CHAPITRE 15

Pas un mot sur Medgar Evers dans la maison de Miss Leefolt. Je change de station quand elle rentre de son déjeuner en ville. On fait comme si c’était un bel après-midi d’été comme les autres.

Le lendemain des obsèques d’Evers, la maman de Miss Leefolt nous rend visite. Elle habite à Greenwood, Mississippi, et elle se rend à La Nouvelle-Orléans en voiture. Elle rentre toujours sans frapper, Miss Fredericks, et elle déboule dans le salon où je suis en train de repasser. Elle me lance un sourire au citron. Je vais prévenir Miss Leefolt.

« Maman ! Tu es en avance ! Tu as dû te lever à l’aube ce matin, j’espère que tu n’es pas fatiguée », dit Miss Leefolt, en se précipitant dans le salon pour ramasser tout ce qui traîne aussi vite qu’elle peut. Elle me jette un regard qui dit, vraiment ! Je remets les chemises froissées de Mister Leefolt dans la corbeille et je prends un mouchoir pour débarbouiller la figure pleine de confiture de Baby Girl.

« Et comme tu as l’air fraîche et chic ce matin, maman ! » Elle sourit tellement, Miss Leefolt, que les yeux lui sortent de la tête. « Tu es contente de venir faire les magasins ? »

À voir la Buick qu’elle conduit et ses jolies chaussures à boucle, je pense que Miss Fredericks a beaucoup plus d’argent que Mister et Miss Leefolt.

« J’avais besoin d’une halte. Et j’espérais que tu m’emmènerais déjeuner au Robert E. Lee », dit Miss Fredericks. Je sais pas comment cette femme peut se supporter elle-même. J’ai entendu Mister et Miss Leefolt se disputer parce que chaque fois qu’elle vient, elle se fait emmener dans les meilleurs restaurants de la ville et quand l’addition arrive elle bouge pas et laisse Miss Leefolt payer.

« Et si on demandait à Aibileen de nous préparer à déjeuner ici ? J’ai un jambon excellent, vraiment, et aussi…

— Je me suis arrêtée pour aller déjeuner. Pas pour manger ici.

— Très bien. Très bien, maman. Laisse-moi le temps de prendre mon sac. »

Miss Fredericks regarde Mae Mobley qui joue par terre avec sa poupée Claudia. Elle se penche pour l’embrasser et elle dit : « Alors, Mae Mobley, elle te plaît, cette robe à smocks que je t’ai envoyée la semaine dernière ?

— Ouais », fait Baby Girl à grand-maman. J’ai été obligée de montrer à Miss Leefolt qu’elle la serrait à la taille. Elle se fait rondelette, Baby Girl.

Miss Fredericks fait les gros yeux à Mae Mobley. « Tu dois dire Oui, ma’am, jeune fille. Tu m’entends ? »

Mae Mobley, fait une tête sinistre et elle dit : « Oui, ma’am. » Mais je sais ce qu’elle pense : Formidable. J’avais bien besoin de ça aujourd’hui. Encore une qui m’aime pas dans cette maison.

Elles s’en vont. En sortant, Miss Fredericks pince le bras de Miss Leefolt par-derrière. « Tu ne sais pas choisir tes bonnes, Elizabeth. C’est son travail aussi, de veiller à ce que Mae Mobley ait de bonnes manières.

— Oui, maman, on va s’en occuper.

— Tu ne peux pas embaucher n’importe qui en comptant sur la chance. »

Au bout d’un moment, je prépare pour Mae Mobley ce sandwich au jambon que Miss Fredericks est trop bien pour manger. Mais Mae Mobley prend une bouchée, puis elle le repousse.

« Je me sens pas bien. J’ai mal à la gorge, Aibi. »

Je sais ce que c’est, et je sais comment ça se soigne. Baby Girl a attrapé un rhume. Je fais chauffer un peu d’eau avec du miel, et quelques gouttes de citron pour parfumer. Mais ce que cette petite fille veut surtout, c’est une histoire pour l’aider à s’endormir. Je la prends aux bras. Mon Dieu, elle se fait lourde ! Trois ans dans quelques mois, et ronde comme un potiron.

Tous les après-midi on s’assoit dans le fauteuil à bascule, Baby Girl et moi, pour qu’elle fasse sa sieste. Je lui dis, tu es gentille, tu es intelligente, tu es importante. Mais elle grandit et je sais que bientôt, ces mots-là suffiront pas.

« Aibi ? Tu me lis une histoire ? »

Je cherche dans le livre celle que je vais lui lire. Je peux pas lire une fois de plus Georges le petit curieux parce qu’elle veut plus l’entendre. Pas plus que Chicken Little ou Madeline.

Alors on se balance un moment dans notre fauteuil. Mae Mobley pose la tête sur mon uniforme. On regarde la pluie qui tombe dans un reste d’eau au fond de la piscine en plastique vert. Je dis une prière pour Myrlie Evers. J’aurais voulu pouvoir m’absenter de mon travail pour assister aux funérailles. Je pense à son fils de dix ans. Quelqu’un m’a dit qu’il avait pleuré en silence du début à la fin. Je me balance et je prie, je suis affreusement triste, et tout d’un coup, je sais pas comment, les mots me viennent.

« Il était une fois deux petites filles. L’une avait la peau noire, l’autre la peau blanche. »

Mae Mobley lève les yeux vers moi. Elle écoute.

« La petite fille noire dit à la petite fille blanche : « Pourquoi as-tu la peau si claire ? » La petite fille blanche répondit : « Je n’en sais rien. Pourquoi ta peau est-elle si noire ? À ton avis, qu’est-ce que ça veut dire ? »

« Mais aucune de ces petites filles ne connaissait la réponse. Alors, la petite fille blanche dit : « Eh bien, voyons. Tu as des cheveux, j’ai des cheveux. » J’ébouriffe un peu les cheveux de Mae Mobley.

« La petite fille noire dit : « J’ai un nez, tu as un nez. » Je lui pince doucement le nez. Elle tend la main et me fait pareil.

« La petite fille blanche dit : « Tu as des doigts de pied, j’ai des doigts de pied », et je chatouille les doigts de pied de Mae Mobley, mais elle peut pas me faire la même chose parce que j’ai mes chaussures de travail blanches.

« Donc, on est pareilles ! On n’est pas de la même couleur et c’est tout », dit la petite fille noire. La petite fille blanche dit qu’elle était d’accord et elles devinrent amies. Fin. »

Baby Girl se contente de me regarder. Seigneur, c’était une histoire triste ou je m’y connais pas. Même pas une histoire d’ailleurs, il s’y passe rien. Mais Mae Mobley sourit et elle dit : « Raconte-la encore. »

Alors je recommence. La quatrième fois, elle s’endort. Je lui dis tout doucement à l’oreille : « J’en aurai une meilleure la prochaine fois. »

 

« C’est tout ce que nous avons comme serviettes, Aibileen ? Celle-ci est bien, mais je ne peux pas prendre ce vieux chiffon, j’aurais trop honte ! Je crois que nous nous contenterons de celle-ci. »

Miss Leefolt est dans tous ses états. Ils sont pas au Club de natation, Mister Leefolt et elle, même pas à celui de la vieille piscine de Broadmore. Miss Hilly a appelé ce matin pour lui demander si elle voulait venir se baigner au Jackson Country Club avec Baby Girl, et une invitation comme celle-là, Miss Leefolt a dû en avoir une ou deux fois, pas plus. Je crois que j’y suis allée plus souvent qu’elle.

On donne pas d’argent, là-bas. Il faut être membre du club, et on fait tout marquer sur son compte. Et je sais que Miss Hilly, elle aime pas payer pour les autres. Je suppose qu’elle a d’autres amies avec qui elle vient à la piscine et qui sont toutes membres.

On a toujours pas entendu parler de la fameuse sacoche. Et ça fait cinq jours que j’ai pas vu Miss Hilly. Miss Skeeter l’a pas vue non plus, ce qui va pas du tout. En principe, elles sont très amies. Miss Skeeter a fini le premier chapitre de Minny hier soir. L’histoire de Miss Walters comme on l’a racontée, c’est pas rien, et si Miss Hilly la lisait je sais pas ce qui nous arriverait. Tout ce que j’espère, c’est que si Miss Skeeter apprend quelque chose elle aura pas peur de me le dire.

Je mets son bikini jaune à Baby Girl. « Il faut garder ton haut, aujourd’hui. On accepte pas les bébés tout nus au Country Club. » Ni les Nègres, ni les Juifs. J’ai été placée chez les Goldman. Les Juifs de Jackson vont se baigner au Colonial Country Club, les Nègres au lac May.

Au moment où je donne une tartine de beurre de cacahuète à Baby Girl, le téléphone sonne.

« Résidence de Miss Leefolt.

— Aibileen, bonjour, c’est Skeeter. Elizabeth est là ?

— Bonjour Miss Skeeter », je dis, et je me tourne vers Miss Leefolt pour lui passer l’appareil, mais elle agite sa main au lieu de le prendre et je lis sur ses lèvres Non, je ne suis pas là !

Je réponds : « Elle… est sortie, Miss Skeeter » en regardant Miss Leefolt droit dans les yeux pendant que je dis son mensonge. Je comprends pas. Miss Skeeter est membre du club, elle pourrait l’inviter sans problème.

À midi, on grimpe toutes les trois dans la Ford Fairlane bleue de Miss Leefolt. À côté de nous sur la banquette arrière, j’ai un thermos de jus de pomme, du fromage en tranches, des cacahuètes et deux bouteilles de Coca – on les boira comme du café, vu qu’elles seront brûlantes. Miss Leefolt doit se douter que Miss Hilly insistera pas pour nous amener au snack. Dieu seul sait pourquoi elle l’a invitée aujourd’hui.

Baby Girl grimpe sur mes genoux. Je descends la vitre et l’air chaud nous souffle à la figure. Miss Leefolt arrête pas de se recoiffer dans le rétroviseur. Elle conduit à coups de freins et d’accélérateur, ça me donne mal au cœur, et je voudrais bien qu’elle laisse ses mains sur le volant.

On passe devant le grand magasin Ben Franklin Five and Dime, puis devant le Seale-Lily où on achète des glaces sans descendre de voiture – pour nous les Noirs, ils ont un guichet avec vitre coulissante à l’arrière. Je transpire des jambes avec Baby Girl sur moi. Au bout d’un moment on roule sur une route pleine de bosses avec des pâturages de chaque côté et des vaches qui chassent les mouches à coups de queue. On en compte trente-six, mais Mae continue à crier « Dix ! » parce qu’elle sait pas compter plus loin.

Un quart d’heure plus tard à peu près, on s’engage sur une allée pavée et on s’arrête. Le club est un bâtiment bas tout en longueur avec des buissons épineux autour, pas du tout aussi luxueux que les gens disent. Il y a un tas de places de parking libres devant, mais Miss Leefolt réfléchit une seconde, puis elle se gare beaucoup plus loin.

 

En posant le pied sur le bitume on sent la chaleur qui nous enveloppe. Je tiens le sachet en papier d’une main, Mae Mobley de l’autre, et on traverse le parking qui fume au soleil. Avec les lignes qu’on a peintes par terre pour guider les voitures, on a l’impression d’être sur un gril et de rôtir comme des épis de maïs. Je sens la peau de ma figure qui brûle et qui tire. Baby Girl se fait traîner, elle a l’air sonnée comme si elle venait de prendre une gifle. Miss Leefolt avance en soufflant et en fronçant les sourcils sans quitter la porte des yeux – elle est encore à vingt mètres, et je me demande pourquoi elle s’est garée si loin. J’ai le cuir chevelu qui cuit à l’endroit de la raie, puis ça me démange, impossible de me gratter vu que j’ai les deux mains prises, et tout d’un coup, psshhtt ! quelqu’un éteint la flamme. On est à l’ombre, il fait frais, c’est le paradis.

Comme Miss Leefolt regarde autour de nous, aveuglée et tout intimidée, je montre une porte sur le côté. « La piscine, c’est par là, ma’am. »

Elle a l’air contente que je connaisse, ça lui évite de demander comme une pauvresse.

On pousse la porte, et on reprend le soleil dans les yeux, mais c’est joli et il fait moins chaud. La piscine est d’un bleu éclatant. Les tentes à rayures noires et blanches ont l’air propres. Ça sent la lessive. Il y a des gamins qui rient et qui sautent dans l’eau en faisant des éclaboussures et des dames allongées tout autour avec leurs maillots de bain et leurs lunettes de soleil, et qui lisent des magazines.

Miss Leefolt met la main devant ses yeux et regarde tout autour si elle voit Miss Hilly. Elle a un chapeau blanc avec les bords qui pendent, une robe noire et blanche à pois, et des claquettes aux pieds qui font une pointure de trop. Elle fronce les sourcils parce qu’elle se sent pas à sa place, elle sourit parce qu’elle veut pas que ça se sache.

« La voilà ! »

On suit Miss Leefolt autour de la piscine jusqu’à l’endroit où Miss Hilly attend dans son maillot rouge sur une chaise longue. Elle regarde nager ses enfants. Je vois deux bonnes que je connais pas avec d’autres familles, mais pas Yule May.

« Vous voilà tous, dit Miss Hilly. Eh bien, Mae Mobley, tu es un vrai patapouf avec ce bikini ! Aibileen, les enfants sont au petit bain. Vous pouvez vous asseoir à l’ombre pour les surveiller. Ne laissez pas William lancer de l’eau sur les filles. »

Miss Leefolt se met sur une chaise longue à côté de Miss Hilly et moi à la table, sous un parasol, pas très loin des deux dames. Je me dépêche d’enlever mes bas pour avoir moins chaud aux jambes. Je suis assez bien placée pour entendre ce qu’elles se disent.

« Yule May… » Miss Hilly secoue la tête. « Elle a encore pris sa journée. Crois-moi, cette fille exagère. »

Bon, voilà déjà un mystère d’expliqué. Miss Hilly a invité Miss Leefolt à la piscine parce qu’elle savait qu’elle viendrait avec moi.

Miss Hilly remet du beurre de cacao sur ses jambes grassouillettes déjà bien bronzées, et l’étalé soigneusement. Elle a la peau tellement grasse qu’elle brille. « Je suis si contente d’aller sur la côte, elle dit. Trois semaines de plage !

— Je voudrais bien que les Raleigh aient une maison là-bas », dit Miss Leefolt en soupirant. Elle remonte un peu sa jupe pour mettre ses genoux tout blancs au soleil. Comme elle est enceinte, elle peut pas porter de maillot de bain.

« Évidemment, nous devons payer le bus pour avoir Yule May là-bas pendant les week-ends. Huit dollars ! Je devrais les retenir sur sa paie. »

Les gamins crient pour aller dans le grand bassin. Je prends la bouée de Mae dans le sac, je la gonfle et je la passe autour de son petit ventre. Miss Hilly m’en donne deux autres pour William et Heather. Ils sautent dans le grand bassin et ils flottent comme trois bouchons au bout d’un fil de pêche. Miss Hilly me regarde et dit : « Ils ne sont pas mignons ? » et je réponds en hochant la tête. Bien sûr qu’ils sont mignons. Même Miss Leefolt a l’air de le penser.

Elles parlent et j’écoute, mais pas de Miss Skeeter ni de la sacoche. Au bout d’un moment, Miss Hilly m’envoie au snack chercher du Coca à la cerise pour tout le monde, même pour moi. Les criquets se mettent à chanter dans les arbres, l’ombre se rafraîchit et je sens que mes yeux, qui ne quittent pas les gamins dans l’eau, commencent à se fermer.

« Aibi, regarde-moi, regarde-moi ! » Je ferme à moitié les yeux pour me concentrer sur Mae Mobley qui barbote.

Et voilà que j’aperçois Miss Skeeter, de l’autre côté du bassin, derrière la clôture. Elle a sa jupe de tennis et sa raquette à la main. Elle regarde Miss Hilly et Miss Leefolt en penchant la tête de côté comme si elle cherchait à comprendre quelque chose. Miss Hilly et Miss Leefolt, elles la voient pas, elles continuent à parler de vacances à Biloxi. Je vois Miss Skeeter qui s’approche de la clôture, puis qui fait le tour de la piscine. Elle se plante devant elles et elles ne la voient toujours pas.

« Salut, vous deux ! » dit Miss Skeeter. Elle a de la sueur qui lui coule sur les bras et la figure rouge et un peu gonflée à cause du soleil.

Miss Hilly lève les yeux, mais elle reste sur sa chaise longue sans lâcher son magazine. Miss Leefolt saute sur ses pieds.

« Salut Skeeter ! Tu sais, je ne… on voulait t’appeler… » Elle sourit à s’en faire sauter les dents de devant.

« Salut, Elizabeth.

— Tu étais au tennis ? demande Miss Leefolt, en hochant la tête comme une poupée sur un tableau de bord. Tu joues avec qui ?

— J’ai fait quelques balles toute seule contre le mur d’entraînement », dit Miss Skeeter. Elle souffle pour chasser une mèche sur son front, mais la mèche est collée. Elle reste quand même debout au soleil.

« Hilly, dit Miss Skeeter, Yule May t’a dit que j’avais appelé ? »

Hilly sourit, mais un peu crispée. « Elle n’est pas venue aujourd’hui.

— Je t’ai appelée hier, aussi.

— Écoute, Skeeter, je n’avais pas le temps. Depuis mercredi je ne quitte pas le quartier général de campagne. J’ai rempli des enveloppes pour tout ce que Jackson compte de Blancs, à peu de chose près.

— D’accord », fait Miss Skeeter, en hochant la tête. Puis elle regarde Miss Hilly en face et elle dit : « Hilly, est-ce qu’on est… Est-ce que j’ai… fait quelque chose qui t’a déplu ? » Je sens mes doigts qui recommencent à tripoter cette espèce de stylo invisible.

Miss Hilly referme son journal, le pose sur le ciment pour pas y mettre de gras. « On discutera de ça plus tard, Skeeter. »

Miss Leefolt se rassoit vite. Elle prend le Good Housekeeping14 de Miss Hilly et elle se met à lire comme si elle avait jamais rien vu d’aussi important.

« Très bien, dit Miss Skeeter, en haussant les épaules. Je me disais simplement qu’on pourrait parler… enfin… de ce qui ne va pas, avant que tu ne partes en vacances. »

Miss Hilly a l’air de vouloir protester, mais elle pousse un soupir long d’un kilomètre. « Si tu me disais simplement la vérité, Skeeter ?

— La vérité ? À quel sujet ?

— Écoute. J’ai trouvé ce truc. »

J’ai la gorge serrée. Miss Hilly essaye de parler doucement, mais c’est pas son fort.

Miss Skeeter la quitte pas des yeux. Elle est vraiment calme, elle me regarde pas. « Quel truc ?

— Dans ta sacoche, en cherchant le procès-verbal de la réunion. Et, Skeeter… » Elle lève les yeux au ciel et elle les rabaisse. « Je n’arrive pas à y croire. Je ne sais plus…

— Hilly, de quoi parles-tu ? Qu’as-tu vu dans ma sacoche ? »

Je cherche où sont passés les petits, mon Dieu, j’ai failli les oublier ! Il me semble que je vais tourner de l’œil à écouter ça.

« Ces lois que tu trimballais ? Sur… » Miss Hilly se retourne vers moi. Je regarde la piscine et rien d’autre. « … ce que ces gens peuvent et ne peuvent pas faire, et franchement – elle parle pas, elle siffle – je trouve que c’est vraiment stupide de ta part si tu te crois plus maligne que notre gouvernement. Plus maligne que Ross Barnett.

— Quand ai-je dit ne serait-ce qu’un seul mot au sujet de Ross Barnett ? »

Miss Hilly tend le doigt comme pour l’accuser. Miss Leefolt regarde toujours la même page, la même ligne, le même mot. Je vois toute la scène du coin de l’œil.

« Tu n’es pas une femme politique, Skeeter Phelan.

— Ma foi, toi non plus, Hilly. »

Et voilà Miss Hilly qui se lève. « Je devrais devenir sous peu femme de politicien, si tu ne t’en mêles pas. Comment William sera-t-il jamais élu à Washington si on nous découvre des amis intégrationnistes ?

— À Washington ? » Miss Skeeter roule des yeux. « William se présente au sénat de cet État, Hilly. Et il n’est pas sûr de l’emporter. »

Oh, mon Dieu ! Je regarde Miss Skeeter. Pourquoi vous faites ça ? Pourquoi vous la cherchez ?

Malheur, elle est furieuse maintenant, Miss Hilly. Elle redresse la tête d’un coup sec. « Tu sais aussi bien que moi qu’il y a dans cette ville d’honnêtes citoyens, des Blancs, qui paient leurs impôts et qui te combattront à mort là-dessus. Tu voudrais laisser ces gens se baigner dans nos piscines ? Mettre leurs pattes sur tout dans nos épiceries ? »

Miss Skeeter regarde Miss Hilly, longtemps, avec insistance. Puis elle me regarde une demi-seconde et elle voit la prière dans mes yeux. Ses épaules retombent un peu. « Oh, Hilly, ce n’est qu’une brochure ! Je l’ai trouvée à la bibliothèque. Je n’essaie pas de changer les lois. Je l’ai prise pour la lire, c’est tout. »

Miss Hilly comprend tout de suite. « Mais à partir du moment où tu t’intéresses à ces lois – elle fait claquer l’élastique de son maillot qui lui est remonté sur les fesses –, je suis bien obligée de me demander ce que tu fais d’autre »

Miss Skeeter regarde ailleurs et se passe la langue sur les lèvres. « Hilly. Tu es la personne au monde qui me connaît le mieux. Si j’étais engagée dans quelque chose, tu le saurais à la seconde. »

Miss Hilly se contente de la regarder. Alors Miss Skeeter lui prend la main et la serre dans les siennes. « Je m’inquiète pour toi. Tu disparais toute une semaine, tu te tues au travail pour cette campagne. Regarde. » Elle retourne la main de Miss Hilly. « Tu t’es fait une ampoule avec ces enveloppes. »

Alors, tout doucement, le corps de Miss Hilly a l’air de se ramollir, c’est comme si elle retombait sur elle-même. Elle jette un coup d’oeil à Miss Leefolt pour voir si elle écoute pas, et elle dit entre ses dents : « On a mis tellement d’argent dans cette campagne… si William ne gagne pas… je travaille jour et nuit et… »

Miss Skeeter met la main sur l’épaule de Miss Hilly et lui dit quelque chose. Miss Hilly fait oui de la tête et elle lui sourit d’un air épuisé.

Puis Miss Skeeter leur dit qu’elle doit s’en aller. Elle repart en zigzaguant entre les serviettes et les chaises longues. Miss Leefolt regarde Miss Hilly avec des yeux ronds, comme si elle avait peur de lui poser des questions.

Je retombe sur ma chaise et je souris à Mae Mobley qui fait la toupie dans l’eau avec sa bouée. J’essaye de chasser le mal de tête en me frottant les tempes. De l’autre côté du bassin, Miss Skeeter me regarde. Autour de nous, tout le monde se prélasse et rit et discute en fermant les yeux au soleil, et personne se doute que la Noire et la Blanche à la raquette de tennis pensent la même chose : on est folles de se sentir un peu soulagées ?