5.
En slip et soutien-gorge, Abby se rua dans le
couloir en frictionnant ses cheveux fraîchement lavés. Comment
avait-elle pu dormir si tard avec tout ce qui lui trottait
dans la tête ? En peu de temps, Kieran avait déjà réussi à
l’obséder. Elle devait se ressaisir, cesser de penser à lui à tout
propos.
Seamus jouait avec un camion de bois dans la
chambre, sa couche pendant sur ses cuisses potelées, et elle le
laissa pour aller griller des toasts. En approchant de la cuisine,
elle entendit Olivia qui bavardait avec son nounours. S’était-elle
habillée toute seule ce matin ? Il lui arrivait parfois de le
faire, avec des résultats insolites…
Pénétrant dans la pièce, Abby étouffa un
cri.
– Kieran, qu’est-ce que tu fais là ?
Comment es-tu entré ?
– Bonjour, Abigail.
– Bonjour, marmonna-t–elle.
Elle s’empressa de se couvrir avec la serviette.
Seulement elle était trop petite, et ne cachait guère que ses seins
et la moitié de son postérieur. Elle devait s’habiller, et
vite.
– J’ai ouvert la porte, annonça
triomphalement Olivia.
– Je ne t’ai pas interdit d’ouvrir à des
inconnus ? répliqua sévèrement Abby.
– C’est ma faute, intervint Kieran, les yeux
rivés sur son visage. Quand j’ai frappé, je n’ai pas eu de réponse
et je me suis approché de la fenêtre pour voir si tu étais là.
Olivia m’a vu et m’a fait entrer. Il y a des avantages à êtreoncle Kieran, ajouta-t–il, son
regard malicieux rencontrant enfin le sien. En tout cas, j’espère
ne pas être un inconnu.
– Qu… qu’est-ce qui t’amène si
tôt ?
– Je voulais m’excuser pour mon brusque
départ, hier soir. J’étais épuisé après ce fichu vol, mais c’était
grossier de ma part, et j’aurais dû te dire au revoir.
– Excuses acceptées.
Sa contrition l’étonnait un peu mais, pour
l’instant, il fallait qu’elle prépare les enfants pour arriver à
l’heure à l’hôpital. Ou plutôt non, sa priorité était de s’habiller
avant que Kieran recommence à la scruter de son regard
troublant.
– J’ai pensé qu’il valait mieux que je te
voie avant que nous travaillions ensemble. Ça peut être gênant de
s’expliquer devant les autres.
Plaisantait-il ?
– Tu ne commences pas aujourd’hui, il me
semble, dit-elle, espérant avoir quelques jours devant elle avant
qu’il envahisse son espace professionnel.
– Je n’ai rien d’autre à faire, et Michael
est déjà en congé.
– Son fils est gravement malade, et la
semaine dernière, ils ont appris qu’on avait peut-être trouvé un
foie compatible pour lui à Brisbane.
– Espérons que cette greffe sera une
réussite.
– Tout le monde croise les doigts. Nous
savons ce que la famille endure.
– Je n’arrive pas à m’imaginer à leur place,
commenta Kieran en se tournant vers la porte. Bon, à plus
tard.
Soulagée de le voir partir, elle ne comprit pas ce
qui la poussa à demander :
– Puisque tu es là, peux-tu mettre la
bouilloire à chauffer et griller des toasts ? Je suis en
retard, et un coup de main serait le bienvenu.
Il se retourna lentement et son regard la
parcourut de la tête aux pieds. Apparemment c’était le play-boy
qu’elle avait devant elle ce matin, pas l’homme dépassé aux prises
avec deux bouts de chou qu’il ne comprenait pas.
– Au réfrigérateur, dans le placard et à
l’office, dit-elle en opérant une retraite précipitée en direction
de sa chambre.
Tout en habillant Seamus, elle entendit Olivia
préciser à Kieran ce qu’elle voulait sur son toast et ce qu’aimait
Seamus, et lui demander du jus d’orange.
– Non, pas ce verre. L’autre.
Puis :
– Abby coupe pas les toasts comme
ça.
Et encore :
– Pas le miel qui coule. Il salit tout le
T-shirt de Seamus.
Abby sourit. Pauvre Kieran… Il était en train
d’apprendre que le petit déjeuner n’était pas une partie de
plaisir.
Il était temps de venir à son secours. De retour
dans la cuisine, elle assit Seamus sur sa chaise haute et posa son
toast devant lui.
– Je t’ai entendu prendre tes instructions du
petit gendarme en jupons ici présent, dit-elle en
souriant.
Amusé, Kieran plaça une tasse de thé devant
elle.
– Jamais je n’aurais pensé que faire des
toasts puisse être aussi difficile… J’espère que ton thé est à ton
goût ?
Puis son regard, indéchiffrable, se posa sur
Seamus qui grignotait son toast, les joues barbouillées de miel, et
elle se demanda ce qu’il pensait. Son cœur se serra pour le père et
le fils. Ils avaient besoin de passer du temps ensemble. Beaucoup
de temps.
Seamus fit tomber un morceau de toast par terre.
Kieran fit la grimace sans paraître comprendre qu’il fallait
nettoyer.
Abby prit un torchon et essuya le sol. Il ne
s’était peut-être pas empressé de le faire, mais à en juger par les
carrés de toast tartinés de confiture destinés à Olivia, il avait
compris comment préparer le petit déjeuner sous la houlette de sa
nièce.
– Je peux avoir un toast ?
demanda-t–elle avec malice.
– Il arrive. Tu le veux coupé en carrés ou en
rectangles ? Miel ou confiture ?
– Ça ne me tente plus. Je ne vais pas tarder
à partir à l’hôpital.
Abby sourit. Avec sa trace de confiture sur le
menton, il n’avait plus rien d’un impeccable médecin. Elle prit une
serviette en papier et l’essuya.
– Règle numéro 1 avec les enfants :
ne jamais se regarder dans le miroir car on peut être surpris par
ce qu’on voit.
Une expression horrifiée passa dans les yeux de
Kieran et il s’empressa d’examiner sa chemise immaculée après avoir
ôté une miette de sa cravate.
Elle éclata de rire.
– Détends-toi. Tu as réussi à rester propre.
Tu peux partir maintenant. Il faut que je prépare ces
deux-là.
– Qui joue les gendarmes maintenant ?
grommela-t–il.
– Tu peux rester m’aider, si tu
veux.
– Je ne pense pas, non. Je commence à
comprendre que ce n’est pas aussi facile que tu veux bien le
laisser croire.
– J’ai plus d’expérience que toi.
– Sans aucun doute. A qui la
faute ?
Choquée par son ton abrupt, elle sursauta et se
renversa du thé sur la main. Ainsi, la bonne humeur de Kieran
n’avait été qu’une façade. Elle sentit renaître son sentiment de
culpabilité. Il ne lui pardonnerait jamais.
***
Abby s’engouffra aux urgences, décidée à éviter
Kieran dans la mesure du possible.
– Bonjour, Sally. Désolée d’être en retard,
c’était la pagaille à la maison ce matin.
L’euphémisme du siècle… Sans raison apparente,
Olivia avait exigé de rester avec son grand-père au lieu d’aller à
la crèche, et elle était furieuse quand Abby l’y avait déposée.
Heureusement, Seamus avait paru content de retrouver ses petits
camarades. Au moins, Kieran était parti avant cettecrise qui aurait pu le faire fuir
définitivement. Elle soupira. Une fois de plus, elle se montrait
injuste.
Pendant le trajet jusqu’à l’hôpital, elle avait
pensé à lui, à son assurance sapée par les enfants. Se serait-il
mieux débrouillé s’il n’avait eu affaire qu’à Olivia ?
Etait-ce de se découvrir père qui le mettait mal à
l’aise ?
Sally posa un dossier sur le bureau.
– Tu aurais pu amener notre nouveau patron
pour son premier jour de travail, puisqu’il est de ta
famille.
Abby se laissa choir sur une chaise. Elle avait
offert à Kieran un dîner, un fils et probablement une migraine.
Elle n’avait rien d’autre à lui donner.
– Je doute qu’il apprécie d’être coincé dans
ma voiture entre deux sièges pour bébés.
– Moi qui espérais que le Dr Flynn
n’était pas rentré à son appartement hier soir…, soupira Sally avec
malice.
Abby prit le dossier et l’ouvrit.
– Je sais. Tu veux me voir heureuse en
ménage. Rends-moi un service, ne me parle plus de Kieran.
Jamais…
Une chose était sûre, Kieran semblait avoir bien
trop de blocages vis-à-vis de la famille et de l’engagement pour
qu’elle l’imagine en mari. Mais Sally ignorait tout
cela.
– J’accepte provisoirement. Tu peux donner un
coup de main à Barbara ? demanda Sally.
– Bien sûr, répondit Abby, ravie de cette
opportunité de penser à autre chose.
– Où est le Dr Flynn ? J’aurais cru
qu’il était ponctuel, remarqua Sally en jetant un coup d’œil à des
dossiers.
Abby secoua la tête. Puis elle vit les yeux de son
amie s’agrandir, sa bouche s’étirer d’un sourire éclatant, et elle
comprit que Kieran était arrivé.
Elle se retourna, mais il était trop occupé à se
présenter à Pete et Rose, les internes qui buvaient ses paroles,
pour faire attention à elle.
Bon sang, il savait faire son entrée. Tout le
monde s’y laissait prendre, même la sage Sally.
– Pourquoi ? Regarde ces yeux, ce corps…
Tu es sûre que je suis mariée ? Mais tu as un patient, ajouta
Sally en lui donnant un coup de coude. Pourquoi traînes-tu encore
ici ? Tu t’intéresses au Dr Charmant ou
quoi ?
Abby ne s’abaissa pas à répondre. Si seulement
Sally savait… Kieran cachait beaucoup de choses derrière ces yeux
pétillants. Il venait de voir son fils pour la première fois, mais
son rire résonnait maintenant dans le couloir, et elle ne put
s’empêcher d’admirer son sang-froid. Son univers avait été
bouleversé, et personne n’aurait pu deviner son émoi.
– Abby, Darren Shore est encore là, lui
annonça Barbara en aidant un garçon à s’étendre sur le lit d’un
box. Il a eu un petit problème avec son skate-board.
– Bonjour, Darren, dit Abby. Bonjour, Jim,
ajouta-t–elle à l’intention du père du patient affalé dans un
fauteuil à côté du lit. Ah, ces skates, ils n’en font toujours qu’à
leur tête ! Où as-tu mal, Darren ?
– Ici, répondit le garçon en tapotant son
poignet. Et là.
Le cubitus. Deux fractures ? Ou transfert de
douleur ? Abby retroussa doucement la manche de la chemise et
sentit l’enflure de son poignet. Une grosse ecchymose couvrait la
plus grande partie du bras.
– On va t’envoyer à la radio, et un médecin
va t’examiner. Mais d’abord, nous allons te nettoyer. Dans quoi
es-tu rentré cette fois ?
– Le mur en béton près du portail de
l’école.
– Tu t’en es moins bien sorti que le
mur.
– Ouais. Aïe !
– Je vais te faire respirer un gaz et tu te
sentiras plus joyeux, dit-elle en lui tendant un embout relié à une
bouteille de gaz. Inspire profondément chaque fois que tu as mal au
bras. Je pense que tu auras besoin de quelques points à la tête
pour arrêter le saignement.
– J’ai vraiment le bras cassé ? demanda
Darren, inquiet. Je pourrai quand même faire du
skate ?
– Certainement pas, répondit son père,
prenant la parole pour la première fois. Cette fichue planche va
finir à la poubelle parce que j’en ai assez que tu te blesses. Il
ne se passe pas un jour sans que tu sois couvert
d’ecchymoses.
– Papa, non ! Tu peux pas faire
ça ! Grand-père me l’a donnée pour mon anniversaire et il va
être fou si tu me la prends. C’est une planche très chère avec des
roues super !
– Je verrai ça avec ton grand-père, marmonna
Jim.
Abby repoussa doucement Darren contre les
oreillers.
– Tu dois d’abord te soigner, tu
t’inquiéteras pour ton skate plus tard.
– Je vais le cacher…, menaça le garçon avant
de grimacer, rattrapé par la douleur.
Abby commença à nettoyer la coupure qu’il avait à
la tête et remarqua une ecchymose plus ancienne au-dessus de l’œil.
Un vieil accident de skate-board ?
– Portes-tu un équipement de protection, un
casque, par exemple ? s’enquit-elle.
– Papa ne veut pas que j’en fasse sans
ça.
– Il a raison, commenta Abby en remarquant
une enflure violette sur son bras valide. Je vais t’enlever ton
jean pour examiner ta jambe.
– Il passe plus de temps par terre que sur
cette fichue planche à roulettes, marmonna son père.
Abby sympathisait avec le père et le fils. Darren
n’était nullement découragé par ses accidents, mais comme tous les
parents, son père devait en avoir assez de venir le faire recoudre.
Même s’il fallait prendre des risques dans la vie.
Prendre des risques ? Comme elle ? Le
plus gros risque qu’elle ait pris depuis ses fiançailles avec
Phillip avait été de monter dans un avion pour se rendre en Irlande
assister aux funérailles de son frère. Accablée de chagrin,
elles’était contentée de
s’accrocher à ses sœurs et de suivre les flèches pour passer la
douane et le contrôle d’immigration.
Le rideau du box s’écarta devant Kieran, sûr de
lui, suivi d’une Barbara à l’œil enamouré. Il avait fait une
nouvelle victime, cela n’avait rien d’étonnant. Dès qu’elle avait
rencontré Kieran, elle était tombée sous son charme. Même s’il
n’avait pas été aussi beau, aussi sexy, il lui suffisait d’ouvrir
la bouche et de parler avec ce délicieux accent pour qu’elle sente
ses jambes se dérober sous elle.
– Il paraît qu’il faut recoudre ce jeune
homme, dit-il.
Et voilà. La fameuse intonation irlandaise… Et ses
jambes ne la portaient plus.
– Darren, voici le Dr Flynn, dit-elle.
Darren est un habitué. Je vais chercher son dossier car je veux
vérifier quelque chose. Barbara t’assistera.
Il fronça les sourcils, mais ne protesta pas quand
elle quitta le box où l’air lui semblait raréfié depuis qu’il était
là. Elle devait absolument se ressaisir.
Au bureau des infirmières, elle s’assit pour
étudier le dossier du jeune garçon. Il faisait état d’une
précédente fracture du bras et, à trois occasions, il avait fallu
lui faire des points de suture. Aucune mention de contusions.
Alors, pourquoi ces contusions multiples aujourd’hui ? Elle
n’aimait pas penser à ce que cela pouvait signifier.
Pete vint s’asseoir à côté d’elle pour rédiger des
notes sur un de ses patients.
– Pourquoi tu t’intéresses à ça ?
demanda-t–il.
– C’est le dossier de Darren ? s’enquit
Kieran derrière elle.
– Oui, dit-elle, surprise de ne pas l’avoir
entendu approcher.
Levant les yeux, elle vit qu’il l’étudiait
intensément. Que voyait-il ? Une mère convenable pour sa
nièce ? Et son fils ? Une femme avec laquelle il s’était
bien amusé quelques heures ? Que se rappelait-il de leur nuit
dublinoise ?
– Tu t’inquiètes pour Darren ? Tu
sembles distraite.
– Je ne
sais pas. Darren tombe souvent de son skate. Mais je ne trouve pas
mention de fortes contusions associées à de précédentes blessures,
et il a davantage d’ecchymoses qu’on pourrait s’y attendre après
l’accident de ce matin.
– C’est un gamin, intervint Pete. C’est
normal qu’il tombe souvent et qu’il se fasse des bleus.
Mais Kieran fronça les sourcils.
– Tu crains qu’il y ait une cause
médicale ?
– Oui. Je crois qu’on devrait faire des
examens complémentaires.
– Si le Dr Flynn l’a ausculté, pourquoi
ça te préoccupe ? grommela Pete.
– Abigail a raison sur un point, les
contusions de Darren sont anormales. Il vaut mieux découvrir que
ses inquiétudes sont infondées que renvoyer le garçon chez lui avec
une maladie que nous n’aurions pas décelée.
Abby savait que Pete allait lui en vouloir, mais
elle était contente que Kieran prenne ses craintes au
sérieux.
– Je vais demander une analyse de sang avec
facteurs de coagulation et numération de la formule sanguine, dit
Kieran. Tu pensais à ça ?
– Oui, et j’espère me tromper de
diagnostic.
Mais elle ne se trompait pas, et le laboratoire
appela dans l’heure.
– Darren a une leucémie, annonça Kieran, la
mâchoire crispée. Nous l’envoyons en hospitalisation de jour pour
qu’un pathologiste lui fasse un prélèvement de moelle osseuse afin
de déterminer de quel type.
Le cœur d’Abby se serra pour Darren et son père
dont la vie allait être complètement bouleversée.
– Je vais le dire à Jim, reprit Kieran. Je
déteste cette partie de mon travail, et c’est encore pire
aujourd’hui… Comment un parent affronte-t–il ça ?
Abby se demanda comment elle réagirait si elle
était à la place de Jim.
***
Apprendre à Jim Shore que son fils plein de vie
était gravement malade avait été une épreuve atroce pour
Kieran.
Pour une raison qui lui échappait, la situation du
jeune Darren le touchait profondément de façon personnelle. Pour la
première fois de sa carrière de spécialiste urgentiste, il
souffrait pour un patient. Il ne comprenait pas ses sentiments,
mais ils étaient bien réels.
Ses autres patients lui apportèrent une
distraction bienvenue. Mais quand le pathologiste l’appela pour lui
dire que l’analyse de moelle osseuse avait révélé une
lymphoblastose, forme de leucémie aiguë, il sentit la tête lui
tourner. Il s’attendait à ce résultat, mais il avait du mal à
l’accepter car Darren était un enfant heureux et plein de
vie.
Comme Seamus. Et s’il
arrivait ce genre de chose au petit garçon, survivrait-il à la
souffrance de voir la maladie détruire son fils ? Comment
supportait-on de voir son enfant subir des traitements intensifs
aussi douloureux ?
– Ça va ? demanda Abby en lui touchant
l’épaule. J’ai vu que tu étais au téléphone.
– Le pathologiste a confirmé que Darren avait
une lymphoblastose.
Partagée entre l’horreur et la tristesse, Abby se
détourna.
– C’est dans ces moments-là que je déteste
mon métier.
– Je comprends ce que tu veux dire,
répliqua-t–il.
D’autant plus qu’aujourd’hui il comprenait mieux
ce que pouvait ressentir Jim Shore.
– J’ai envie de courir à la crèche pour
serrer les enfants dans mes bras et m’assurer qu’ils vont bien, que
rien ne peut les atteindre.
– C’est une réaction normale, dit-il en lui
pressant la main. Vas-y.
– Tu es sûr ? s’enquit-elle,
surprise.
Elle lui sourit.
– Viens avec moi. Ça peut te faire du bien de
les voir.
– Non. On a besoin de moi ici.
Comment le personnel réagirait-il si le chef de
service fonçait retrouver sa nièce juste à cause du diagnostic d’un
patient ? On le renverrait chez lui tout de suite.
Abby s’éloigna rapidement. Une mère, dans toute
l’acception du terme. Etait-il capable de rivaliser avec elle,
comme oncle ou comme père ?
La sueur perla à son front : il prenait
conscience que ces deux enfants sapaient déjà sa détermination à
garder ses distances.
Cela signifiait-il qu’il commençait à accepter le
fait qu’il avait un fils ? Avec tout ce que cela
impliquait ? Non. Il était trop tôt, il n’était pas prêt, et
ne le serait jamais. Mais il se rendait compte qu’il n’avait déjà
plus le contrôle de sa vie.
***
Hope. Kieran dépassa le panneau indicateur sans
même ralentir. Il ne savait pas pourquoi il éprouvait ce besoin
irrésistible de voir Olivia et Seamus, de s’assurer qu’ils allaient
bien, qu’ils étaient heureux et en bonne santé.
Il devait les voir de
ses yeux. Les graviers crissèrent quand il freina devant le cottage
d’Abby. Comment allait-il expliquer cette visite insensée à
9 heures du soir ? Elle allait croire qu’il était devenu
fou.
Mais elle ne montra aucune surprise en le voyant,
comme si elle l’attendait.
– Tu veux un café ? Je viens d’en
faire.
– Génial… Ne te dérange pas, je vais me
servir.
C’était elle qui était géniale, et plus encore.
Assise sur un vieux rocking-chair sous la véranda, les jambes
repliées sous elle, les cheveux dans les yeux, elle tenait une
tasse, un magazine sur les genoux, et souriait avec douceur.L’infirmière grave et compétente
avec laquelle il avait travaillé pendant la journée avait
disparu.
– Merci. Je profite des derniers rayons du
soleil maintenant que les enfants sont couchés.
Le cœur de Kieran, partagé entre déception et
soulagement, se serra. Il pouvait jeter un bref coup d’œil à Olivia
et Seamus qui dormaient et s’en aller. Oublier le café. De toute
façon, le breuvage l’empêcherait de dormir.
Olivia sommeillait sous un drap léger, son ours en
peluche serré contre elle, ses boucles brunes tranchant sur sa peau
pâle d’Irlandaise. Depuis le seuil de la chambre, Kieran la
contempla, frappé une nouvelle fois par sa ressemblance avec sa
mère qui lui donnait l’impression que Morag était toujours là. Il
aurait voulu parler à sa sœur, lui dire qu’elle lui manquait,
qu’Olivia était magnifique, heureuse, et qu’elle ne devait pas
s’inquiéter pour elle.
Il ferma les yeux. Il ne pouvait pas craquer
maintenant. Il avait fait son deuil deux ans plus tôt. Il était
venu pour voir les enfants, pas pour se laisser rattraper par la
nostalgie du passé. Il battit des paupières, renifla, puis
s’approcha du lit et embrassa tendrement Olivia sur le
front.
– Dieu merci, tu vas bien,
murmura-t–il.
Se redressant, il remarqua le collage de photos
qui ornait un des murs. Morag. David. Olivia. Qui riaient,
saluaient l’objectif, jouaient. Il examina attentivement chaque
cliché, le cœur brisé. Morag et David n’auraient jamais dû mourir.
Abby faisait de son mieux pour compenser leur disparition, mais la
fillette ne connaîtrait jamais ses vrais parents.
Il se retourna vers l’enfant, luttant pour
refouler ses larmes.
– Bonne nuit, petite.
Il sortit sur la pointe des pieds pour jeter un
coup d’œil à Seamus avant de s’en aller.
Le garçonnet avait le sommeil agité. Ses petits
pieds n’arrêtaient pas de bouger, ses menottes agrippaient le drap,
le tirant dans tous les sens, et sa peluche préférée, un petit
singe, gisait sur le sol. Il ressemblait tant aux Flynn queKieran sentit son cœur se gonfler.
D’orgueil ? Peu probable. Comment pouvait-il être fier d’un
enfant qu’il ne voulait pas reconnaître même si le petit bonhomme
était sans aucun doute son fils ?
Mais Abby faisait aussi partie de Seamus. Elle
transparaissait dans son caractère facile à vivre, son esprit
curieux, son rire contagieux.
« Il n’a qu’un an. Comment peux-tu définir sa
personnalité à un si jeune âge ? Comme tu cherches des choses
en lui, tu les fabriques. »
Les poings fermés, il continua à l’observer. Lui
cherchait-il des traits de caractère d’Abby ? Pour que Seamus
soit plus Brown que Flynn ? Pour éloigner l’enfant de
lui ? Tenter de se justifier alors que, quelques instants plus
tôt, il avait jugé tragique qu’Olivia ne connaisse pas ses
parents ?
Mais Seamus l’avait vu, il saurait qu’il existait,
même de loin et c’était infiniment mieux que de souffrir du manque
d’amour.
Il se mordilla la lèvre inférieure. Il était temps
de partir. Les enfants étaient heureux et en bonne santé, Abby y
veillait. En tant que médecin, il comprenait qu’on ne pouvait rien
faire pour empêcher une tragédie comme celle de Darren Shore. Mais
l’oncle sentait qu’on devait pouvoir agir. Et le père ? Son
estomac noué n’était pas une réponse, mais il n’en avait pas
d’autre.
Enfin, il se décida à quitter la petite chambre.
Abby s’était installée devant la télévision, et la nuit était
tombée.
– Tout va bien ? s’enquit-elle comme il
hésitait à l’entrée du séjour.
– Oui.
A ceci près qu’il n’arrivait pas à reprendre le
contrôle de ses émotions embrouillées pour se consacrer à ce qu’il
était venu faire ici : diriger un service
d’urgence.