je veux ramener Joey à la maison maintenant. Il verra pas d’assistante sociale. 
Le garçonnet se pelotonna encore davantage sur le lit, sa petite main agrippée à la blouse d’Abby qui souffrait pour lui. Il avait les yeux fixés sur le mur derrière elle, comme si son esprit était parti ailleurs, loin d’ici. 
Kieran garda son calme pendant que Dale se lançait dans une violente diatribe sur les hôpitaux et « ces fouineuses d’assistantes sociales » qui n’avaient pas de vie à elles et se sentaient obligées de se mêler de celle des autres, mais Abby vit qu’il serrait les poings. 
Il attendit que Dale s’interrompe pour reprendre son souffle et déclara posément : 
– Ecoutez-moi bien. L’infirmière Brown va emmener Joey à la radio maintenant, un point c’est tout. 
– Dale, je resterai avec Joey jusqu’à ce que les radios soient prises, intervint Abby, consciente que Dale était aussi une victime. Tout ira bien, je vous le promets. 
Dale marmonna quelque chose pendant qu’un aide-soignant poussait le lit roulant hors du box, mais elle ne tenta pas d’intervenir. 
De retour de la radio, Abby chercha Kieran des yeux. 
– Il fait une pause de cinq minutes, lui dit Sally. 
Cela ne lui ressemblait pas, et Abby se demanda où il était, lui qui ne quittait jamais son poste. 
Heureusement, le service était calme, et il avait bien choisi son moment pour disparaître. L’incident avec Joey l’avait-il plus affecté qu’il ne l’avait laissé paraître ? Ne voulant pas rester inactive, elle décida de préparer du café pour tout le monde. 
Versant le café instantané dans les tasses, elle était si absorbée par ses pensées qu’elle n’entendit pas Kieran approcher. 
– Il y en a une pour moi ? 
Elle faillit lâcher sa cuillère. 
– Arrête de me surprendre comme ça ! 
Elle se retourna, le souffle court. Il était si proche. Il lui suffirait de se pencher un peu pour que leurs lèvres se touchent. Doucement. Tendrement. 
Tendrement ? Elle recula, décidée à se concentrer sur autre chose, et sortit une autre tasse pour Kieran. Il lui prit la cuillère pour mettre du sucre dans la tasse, l’autre main posée sur son épaule. Sans doute devait-il la sentir trembler… 
– Je suis descendu à la crèche, murmura-t–il. J’avais besoin de voir les enfants, de les toucher. 
Elle se retourna et se retrouva dans ses bras. 
– A cause de Joey… 
– Je ne suis peut-être pas doué pour élever des enfants, mais jamais je ne frapperais mon fils, ni ma nièce… Ni aucun gamin. 
Elle effleura ses lèvres du bout du doigt. 
– Je sais tout ça. Mais je me réjouis que tu aies éprouvé le besoin d’aller les voir. Ça prouve que tu réagis en parent. 
Le beeper de Kieran l’empêcha de répondre. 
Poussant un soupir, Abby ramassa trois des tasses. 
– Tu prends les autres ? 
– Bien sûr. J’ai un appel de la radiologie. Ça concerne probablement Joey. 
Au poste des infirmières, Abby s’assit sur une chaise pendant qu’il composait le numéro affiché sur son pager. 
– Joey a deux fractures au bras, rien d’autre, dit-il après avoir raccroché. 
– Dieu merci, il n’a rien à la tête. 
Il était temps de changer de sujet. Elle leva les yeux vers lui. 
– Tu as apporté le nécessaire de Dublin ou dois-tu faire les boutiques avant le barbecue de samedi ? demanda-t–elle, refoulant avec peine l’image troublante de Kieran en maillot de bain. 
– Le nécessaire ? répéta-t–il, perplexe. 
– Un maillot de bain. Ou quelque chose de ce genre… 
– Me baigner ? Moi ? Je ne crois pas, non. 
– Tu ne peux pas aller à la plage avec les enfants sans entrer dans l’eau, objecta-t–elle en souriant malicieusement. Il y a plein de boutiques de surf en ville où tu trouveras ce qu’il te faut. 
« Et quelque chose de pas trop minimaliste pour préserver mon pauvre cœur… » 
Il lui rendit son sourire. 
– Tu as un visage très expressif, tu sais. 
Puis il se dirigea vers un box où on venait d’admettre une vieille dame souffrant de douleurs thoraciques, laissant Abby pétrifiée, les joues en feu. Il n’avait pas pu lire dans ses pensées, c’était impossible… 
Devant le rideau, il se retourna pour lui adresser un clin d’œil malicieux. Oh, Seigneur… Si, c’était possible.