CHAPITRE 16
Un an après la mort de Treelore, à peu près, j’ai commencé à assister aux réunions de paroissiens à mon église. Au début, je pense, c’était pour passer le temps. Pour être moins seule le soir. Même si Shirley Boon m’énerve un peu avec son grand sourire de Madame Je-sais-tout. Minny, elle aime pas Shirley non plus, mais elle vient quand même parce que ça la sort de chez elle. Mais ce soir Benny a son asthme et elle sera pas là.
Ces derniers temps, on parle plus des droits civiques que de garder les rues propres ou de qui va s’occuper de la bourse aux vêtements. Il y a rien d’agressif, on discute, on prie. Mais depuis qu’on a tué Mr Evers, il y a une semaine, la colère gronde chez beaucoup de Noirs de cette ville. En particulier chez les jeunes, qui sont pas résignés et sont pas près de l’être. Il y a eu des rassemblements toute la semaine. On m’a dit que les gens étaient furieux, qu’ils criaient, qu’ils pleuraient. C’est la première fois que je reviens à l’église depuis le meurtre.
Je descends au sous-sol. D’habitude il y fait moins chaud qu’en haut, mais ce soir c’est pas le cas. Les gens mettent des glaçons dans leur café. Je regarde autour de moi si je connais quelqu’un, avec l’idée de demander à d’autres bonnes de venir nous aider pour le livre maintenant qu’on a feinté Miss Hilly, à ce qu’on dirait. Ça en fait déjà trente-cinq qui disent non et j’ai l’impression de vendre quelque chose que personne veut acheter. Quelque chose de gros et qui pue, comme Kiki Brown avec sa cire soi-disant parfumée au citron. Mais là où on se ressemble vraiment, avec Kiki, c’est que moi aussi je suis fière de ce que je vends. C’est plus fort que moi. On raconte des histoires qui ont besoin d’être racontées.
Je voudrais que Minny puisse m’aider. Elle sait s’y prendre pour embobiner le client. Mais on l’a décidé depuis le début, personne doit savoir que Minny est sur ce coup-là. C’est trop risqué pour sa famille. Par contre, on s’est mises d’accord pour dire que c’est avec Miss Skeeter. Personne voudrait marcher sans savoir qui est la Blanche, elles se demanderaient toutes si elles la connaissent ou si elles ont pas travaillé pour elle. Mais Miss Skeeter, elle peut pas se mettre en avant. Elles prendraient peur avant qu’elle ait ouvert la bouche. C’était donc à moi d’y aller, et il a pas fallu plus de cinq ou six bonnes pour que toutes les autres soient au courant et sachent ce que je vais leur demander avant que je sorte trois mots. Elle disent que ça vaut pas la peine. Elles me demandent pourquoi je prends des risques pareils alors qu’il peut rien en sortir de bon. Je crois que les gens commencent à se dire que cette brave Aibileen a fini par perdre la boule.
Toutes les chaises pliantes sont occupées ce soir. On est plus d’une cinquantaine, surtout des femmes.
« Assieds-toi à côté de moi, Aibileen, dit Bertrina Bessemer. Goldella, laisse ta chaise aux anciens. »
Goldella se lève en vitesse et me fait signe de m’asseoir. Bertrina, au moins, elle me traite pas comme si j’étais folle.
Je m’installe. Ce soir, Shirley Boon est assise et le diacre est debout devant nous. Il dit qu’il nous faut une séance de prière tranquille. Il parle de cicatrice, d’apaisement. Ça me fait plaisir. On ferme les yeux et le diacre nous emmène dans une prière pour Myrlie, pour ses fils. Il y en a qui murmurent, qui parlent doucement à Dieu, et une force tranquille remplit la salle, comme le bourdonnement des abeilles au-dessus du miel. Je dis mes prières pour moi-même. À la fin, je respire un grand coup et j’attends les autres. En rentrant chez moi, j’écrirai mes prières. Ça vaut le temps qu’on y passe.
Yule May, la bonne de Miss Hilly, est assise devant moi. On la reconnaît facilement, même de dos, avec ses cheveux magnifiques.
Il paraît qu’elle est instruite, qu’elle a presque fini la fac. C’est vrai qu’on a un tas de gens intelligents avec des diplômes d’université dans notre église. Des docteurs, des avocats, et Mr Cross, le propriétaire du Southern Times, le journal des Noirs qui sort une fois par semaine. Mais Yule May, c’est probablement la bonne la plus instruite de la paroisse. De la voir, ça me fait penser à tout ce qui va pas chez moi et que je dois corriger.
Le diacre rouvre les yeux et nous regarde très calmement. « Les prières que nous dis…
— Diacre Thoroughgood ! » crie une grosse voix en plein dans le silence. Je me retourne – tout le monde se retourne – et c’est Jessup, le petit-fils de Plantain Fidelia, debout sur le seuil. Il a vingt-deux ou vingt-trois ans, de grandes mains, et il serre les poings.
« On veut savoir que qu’on va faire pour ça ! »
Le diacre prend un air contrarié, comme si il avait déjà discuté avec Jessup. « Ce soir, nous allons élever nos prières vers le Seigneur. Nous marcherons pacifiquement dans les rues de Jackson mardi. Et en août, je vous emmènerai à Washington pour marcher avec le Dr King.
« Ça suffit pas ! dit Jessup, en se frappant la main de son poing. Ils lui ont tiré dans le dos, ils l’ont abattu comme un chien !
— Jessup ! » Le diacre lève la main. « Ce soir, on prie. Pour les siens. Pour les avocats qui s’occupent de l’affaire. Je comprends ta colère, mon fils, mais…
— On prie ? Vous croyez qu’on va se contenter de s’asseoir et de prier ? »
Il nous regarde tous sur nos chaises.
« Vous croyez tous que la prière va empêcher les Blancs de nous tuer ? »
Personne répond, même pas le diacre. Jessup se retourne et s’en va. On entend ses pas dans l’escalier, et quand il traverse l’église au-dessus de nous.
La salle est complètement silencieuse. Le diacre fixe quelque chose au-dessus de nos têtes. C’est bizarre. Thoroughgood n’est pas homme à ne pas vous regarder en face. Tout le monde a les yeux sur lui, tout le monde se demande ce qu’il pense qui fait qu’il peut pas nous regarder. Puis je vois Yule May qui secoue la tête, à peine, mais quand même, et je me dis que le diacre et Yule May sont en train de penser la même chose. Ils pensent à la question qu’a posée Jessup. Et Yule May, elle, elle y répond.
La réunion se termine à huit heures. Ceux qui ont des petits à la maison s’en vont, et les autres, on va se servir du café dans la pièce du fond. Ça parle pas beaucoup. Les gens sont calmes. Je prends mon élan et je vais rejoindre Yule devant le percolateur. Je veux juste me débarrasser de ce mensonge qui me colle et qui brûle comme une piqûre d’ortie. J’ai demandé à aucune autre pendant la réunion. Je passerai la pommade à personne, ce soir.
Yule May me salue de la tête et elle sourit poliment. Elle a dans les quarante ans, mais elle reste grande et mince avec une jolie silhouette, la taille bien prise dans son uniforme blanc. Elle porte toujours des boucles d’oreilles, des petits anneaux d’or.
« On m’a dit que les jumeaux iront à l’université de Tougaloo, l’an prochain ? Félicitations.
— J’espère. Il faut qu’on mette encore un peu d’argent de côté. Deux à la fois, c’est beaucoup.
— T’es allée à l’université toi-même, non ? »
Yule May hoche la tête. « À Jackson.
— Moi, j’ai adoré les études. Lire, écrire… sauf les maths. C’était pas mon truc. »
Yule May sourit. « Moi, c’était l’anglais ma matière préférée. L’écriture.
— J’écris… un peu, moi aussi. »
Yule May me regarde dans les yeux et je comprends qu’elle sait ce que je vais lui dire. Je vois en une seconde la honte qu’elle subit tous les jours en travaillant dans cette maison. Et la peur. Je suis trop gênée pour continuer.
Mais Yule May attend pas que je continue. « Je suis au courant de ce que vous faites avec cette amie de Miss Hilly.
— C’est bon, Yule May, je sais que tu peux pas…
— C’est… un risque que je ne peux pas prendre en ce moment. On est tout près d’avoir assez d’argent.
— Je comprends. » Je souris, pour qu’elle sache que je vais pas insister. Mais elle bouge pas.
« Les noms… Vous changez les noms, on m’a dit ? »
C’est la question qu’elles posent toutes, parce qu’elles veulent savoir.
« Bien sûr. Et aussi le nom de la ville. »
Elle regarde à ses pieds. « Donc, si je lui racontais mes histoires de bonne chez des Blancs, elle les écrirait ? Et elle les publierait ? »
Je hoche la tête. « Ce qu’on veut, c’est avoir toute sorte de témoignages. Avec les bonnes choses, et les mauvaises. On travaille avec… une autre bonne, en ce moment. »
Yule May se passe la langue sur les lèvres, comme si elle se voyait déjà en train de raconter sa vie de bonne chez Miss Hilly.
« Est-ce qu’on pourrait… en reparler ? Quand j’aurai un peu de temps ?
— Bien sûr », je dis, et je vois dans ses yeux qu’elle cherche pas seulement à être aimable.
— Excuse-moi, mais Henry et les garçons m’attendent. Je peux t’appeler ? Pour en parler discrètement ?
— N’importe quand. Quand tu voudras. »
Elle pose la main sur mon bras et me regarde encore une fois droit dans les yeux. J’arrive pas à y croire. C’est comme si elle attendait depuis longtemps que je lui demande.
Elle est déjà à la porte. Je reste encore une minute dans mon coin, à boire ce café trop chaud par la chaleur qu’il fait. Je ris et je baragouine toute seule, et tant pis si tout le monde me croit encore plus folle que je suis.