CHAPITRE 21
Nous sommes dans le petit salon, maman, papa et moi, et nous regardons la boîte métallique argentée fixée à la fenêtre. C’est gros comme un moteur de camion, étincelant de chromes, rutilant comme l’espoir des temps modernes. Le nom du fabricant figure dessus : Fedders.
« Qui sont-ils, ces Fedders ? demande maman. D’où viennent-ils ?
— Vas-y, tourne le bouton, Charlotte.
— Ah, je ne peux pas. C’est trop moche !
— Bon Dieu, maman, le Dr Neal a dit que tu en avais besoin. Recule. » Mes parents me fusillent du regard. Ils ne se doutent pas du soulagement que j’attends de cet appareil, comme ils ignorent que Stuart a rompu avec moi après le dîner chez les Whitworth, et qu’il ne se passe pas une minute sans que je sente cette blessure qui me consume. Il me semble que je pourrais prendre feu.
Je mets le bouton sur 1. Au-dessus de nos têtes, le lustre clignote. Le ventilateur monte lentement en puissance, comme s’il gravissait une pente. Je regarde quelques petites mèches qui se soulèvent sur la tête de maman.
« Oh, mon Dieu… » dit maman en fermant les yeux. Elle est très fatiguée ces derniers temps et son ulcère empire. Le Dr Neal a déclaré qu’en maintenant de la fraîcheur dans la maison on lui apporterait au moins un meilleur confort.
« Il n’est même pas au maximum », dis-je, et je mets le bouton sur 2. L’air souffle un peu plus fort, devient un peu plus frais et nous sourions tous les trois tandis que la sueur s’évapore sur nos fronts.
« Eh bien, essayons jusqu’au bout », dit papa. Il tourne jusqu’à 3, qui est le maximum, le plus froid, le plus merveilleux des réglages, et maman laisse fuser un petit rire. Nous sommes plantés devant la chose, la bouche ouverte comme prêts à la manger. La lumière retrouve toute son intensité, le vrombissement se fait plus fort, nos sourires s’élargissent, puis tout s’arrête d’un coup. Plus rien. L’obscurité.
« Que… mais que se passe-t-il ? » demande maman.
Papa regarde au plafond. Il va dans l’entrée. « Cet engin de malheur a fait sauter les plombs ! »
Maman s’évente la gorge avec son mouchoir. « Pour l’amour du ciel, Carlton, remets-le en marche ! »
J’entends pendant une heure papa et Jameso qui vont et viennent sur la véranda, actionnent des interrupteurs et ferraillent avec divers outils. La réparation effectuée, et après avoir écouté un laïus de papa nous recommandant de ne jamais régler l’appareil sur 3 sinon il ferait sauter toute la maison, maman et moi regardons une brume glacée recouvrir les fenêtres. Maman s’assoupit dans son fauteuil bleu après avoir tiré une couverture verte sur sa poitrine. J’attends qu’elle s’endorme en guettant le moment où son front se plisse tandis qu’elle se met à ronfler en sourdine. Je vais sur la pointe des pieds éteindre toutes les lampes, la télévision et tout ce que le rez-de-chaussée compte de dévoreurs de courant à l’exception du réfrigérateur. Je me mets devant la fenêtre, déboutonne mon chemisier, et tourne lentement le bouton jusqu’à 3. Je ne veux plus rien sentir. Je veux geler à l’intérieur. Que le froid me frappe directement au cœur.
Il se passe environ trois secondes avant que le compteur ne saute.
Pendant les deux semaines qui suivent, je me plonge dans le travail sur les entretiens. Je laisse ma machine à écrire sur la véranda arrière où je dors et travaille pratiquement toute la journée et une partie de la nuit. À travers le fin grillage, le jardin et les champs prennent un aspect brumeux. Je me retrouve par moments en train de contempler les champs, mais je ne suis pas là. Je suis dans les vieilles cuisines de Jackson avec les bonnes qui étouffent de chaleur et transpirent sous leur uniforme blanc. Je sens les petits corps des bébés blancs et leur respiration tout contre moi. Je ressens ce qu’a ressenti Constantine le jour où maman m’a ramenée de la clinique et m’a tendue à elle. Je laisse leurs souvenirs de Noires me sortir de mon existence misérable.
« Skeeter, voilà des semaines que nous sommes sans nouvelles de Stuart, me dit maman pour la énième fois. Vous n’êtes pas fâchés, n’est-ce pas ? »
Je rédige ma chronique de Miss Myrna. Après avoir eu trois mois d’avance, j’ai failli louper cette semaine la date limite de remise de la copie. « Il va bien, maman. Il n’est pas obligé d’appeler toutes les cinq minutes ! » Mais j’adoucis ma voix. Elle semble plus maigre de jour en jour. La vue de sa clavicule décharnée suffit à tempérer l’agacement que provoquent ses remarques. « Il voyage, maman, c’est tout. »
Cela paraît la calmer pour le moment et je dis la même chose à Elizabeth, comme à Hilly en y ajoutant quelques détails et en me pinçant le bras pour supporter son sourire insipide. Mais à moi-même, je ne sais que dire. Stuart a besoin d’« espace » et de « temps » comme s’il s’agissait de sciences physiques et non d’une relation humaine.
Aussi, plutôt que de m’apitoyer sur moi-même à longueur de journée, je travaille. Je tape. Je transpire. Qui aurait cru qu’un cœur brisé pouvait vous brûler à ce point ? Quand maman va se reposer dans son lit, j’approche mon fauteuil du climatiseur et je le contemple. En juillet, il se transforme en sanctuaire. Je surprends Pascagoula qui feint de passer le chiffon à poussière d’une main tout en offrant de l’autre ses tresses au courant d’air. Les climatiseurs ne sont pas tout à fait une invention récente, mais tous les magasins qui en ont un le signalent dans leur vitrine et dans leur publicité. Je fais une affichette pour la maison Phelan et l’accroche à la poignée de la porte d’entrée : MAISON CLIMATISÉE. Maman sourit, mais prétend qu’elle ne trouve pas ça drôle.
Un soir, l’un des rares où je suis à la maison, je m’attable pour dîner avec mes parents. Maman chipote dans son assiette. Elle a tenté tout l’après-midi de me cacher qu’elle vomissait. Elle se pince l’arête du nez pour lutter contre son mal de tête. « Je me disais que le 25, peut-être… ce serait trop tôt, à votre avis, pour les inviter ici ? » Je ne peux toujours pas me résoudre à lui dire que Stuart et moi avons rompu.
Mais je devine à son teint que maman est au plus mal ce soir. Elle est blême et je vois les efforts qu’il lui en coûte pour rester assise. Je lui prends la main. « Voyons… Je suis certaine que le 25 serait parfait, maman… » Elle sourit pour la première fois de la journée.
*
Aibileen, dans sa cuisine, sourit à la pile de feuilles posée sur la table. Trois centimètres d’épaisseur de texte en interligne double. Cela commence à ressembler à quelque chose qui pourrait être posé sur une étagère. Aibileen est aussi épuisée que moi, certainement plus, même, car elle travaille toute la journée et rentre chez elle chaque soir pour les entretiens.
« Regardez ça, dit-elle. C’est presque un livre ! »
Je hoche la tête, essaye de sourire, mais il reste beaucoup de travail. On est début août et, même si nous ne devons rendre le manuscrit qu’à la fin janvier, il nous reste cinq entretiens avant de finir. J’ai, avec l’aide d’Aibileen, mis en forme, raccourci et rédigé cinq chapitres dont celui de Minny, mais ils ont encore besoin d’être revus. Celui d’Aibileen, heureusement, est terminé. Il fait vingt et une pages. C’est simple, et magnifiquement écrit.
Il y a plusieurs dizaines de faux noms, de Blancs comme de Noirs, et par moments on a du mal à s’y retrouver. Depuis le début, Aibileen est Sarah Ross. Minny a choisi Gertrude Black pour une raison que j’ignore. J’ai choisi Anonyme, mais Elaine Stein ne le sait pas encore. Notre ville s’appelle Niceville, Mississippi, parce qu’elle n’existe pas, mais nous avons décidé qu’un véritable nom d’État susciterait plus d’intérêt. Et comme le Mississippi se trouve être le pire, nous nous sommes dit que son choix s’imposait.
Une petite brise entre par la fenêtre et les dernières feuilles de la pile se soulèvent. Nous plaquons la main dessus toutes les deux en même temps.
« Vous croyez… qu’elle voudra le publier ? demande Aibileen. Quand on aura fini ? »
Je voudrais sourire à Aibileen, me montrer confiante. « Je l’espère bien, dis-je, avec tout l’enthousiasme dont je suis capable. L’idée avait l’air de l’intéresser et elle… enfin, avec la marche qui doit avoir lieu et… »
J’entends ma propre voix qui baisse. Je ne sais absolument pas si Mrs Stein voudra publier cela. Mais ce que je sais, c’est que la responsabilité de ce travail repose sur mes épaules et que, je le vois à leur détermination, à leurs traits émaciés, les bonnes veulent que ce livre soit publié. Elles tremblent, elles regardent vers la porte toutes les cinq minutes de crainte d’être surprises à parler avec moi. Elles ont peur qu’on ne les frappe comme on a frappé le petit-fils de Louvenia, ou qu’on ne les abatte devant chez elles comme on a abattu Medgar Evers. Les risques qu’elles prennent prouvent qu’elles désirent être publiées et qu’elles le désirent ardemment.
Je ne me sens plus protégée sous prétexte que je suis blanche. Je jette souvent des regards en arrière quand je me rends en camionnette chez Aibileen. Le policier qui m’a arrêtée voici quelques mois est mon aide-mémoire : désormais, je suis une menace pour toutes les familles blanches de cette ville. Même si beaucoup de ces histoires sont belles, ce seront les autres qui retiendront leur attention. Elles leur échaufferont le sang et leur feront serrer les poings. Nous devons garder là-dessus un secret absolu.
J’ai fait exprès d’arriver cinq minutes en retard à la réunion de la Ligue, ce lundi soir. C’est la première depuis un mois : Hilly étant en vacances sur la côte, elle n’aurait jamais pris le risque de laisser une réunion se tenir sans elle. Elle est bronzée et fin prête pour présider. Elle tient son marteau comme une arme. Autour de moi, les femmes se sont assises et fument des cigarettes en les secouant au-dessus des cendriers posés sur le sol. Je ronge mes ongles pour me retenir d’en prendre une. Je ne fume plus depuis six jours.
Outre l’absence de cigarette entre mes doigts, les visages des femmes qui m’entourent me rendent nerveuse. J’en ai vite repéré sept qui ont un lien avec quelqu’un dans le livre, quand elles n’y figurent pas elles-mêmes. Je veux sortir d’ici au plus vite et me remettre au travail, mais deux longues et pénibles heures se passent avant que Hilly n’abatte enfin son marteau. À ce stade, elle semble elle-même fatiguée d’entendre sa propre voix.
Toutes se lèvent et s’étirent. Quelques-unes sortent aussitôt, pressées de rejoindre leurs maris. D’autres s’attardent – celles qui ont des cuisines pleines d’enfants et dont la bonne est repartie chez elle. Je me hâte de rassembler mes affaires, espérant que je n’aurai pas à parler à quiconque, en particulier à Hilly.
Mais avant que je n’aie pu m’échapper, Elizabeth croise mon regard et me fait signe. Je me sens coupable de ne pas être allée la voir. Elle s’agrippe au dossier d’une chaise pour se relever. Elle est enceinte de six mois et tient mal sur ses jambes à cause des tranquillisants qu’on lui fait prendre.
« Comment te sens-tu, Elizabeth ? »
Son corps est exactement le même, hormis le ventre énorme et dilaté. « Ça se passe mieux cette fois ?
— Non, mon Dieu, c’est affreux, et j’en ai encore pour trois mois ! »
Nous nous taisons toutes deux. Elizabeth laisse échapper un léger renvoi, jette un coup d’œil à sa montre. Puis elle ramasse son sac, prête à s’en aller, mais me prend soudain la main et dit en baissant la voix. « J’ai appris, pour Stuart et toi. Je suis vraiment désolée. »
Je baisse les yeux. Je ne m’étonne pas qu’elle sache, mais plutôt qu’il ait fallu aussi longtemps pour que tout le monde soit au courant. Je n’ai rien dit à quiconque, mais Stuart a sans doute parlé. Ce matin encore, j’ai dû mentir à maman et lui expliquer que les Whitworth ne seraient pas en ville le 25, jour où elle voulait les avoir. « Excuse-moi de ne pas te l’avoir dit, Elizabeth. Mais je n’aime pas en parler.
— Je comprends. Ah, zut, il faut que j’y aille, Raleigh est seul avec la petite, il est sûrement en train de piquer une crise. » Elle lance un dernier regard à Hilly. Hilly sourit et l’excuse d’un hochement de tête.
Je rassemble prestement mes notes et me dirige vers la sortie. À la seconde où je vais passer la porte, je m’entends appeler.
« Une seconde, tu veux bien, Skeeter ? »
Je soupire, me retourne et fais face à Hilly. Elle porte un ensemble marin bleu foncé, le genre de chose qu’on achète pour une gamine de cinq ans. Les plis bâillent autour de ses hanches comme un soufflet d’accordéon. La salle s’est vidée, il ne reste plus que nous.
« Si nous parlions de ceci, ma’am ? » Elle brandit la dernière Lettre et je devine ce qui va suivre.
« Je n’ai pas le temps. Ma mère est malade…
— Je t’ai dit il y a cinq mois de publier ma proposition de loi, et tu n’as toujours pas suivi mes instructions. »
Je la regarde, en proie à une colère aussi violente que soudaine. Tout ce que je refoule depuis des mois me remonte à la gorge.
« Je ne publierai pas cette proposition de loi. »
Elle soutient mon regard sans broncher. « Je veux la voir dans la Lettre avant les élections. » Elle pointe le doigt vers le plafond. « Sinon, j’en référerai à qui de droit, ma chère.
— Si tu essayes de me faire expulser de la Ligue, j’appellerai moi-même Genevieve von Hapsburg à New York », dis-je, d’une voix sifflante, car il se trouve que je connais cette Genevieve qu’elle admire beaucoup. C’est la plus jeune présidente de l’histoire de la Ligue, et peut-être la seule personne qui inspire de la crainte à Hilly. Mais Hilly ne semble pas prête à céder.
« Pour lui dire quoi, Skeeter ? Que tu ne fais pas ton boulot ? Que tu te promènes avec de la propagande des activistes noirs ? »
Je suis bien trop furieuse pour me laisser démonter par ces propos. « Tu vas me rendre ce que tu m’as pris, Hilly. Ça ne t’appartient pas.
— Bien sûr que je te l’ai pris. Tu n’as pas à avoir de telles choses sur toi. Si quelqu’un l’avait vu ?
— Qui es-tu pour me dire ce que je dois avoir ou ne pas…
— C’est mon devoir, Skeeter ! Tu sais aussi bien que moi que les gens n’achèteront même pas une tranche de quatre-quarts à une organisation qui accueille des intégrationnistes parmi ses membres !
— Hilly. » J’ai besoin de l’entendre le dire. « À qui va exactement cet argent, de toute façon ? »
Elle lève les yeux au ciel. « Aux enfants d’Afrique menacés par la famine. »
Je lui laisse le temps d’apprécier l’ironie de la chose : elle envoie de l’argent aux Noirs d’Afrique, mais pas dans notre propre ville. Mais je pense à autre chose. « Je vais appeler tout de suite Genevieve et je lui dirai quelle hypocrite tu es. »
Hilly se redresse. Je songe, une seconde, que j’ai peut-être fendu sa cuirasse avec ces mots. Mais elle se passe la langue sur les lèvres, prend bruyamment son inspiration et lâche : « Pas étonnant que Stuart Whitworth t’ait laissée tomber. »
Je serre les dents pour ne pas lui laisser voir l’effet de ces paroles sur moi. Mais à l’intérieur, je m’effondre lentement et inexorablement. Tout m’échappe et se désintègre. « Je veux récupérer ces textes, dis-je d’une voix tremblante.
— Alors, mets cette proposition de loi dans la Lettre. »
Je tourne les talons et sors, balance ma sacoche dans la Cadillac et allume une cigarette.
La lumière est éteinte chez maman quand j’arrive à la maison, et j’en suis soulagée. Je traverse le hall sur la pointe des pieds jusqu’à la véranda arrière et referme en douceur la porte-moustiquaire qui grince. Puis je m’assieds devant ma machine à écrire.
Mais je ne peux pas taper. Je regarde les minuscules carrés gris du grillage. Je les regarde si intensément que je passe au travers. Je sens quelque chose qui cède en moi. Je suis vaporeuse. Je suis folle. Et sourde. Sourde à ce téléphone imbécile qui reste muet.
Sourde à ma mère qui vomit quelque part dans la maison. À sa voix qui me parvient par la fenêtre ouverte : « Ça va, Carlton, c’est passé ! » J’entends tout et pourtant, je n’entends rien. Rien qu’un bourdonnement strident dans mes oreilles.
Je prends mon sac, en sors la proposition de loi de Hilly Holbrook. La feuille pend, déjà ramollie par l’humidité de l’air. Une mite se pose dans un angle et repart aussitôt, la poudre de ses ailes laissant une petite trace brune.
Je commence à taper les textes de la Lettre en frappant lentement, brutalement sur chaque touche : Sarah Shelby épouse Robert Pryor ; vous êtes invitées au défilé de vêtements d’enfants de Kathryn Simpson ; un thé en l’honneur de nos fidèles donateurs. Puis je tape la proposition de loi de Hilly. Je le mets en page deux, face aux photos des dernières activités de la Ligue. Là, chacun la verra après s’être admiré soi-même au cours de la kermesse d’été. Tout en tapant, je ne pense qu’à une chose : Et Constantine, que penserait-elle de moi ?