CHAPITRE 34

Il y a des drôles de taches aujourd’hui sur les couverts en argent de Miss Leefolt. Ça doit être à cause de l’humidité dans l’air. Je fais le tour de la table de bridge et je frotte encore une fois chaque couvert, et je vérifie qu’il est bien là. Tit’homme s’est mis à chiper des choses, des cuillères, des dessous de bouteille et des épingles à cheveux. Il les planque dans sa couche. Un changement de couche, des fois, ça tourne à la chasse au trésor.

Le téléphone sonne et je vais dans la cuisine pour répondre.

« J’ai attrapé un petit truc au passage, aujourd’hui, dit Minny.

— Qu’est-ce que t’as entendu ?

— Miss Renfroe dit qu’elle sait que c’est Miss Hilly qui a mangé de cette tarte. » Minny glousse, mais mon cœur bat déjà dix fois plus vite.

« Mon Dieu, dans dix minutes elle est ici, Miss Hilly. Elle a intérêt à éteindre le feu vite fait. » Ça me fait drôle de penser qu’on est dans son camp pour cette fois. Ça m’embrouille.

« J’ai appelé Ernestine la manch… », mais Minny se tait brusquement. Miss Celia a dû entrer.

« Ça va, elle est partie. J’ai appelé Ernestine la manchote et elle m’a dit que Miss Hilly a gueulé toute la journée au téléphone. Et Miss Clara, elle sait pour Fanny Amos.

— Elle l’a virée ? » Miss Clara a envoyé le fils de Fanny Amos à la fac, ça fait partie des belles histoires.

« Non, non ! Elle est restée la bouche ouverte et le livre à la main.

— Dieu merci ! Rappelle-moi si tu entends encore des choses, je dis. Et t’en fais pas si c’est Miss Leefolt qui répond. Tu lui dis que c’est au sujet de ma sœur qui est malade. » Me punissez pas pour ce mensonge, Seigneur. Une sœur malade, il me manquerait plus que ça.

Quelques minutes plus tard, c’est la sonnette de l’entrée. Je fais celle qui a rien entendu. J’ai trop peur de voir la tête de Miss Hilly après ce qu’elle a dit à Miss Skeeter. J’en reviens pas d’avoir parlé de cette fente. Je vais dans mes toilettes, je m’assois et je pense à ce qui va arriver si je suis obligée de quitter Mae Mobley. Seigneur, je prie, si je dois la laisser, donne-lui quelqu’un de bien. La laisse pas seule avec cette Miss Taylor qui lui dit que les Noirs sont sales et avec sa grand-mère qui la force à dire merci à tout bout de champ et avec Miss Leefolt qui est si froide avec elle. Ça continue à sonner, mais je bouge pas. Je le ferai demain, je me dis. Je dirai au revoir à Mae Mobley, juste au cas où.

 

En revenant, j’entends toutes ces dames qui parlent à la table de bridge. C’est la voix de Miss Hilly la plus forte. Je colle mon oreille à la porte de la cuisine. J’ai peur d’y aller.

« … Niceville n’est pas Jackson ! Ce livre, c’est de la saleté, et rien d’autre ! Je suis sûre que c’est une négresse qui a fait ça ! »

J’entends un raclement de chaise et je comprends que Miss Leefolt vient me chercher. Faut y aller.

J’ouvre la porte. J’ai le pichet de thé glacé à la main. Je fais le tour de la table. Je regarde la pointe de mes souliers.

« Il paraît que celle qui s’appelle Betty pourrait bien être Charlene », dit Miss Jeanie en ouvrant ses grands yeux. À côté d’elle, Miss Lou Anne regarde comme si tout ça lui était égal. Je lui donnerais bien une petite tape sur l’épaule. Je voudrais lui dire comme je suis contente qu’elle soit la patronne de Louvenia, mais je sais que c’est impossible. Miss Leefolt, je sais pas ce qu’elle pense, à part qu’elle a son air renfrogné comme d’habitude. Mais Miss Hilly, elle est pas rouge, elle est carrément violette comme une prune.

« Et la bonne du chapitre quatre ? continue Miss Jeanie. J’ai entendu dire par Sissy Tucker que…

— Ce livre ne parle pas de Jackson ! » hurle Miss Hilly, et je sursaute en lui versant le thé. Une goutte tombe dans son assiette vide. Elle lève les yeux et, comme un aimant, mon regard rencontre le sien.

Elle dit froidement, mais pas fort : « Vous en avez renversé, Aibileen.

— Excusez-moi, je…

— Essuyez. »

J’essuie en tremblant, avec le torchon qui me sert à tenir le pichet.

Elle me regarde. Je suis obligée de baisser les yeux. Je sens le secret brûlant entre nous. « Donnez-moi une autre assiette. Que vous n’aurez pas souillée avec votre chiffon sale. »

Je lui apporte une autre assiette. Elle la regarde, renifle, se tourne vers Miss Leefolt et dit : « On ne peut même pas leur apprendre à être propres. »

 

Je suis obligée de rester tard chez Miss Leefolt. Pendant que Mae Mobley dort, je sors mon cahier de prières et j’écris ma liste. Je suis rudement contente pour Miss Skeeter. Elle a appelé ce matin pour dire qu’elle avait accepté cette place. Elle déménage pour New York cette semaine ! Mais Seigneur, je peux pas m’empêcher de sursauter chaque fois que j’entends un bruit en pensant que c’est Miss Leefolt qui rentre et qui va me dire qu’elle connaît la vérité. Une fois chez moi, je suis trop nerveuse pour me mettre au lit. Je vais jusque chez Minny en marchant dans le noir et je frappe à la porte de sa cuisine. Elle est assise à sa table avec le journal. C’est le seul moment de la journée où elle est pas en train de courir partout pour nettoyer quelque chose ou faire manger quelqu’un ou remettre quelqu’un d’autre sur le droit chemin. La maison est tellement calme que je me demande si il est pas arrivé quelque chose.

« Il y a plus personne ? »

Elle hausse les épaules. « Ou ça trime, ou ça dort. »

Je tire une chaise pour m’asseoir. « Je voudrais savoir ce qui va se passer, c’est tout, je dis. D’accord, je devrais être contente que ça m’a pas encore explosé à la figure, mais c’est d’attendre qui me rend folle.

— Ça va arriver. Bientôt, dit Minny, comme si on parlait du café qu’on boit.

— Minny, comment tu fais pour être aussi calme ? »

Elle me regarde, met la main sur le petit ventre qui lui a poussé depuis quinze jours. « Miss Chotard, chez qui Willie Mae est placée, tu la connais ? Hier elle a demandé à Willie Mae si elle la traitait aussi mal que cette affreuse patronne du livre.

— Elle lui a demandé ça ? Vraiment ?

— Alors Willie Mae lui a dit tout ce que les autres patronnes blanches lui avaient déjà fait, le bien comme le mal, et Miss Chotard l’a écoutée. Willie May dit que, depuis trente-sept ans qu’elle travaille là, c’était la première fois qu’elles étaient assises ensemble à la même table. »

À part Louvenia et Miss Lou Anne, c’est la première chose positive que j’entends dire. J’essaye de m’en réjouir. Mais ça dure pas longtemps, je reviens vite au moment présent. « Et Miss Hilly ? Et ce que Miss Skeeter a dit ? Minny, t’es pas un petit peu inquiète, quand même ? »

Minny pose son journal. « Écoute, Aibileen, je vais pas te mentir. J’ai peur que Leroy me tue si il apprend ce que j’ai fait. J’ai peur que Miss Hilly vienne mettre le feu à ma maison. Mais… » Elle secoue la tête. « … je peux pas expliquer ça. C’est quelque chose que je sens. Peut-être que tout se passe comme ça doit se passer.

— Vraiment ? »

Minny rigole. « Mon Dieu, je commence à parler comme toi, c’est ça ? Je dois me faire vieille. »

Je lui donne un petit coup de pied. Mais j’essaye de comprendre là où elle veut en venir. On a fait quelque chose de bien et de courageux. Et Minny, peut-être qu’elle veut pas qu’on la prive de tout ce qui va avec, quand on est brave et courageux. Même le mauvais. Mais ce calme qu’elle a… moi, je peux pas.

Minny replonge dans son journal, mais au bout d’un moment je comprends qu’elle lit pas. Elle regarde les mots, mais elle pense à autre chose. On entend une portière qui claque dehors et elle sursaute. Et je vois bien l’inquiétude qu’elle essaye de cacher. Mais pourquoi ? je me demande. Pourquoi me la cacher ?

Plus je la regarde, plus je comprends ce qui se passe ici, ce que Minny a fait. Je sais pas pourquoi c’est seulement maintenant que j’y pense : Minny a sorti cette histoire de tarte pour nous protéger. Pas pour se protéger elle, mais moi et les autres bonnes. Elle savait que ça serait encore pire entre Miss Hilly et elle. Mais elle l’a fait quand même, pour toutes les autres. Et personne doit savoir qu’elle a peur.

Je lui prends la main. « T’es quelqu’un de bien, Minny. »

Elle lève les yeux au ciel et elle tire la langue comme le chien quand on lui tend sa gamelle. « Je savais bien que tu devenais gaga », elle dit.

On rigole toutes les deux. Il se fait tard et je suis fatiguée, mais je me lève pour lui remplir sa tasse de café, je prends du thé pour moi et je le bois lentement. On continue à parler jusque tard dans la soirée.

 

Le lendemain, samedi, on est tous à la maison, la famille Leefolt au complet et moi. Même Mister Leefolt. Mon livre a disparu de la table de nuit. Je me demande où elle l’a mis. Puis je vois le sac de Miss Leefolt sur le canapé, et elle l’a fourré dedans. Ça veut dire qu’elle est allée quelque part avec. Je regarde de plus près. Plus de marque-page.

J’ai envie de la regarder dans les yeux pour voir ce qu’elle sait, mais Miss Leefolt reste toute la journée dans la cuisine à faire un gâteau. Elle veut pas que je l’aide. Elle dit que c’est pas du tout le genre de mes gâteaux, que c’est une recette qu’elle a trouvée dans Gourmet. Demain elle fait un lunch chez elle pour son église, et la salle à manger est pleine de trucs pour réceptions. Elle a emprunté trois poêlons à Miss Lou Anne et huit séries de couverts en argent à Miss Hilly parce qu’il va venir quatorze personnes, et que Dieu a interdit à ces braves dévots de se servir d’une bonne vieille fourchette en fer.

Tit’homme est dans la chambre de Mae Mobley et il joue avec elle. Et Mister Leefolt va et vient dans la maison. De temps en temps il s’arrête devant la chambre de Baby Girl, puis il repart. Il doit se dire qu’il devrait profiter que c’est samedi pour jouer avec ses enfants, mais je crois qu’il sait pas comment on fait.

En tout cas, il me reste pas beaucoup d’endroits où me mettre. Il est que deux heures, mais j’ai déjà fini le ménage à fond, récuré les toilettes, fait la lessive. J’ai tout repassé sauf les rides de ma figure. Je peux pas en faire plus, vu qu’on m’a chassée de la cuisine, et je veux pas que Miss Leefolt pense que je passe mon temps à m’amuser avec les petits. Alors je traîne.

Au moment où Miss Leefolt s’amène dans le salon je jette un coup d’œil à la chambre et je vois Mae Mobley avec un papier à la main, en train d’apprendre quelque chose à Ross. Elle adore jouer à la maîtresse avec son petit frère.

Je rentre dans le salon, je me mets à faire la poussière sur les livres pour la deuxième fois. Avec le monde qu’il va y avoir, c’est sûrement pas aujourd’hui que je ferai mes adieux à toute la maisonnée.

J’entends Mae Mobley qui dit à son frère : « On va jouer à un jeu ! Assieds-toi là parce que tu es au comptoir du Woolworf et tu es noir. Et tu dois rester là même si je te fais n’importe quoi, sinon tu vas en prison ! »

Je file vite dans sa chambre, mais Mister Leefolt est déjà à la porte et il regarde. Je reste derrière lui.

Mister Leefolt croise les bras sur sa chemise blanche. Il penche la tête sur le côté. J’ai le cœur qui bat à cent à l’heure. J’avais jamais entendu Mae Mobley parler de nos histoires secrètes à personne sauf à moi. Et seulement quand sa maman est pas à la maison et que personne risque d’entendre. Mais elle est tellement dans son jeu qu’elle se rend pas compte que son papa écoute.

« Bon ! elle fait, en aidant son frère à grimper sur la chaise. Tu dois rester là, Ross, au comptoir du Woolworf. Et tu dois pas te lever ! »

Je veux dire quelque chose, mais je suis incapable de sortir un mot. Mae Mobley passe derrière Ross sur la pointe des pieds et elle lui renverse une boîte de crayons sur la tête. Les crayons tombent par terre. Tit’homme fait la grimace, mais elle le regarde d’un air sévère et elle dit : « Tu peux pas bouger ! Tu dois être courageux ! Et pas de violence, hein ! » Puis elle lui tire la langue et elle se met à le taper avec un soulier de poupée, et Tit’homme la regarde avec l’air de dire, Pourquoi je supporte ces bêtises ? et il descend tant bien que mal de la chaise en criant.

« T’as perdu ! elle fait. Allez, viens, maintenant on va jouer à au fond du bus et tu t’appelleras Rosa Parks.

— Qui t’a appris ces choses-là, Mae Mobley ? » demande Mister Leefolt, et Baby Girl se met à secouer la tête de toutes ses forces comme si elle avait vu un fantôme.

Je sens mes jambes qui mollissent. Il faut que j’y aille avant que ça se gâte, mais je manque d’air, je peux pas bouger. Baby Girl me regarde derrière son père, et Mister Leefolt se tourne et il me voit, puis il se retourne vers elle.

Mae Mobley lève les yeux vers son papa et elle dit : « Je sais pas. » Puis elle regarde un jeu de construction par terre devant elle comme si elle avait envie d’y jouer. Je l’ai déjà vue faire ça, je sais ce qu’elle pense. Elle pense que si elle prend l’air occupé et qu’elle fait comme s’il était pas là il va peut-être s’en aller.

« Mae Mobley, ton papa t’a demandé quelque chose. Où as-tu appris des choses pareilles ? » Il se penche sur elle. Je vois pas sa tête, mais je sais qu’il sourit parce que Mae Mobley a l’air toute timide. Elle l’aime si fort, son papa, Mae Mobley. Et alors elle dit : « C’est Miss Taylor. »

Mister Leefolt se redresse. Il va dans la cuisine et je le suis. Il prend Miss Leefolt par les épaules pour la retourner vers lui. « Demain tu iras à l’école et tu changeras Mae Mobley de classe. Plus de Miss Taylor !

— Quoi ? Je ne peux pas changer d’institutrice… »

Je retiens ma respiration. Mais si, tu peux. Je t’en prie…

« Fais-le, c’est tout. » Et Mister Leefolt, comme un homme qu’il est, marche vers la porte, là où il a rien à expliquer à personne.

Dimanche, c’est plus fort que moi, je remercie le Seigneur toute la journée d’enlever Baby Girl à Miss Taylor. Merci mon Dieu, merci mon Dieu, merci mon Dieu, c’est comme une chanson dans ma tête. Le lundi matin, Miss Leefolt part à l’école avec Mae Mobley. Elle s’est mise sur son trente-et-un, et je peux pas m’empêcher de sourire parce que je sais ce qu’elle va faire.

Pendant que Miss Leefolt est dehors je m’occupe de l’argenterie de Miss Hilly. Miss Leefolt a tout laissé sur la table. Je nettoie chaque couvert et je passe une heure à frotter pour que ça brille en me demandant comment fait Ernestine. Avec tous ces creux et ces bosses, c’est sûr qu’il vaut mieux avoir ses deux bras.

En rentrant, Miss Leefolt pose son sac sur la table. « Ah ! Je voulais rapporter cette argenterie ce matin, mais j’ai dû emmener Mae Mobley à l’école, et je suis sûre qu’elle s’est enrhumée parce qu’elle a pas arrêté d’éternuer et voilà qu’il est presque dix heures…

— Elle est malade, Mae Mobley ?

— Probablement. » Miss Leefolt lève les yeux au ciel. « Je suis en retard pour mon rendez-vous chez le coiffeur, en plus ! Quand vous aurez fini de nettoyer ces couverts, rapportez-les chez Hilly de ma part. Je serai de retour avant le déjeuner. »

Quand j’ai fini, je mets tous les couverts de Miss Hilly dans un torchon bleu. Puis je vais lever Tit’homme qui fait sa sieste. Il me regarde en clignant des yeux et il sourit.

« Viens, Tit’homme, que je te change ta couche. » Je le mets sur la table à langer, j’enlève la couche mouillée et j’y trouve encore trois petits jouets en plastique et une épingle à cheveux de Miss Leefolt. C’est juste mouillé, heureusement il a pas fait le reste.

« Eh ben dis donc, je fais, c’est Fort Knox, chez toi ! » Il fronce le nez et il rigole. Il montre le berceau du doigt, j’y vais, je fouille dans les couvertures et je trouve un bigoudi, une cuillère à mesurer et une serviette de table. Seigneur, va falloir faire quelque chose pour ça. Mais pas tout de suite. Je dois aller chez Miss Hilly.

J’attache Tit’homme dans la poussette et je descends la rue jusqu’à la maison de Miss Hilly. Le soleil tape, il fait chaud et on entend pas un bruit. On remonte son allée et Ernestine vient ouvrir. Elle a un drôle de petit bout de bras maigre et tout brun qui sort de la manche gauche. Je la connais pas beaucoup, mais je sais qu’elle aime bien parler. Elle va à l’Église méthodiste.

« Hé, Aibileen, elle fait.

— Hé, Ernestine, tu m’as vue arriver ? »

Elle fait oui de la tête et elle regarde Tit’homme. Il quitte pas des yeux ce petit bout de bras, mais il a pas peur que ça lui saute dessus.

« Je voulais te parler avant elle, dit Ernestine, doucement. Je pense que tu es courant.

— De quoi ? »

Ernestine regarde derrière elle, puis elle se penche vers moi. « Tu sais, Miss Hester, la patronne blanche de Flora Lou ? Elle est tombée sur Flora Lou ce matin.

— Elle l’a renvoyée ? » Flora Lou avait des sales histoires à raconter. Elle était en colère. Cette Miss Hester, tout le monde la croit gentille et tout. Un jour elle a donné un produit « spécial lavage à la main » à Flora Lou pour qu’elle s’en serve tous les matins. Mais c’était de la lessive pure. Flora m’a montré la cicatrice de la brûlure.

Ernestine secoue la tête. « Miss Hester a sorti le livre et elle s’est mise à crier : « C’est moi ? C’est de moi que vous parlez ? » et Flora Lou a dit : « Non ma’am, j’ai pas écrit de livre. J’ai même pas été jusqu’à la fin de la cinquième à l’école », mais Miss Hester a fait une vraie crise : « Je savais pas que le chlore brûlait la peau ! Je savais pas qu’un dollar et cinq cents c’était le salaire minimum ! Si Hilly disait pas à tout le monde que c’est pas à Jackson que ça se passe, je vous renverrais tout de suite ! » Alors Flora Lou lui a dit : « Je suis pas renvoyée ? » et Miss Hester a crié : « Renvoyée ? Je peux pas vous renvoyer, sinon les gens sauront que je suis dans le chapitre dix ! Vous travaillerez ici pour le restant de vos jours ! » Puis Miss Hester s’est écroulée sur la table de la cuisine avec la tête dans les bras et elle a dit à Flora Lou de finir la vaisselle.

— Mon Dieu ! » J’ai la tête qui tourne. « J’espère… qu’elles vont toutes devenir aussi gentilles. »

Miss Hilly appelle Ernestine au fond de la maison. « J’y compte pas trop », dit Ernestine. Je lui donne le gros paquet plein de couverts. C’est lourd. Elle le prend avec sa bonne main et, je crois que c’est automatique, elle tend aussi le moignon pour l’attraper.

 

Ce soir-là, on a un orage terrible. Le tonnerre gronde et moi, à ma table de cuisine, je transpire. Et je tremble en essayant d’écrire mes prières. Flora Lou a eu de la chance, mais qu’est-ce qui va se passer maintenant ? C’est pas possible de pas savoir et de se miner comme ça et…

Bang bang bang. On frappe à la porte d’entrée.

Qui est là ? Je me lève. Il est huit heures et demie à la pendule au-dessus de la cuisinière. Dehors il pleut à verse. Tous ceux qui me connaissent passent par la porte de la cuisine.

Je vais dans le couloir sur la pointe des pieds.

Bang, bang, bang. Je saute en l’air.

« Qui… qui est là ? » Je vérifie que le verrou est mis.

« C’est moi.

— Mon Dieu. » Je respire et j’ouvre. Miss Skeeter. Elle est trempée et elle tremble. Elle a la grande sacoche rouge sous son imperméable.

« Dieu merci…

— Je n’ai pas pu passer par-derrière. Il fait si sombre et il y a tellement de boue que je ne voyais pas où je marchais. »

Elle est pieds nus et elle a ses souliers pleins de boue à la main. Je referme vite la porte derrière elle. « Personne vous a vue ?

— On ne voit rien ni personne dehors. Je vous aurais appelée, mais le téléphone est coupé à cause de l’orage. »

Je me doute qu’il a dû se passer quelque chose, mais je suis trop contente de la voir encore une fois avant qu’elle s’en aille à New York. Ça faisait six mois. Je la serre très fort contre moi.

« Mon Dieu, faites voir vos cheveux ! » Miss Skeeter fait tomber la capuche et elle secoue ses cheveux qui lui tombent sur les épaules.

« Ils sont magnifiques ! » Je le pense pour de bon.

Elle sourit avec l’air gênée et elle dit : « Maman déteste. »

Je ris, puis je reprends ma respiration pour encaisser les mauvaises nouvelles.

« Les librairies réclament des livres, Aibileen. Mrs Stein a appelé cet après-midi. » Elle me prend les mains. « On va refaire un tirage. Encore cinq mille exemplaires ! »

Je la regarde. « Je savais… je savais même pas qu’on pouvait faire ça », je dis, et je mets la main sur ma bouche. Notre livre va encore être dans cinq mille maisons, dans les bibliothèques, sur les tables de nuit, dans les toilettes ?

« Il y aura de l’argent en plus. Au moins cent dollars pour chacune d’entre vous. Et qui sait ? Ce sera peut-être plus. »

Je mets la main sur mon cœur. J’ai pas dépensé un cent sur les premiers soixante dollars et elle me dit qu’il va y en avoir plus ?

« Et ce n’est pas tout. » Miss Skeeter se penche pour prendre le sac. « Je suis allée au journal vendredi, les prévenir que je cessais de travailler pour eux. » Elle respire un grand coup. « Et j’ai dit à Mr Golden que la prochaine Miss Myrna devrait être vous. »

Elle sort un cahier bleu de son sac et elle me le tend. « Il est d’accord pour vous payer comme moi, dix dollars par semaine. »

Moi ? Moi, travailler pour le journal blanc ? Je vais sur le canapé, j’ouvre le cahier et je vois toutes les lettres et tous les articles déjà publiés. Miss Skeeter s’assoit à côté de moi.

« Merci, Miss Skeeter. Pour ça et pour tout. »

Elle sourit, elle respire à fond comme pour pas pleurer.

« J’arrive pas à y croire, que demain vous partez à New York, je dis.

— En fait, je vais d’abord à Chicago. Seulement pour une soirée. Je veux voir Constantine, enfin, sa tombe. »

Je hoche la tête. « Ça me fait plaisir.

— Maman m’a montré son avis de décès. C’est juste à la sortie de la ville. Et je partirai pour New York le lendemain matin.

— Dites à Constantine qu’Aibileen lui passe le bonjour. »

Elle rit. « Je suis inquiète. Je ne suis jamais allée à Chicago ni à New York. Je n’ai jamais pris l’avion. »

On reste un moment sans rien dire, en écoutant l’orage. Je pense à la première fois que Miss Skeeter est venue chez moi, et comme elle était mal à l’aise. Maintenant, j’ai l’impression qu’on est de la même famille.

« Avez-vous peur, Aibileen ? De ce qui pourrait arriver ? »

Je me tourne pour pas qu’elle voie mes yeux. « Ça va.

— Par moments, je me demande si ça valait la peine. S’il vous arrivait quelque chose… comment vivre avec cela, après, en sachant que c’était de ma faute ? » Elle met la main devant ses yeux, comme pour pas voir ce qu’elle imagine.

Je vais dans ma chambre et je prends le paquet du révérend Johnson. Elle enlève le papier et elle regarde le livre avec toutes les signatures. « Je voulais vous l’envoyer à New York, mais c’est mieux si vous l’avez maintenant.

— Je ne… je ne comprends pas. C’est pour moi ?

— Oui, ma’am. » Puis je lui répète le message du révérend, comme quoi elle fait partie de notre famille. « Rappelez-vous-en, Miss Skeeter, chacune de ces signatures veut dire que ça valait la peine. » Elle lit les remerciements, les petits mots que chacun a écrits, elle passe le doigt sur l’encre. Elle a des larmes plein les yeux.

« Je crois que Constantine serait fière de vous. »

Miss Skeeter sourit et je vois comme elle est jeune. Après tout ce qu’on a écrit, les heures qu’on a passées à travailler, la fatigue, l’inquiétude, j’avais plus vu depuis longtemps la jeune fille qu’elle est.

« Vous croyez que c’est bien ? Que je vous laisse au moment où tout est si…

— Allez à New York, Miss Skeeter, vivre votre vie. »

Elle sourit, elle cligne des yeux sur ses larmes et elle dit :

« Merci. »

 

Ce soir-là je réfléchis dans mon lit. Je suis tellement contente pour Miss Skeeter. J’ai des larmes qui me coulent sur les tempes et dans les oreilles, je l’imagine en train de marcher dans ces grandes avenues que j’ai vues à la télé, avec ses longs cheveux au vent. Il y a une partie de moi qui voudrait bien repartir à zéro elle aussi. La chronique sur le nettoyage, ça c’est nouveau. Mais je suis plus toute jeune, moi. Ma vie est presque faite.

Plus j’essaye de dormir, plus je sais que je fermerai pas l’œil de la nuit. J’entends toute la ville qui parle du livre et c’est comme un essaim d’abeilles géant. Comment dormir avec toutes ces abeilles ? Je pense à ce qui arriverait à Flora Lou si Miss Hilly disait pas partout que Niceville, c’est pas Jackson. Miss Hester la renverrait. Je pense, oh, Minny, tu as fait quelque chose de bien. Tu t’occupes de tout le monde sauf de toi. Je voudrais bien pouvoir te protéger !

Miss Hilly, j’ai l’impression qu’elle tient qu’à un fil. Il se passe pas de jour sans que quelqu’un dise qu’il sait que c’est elle qui a mangé cette tarte, et Miss Hilly continue à se bagarrer. Pour la première fois de ma vie, je me demande qui va sortir vainqueur de cette bagarre. Jusqu’à présent je disais toujours Miss Hilly, mais maintenant je sais plus. Elle pourrait bien perdre, cette fois.

J’arrive à dormir quelques heures avant le lever du jour. C’est drôle, mais à six heures quand je me lève, je me sens pas fatiguée. Je mets mon uniforme bien propre que j’ai lavé hier soir dans le bac à douche. Dans la cuisine, je bois un grand verre d’eau fraîche du robinet. J’éteins la lumière et au moment où je vais pour sortir, mon téléphone sonne. Seigneur, c’est bien tôt.

Je décroche et j’entends qu’on gémit.

« Minny ? C’est toi ? Qu’est-ce… ?

— Ils ont viré Leroy hier soir ! Leroy a voulu savoir pourquoi et le patron lui a répondu que c’était Mister William Holbrook qui lui avait demandé. Holbrook lui a dit que c’était à cause de sa négresse de femme, et Leroy est rentré et il a essayé de me tuer de ses propres mains ! » Minny arrive à peine à parler tellement elle s’étouffe. « Il a fait sortir les gosses et il m’a enfermée dans la salle de bains et il disait qu’il allait foutre le feu à la baraque avec moi dedans ! »

Mon Dieu, ça y est. Je mets la main sur ma bouche pour pas crier, je sens que je tombe dans ce trou noir qu’on a creusé pour nous-mêmes. Minny avait l’air si sûre d’elle ces dernières semaines, et maintenant…

« C’est cette sorcière ! elle hurle. Il va me tuer à cause d’elle !

— Où t’es maintenant, Minny ? Et les enfants ?

— À la station-service. Je me suis sauvée pieds nus. Les gosses ont couru chez les voisins… » Elle halète, elle a des hoquets, elle gronde. « Octavia va venir nous chercher. Elle a dit qu’elle arrivait en voiture le plus vite possible. »

Octavia habite à Canton, c’est à vingt minutes au nord, plus loin que la maison de Miss Celia. « Minny, je viens moi aussi…

— Non, mais raccroche pas, s’il te plaît. Reste avec moi en attendant qu’elle arrive.

— Et toi, t’as rien ? T’es pas blessée ?

— J’en peux plus, Aibileen. Je peux plus… » Elle se met à pleurer au téléphone.

C’est la première fois que j’entends Minny dire ça. Je respire un grand coup, je sais ce que je dois faire. J’entends exactement les mots dans ma tête, et c’est maintenant qu’elle pourra m’écouter, pieds nus et désespérée dans la cabine de la station-service. « Minny, écoute-moi. Tu risques pas de perdre ta place chez Miss Celia. C’est Mister Johnny lui-même qui te l’a dit. Et on va encore avoir de l’argent du livre. Miss Skeeter le sait depuis hier. Minny, écoute ce que je te dis. Il faut plus te laisser frapper par Leroy. »

Elle sanglote.

« Ça suffit, Minny. Tu m’entends ? Tu es libre. »

Petit à petit, elle arrête de pleurer. Bientôt c’est le silence. Si je l’entendais pas respirer je croirais qu’elle a raccroché. Je pense, s’il te plaît, Minny. S’il te plaît, c’est le moment de te sortir de là, ne le laisse pas passer.

Elle respire par à-coups. Mais elle dit : « J’entends, Aibileen.

— Je vais te rejoindre à la station-service et j’attendrai avec toi. Je préviens Miss Leefolt que je serai en retard ce matin.

— Non. Ma sœur… va bientôt arriver. On restera chez elle ce soir.

— Minny, c’est juste pour ce soir, ou… »

Elle soupire. « Non. J’en peux plus, je te dis. J’ai supporté ça assez longtemps. » Et je retrouve la Minny Jackson que je connais. Sa voix tremble, je sais qu’elle a peur, mais elle dit : « Que Dieu lui vienne en aide, il sait pas de quoi Minny Jackson est capable, Leroy. »

J’ai le cœur qui bat, tout d’un coup. « Minny, tu vas pas le tuer ! Tu te retrouverais en prison, là où Miss Hilly veut te mettre. »

Mon Dieu qu’il est long, qu’il est effrayant ce silence !

« Je vais pas le tuer, Aibileen. C’est promis. On va aller chez Octavia en attendant de trouver un endroit où habiter. »

Je reprends ma respiration.

« La voilà, elle dit. Je t’appelle ce soir. »

 

Quand j’arrive chez Miss Leefolt, c’est le silence dans la maison. Je pense que Tit’homme dort encore. Mae Mobley est déjà partie à l’école. Je pose mon sac dans la buanderie. La porte de la salle à manger est fermée et il fait frais dans la cuisine, c’est bien agréable.

Je mets le café en route et je récite une prière pour Minny. Elle pourra rester quelque temps chez sa sœur. Octavia a une ferme assez grande, à ce qu’elle m’a dit. Minny sera plus près de son travail, mais c’est loin des écoles des enfants. En tout cas ce qui compte, c’est que Minny reste loin de Leroy. Je l’avais jamais entendue dire qu’elle voulait le quitter et elle dit jamais les choses deux fois, Minny.

Je prépare un biberon pour Tit’homme. C’est à peine huit heures du matin et il me semble que ma journée est déjà finie. Mais je suis toujours pas fatiguée. Je sais pas pourquoi.

Je pousse la porte de la salle à manger, et qui je vois ? Miss Leefolt et Miss Hilly assises à la table toutes les deux du même côté, et qui me regardent.

Je reste plantée une seconde, mon biberon à la main. Miss Leefolt a encore ses rouleaux et son peignoir de bain bleu matelassé. Miss Hilly est déjà coiffée et maquillée dans son tailleur-pantalon écossais bleu. Elle a toujours ce vilain bouton rouge à la lèvre.

« Bonjour, je dis, et je me retourne pour sortir.

— Ross dort encore, dit Miss Hilly. C’est inutile d’y retourner. »

Je m’arrête et je regarde Miss Leefolt, mais elle a les yeux sur la drôle de fente en forme de L de sa table de salle à manger.

« Aibileen, dit Miss Hilly, et elle se passe la langue sur les lèvres. Quand vous avez rapporté mes couverts hier, il en manquait trois. Une fourchette et deux cuillères en argent. »

Je retiens ma respiration. « Attendez que… que j’aille voir dans la cuisine si j’en aurais pas laissé. » Je regarde Miss Leefolt pour savoir ce qu’elle veut que je fasse, mais elle quitte pas cette fente des yeux. Je sens un picotement glacé dans ma nuque.

« Vous savez aussi bien que moi que l’argenterie n’est pas dans la cuisine, Aibileen.

— Miss Leefolt, vous avez regardé dans le lit de Ross ? Il arrête pas de chiper des choses pour les cacher… »

Miss Hilly rit très fort. « Tu entends, Elizabeth ? Elle cherche à faire accuser un bébé ! »

Je réfléchis à toute allure. J’essaye de me rappeler si j’ai bien compté les couverts avant de les emballer. Il me semble. Seigneur, dis-moi qu’elle veut pas dire ce que j’ai entendu…

« Miss Leefolt, vous avez déjà regardé dans la cuisine ? Dans le placard à argenterie ? Miss Leefolt ? »

Mais elle me regarde toujours pas et je sais pas quoi faire. Je me doute pas encore que c’est grave. C’est peut-être pas le problème des couverts, c’est peut-être que Miss Leefolt a fini par lire le chapitre deux…

« Aibileen, dit Miss Hilly, vous pouvez encore me rapporter ces couverts aujourd’hui, sinon Elizabeth déposera plainte. »

Miss Leefolt regarde Miss Hilly et elle a l’air étonnée. Je me demande si elles s’y sont mises à deux ou si c’est Miss Hilly qui a eu cette idée toute seule.

« J’ai pas volé de couverts, Miss Leefolt », je dis, et rien que de m’entendre j’ai envie de partir en courant.

Miss Leefolt dit tout doucement : « Elle dit qu’elle ne les a pas, Hilly. »

Miss Hilly a même pas l’air d’entendre. Elle me regarde en levant les sourcils et elle dit : « C’est donc à moi de vous informer que vous êtes renvoyée, Aibileen. » Elle renifle. « Et je vais appeler la police. Ils me connaissent.

— Mamaaaan ! » crie Tit’homme dans son lit au fond du couloir. Miss Leefolt regarde derrière elle, puis Miss Hilly, comme si elle savait pas quoi faire. Je crois qu’elle pense déjà à ce que ça va être si elle a plus de bonne.

« Aaaaibiiii ! » crie Tit’homme, et il se met à pleurer.

« Aibi ! » crie une autre petite voix, et je comprends que Mae Mobley est là. Elle a pas dû aller à l’école aujourd’hui. Seigneur, je t’en prie, ne la laisse pas voir ça. Ne la laisse pas entendre ce que Miss Hilly dit de moi ! La porte s’ouvre dans le couloir et Mae Mobley entre. Elle nous regarde en clignant des yeux et elle tousse.

« Aibi, j’ai mal à la gorge !

— Je… je viens tout de suite, Baby. »

Mae Mobley se remet à tousser. Ça fait un vilain bruit, comme un chien qui aboie, et je sors dans le couloir, mais Miss Hilly dit : « Aibileen, restez où vous êtes. Elizabeth peut s’occuper de ses enfants. »

Miss Leefolt la regarde comme pour dire : « Je suis obligée ? », mais elle se lève et elle va dans le couloir. Elle emmène Mae Mobley dans la chambre de Tit’homme et referme la porte. Et nous voilà toutes les deux seules, Miss Hilly et moi.

Miss Hilly se renverse en arrière sur sa chaise et elle dit : « Je ne supporte pas les menteurs. »

J’ai le cœur qui bat. Je voudrais m’asseoir. « J’ai pas volé de couverts, Miss Hilly.

— Je ne parle pas des couverts, elle dit, en se penchant en avant. Elle chuchote, d’ailleurs, pour pas que Miss Leefolt l’entende. Il s’agit de ce que vous avez écrit au sujet d’Elizabeth. Elle ne se doute pas qu’on parle d’elle au chapitre deux et je suis une trop bonne amie pour le lui dire. Je ne pourrai peut-être pas vous envoyer en prison pour ce que vous avez écrit, mais je peux vous y envoyer pour vol. »

J’irai pas en prison. J’irai pas, c’est tout ce qui me vient à l’esprit.

« Et votre amie Minny ? Elle a une jolie surprise qui l’attend. J’ai appelé Johnny Foote pour lui dire de la renvoyer immédiatement. »

Je commence à y voir trouble. Je secoue la tête et je serre les poings.

« Johnny Foote et moi, nous sommes très proches, figurez-vous. Il écoute ce que je…

— Miss Hilly ! » je crie, bien fort et bien clair. Elle s’arrête. Ça doit bien faire dix ans qu’on lui a pas coupé la parole.

« Miss Hilly, je sais quelque chose sur vous, ne l’oubliez pas. »

Elle me regarde en clignant des yeux. Mais elle répond pas.

« Et à ce qu’on m’a dit, on a tout son temps pour écrire des lettres, en prison. » Je tremble. L’air que je respire est comme du feu. « Tout le temps d’écrire à tout Jackson la vérité sur vous. Et le papier est gratuit.

— Personne ne vous croira, négresse !

— Je sais pas… Il paraît que j’écris plutôt bien. »

Elle se touche le bouton avec le bout de la langue. Puis elle baisse les yeux.

Avant qu’elle ait dit autre chose, la porte du couloir s’ouvre et Mae Mobley se précipite vers moi en chemise de nuit. Elle sanglote et son petit bout de nez est rouge comme une rose. Sa maman a dû lui dire que je partais.

Seigneur, je prie, dis-moi qu’elle lui a pas répété les mensonges de Miss Hilly.

Baby Girl attrape ma jupe d’uniforme et elle veut plus la lâcher. Je pose la main sur son front. Elle est toute chaude de fièvre.

« Baby, il faut retourner te coucher.

— Nooonnn ! T’en va pas, Aibi ! »

Miss Leefolt sort de la chambre avec Tit’homme dans les bras. Elle fronce les sourcils.

Il sourit et il crie : « Aibi !

— Hé, Tit’homme… » Je suis tellement contente qu’il comprenne rien à ce qui se passe ! « Miss Leefolt, laissez-moi emmener Mae Mobley clans la cuisine et lui donner un médicament. Elle a vraiment beaucoup de fièvre. »

Miss Leefolt jette un coup d’œil à Miss Hilly, mais Miss Hilly reste les bras croisés, sans bouger. « D’accord, allez-y », dit Miss Leefolt.

Je prends la petite main brûlante de Baby Girl et je l’emmène dans la cuisine. Elle se remet à tousser avec ce bruit affreux. Je lui donne une aspirine pour bébé et du sirop contre la toux. Rien que d’être là avec moi, elle se calme un peu, mais les larmes continuent à couler sur sa frimousse.

Je l’installe sur le comptoir pendant que j’écrase la petite pilule rose, je mélange avec un peu de compote de pomme et je lui en donne une cuillerée. Elle l’avale et je vois que ça lui fait mal en passant. Je repousse les cheveux sur son front. Cette grosse mèche qu’elle a coupée avec ses ciseaux commence à repousser toute raide. Miss Leefolt, en ce moment, la regarde à peine.

Elle se remet à pleurer. « S’il te plaît Aibi, t’en va pas !

— Il le faut, baby. Je suis désolée. » Et c’est moi qui me mets à pleurer. Je voulais pas, ça va être encore plus dur pour elle, mais je peux plus m’arrêter.

« Pourquoi ? Pourquoi tu veux plus me voir ? Tu vas t’occuper d’une autre petite fille ? » Son petit front est tout plissé, comme quand sa maman lui crie dessus. Mon Dieu, j’ai le cœur qui saigne.

Je lui prends sa petite figure entre mes mains et je sens que la mauvaise chaleur diminue sur ses joues. « Non, Baby, c’est pas pour ça. C’est pas parce que je veux te quitter, mais… » Comment lui expliquer ? Je peux pas lui dire qu’on me renvoie, je veux pas qu’elle en veuille à sa maman, ça rendrait les choses encore plus difficiles entre elles deux. « Il est temps que je me retire. Tu es ma dernière petite fille », je dis, parce que c’est vrai, même si c’est pas moi qui l’ai voulu.

Je la laisse pleurer une minute contre ma poitrine, puis je lui caresse la figure. Je respire un grand coup et je prends ses mains pour les mettre sur ma figure.

« Baby Girl, je veux que tu te rappelles tout ce que je t’ai dit. Tu te rappelles ? »

Elle continue à pleurer doucement, mais le hoquet est passé. « De bien m’essuyer les fesses quand j’ai fini ?

— Non, Baby, les autres choses. Sur ce que tu es. »

Je plonge dans ses beaux yeux bruns et elle regarde dans les miens. Seigneur, ce regard, on dirait qu’elle a déjà vécu cent ans. Et je vous jure que je vois, tout au fond, la femme qu’elle sera. L’avenir, l’espace d’une seconde. Elle est grande et droite. Elle est fière. Elle est mieux coiffée. Et elle se rappelle les mots que j’ai mis dans sa tête. Comme on se rappelle quand on est une adulte.

Alors elle le dit, juste comme il fallait : « Tu es gentille, tu es intelligente. Tu es importante.

— Oh mon Dieu… » Je serre son petit corps contre moi. J’ai l’impression qu’elle vient de me faire un cadeau. « Merci, Baby Girl.

— De rien », elle répond, comme je lui ai appris. Puis elle appuie sa tête sur mon épaule et on reste comme ça un moment, à pleurer, jusqu’à ce que Miss Leefolt entre dans la cuisine.

« Aibileen, elle fait, très calme.

— Miss Leefolt, vous êtes… sûre que c’est bien ce que vous… » Miss Hilly arrive derrière elle et elle me fusille du regard. Miss Leefolt fait oui de la tête et elle a vraiment l’air coupable.

« Je suis désolée, Aibileen. Hilly, si tu veux… porter plainte, c’est à toi de décider. »

Miss Hilly renifle et elle dit : « Je ne perdrai pas de temps à ça. »

Miss Leefolt soupire comme si elle était soulagée. Nos regards se croisent pendant une seconde et je vois que Miss Hilly avait raison. Miss Leefolt se doute pas du tout que le chapitre deux est sur elle. Et même si elle avait une petite idée, elle l’avouerait jamais.

Je repousse gentiment Mae Mobley et elle me regarde, puis elle regarde sa maman avec ses yeux brillants de fièvre. On dirait qu’elle a peur des quinze années qu’elle va vivre maintenant. Mais elle soupire, comme si elle était trop fatiguée pour y penser. Je la remets sur ses pieds, je l’embrasse sur le front, mais elle tend encore les bras vers moi. Je suis obligée de m’écarter.

Je vais dans la buanderie prendre mon sac et mon manteau.

Je sors par-derrière, avec le bruit affreux de Mae Mobley qui s’est remise à crier et à pleurer. Je descends l’allée et je pleure moi aussi en pensant à Mae Mobley qui va tellement me manquer et en priant pour que sa maman arrive à l’aimer un peu plus et à lui montrer. Mais en même temps je sens que je suis libre, pour ainsi dire. Comme Minny. Plus libre que Miss Leefolt, qui est tellement enfermée dans sa tête qu’elle se reconnaît même pas quand elle se lit dans un livre. Et plus libre que Miss Hilly. Cette femme va passer le reste de son existence à faire croire aux gens que c’est pas elle qui a mangé la tarte. Je pense à Yule May qui est en prison. Parce que Miss Hilly, elle est dans sa propre prison, mais on peut dire qu’elle en a pris pour la vie.

Je marche sur le trottoir déjà brûlant à huit heures du matin en me demandant ce que je vais faire du reste de ma journée. Du reste de ma vie. Je pleure et je tremble, et une Blanche qui passe me regarde avec l’air étonné. Le journal va me payer dix dollars par semaine, et il y a l’argent du livre, et un peu plus à venir. Mais ça me suffira pas pour vivre jusqu’à la fin. Et je pourrai pas trouver une autre place comme bonne, pas avec Miss Hilly et Miss Leefolt qui me traitent de voleuse. Mae Mobley aura été ma dernière petite Blanche. Dire que je venais d’acheter un nouvel uniforme !

Le soleil brille, mais j’ai les yeux grands ouverts. J’attends à l’arrêt du bus comme je l’ai fait pendant quarante et quelques années. En une demi-heure ma vie… s’est terminée. Peut-être que je devrais continuer à écrire, pas seulement pour le journal, mais sur les gens que je connais et tout ce que j’ai vu et tout ce que j’ai fait. Je suis peut-être pas trop vieille pour m’y mettre. Je pense et je ris et je pleure en même temps. Parce qu’hier soir je me disais qu’il y aurait plus jamais rien de nouveau pour moi.