CHAPITRE 13

Pendant les deux semaines suivantes, nous occupons toutes les trois les mêmes sièges dans le petit salon chaleureux d’Aibileen. Minny pique des colères et se calme alternativement en racontant son histoire, puis met brutalement fin à l’entretien et repart encore plus furieuse qu’elle n’est arrivée. Je prends un maximum de notes.

À part sa fureur envers les Blancs, Minny aime bien parler de nourriture. « Alors, je commence par mettre les haricots verts, puis je lance la cuisson des côtes de porc parce que les côtes de porc, vous voyez, je les aime bien chaudes. »

Un jour, après avoir dit : « … j’avais un bébé blanc au bras, les haricots verts dans la marmite, et… » elle se tait soudain. Me regarde. Tape du pied.

« La moitié de ce que je raconte a rien à voir avec les droits des Noirs. C’est des trucs de tous les jours. » Elle m’examine de la tête aux pieds. « On dirait que c’est la vie, que vous écrivez. »

Mon stylo reste en suspens au-dessus de la feuille. Elle a raison. Je comprends que c’est exactement ce que je voulais. Je lui réponds : « J’espère bien. » Elle se lève et déclare qu’elle a d’autres choses à faire, et bien plus importantes, que de se soucier de ce que j’espère.

 

*

 

Le lendemain soir, alors que je travaille dans ma chambre, penchée sur la Corona, j’entends soudain maman qui monte l’escalier en toute hâte. Deux secondes plus tard, elle entre. « Eugenia », dit-elle à voix basse.

Je me lève si brusquement que ma chaise manque de tomber. J’essaie de cacher mon travail. « Oui ?

— Ne t’affole pas, mais il y a en bas un homme – très grand – qui te demande.

— Qui ?

— Il dit qu’il s’appelle Stuart Whitworth.

— Comment ?

— Il dit que vous avez passé une soirée ensemble il y a quelque temps, mais comment est-ce possible ? Je n’en savais rien !

— Bon Dieu !

— N’invoque pas le nom du Seigneur en vain, Eugenia Phelan. Mets plutôt un peu de rouge à lèvres.

— Crois-moi, maman, dis-je, en mettant tout de même du rouge à lèvres. Le Bon Dieu n’aimerait pas ça non plus. »

Je me brosse les cheveux, ils sont affreux. Je nettoie même les taches d’encre et de liquide correcteur sur mes mains et mes coudes. Mais je ne changerai pas de tenue, pas pour lui.

Maman m’examine rapidement dans ma salopette et la vieille chemise blanche de papa. « C’est un Whitworth de Greenwood ou un Whitworth de Natchez ?

— C’est le fils du sénateur. »

La mâchoire de maman tombe si brusquement qu’elle heurte son rang de perles. Je dévale l’escalier, passant devant notre galerie de portraits d’enfants. Il y a une série de photos de Carlton, dont certaines qui semblent dater d’avant-hier. Les photos de moi s’arrêtent à mes douze ans. « Maman, laisse-nous un peu seuls. » Je la regarde qui bat lentement en retraite vers sa chambre, avec un dernier coup d’œil en arrière avant de disparaître.

Je sors. Il est là. Trois mois après notre rencontre. Stuart Whitworth en personne, debout sur ma véranda en pantalon kaki, veste bleue et cravate rouge comme pour un dîner du dimanche.

Crétin.

« Que faites-vous ici ? » je ne souris pas. Pas à lui.

« Je… je passais.

— Ah. Je vous offre un verre ? À moins que vous ne préfériez toute la bouteille d’Old Kentucky ? »

Il se rembrunit. Il a le front et le nez rouges, comme quelqu’un qui travaille en plein soleil. « Écoutez, je sais que… qu’il y a déjà un certain temps, mais je suis venu vous faire mes excuses.

— Qui vous envoie ? Hilly ? » Il y a huit rocking-chairs inoccupés sur la véranda. Je ne lui propose pas de s’asseoir.

Il regarde le champ de coton sur lequel le soleil commence à descendre à l’ouest, plonge les mains dans ses poches comme un gamin de douze ans. « Je sais que j’ai été… grossier, ce soir-là, j’y ai beaucoup pensé depuis et… »

Je ris. Je suis gênée. Pourquoi venir me rappeler cela ?

« Écoutez, dit-il. J’avais dit cent fois à Hilly que je n’étais pas prêt pour sortir à nouveau avec une fille, quelle qu’elle soit. J’en étais même très loin… »

Je serre les dents. Je n’en reviens pas, mais les larmes me montent aux yeux ; c’était il y a des mois. Pourtant, je me souviens de l’humiliation que j’ai éprouvée à me sentir comme un produit de remplacement après m’être emballée de façon aussi ridicule. « Pourquoi êtes-vous venu, alors ?

— Je ne sais pas… » Il secoue la tête. « Vous savez comment c’est, avec Hilly. »

Je reste figée, à me demander ce qu’il veut. Il passe la main dans ses cheveux châtains. Il a l’air fatigué.

Je regarde ailleurs parce qu’il est plutôt mignon avec ses airs de petit garçon et ce n’est pas le moment d’avoir ce genre d’idées. Je veux qu’il s’en aille – je ne veux plus de ces sentiments-là, c’est trop affreux. Mais je m’entends demander : « Qu’entendez-vous par « je n’étais pas prêt » ?

— Je n’étais pas prêt, c’est tout. Pas après ce qui m’était arrivé. »

Je le regarde. « Vous voulez que je devine ?

— Avec Patricia van Devender. On s’était fiancés l’année dernière, et… Je croyais que vous étiez au courant. »

Il se laisse tomber dans un rocking-chair. Je ne m’assieds pas à côté de lui. Mais je ne lui demande pas de s’en aller non plus.

« Quoi, elle vous a laissé tomber pour un autre ?

— Ah ! » Il baisse les yeux, se prend la tête à deux mains et murmure : « Si ce n’était que ça. »

Je me retiens pour ne pas lui dire ce que j’ai sur le bout de la langue, à savoir qu’il méritait certainement ce qu’elle lui a infligé, mais il fait vraiment peine à voir. Maintenant que son côté hâbleur, buveur et grande gueule a disparu, je me demande s’il est toujours aussi pitoyable.

« On sortait ensemble depuis l’âge de quinze ans. Vous savez ce que c’est, quand on est resté aussi longtemps avec quelqu’un. »

En tout cas, je ne sais pas pourquoi j’accepte d’écouter cela, sinon parce que je n’ai rien à perdre. « À vrai dire, je l’ignore. Je ne suis jamais restée longtemps avec quiconque. »

Il me regarde, et il a une sorte de rire. « Eh bien, ça doit être ça, alors.

— Quoi, « ça » ?

— Vous êtes… différente. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui dise exactement ce qu’il pense. Aucune fille, en tout cas.

— Croyez-moi, j’aurais pu en dire beaucoup plus. »

Il soupire. « Quand j’ai vu votre visage, là-bas, dans la camionnette… Je ne suis pas celui que vous croyez. Je ne suis pas ce pauvre type. »

Je regarde ailleurs, gênée. Je commence à comprendre ce qu’il voulait dire : que si je suis différente, ce n’est pas forcément au sens d’anormale, comme une géante. Mais peut-être dans le bon sens.

« Je suis venu voir si vous accepteriez de m’accompagner en ville pour dîner. On pourrait discuter, dit-il, et il se lève. On pourrait… je ne sais pas, moi, on pourrait s’écouter l’un l’autre, cette fois. »

Je ne bouge pas, sous le choc. Il me fixe de ses yeux bleu clair comme s’il attendait vraiment quelque chose de ma réponse. Je reprends ma respiration, prête à dire oui – pourquoi refuserais-je ? –, et il attend en se mordant la lèvre inférieure.

Puis je me rappelle la façon dont il m’a traitée comme une moins que rien. Au point de se saouler à mort tellement il se sentait mal avec moi. Je l’entends encore me dire que je sentais l’engrais. Il m’a fallu trois mois pour oublier ce moment.

« Non, dis-je, d’une traite. Merci. Une soirée avec vous ? Je ne peux rien imaginer de pire. »

Il hoche la tête, regarde ses pieds. Puis il descend les marches de la véranda.

« Je regrette. » La portière de sa voiture est restée ouverte. « C’est ce que j’étais venu dire. Eh bien, c’est fait. »

Je suis debout sur la véranda et j’écoute les bruits du soir, le crissement du gravier sous les pas de Stuart, les chiens qui vont et viennent dans le demi-jour. Je pense à Charles Gray, à qui je dois le premier et unique baiser de mon existence. Je me rappelle comment je l’avais repoussé, avec le sentiment confus que ce baiser ne m’était pas destiné.

Stuart entre dans la voiture et la portière claque. La vitre est descendue. Mais il garde les yeux baissés.

Je lance : « Laissez-moi une minute, je vais passer un pull ! »

 

On ne nous dit pas, à nous les filles qui ne sortons jamais avec des garçons, que le souvenir peut être aussi délicieux que ce qui s’est réellement passé. Maman grimpe jusqu’au troisième étage et se campe à côté de mon lit, me dominant de toute sa hauteur, mais je fais semblant de dormir. Parce que je veux me souvenir encore un peu.

Hier soir, nous sommes allés au Robert E. Lee pour dîner. J’avais passé un petit pull bleu pâle et une jupe blanche moulante. J’avais laissé maman me brosser les cheveux avec des gestes fébriles tandis que les instructions pleuvaient.

« Et n’oublie pas de sourire. Les hommes n’aiment pas les filles qui ont tout le temps l’air de broyer du noir, et ne t’assieds pas comme une Indienne sous sa tente, croise les…

— Attends. Les jambes ou les chevilles ?

— Les chevilles. Tu as donc tout oublié des cours de savoir-vivre de Mr Rheimer ? Et n’aie pas peur de lui mentir, dis-lui que tu vas tous les dimanches à l’église, et surtout, ne croque pas les glaçons quand tu bois, c’est affreux. Ah, et si la conversation retombe, parle-lui de ton cousin qui est conseiller municipal à Kosciusko. »

Tout en brossant et aplatissant, brossant et aplatissant, maman ne cessait de me demander comment j’avais fait sa connaissance et ce qui s’était passé à notre premier rendez-vous, mais j’ai réussi à lui échapper et à filer dans l’escalier, en proie à mes propres inquiétudes et à ma propre nervosité. Quand Stuart et moi sommes arrivés à l’hôtel et nous sommes assis en dépliant les serviettes sur nos genoux, le serveur nous a annoncé qu’ils ne tarderaient pas à fermer. On pouvait seulement nous servir un dessert.

« Qu’est-ce qui vous ferait plaisir, Skeeter ? » m’a demandé Stuart et je me suis crispée, espérant qu’il n’avait pas l’intention de se saouler à nouveau.

« Un Coca avec des glaçons.

— Non, a-t-il dit en souriant. Je veux dire… dans la vie. Qu’attendez-vous ? »

J’ai poussé un profond soupir, sachant ce que maman m’aurait conseillé de répondre : avoir de beaux enfants pleins de santé, m’occuper de mon mari, une cuisine bien équipée pour préparer des repas sains et néanmoins savoureux. « Je veux être écrivain, ai-je répondu. Journaliste. Romancière, peut-être. Ou les deux. »

Il m’a regardée droit dans les yeux.

« J’aime ça, a-t-il dit, et il a continué à me regarder. J’ai beaucoup pensé à vous. Vous êtes intelligente, vous êtes jolie, vous êtes… » Sourire. « Grande. »

Jolie ?

Nous avons mangé des soufflés à la fraise et bu un verre de chablis chacun. Il m’a expliqué comment on faisait pour détecter du pétrole sous un champ de coton et je lui ai dit que la réceptionniste et moi étions les seules femmes à travailler pour le journal.

« J’espère que vous écrivez quelque chose de vraiment bien. Quelque chose… qui vous tient à cœur.

— Merci. Je… je l’espère aussi. » Je n’ai pas parlé d’Aibileen ni de Mrs Stein.

J’avais rarement eu l’occasion de regarder de près un visage d’homme. J’ai remarqué qu’il avait la peau plus épaisse que la mienne et d’une belle couleur pain brûlé ; les poils blonds et drus semblaient pousser à vue d’œil sur ses joues et sur son menton.

Il sentait l’amidon. La résine de pin, plutôt. Et il n’avait pas du tout le nez pointu.

Le serveur bâillait dans un coin de la salle, mais nous l’avons ignoré et sommes restés encore un peu pour discuter. Et j’en étais à regretter d’avoir pris un bain le matin sans me laver les cheveux et à me dire avec un immense soulagement qu’au moins je m’étais brossé les dents, quand soudain il m’a embrassée, lentement, à pleine bouche, et mon corps tout entier – ma peau, ma clavicule, mes genoux, absolument tout en moi – s’est éclairé.

 

Un lundi après-midi, quelques semaines après ma soirée avec Stuart, je passe à la bibliothèque avant la réunion de la Ligue. À l’intérieur, ça sent l’école – ennui, colle, produit désinfectant. Je suis venue chercher des livres pour Aibileen et essayer de savoir si quelqu’un avait déjà écrit quelque chose sur la condition des bonnes.

« Tiens ! Skeeter ! »

Seigneur. C’est Susie Pernell. Au lycée, on aurait pu l’élire Miss Commère. « Salut… Susie. Qu’est-ce que tu fais ici ?

— Je travaille pour la commission lecture de la Ligue. Tu ne te rappelais pas ? Tu devrais vraiment t’y mettre toi aussi, Skeeter, on s’amuse bien ! On doit lire les derniers magazines et les derniers dossiers et on plastifie même les cartes de bibliothèque ! » Elle pose devant l’énorme appareil comme si elle animait une émission de télé-achat.

« C’est formidable.

— Alors, qu’est-ce que je peux vous proposer, ma’am ? Nous avons des romans policiers, des romans d’amour, une série Apprenez à vous maquiller, Apprenez à vous coiffer, etc. » Elle se tait un instant, sourit. « Comment cultiver ses rosiers, réussir son jardin, décorer son intérieur…

— Je veux simplement jeter un coup d’œil, merci. » Je me sauve, je préfère me débrouiller toute seule. Pas question de lui dire ce que je cherche. Je l’entends déjà chuchoter dans les réunions de la Ligue, je savais qu’il y avait quelque chose de pas catholique chez cette Skeeter Phelan, rien qu’à sa façon de chercher des livres sur les Noirs…

J’épluche les fiches rangées dans les boîtes, parcours les rayonnages, mais ne trouve rien sur les domestiques. Au rayon des ouvrages documentaires, je tombe sur Frederick Douglass, un esclave américain. Je le prends, très contente de pouvoir l’apporter à Aibileen, mais je m’aperçois en l’ouvrant que la partie centrale a été arrachée. Et quelqu’un a écrit LIVRE DE NÈGRE au stylo sur la page de garde. Je suis moins choquée par les mots que par l’écriture, qui est visiblement celle d’un gamin. Je jette un coup d’œil autour de moi et fourre le livre dans ma sacoche. Mieux vaut cela, me semble-t-il, que de le remettre sur l’étagère.

Dans la salle consacrée à l’histoire du Mississippi, je cherche quelque chose qui évoque de près ou de loin les relations interraciales. Je ne trouve que des ouvrages sur la guerre de Sécession, des cartes et de vieux annuaires téléphoniques. Je me dresse sur la pointe des pieds pour inspecter la plus haute étagère et j’aperçois une plaquette posée en travers du Mississippi River Valley Flood Index. Une personne de taille normale ne l’aurait pas vue. C’est une mince plaquette imprimée sur du papier pelure qui rebique, retenu par des agrafes. On lit sur la couverture Recueil des lois Jim Crow pour le Sud. Je l’ouvre à la première page et le papier crisse sous mes doigts.

Il s’agit simplement d’une liste de lois fixant ce que les Noirs peuvent faire et ne pas faire dans une série d’États du Sud. Je parcours la première page, stupéfaite de trouver cela ici. Les lois n’ont rien de menaçant ni d’amical. Elles sont purement factuelles :

Nul ne doit demander à une femme blanche d’exercer le métier d’infirmière dans un pavillon ou dans une salle où se trouvent des hommes noirs.

 

Il est illégal pour une personne de race blanche d’épouser une personne de race noire. Tout mariage contrevenant à cette loi sera déclaré nul.

Aucun coiffeur de race noire ne peut coiffer des filles ou des femmes de race blanche.

Le préposé aux inhumations ne doit pas enterrer de personnes de race noire dans un terrain servant à l’inhumation de personnes de race blanche.

Les livres ne doivent pas être échangés entre écoles blanches et écoles noires, mais continuer à servir à la race qui les a utilisés en premier.

 

Je lis rapidement quatre pages, stupéfaite par le nombre de lois qui n’existent que pour nous séparer. Les Noirs et les Blancs n’ont pas le droit de boire aux mêmes fontaines, de fréquenter les mêmes salles de cinéma, les mêmes toilettes publiques, les mêmes terrains de jeux, les mêmes cabines téléphoniques, les mêmes spectacles de cirque. Les Noirs n’ont pas le droit d’entrer dans la même pharmacie que moi ou d’acheter des timbres au même guichet. Je pense à Constantine, le jour où mes parents l’avaient emmenée à Memphis avec nous. La route avait presque disparu sous l’inondation, mais il avait fallu continuer coûte que coûte parce que nous savions qu’aucun hôtel ne voudrait l’accepter. Et je me souviens que personne, dans la voiture, ne s’était décidé à le dire. Nous connaissons tous ces lois, nous vivons ici, mais nous n’en parlons jamais. C’est la première fois que je les vois écrites.

Buffets de fêtes, foires, tables de billard, hôpitaux… Je dois lire deux fois l’article 47, tant il paraît absurde :

 

La direction devra maintenir un bâtiment séparé sur un terrain séparé pour l’instruction de toutes les personnes aveugles de race noire.

 

Après quelques minutes, je cesse de lire et je m’apprête à remettre la plaquette en place, en me disant que je n’écris pas un livre sur la législation dans les États du Sud et que c’est une perte de temps. Mais soudain je me rends compte, comme si quelque chose cédait dans mon esprit, que rien ne sépare ces lois de la volonté de Hilly de construire des toilettes pour Aibileen dans le garage, sinon les dix minutes nécessaires pour apposer quelques signatures au bas d’un document dans la capitale de l’État.

Je vois sur la dernière page la mention Propriété de la bibliothèque de Droit du Mississippi. Quelqu’un s’est trompé et a rapporté cette plaquette au mauvais endroit. Je griffonne ma révélation sur un bout de papier que je glisse entre les pages : Jim Crow ou la proposition de loi de Hilly pour des toilettes séparées, quelle différence ? et je fourre la plaquette dans ma sacoche. À l’autre extrémité de la salle, Susie éternue derrière son bureau.

Je fonce vers la sortie. J’ai une réunion de la Ligue dans dix minutes. Je salue Susie d’un sourire un peu trop amical. Elle parle au téléphone, à voix basse. J’ai l’impression que les livres volés, dans mon sac, dégagent de la chaleur.

« Skeeter ! appelle Susie, avec des yeux comme des soucoupes, c’est vrai ce qu’on m’a dit, que tu étais sortie avec Stuart Whitworth ? » Elle appuie un peu trop sur le tu pour que je continue à sourire. Je fais celle qui n’a rien entendu et me hâte de sortir. Le soleil brille. Je n’avais jamais rien volé de toute mon existence. Je ne suis pas mécontente de l’avoir fait au nez et à la barbe de Susie Pernell.

 

Mes amies et moi avons toutes notre place de prédilection. Elizabeth, penchée sur sa machine à coudre, s’efforce de faire de sa vie un vêtement de confection sans coutures apparentes. Je tape à la machine des phrases bien senties que je n’aurais jamais le culot de prononcer à haute voix. Et Hilly, sur une estrade, explique à soixante-cinq femmes que trois boîtes par personne ne suffiront pas à rassasier tous ces PEAA – traduisez pauvres enfants africains affamés. Mary Joline Walker, toutefois, trouve que trois, c’est beaucoup.

« Et ça ne coûte pas un peu cher, d’expédier ces conserves jusqu’en Éthiopie à l’autre bout du monde ? demande Mary Joline. Il ne serait pas plus raisonnable d’envoyer un chèque, tout simplement ? »

La séance n’est pas encore ouverte officiellement, mais Hilly est déjà sur son podium, une lueur d’excitation dans le regard.

Ce n’est pas l’heure habituelle de nos soirées, mais une séance exceptionnelle convoquée par elle. En juin, nombre de membres quittent Jackson pour les vacances d’été. Elle va devoir faire confiance à toute une ville pour fonctionner correctement en son absence, et ce ne sera pas facile.

Hilly lève les yeux au ciel. « On ne peut pas donner d’argent à ces tribus, Mary Joline. La chaîne des Jitney 14 n’a pas de magasins d’alimentation dans le désert ! Et comment saurions-nous s’ils donnent à manger à leurs enfants avec ce qu’on leur enverrait ? Ils seraient capables de prendre notre argent pour s’offrir un tatouage satanique sous la tente du prêtre vaudou du coin !

— Bon… » Mary Joline bat en retraite. Ses traits se sont décomposés, elle a soudain la tête de quelqu’un qui émerge d’un lavage de cerveau. « Je suppose que tu sais mieux que moi ce qu’il faut faire, Hilly. » C’est ce regard qui tue qui fait le succès de Hilly comme présidente de Ligue.

Je me fraie un chemin à travers la salle pleine à craquer et une sensation de chaleur m’accompagne comme si on braquait un projecteur sur ma tête pour attirer l’attention générale. Autour de moi on mange des gâteaux, on fume des cigarettes, on boit des sodas basses calories. Toutes ces femmes sont à peu près du même âge que moi. J’en vois qui discutent à voix basse en me lançant des regards en coin.

« Skeeter, dit Liza Presley au moment où je passe devant les pichets de café, on m’a dit que tu étais au restaurant du Robert E. Lee la semaine dernière ?

— C’est vrai ? Tu sors vraiment avec Stuart Whitworth ? » enchaîne Frances Greenbow.

La plupart du temps, ces questions sont plutôt amicales, contrairement à celle de Susie à la bibliothèque. J’essaie tout de même de ne pas penser que lorsqu’une fille comme les autres sort avec un garçon, c’est de l’information, mais quand il s’agit de Skeeter Phelan, cela devient un événement.

C’est pourtant vrai. Je sors avec Stuart Whitworth, et depuis trois semaines maintenant. Deux fois au Robert E. Lee si on compte le désastre du premier soir, et trois fois sur ma véranda pour prendre un verre avant qu’il ne reparte chez lui à Vicksburg. Mon père est même resté jusqu’à huit heures pour bavarder avec lui. « Bonsoir, mon garçon. Vous direz au sénateur qu’on a été très contents qu’il démolisse cette taxe sur la propriété agricole. » Et Maman ne cesse de trembler, partagée entre la terreur que je gâche tout et le bonheur de constater que, finalement, j’aime les hommes.

Le projecteur blanc de l’étonnement général me suit tandis que je rejoins Hilly.

« Quand allez-vous vous revoir ? » C’est Elizabeth, maintenant, qui m’interroge en tordant une serviette de table, les yeux écarquillés comme si elle voyait un accident de voiture. « Il te l’a dit ?

— Demain soir. Dès qu’il pourra venir.

— Bien. » Hilly a le sourire d’un gros gamin devant les cornets de glace dans la vitrine de Seale-Lily. Le bouton qui retient la veste de son tailleur rouge menace de craquer sous la pression. « On pourrait sortir à quatre, alors ? »

Je ne réponds pas. Je ne veux pas d’Hilly et William avec nous. Je veux rester tranquille avec Stuart, tandis qu’il me regarde, et moi seulement. Il a par deux fois, alors que nous étions seuls, repoussé en arrière la mèche qui me tombait sur les yeux. Il ne repoussera plus ma mèche s’ils sont là.

« William appellera Stuart ce soir. Allons au cinéma ensemble !

— D’accord, dis-je dans un soupir.

— Je meurs d’envie de voir Un monde fou, fou, fou, fou. C’est certainement très drôle ! dit Hilly. Allons-y tous les quatre, toi et moi, et William et Stuart. »

Cette façon de regrouper les noms me paraît suspecte. Comme s’il s’agissait d’assembler William et Stuart plutôt que Stuart et moi. D’accord, je fais de la paranoïa. Mais je suis tout le temps sur mes gardes en ce moment. Il y a deux soirs, un policier m’a arrêtée sitôt franchi le pont du quartier noir. Il a inspecté la cabine de la camionnette avec sa torche, en arrêtant le faisceau sur la grande sacoche rouge. Il a voulu voir mon permis de conduire et m’a demandé où j’allais. « J’apporte un chèque à ma bonne… Constantine. J’ai oublié de la payer. » Un autre policier s’est arrêté à son tour et s’est approché de la portière. « Pourquoi m’avez-vous arrêtée ? ai-je demandé, d’une voix un peu trop stridente. Il s’est passé quelque chose ? » J’avais le cœur qui cognait dans ma poitrine. Allaient-ils fouiller mon sac ?

« Des petites ordures de Yankees viennent semer le trouble. Mais on va les attraper, ma’am, a répondu le policier, en caressant sa matraque. Faites ce que vous avez à faire, et évitez de revenir par ici. »

En arrivant dans la rue d’Aibileen, je me suis garée plus loin de chez elle que d’habitude. J’ai contourné la maison pour entrer par l’arrière et éviter de me montrer sur le porche. Je tremblais tellement pendant la première heure que j’avais du mal à lire les questions que j’avais préparées pour Minny.

Hilly frappe du marteau pour annoncer la fin imminente de la réunion. Je retourne à mon siège, m’assieds avec la sacoche sur les genoux. Je la tâte à la recherche de la plaquette des lois Jim Crow que j’ai dérobée à la bibliothèque. La sacoche, en fait, contient tout le travail que nous avons fait – les témoignages d’Aibileen et de Minny, le cahier avec le plan des questions, une liste des bonnes à contacter, une réponse cinglante et jamais postée à la proposition de loi de Hilly sur les toilettes – tout ce que je ne peux pas laisser chez moi de peur que maman ne vienne fouiller dans mes affaires. Je garde le tout dans une pochette à fermeture éclair qui fait une bosse à travers la toile du sac.

« Skeeter, ce pantalon en popeline est absolument ravissant. Pourquoi ne l’avais-je jamais vu ? » s’exclame Caroll Ringer, assise quelques chaises plus loin. Je lève les yeux et lui souris en pensant Parce que je n’ose pas plus que toi porter de vieux vêtements aux réunions. Maman me harcèle depuis des années avec ces histoires de chiffons, et elles m’agacent toujours autant.

Je sens qu’on me touche l’épaule, me retourne et vois Hilly qui plonge la main dans mon sac, le doigt pointé sur la plaquette. « As-tu tes notes pour la Lettre de la semaine prochaine ? C’est ça ? »

Je ne l’ai même pas vue approcher.

« Non, attends ! dis-je, en repoussant la plaquette dans mes papiers. J’ai besoin de… j’ai quelque chose à corriger. Je vais te les apporter. »

Je respire.

Sur le podium, Hilly consulte sa montre, joue avec le marteau comme si elle mourait d’envie de s’en servir. Je glisse la sacoche sous mon siège. La réunion commence enfin.

Je note les rendez-vous de la Ligue, les noms de celles qui sont en retard de cotisation, de celles qui n’ont pas encore apporté leurs boîtes de conserve. Le calendrier des activités est plein de réunions de commissions et de fêtes de naissance, et je m’agite sur ma chaise en bois, en espérant que la réunion s’achève bientôt. Je dois rapporter la voiture à mère avant trois heures.

Il est déjà moins le quart lorsque, une heure et demie plus tard, je rejoins en courant la Cadillac. On va me regarder comme une mauvaise élève pour m’être éclipsée avant la fin, mais qu’y a-t-il de pire, le courroux de maman ou celui de Hilly ?

 

J’arrive à la maison avec cinq minutes d’avance, en fredonnant Love Me Do, et en pensant que je devrais m’offrir une jupe courte comme celle que portait Jenny Foushee aujourd’hui. Elle m’a dit qu’elle l’avait achetée à New York chez Bergdorf Goodman. Maman risque de se trouver mal si elle me voit arriver avec une jupe au-dessus du genou, samedi, quand Stuart viendra me chercher.

Je crie dans l’entrée : « Maman, je suis là ! »

Je prends un Coca dans le frigo, je souris, je soupire, je me sens bien, je me sens forte. Je me dirige vers la porte pour prendre ma sacoche, prête à rédiger les dernières histoires de Minny. Je devine qu’elle brûle de parler de Celia Foote, mais elle s’arrête toujours in extremis et change de sujet. Le téléphone sonne et je décroche, mais c’est pour Pascagoula. Je note un message sur le cahier. De la part de Yule May, la bonne de Hilly.

« Au revoir, Yule May, dis-je, tout en pensant que nous sommes décidément dans une petite ville. Je le lui dirai dès son retour. »

Je m’adosse un instant au comptoir. Je voudrais tant que Constantine soit ici, comme avant. Je voudrais tant lui parler, partager avec elle chaque instant de mes journées !

Je pousse encore un soupir, achève mon Coca et vais chercher la sacoche. Elle n’est pas là. Je sors pour regarder dans la voiture, mais elle n’y est pas non plus. Allons bon. Je réfléchis et me dirige vers l’escalier. Je me sens plus jaune que rose, soudain. Suis-je déjà montée ? J’inspecte ma chambre, en vain. Je reste plantée au centre de la pièce silencieuse tandis que la panique remonte le long de mon épine dorsale. Il y a tout dans cette sacoche.

Je pense Maman ! et dévale les marches pour regarder dans le petit salon. Et je comprends soudain que ce n’est pas elle qui l’a : la réponse vient de jaillir à mon esprit, et tout mon corps en est paralysé. J’ai laissé la sacoche au siège de la Ligue. Je ne pensais qu’à ramener sa voiture à maman. Et quand le téléphone se met à sonner contre le mur, je sais déjà que c’est Hilly qui appelle.

J’arrache le récepteur à son support. Maman me lance un au revoir sur le seuil de la maison.

« Allô ?

— Comment as-tu fait pour oublier ce truc qui pèse si lourd ? » demande Hilly. Fouiller dans les affaires des autres ne lui pose aucun problème. À vrai dire, elle adore ça.

Je crie à travers la cuisine : « Maman, attends une seconde !

— Pour l’amour du ciel, Skeeter, qu’est-ce qu’il y a là-dedans ? » demande Hilly. Il faut absolument que je rattrape maman, mais la voix de Hilly est étouffée, comme si elle était déjà penchée pour ouvrir la sacoche.

« Rien ! Seulement… toutes les lettres à Miss Myrna, tu sais.

— Eh bien, je l’ai rapportée chez moi. Viens la récupérer quand tu pourras. »

Dehors, maman fait ronfler le moteur.

« Merci de… Garde-la-moi. J’arrive dès que possible. »

Je me précipite dehors, mais maman est déjà dans l’allée. Je cherche la vieille camionnette des yeux, mais elle n’est plus là non plus, elle doit semer le coton dans quelque champ. J’ai la peur au ventre, telle une brique plate et dure, chauffée au soleil.

Je vois la Cadillac qui ralentit, puis s’arrête avec une secousse. Puis repart. Puis elle fait demi-tour et remonte l’allée en zigzaguant. Par la grâce d’un dieu que je n’ai jamais aimé vraiment, et auquel à plus forte raison je n’ai jamais cru, ma mère est en train de revenir.

« C’est incroyable, mais j’ai oublié la cocotte de Sue Anne… »

Je bondis sur le siège du passager et attends qu’elle revienne. Elle pose les mains sur le volant.

« Amène-moi chez Hilly, j’ai quelque chose à y prendre. » Je me presse le front des deux mains. « Vite, maman, je vais être en retard ! »

La voiture ne bouge pas. « Skeeter, j’ai un million de choses à faire aujourd’hui… »

La panique me serre la gorge. « Maman, s’il te plaît, démarre… »

Mais la DeVille reste sur le gravier, cliquetant comme une bombe à retardement.

« Écoute, dit maman. J’ai certaines affaires personnelles à régler et je ne tiens pas à te traîner avec moi.

— Tu en auras pour cinq minutes. Avance, maman ! »

Elle laisse ses mains gantées de blanc sur le volant, et serre les lèvres.

« Il se trouve que j’ai quelque chose d’important et de confidentiel à faire. »

Je ne vois pas ce que mère pourrait avoir à faire de plus important que ce qui me jette dans un tel affolement. « Quoi ? Une Mexicaine essaie d’entrer chez les Filles de la Révolution ? On a surpris quelqu’un en train de lire le New American Dictionary ? »

Maman soupire et dit : « Bon… » Elle prend son temps pour mettre le levier des vitesses sur DRIVE. « Bon, on y va. » On descend l’allée à moins de dix à l’heure pour éviter que le gravier ne frappe la carrosserie. Arrivée au bout de l’allée, elle met son clignotant comme si elle opérait quelqu’un du cerveau et s’engage sur la route. La Cadillac se traîne. Je serre les poings. J’écrase un accélérateur imaginaire. Quand maman conduit, c’est chaque fois la première fois.

Elle grimpe à vingt-cinq kilomètres-heure, cramponnée au volant comme si elle faisait du cent soixante-dix.

« Maman, dis-je. Laisse-moi conduire. »

Soupir. À ma grande surprise, elle s’arrête dans l’herbe haute du bas-côté.

Je sors et fais le tour de la voiture pendant qu’elle se glisse du côté passager. Je mets le levier sur DRIVE et monte à cent vingt, en priant, S’il te plaît, Hilly, résiste à la tentation de fouiller dans mes affaires personnelles…

« Alors, c’est quoi ce grand secret, qu’as-tu donc de si important à faire aujourd’hui ?

— Je… je vais vois le Dr Neal pour des tests. Ce sont des examens de routine, mais je ne veux pas que ton père le sache. Il s’affole chaque fois qu’on va chez le médecin, comme tu le sais.

— Quelle sorte de tests ?

— C’est comme chaque année, on mesure le taux d’iode que j’ai dans le sang, pour mon ulcère. Tu n’as qu’à me déposer à la Clinique baptiste, et tu pourras aller chez Hilly avec la voiture. Je n’aurai pas de problème pour stationner, au moins. »

Je la regarde pour savoir si elle m’a tout dit, mais elle se tient bien droite dans sa petite robe bleu pâle impeccablement repassée, les jambes croisées aux chevilles. Je ne me souviens pas qu’elle ait subi des tests l’an passé. Même si je me trouvais à la fac, Constantine m’en aurait informée dans ses lettres. Maman nous les a sans doute cachés.

Nous arrivons à la Clinique baptiste. Je fais le tour de la voiture et l’aide à sortir.

« Eugenia, je t’en prie. Ce n’est pas parce que ceci est une clinique que moi, je suis invalide. »

J’ouvre la porte vitrée et elle entre, la tête haute.

« Maman, veux-tu… tu ne veux pas que je t’accompagne ? »

Je sais que je n’en ferai rien, je dois m’occuper de Hilly, mais j’ai du mal, soudain, à l’abandonner ainsi.

« Je t’ai dit que c’était de la routine. Va chez Hilly et reviens ici dans une heure. »

Je la regarde qui s’éloigne en serrant son sac contre sa poitrine, de plus en plus petite dans le long couloir, et je sais que je devrais tourner les talons et m’en aller. Mais avant de m’y décider je m’étonne de voir à quel point ma mère est devenue frêle et fragile. Elle à qui il suffisait de respirer pour emplir une pièce de sa présence semble aujourd’hui… moins qu’elle-même. Elle tourne à un angle et disparaît derrière les murs jaune pâle. Je me retourne une dernière fois avant de rejoindre la voiture en courant.

 

Une minute et demie plus tard, je sonne à la porte de Hilly. En temps normal, je lui parlerais de maman. Mais je ne veux pas détourner son attention. Ce premier contact me dira tout. Hilly est une menteuse hors pair, sauf à l’instant où elle va parler.

Elle ouvre la porte. Bouche close, les lèvres serrées. Je regarde ses mains. Elles sont serrées aussi, les doigts noués comme des cordes. J’arrive trop tard.

« Eh bien, tu as fait vite », dit-elle, tandis que je la suis à l’intérieur. Mon cœur bat follement dans ma poitrine. Je ne sais plus si je respire encore.

« Voilà cet horrible machin. J’espère que tu ne m’en voudras pas, j’ai dû vérifier quelque chose dans le compte-rendu de la réunion. »

Je regarde ma meilleure amie, je cherche à deviner si elle a lu et ce qu’elle a lu. Mais son sourire est professionnel sans être éclatant. Le moment de vérité est passé, elle ne se trahira plus.

« Je t’offre à boire ?

— Non, ça va. »

Puis j’ajoute : « Tu ne voudrais pas échanger quelques balles au club, tout à l’heure ? Il fait si beau dehors.

— William a une réunion pour sa campagne, et ensuite on ira voir Un monde fou, fou, fou, fou »

Je l’observe. Ne m’a-t-elle pas proposé, il y a une heure, une sortie à quatre demain soir pour aller voir ce film ? Je me glisse à l’extrémité de la table de la salle à manger, lentement, comme si je craignais qu’elle ne se jette sur moi en me voyant bouger trop vite. Elle prend une fourchette en argent dans le buffet, agace les dents de son index.

« Oui. Hum… Il paraît que Spencer Tracy y est divin », dis-je. Je fourrage, l’air détaché, entre les papiers qui sont dans mon sac. Les notes des interviews d’Aibileen et de Minny sont toujours au fond de la poche latérale, couvercle rabattu sur le fermoir. Mais le projet « Toilettes » de Hilly est bien en vue au milieu du sac avec la feuille sur laquelle j’ai écrit Jim Crow ou la proposition de loi de Hilly pour des toilettes séparées – quelle différence ? À côté se trouve le brouillon de la Lettre, dont Hilly a déjà pris connaissance. Mais la plaquette – les lois ? Je fouille à nouveau. Elle a disparu.

Hilly penche la tête de côté, son regard me scrute. « Tu sais, je pensais à l’instant que le père de Stuart était avec Ross Barnett quand ils ont manifesté pour empêcher cet étudiant noir d’entrer à Ole Miss. Le sénateur Whitworth et le gouverneur Barnett sont très proches. »

J’ouvre la bouche pour dire quelque chose, n’importe quoi, mais William Jr, deux ans, entre en titubant sur ses petites jambes.

« Te voilà, toi ! » s’écrie Hilly. Elle le prend dans ses bras, l’embrasse dans le cou. « Tu es parfait, mon garçon parfait ! » William Jr me regarde et se met à crier.

« Alors, bon film ! dis-je, en me dirigeant vers la porte.

— C’est ça », dit-elle. Je descends les marches. Hilly, sur le seuil, agite la main de William en signe d’au revoir. Elle claque la porte alors que je n’ai même pas atteint ma voiture…