IL MARCHAIT SUR LA CRÊTE, la crête qui se dressait si haut vers le ciel, si venteuse, si propre, si ouverte, qui offrait une vue si dégagée… Il semblait que la terre elle-même, le sol, la roche, se hissaient, se haussaient sur la pointe des pieds pour s’étirer, s’élever vers les cieux. Si haut qu’en regardant vers le bas, on pouvait voir le dos des faucons qui chassaient en cercles calmes au-dessus de la vallée et de la rivière.

Et il n’y avait pas que l’altitude, mais aussi la sensation d’ancienneté, ainsi que l’odeur du temps. Et un sentiment d’intimité, comme si cette immense crête transférait en lui sa personnalité. Une personnalité qui lui plaisait, s’avouait-il, et dans laquelle il pourrait se draper, comme d’une cape.

Et à travers tout cela, il entendait le craquement produit par le balancement du rocking-chair dans lequel était recroquevillée, les pieds ballants, une vieille dame voûtée et ratatinée mais toujours pleine de vie, qui se balançait en avant, en arrière ; si petite, si sèche, si émaciée qu’elle en paraissait avoir rétréci dans la structure même du fauteuil. Comme une enfant dans le siège de son arrière-grand-père. Ses pieds ne touchaient pas terre – ne serait-ce que du bout de l’orteil – pour entretenir le balancement. Le mouvement continuait pourtant sans interruption. Comment diable l’avait-elle amorcé ? se demanda Thomas Parker.

Il avait atteint le point ultime de la crête, à l’endroit où d’abruptes falaises de calcaire plongeaient dans la rivière. Des falaises qui viraient vers l’est et se poursuivaient le long du cours d’eau, comme un rempart rocheux séparant la crête des profondeurs de la vallée.

Il se retourna et laissa courir son regard le long de l’arête. Plus loin, à mille cinq cents mètres environ, s’élevait la structure en araignée du moulin à vent, avec ses ailes tournées vers l’ouest, vers lui, en un bruissement argenté dans la lumière du soleil couchant.

Le moulin cliquetait et claquetait, il le savait sans l’entendre : il s’en trouvait trop loin et le bruit du fort vent d’ouest qui lui emplissait les oreilles occultait tous les autres. Le vent qui provoquait le claquement des pans de son ample veste et l’ondulation des jambes de son pantalon, et dont il sentait la pression constante dans son dos.

En esprit, sinon en réalité, il entendait néanmoins les craquements du rocking-chair, qui se balançait dans cette pièce où une distinction révolue défiait la rudesse du présent. Sur le manteau de la cheminée de brique rose entourée de lambris blancs reposaient des vieilles figurines, des photographies sous cadre venues d’un autre temps et une horloge trapue qui sonnait les quarts d’heure. Il y avait des meubles en chêne véritable et un tapis élimé sur le sol. Aux bow-windows, devant lesquels étaient placées de profondes banquettes, pendaient d’épais rideaux en tissu d’une teinte que la décoloration, année après année, avait fini par rendre incertaine. Des peintures aux lourds cadres dorés étaient accrochées aux murs, mais il régnait dans la pièce une pénombre telle qu’on ne pouvait voir ce qu’elles représentaient.

La femme à tout faire, compagne, gouvernante, aide-soignante et cuisinière, apporta du thé, ainsi qu’une assiette contenant une pile de tartines et une autre sur laquelle elle avait disposé un assortiment de petits fours délicats. Elle posa le plateau sur la table devant la vieille dame qui se balançait puis sortit, repartit dans les ténèbres profondes et mystérieuses de l’antique demeure.

La vieille dame prit la parole d’une voix crispée : « Thomas, dit-elle, sers le thé, veux-tu ? Pour moi, pas de lait, deux sucres. »

Il s’était gauchement levé de son siège en crin. Pour la première fois de sa vie, il avait – gauchement – servi le thé. Il lui semblait que la situation appelait des manières charmantes et délicates, une distinction qui lui faisait défaut. Il n’avait rien de commun avec cette maison ou cette vieille dame. Leurs mondes étaient trop différents.

Une convocation l’avait amené dans cette maison, une convocation impérieuse sous la forme d’un papier au vague parfum de lavande, sur lequel, tracés d’une écriture plus épaisse qu’il ne s’y attendait, quelques mots précis avaient été jetés en dignes arabesques de caractères bien moulés.

Je t’attends dans l’après-midi du 17, disait-elle. Il faut que nous discutions de certains sujets.

Une convocation venue du passé et d’une distance de plus de mille kilomètres, et pour y répondre il avait conduit son vieux camping-car cabossé et piqué de rouille dans les collines flamboyantes d’un automne de la Nouvelle-Angleterre.

Le vent le chahutait et le poussait toujours, les ailes du moulin bruissaient toujours en tournant, et, sous lui, au-dessus de la rivière, la petite silhouette sombre du faucon continuait ses cercles. Ça s’est passé l’automne dernier, se dit-il, et voici l’automne revenu, avec les arbres de la vallée et d’autres au loin qui prennent des couleurs de saison.

La crête, quant à elle, était dépourvue d’arbres, à part deux ou trois qui s’accrochaient encore autour des fermes, des fermes qui n’étaient plus, emportées par un incendie ou par les intempéries, à moins que le passage des années ne les ait fait s’écrouler. À une époque depuis longtemps révolue, il y avait peut-être eu des arbres, mais dans ce cas cela faisait plus d’un siècle qu’ils étaient tombés sous la hache afin de dégager de la terre arable. Les champs étaient toujours là, mais ce n’étaient plus des champs, puisqu’ils n’avaient pas connu la charrue depuis plusieurs décennies.

Il se tint debout à l’extrémité de l’arête et l’observa d’un bout à l’autre, contemplant tous ces kilomètres qu’il avait parcourus à pied dans la journée pour explorer la crête, apprendre à la connaître, même s’il ne comprenait pas pourquoi il sentait qu’il lui fallait se familiariser avec elle. Il avait cédé à une sorte d’étrange compulsion qu’il n’avait pas songé à remettre en cause jusqu’à présent.

Ses ancêtres avaient foulé cette terre, en avaient vécu, y avaient dormi et procréé, avaient fini par la connaître dans une mesure à laquelle il ne pourrait prétendre en quelques courtes journées.

L’avaient connue et quittée, fuie pour un motif indéfinissable. Et c’était injuste, se disait-il, injuste. On lui avait fourni là-dessus des informations quelque peu embrouillées. Rien n’incitait à la fuite. Bien au contraire, le pays abondait en raisons de vivre ici, de rester ici : la proximité du ciel, l’action purificatrice du vent, le sentiment d’intimité avec la terre, avec les rochers, l’air, la tempête, avec le ciel lui-même.

Ici, ses ancêtres avaient parcouru ces terres, comme beaucoup avant eux mais personne après eux. Mystérieuses, voire insoupçonnées pendant des millions d’années, des créatures avaient marché le long de cette crête. La contrée ne changeait pas, antiquité géologique, sentinelle de terre dressée telle une borne parmi d’autres terres en évolution perpétuelle. Aucune montagne n’avait poussé pour la déformer, aucune glaciation ne l’avait rabotée, aucune mer intercontinentale n’avait rampé sur elle. Pendant des centaines de millions d’années, ç’avait été une terre indépendante. Elle était restée telle quelle pendant tout ce temps, à part les changements légers et subtils de l’érosion.

Il s’était assis dans cette pièce venue du passé, et de l’autre côté de la table il y avait la femme dans le fauteuil qui n’avait même pas interrompu son balancement pour boire son thé et grignoter ses tartines.

« Thomas, avait-elle dit de sa vieille voix crispée, j’ai un travail pour toi. Un travail qu’il faut que tu fasses, que toi seul peut faire. C’est important pour moi. »

Important pour elle. Pas pour quelqu’un d’autre, pour elle et pour elle seule. Que cela ait de l’importance ou non pour d’autres ne l’intéressait pas : c’était important pour elle et tout le reste ne comptait pas.

Son balancement et son intensité amusaient Thomas, même si cet amusement se voyait contrebalancé par le caractère déplacé de la pièce, de la femme et de la maison. Il avait répondu : « Oui, Tatie, quelle sorte de travail ? Si c’est dans mes cordes…

— Bien sûr que oui, avait-elle décrété d’un ton acerbe. Ne fais pas le malin avec moi. C’est dans tes cordes. Je veux que tu écrives l’histoire de la famille, de notre branche des Parker. Il y a beaucoup de Parker de par le monde, je le sais bien, mais je ne m’intéresse qu’aux ascendants directs. Ne t’occupe pas des branches collatérales. »

Il s’était mis à bégayer rien qu’à l’idée. « Mais, Tatie, ça prendrait beaucoup de temps. Peut-être même des années.

— Je te payerai en conséquence, avait-elle dit. Tu écris des livres sur d’autres sujets. Pourquoi pas notre famille ? Tu viens d’en terminer un sur la paléontologie. Tu as passé trois ans dessus, si ce n’est plus. Tu as écrit des ouvrages traitant d’archéologie, de l’ancienne Égypte ou des routes commerciales du monde antique. Et même un bouquin sur le folklore et les superstitions d’an tan qui était, si je peux me permettre, le plus idiot que j’aie jamais lu. Tu appelles ça de la vulgarisation, mais ça demande beaucoup de travail. Tu parles à beaucoup de gens, tu fouilles des archives pleines de poussière. Tu pourrais faire pareil pour moi.

— Mais il n’y a pas de marché pour ces livres-là. Ils n’intéressent personne.

— Celui-là m’intéressera, moi, avait-elle sèchement répliqué avec une fêlure dans sa voix fragile. Et qui a parlé de publication ? Je veux simplement savoir, Thomas, savoir d’où nous venons, qui nous sommes, quel genre de gens nous sommes. Je te paierai pour ce travail. Je tiens à te payer. Je te donnerai…»

Et elle avait énoncé un montant qui l’avait laissé sans voix. Il n’aurait jamais pensé qu’elle avait autant d’argent.

« Plus les frais, avait-elle ajouté. Tu tiendras un décompte très précis de toutes tes dépenses. »

Il avait essayé d’être gentil avec elle, car elle avait de toute évidence perdu la raison. « Mais, Tatie, tu peux avoir ça pour beaucoup moins cher. Pour retracer toute l’histoire d’une famille, il y a des généalogistes, c’est leur métier. »

Elle avait fait la moue. « Je le leur ai déjà demandé. Je te passerai ce que j’ai obtenu. Cela te facilitera la tâche.

— Mais puisque tu as…

— J’ai des doutes sur ce qu’ils m’ont raconté. Leur récit n’est pas clair. Selon moi, bien sûr. Ils veulent tant que l’on en aie pour son argent. Ils présentent ça d’une façon qui plaît. Ils dorent le tableau, Thomas. Ils parlent d’un manoir à Shropshire, mais je ne suis pas sûre qu’il ait existé. Ça colle un peu trop bien. Je veux savoir si c’est vrai ou pas. Il y a eu ce marchand à Londres. Selon eux, il vendait de la coutellerie. Ça ne me suffit pas, je veux en savoir plus à son sujet. Même ici, en Nouvelle-Angleterre, ça reste flou. Autre chose, Thomas. Il n’y a pas mention du moindre voleur de chevaux. Pas un seul gibier de potence. S’il y a eu des voleurs de chevaux et des gibiers de potence, je veux les connaître.

— Mais pourquoi, Tatie ? Pourquoi se donner tout ce mal ? Si on écrit ce livre, il ne sera jamais publié. Toi et moi serons les seuls à savoir. Je te remettrai le manuscrit et ce sera la fin de l’histoire.

— Thomas, avait-elle dit, je suis une vieille dame folle et sénile à laquelle il ne reste que quelques années de folie et de sénilité. Je détesterais avoir à te supplier.

— Tu n’auras pas à le faire. Mes pieds, mon cerveau, ma machine à écrire sont à louer. Mais je ne comprends pas.

— Ne cherche pas à comprendre. Toute ma vie, je n’en ai fait qu’à ma tête. Permets-moi de continuer. »

Et voilà où tout cela avait abouti. La longue piste des Parker l’avait finalement amené sur cette haute crête balayée par le vent avec son moulin claquetant et ses boqueteaux d’arbres qui avaient entouré des fermes qui n’étaient plus ; à ces champs depuis longtemps en friche ; à cette petite source auprès de laquelle il avait garé son camping-car.

Il se tint là, au-dessus des falaises, laissant son regard courir sur la pente jusqu’à une masse rocheuse complexe, une grappe de rochers – certains aussi gros qu’une grange, d’autres encore plus massifs – accrochée à flanc de coteau avec quelques touffes de bouleaux blancs au milieu.

Étrange, pensa-t-il. À part ceux des fermes et de cet amas de rochers, aucun arbre ne poussait sur la crête. Une absence qu’on ne pouvait certes pas imputer à la glaciation, les nombreux glaciers qui avaient traversé le Middle West lors de la période glaciaire s’étant arrêtés plus au nord. Cette région, à des kilomètres à la ronde, était réputée dépourvue d’apports géologiques, petit coin enchanté que les glaciers, sans qu’on sache encore pourquoi, avaient évitée, passant de chaque côté, quand ils s’étaient dirigés vers le sud dans un concert de craquements.

Peut-être y a-t-il eu à un moment donné une saillie, une formation rocheuse effusive que l’érosion a réduit à cet amas de rochers, se dit-il.

Nonchalamment, sans raison précise, presque sans le vouloir, il descendit la pente jusqu’à l’amas et sa pousse de bouleaux.

Vus de près, les rochers étaient aussi imposants qu’ils le paraissaient du haut de la crête. Au milieu des cinq ou six blocs les plus massifs, il en découvrit beaucoup d’autres, brisés par le gel ou l’écoulement de l’eau, peut-être aussi par l’effet d’émiettement de la lumière solaire.

Thomas sourit intérieurement en entamant l’escalade et en se frayant un chemin dans les fissures et les intervalles qui séparaient les rochers. Un bon terrain de jeux pour les enfants, se dit-il. Un château, un fort, une montagne, dans leur imagination. Au fil des siècles, les feuilles mortes et la poussière soufflée par le vent avaient trouvé refuge parmi les rocs et composé un terreau dans lequel avaient pris racine de nombreuses plantes, dont un assortiment d’asters et de verges d’or sauvages en cours de floraison.

Il découvrit, non loin du cœur de l’amas, une grotte, ou plutôt son équivalent : deux des rochers les plus importants, inclinés l’un contre l’autre, formaient un tunnel, long de trois ou quatre mètres et large de deux, dont les parois convergeaient pour se rejoindre à deux mètres cinquante du sol. Au milieu du tunnel s’élevait une pile de cailloux. Peut-être, se dit Thomas, un enfant les avait-il rassemblés et cachés là comme on cache un trésor imaginaire, il y a des années et des années de cela.

Il avança, se pencha et en ramassa une poignée. Lorsqu’il les toucha, il sentit quelque chose de bizarre. Ces cailloux sortaient de l’ordinaire : ils étaient polis et lustrés entre ses doigts, avec une espèce de texture huileuse.

Il avait déjà vu et manipulé des galets similaires, un an ou plus auparavant, dans un musée quelque part dans l’ouest – peut-être au Colorado.

« Des gastrolithes, lui avait expliqué le conservateur à barbe grise. Des cailloux de gésier. Nous pensons qu’ils proviennent de l’estomac des dinosaures herbivores… voire de tous les dinosaures. Nous n’avons aucune certitude.

— Comme le gravier dans le jabot des poules ? avait demandé Thomas.

— Exactement. Les poules picorent et avalent des tout petits cailloux, des grains de sable, des bouts de coquilles destinées à faciliter la digestion de leurs aliments. Elles ne peuvent qu’avaler leur nourriture, car elles n’ont rien pour la mâcher. C’est le gravillon de leurs jabots qui mâche à leur place. Il est bien possible, en fait, il est même fort probable que les dinosaures agissaient de la même façon et ingéraient des cailloux dans un but de mastication. Ils gardaient ces cailloux toute leur vie, d’où ce beau poli, et quand ils mouraient…

— Mais cet aspect graisseux, ce toucher huileux ? »

Le conservateur avait secoué la tête. « Aucune idée. De l’huile de dinosaure ? Que ces cailloux auraient absorbé à force de rester à l’intérieur de leur organisme ?

— Personne n’a essayé de l’extraire ? Histoire de vérifier s’il s’agit effectivement d’huile ?

— Pas à ma connaissance. »

Et là, dans ce tunnel, cette grotte, quel que soit le nom qu’on veuille lui donner, une pile de cailloux de gésiers.

Thomas s’accroupit pour les ramasser, rassembla une demi-douzaine des plus gros – leur taille ne dépassait pas celle de petits œufs de poule – et sentit les poils de son cou frémir sous l’effet d’une peur ancienne, atavique. Il n’aurait pas dû la ressentir, tant elle appartenait à un passé lointain.

Des millions, peut-être cent millions d’années plus tôt, un dinosaure malade ou blessé s’était faufilé ici pour mourir. Depuis sa chair avait disparu et ses os s’étaient transformés en poussière, mais il restait la pile des cailloux que ce dinosaure depuis longtemps disparu avait transportés dans son estomac.

Sans lâcher les pierres, Thomas se redressa et tenta de recréer par la pensée ce qui s’était produit. Ici, la créature se couchait, prostrée, tremblante, et, par souci de protection, se forçait à s’enfoncer le plus loin possible dans ce boyau rocheux. Elle grognait de malaise, gémissait de douleur. Et elle mourait, là même où il se tenait. Plus tard, les petits mammifères nettoyeurs venaient déchirer sa chair…

Ce n’est pas un terrain à dinosaures, pensa-t-il, pas le genre d’endroit où les chasseurs de fossiles cherchent ces vestiges significatifs du passé. Il y a eu des dinosaures ici, bien entendu, mais le brutal processus géologique qui a provoqué l’enfouissement et la conservation de leurs os na pas eu lieu. Sinon ils seraient toujours là, puisque cette terre est ancienne et n’a pas souffert de l’écrasement des glaciers qui a dû détruire, ou enfouir en profondeur, bien des caches de fossiles.

Mais ici, dans cet amas de rochers bouleversés, il avait marché sur le lit de mort d’une créature disparue de la surface de la Terre. Il voulut se représenter la forme qu’elle avait pu avoir, l’aspect qu’elle présentait de son vivant, mais il n’avait aucun moyen de le savoir. Elles prenaient tant de formes ! Les fossiles avaient permis d’en reconstituer certaines, mais d’autres restaient peut-être à découvrir.

Après avoir mis trois des cailloux de gésier qu’il avait choisis dans la poche de son blouson, il quitta le tunnel puis l’amoncellement de rochers à pas lents ; là-bas, à l’ouest, la ligne irrégulière des collines masquait la moitié du soleil. Le vent était tombé avec le soir. Un calme paisible l’entourait tandis qu’il s’avançait le long de la crête. Devant lui, le moulin à vent ne produisait plus qu’un cliquetis étouffé qui accompagnait la lente rotation de ses ailes.

Avant d’arriver au moulin, il coupa dans la pente jusqu’à un profond ravin qui plongeait vers la rivière. Près de la source, garé sous un grand peuplier noir, son camping-car jetait un éclat blanc dans le crépuscule qui s’avançait en rampant. Longtemps avant de l’atteindre, il entendit l’eau qui jaillissait de la colline. Plus bas sur la pente, des oiseaux s’installaient dans les bois pour la nuit.

Il raviva le feu de camp, prépara son dîner puis s’assit près du foyer, conscient que l’heure du départ avait sonné. Son travail était terminé. Il avait retracé la longue histoire de la lignée Parker, jusqu’à son origine, quand, peu après la guerre de Sécession, Ned Parker était venu construire sa ferme.

Il y avait bel et bien eu un manoir dans le Shropshire. Il avait aussi découvert que le marchand de Londres était, non pas dans la coutellerie, mais dans la laine. Pas de voleurs de chevaux, de gibiers de potence, de traîtres ni de crapules. Les Parker, des gens plutôt lourds, n’avaient été enclins ni à la grandeur, ni aux malversations. Ils avaient mené des vies ordinaires d’honnêtes fermiers ou d’honnêtes marchands qui exploitaient leurs quelques acres ou géraient leurs petites affaires. Pour, en fin de compte, traverser la mare et venir en Nouvelle-Angleterre, non pas en pionniers mais en colons. Quelques-uns avaient participé à la guerre d’indépendance sans guère briller sur les champs de bataille. D’autres avaient combattu pendant la guerre de Sécession, sans plus se distinguer.

Il y avait eu, bien sûr, quelques exceptions notables, quoique peu spectaculaires. Ainsi Molly Parker, condamnée au tabouret plongeant(1) pour avoir parlé trop librement de certains voisins, Jonathon, déporté aux colonies pour avoir manqué de discernement en s’endettant, et un certain Teddy Parker, un ecclésiastique d’une sorte ou d’une autre (les documents manquaient de précision) qu’une longue et âpre bataille juridique sur la remise en question de droits de pâturage détenus par l’église avait opposé à un paroissien.

Mais ce n’était que points de détail, à peine une ridule sur la placidité du clan Parker.

Il était temps de partir. Il avait retracé l’histoire de la famille, ou du moins de cette branche de la famille, jusqu’à cette haute crête. Il avait retrouvé la première ferme, qui avait brûlé bien des années auparavant et dont on ne voyait plus que les fondations du cellier, en partie comblées par les gravats. Il avait vu le moulin à vent et s’était tenu à côté du puits siffleur, qui n’avait pas sifflé pour lui.

Il était temps de partir, mais il n’en avait pas envie. Il ressentait une étrange réticence à quitter les lieux. Comme s’il restait quelque chose, quelque chose à apprendre, même s’il savait qu’il n’en était rien.

Pourquoi cette réticence ? Parce qu’il était tombé amoureux de cette haute colline venteuse, qu’il lui avait trouvé un charme indéfinissable auquel son arrière-arrière-grand-père avait dû, lui aussi, être sensible ? Il avait le sentiment d’être piégé, enchaîné, d’avoir découvert l’endroit où il devait être. Il ressentait, admit-il en lui-même, un sentiment d’appartenance, issu des racines ancestrales et lié par elles.

Ridicule, se dit-il. Quelle que fut l’étrange biochimie corporelle qui l’avait amené à penser ainsi, il ne pouvait ressentir d’attachement véritable pour cet endroit. Il allait se donner encore un jour ou deux, puis il partirait. Il ferait cette concession à son sentiment d’attachement. Peut-être au bout d’un jour ou deux en aurait-il assez, et l’enchantement se serait-il évanoui.

Il rassembla les brandons, ajouta du bois. Les flammes prirent et s’élevèrent. Il s’appuya au dossier de son siège de camping et fixa l’obscurité, au-delà du cercle illuminé par le feu. Là, patientant dans le noir, des bosses encore plus sombres, des silhouettes aux aguets qui n’étaient en fait, il le savait, que massifs de buissons, petits pruniers ou bosquets de noisetiers. Une lueur dans le ciel à l’orient annonçait la lune. Après le coucher du soleil, une brise s’était levée qui à présent forcissait et agitait les feuilles du grand peuplier noir surplombant son campement.

Il se tortilla pour s’asseoir de travers dans son siège, et les pierres de gésier au fond de sa poche se coincèrent contre le bras du fauteuil et s’enfoncèrent dans sa hanche.

Il plongea la main dans sa poche, les sortit et les posa à plat sur sa paume, en les tenant de façon à ce que le feu les éclaire. Il les frotta du pouce. Elles évoquaient le velours, tant à l’aspect qu’au toucher, et miroitaient à la lueur dansante des flammes. En les faisant pivoter, il s’aperçut que toutes les dépressions, toutes les surfaces concaves, avaient été aussi parfaitement polies que le reste du caillou.

Les galets du fond d’une rivière obtenaient leur poli par l’action du sable, quand le courant les culbutait et les emportait. Ces pierres de gésier avaient quant à elles été polies par les puissantes contractions des muscles du gésier les frottant l’une contre l’autre. Il y avait peut-être aussi du sable, pensa-t-il, car, en engloutissant une plante arrachée au sol sablonneux, le dinosaure ne devait pas se montrer bien pointilleux : il avalait le sable et les petits morceaux de terre avec la plante. Ces pierres avaient été soumises à des années de polissage permanent.

Fasciné, il continua à les faire lentement tourner avec le pouce et l’index de l’autre main. Soudain, l’une d’elles jeta un éclat dans la lueur du feu. Il la retourna et l’éclat se reproduisit. Il y avait, constata-t-il, une espèce d’irrégularité à sa surface.

Il laissa tomber les deux autres dans sa poche et se pencha vers le feu, le caillou qui avait brillé posé sur la paume. Il l’orienta pour l’éclairer en plein, courba la tête pour s’approcher au maximum de la pierre et distinguer ce dont il s’agissait. On aurait dit une ligne d’écriture, mais avec des caractères qu’il n’avait jamais vus auparavant. Il se trompait sûrement, car l’écriture n’existait pas à l’époque où le dinosaure avait avalé la pierre. À moins que quelqu’un, plus tard, au cours du siècle dernier par exemple… il secoua la tête, perplexe. Cela n’avait pas davantage de sens.

La pierre toujours au creux de la main, il se rendit au camping-car et fourragea dans un tiroir jusqu’à ce qu’il déniche une petite loupe. Il alluma une lampe à gaz et la souleva pour la placer sur le bureau. Tirant une chaise, il s’assit, tint la pierre dans la lumière de la lanterne et l’étudia avec la loupe.

Il ne s’agissait peut-être pas d’écriture, mais il y avait bien quelque chose de gravé dans la pierre, d’une gravure aussi lisse et lustrée par l’usure que le reste. Ce n’était pas récent. Rigoureusement impossible, se dit-il, que cette ligne ressemblant à une gravure soit d’origine naturelle. Il essaya d’en distinguer les détails, mais la lueur vacillante de la lampe rendait la tâche malaisée. Il semblait y avoir deux triangles, l’un pointant vers le haut et l’autre vers le bas, qu’une ligne ondulée joignait par le milieu.

C’était tout ce qu’il pouvait en dire. La gravure, si toutefois cela en était une, était fine et délicate au point que ses détails lui échappaient, même avec la loupe. Une loupe plus puissante en montrerait peut-être plus, mais il n’en avait pas d’autre.

Il reposa pierre et loupe sur le bureau et ressortit. Alors qu’il descendait les marches, il perçut une différence dans l’atmosphère. L’obscurité recelait des ombres noires qu’il avait identifiées comme des massifs de noisetiers ou de petits arbres. Mais les ombres étaient plus grandes à présent, et elles se déplaçaient.

Il s’immobilisa en bas des marches pour essayer de les apercevoir, de repérer leurs déplacements, mais ses yeux, même s’ils détectaient des mouvements occasionnels, ne parvenaient pas à différencier les silhouettes.

Tu es fou, se dit-il. Il n’y a rien. Ou alors une génisse, un bœuf, rien d’autre. On l’avait informé, se souvint-il, que les propriétaires actuels de la région y plaçaient parfois du bétail en pâturage tout l’été avant de l’enfermer dans un enclos pour l’apprêter à l’automne. Mais il n’avait jamais vu de bêtes sur la crête lors de ses balades et doutait que leur présence lui serait passée inaperçue. Quand des bovins se déplaçaient, on entendait du bruit : le léger craquement de leurs jarrets, leurs reniflements quand ils promenaient leurs museaux dans l’herbe et les feuilles.

Il gagna sa chaise et s’y assit avec détermination. Il attrapa un bâton et tisonna le feu, puis se rencogna dans son siège. Il campait depuis trop longtemps pour se laisser aller à peupler l’obscurité, se réprimanda-t-il. Néanmoins, sans trop savoir pourquoi, il s’était laissé impressionner.

Rien ne bougeait au-delà de la zone éclairée par le feu. Pourtant, il avait beau s’en défendre, il les sentait, d’une façon jusque-là inconnue, par le biais d’un sens jusque-là inutilisé. Quelles capacités, quelles aptitudes insoupçonnées gisent dans l’esprit humain ? se demanda-t-il.

De grandes formes noires qui se déplaçaient sans hâte, en mouvements de faible amplitude, restant toujours hors de vue, mais qui n’en encerclaient pas moins le feu tout près du disque illuminé, à la lisière de celui-ci.

Assis avec raideur sur sa chaise, il sentit une tension s’emparer de son corps, ses nerfs crisser comme des cordes de violon. Il était assis à guetter un son qui ne venait jamais, un mouvement qu’on ne pouvait pas voir, seulement capter.

Ils sont là, lui dit l’étrange faculté de perception qu’il n’avait encore jamais expérimentée, tandis que son esprit, sa logique, déniait avec vigueur leur présence. Tu n’as aucune preuve, affirmait son esprit humain. Nul besoin de preuve quand on sait, rétorquait cette autre partie de lui-même.

Ils n’arrêtaient pas de se déplacer. Ils se pressaient les uns contre les autres, car ils étaient nombreux. Ils gardaient un silence de mort, mesuraient leurs moindres mouvements. S’il lançait un morceau de bois dans l’obscurité, celui-ci les toucherait.

Il ne lança pas de morceau de bois.

Il resta assis, immobile. Je les aurai à l’usure, se dit-il. S’ils sont vraiment là, je les aurai à l’usure. C’est mon feu, c’est mon terrain. J’ai le droit d’être ici.

Il essaya d’analyser ses impressions. Avait-il peur ? Il n’en était pas sûr. Il ressentait peut-être une certaine crainte, mais pas une peur panique. Malgré ce qu’il se disait, avait-il le droit d’être ici ? Il avait le droit de faire du feu, car c’était l’humanité et elle seule qui avait utilisé le feu. Aucun des autres ne l’avait fait. Mais il n’en allait sans doute pas de même pour la terre ; la terre pouvait ne pas être sienne. Elle pouvait être soumise à une hypothèque de longue durée venue d’une autre époque.

Les flammes baissèrent et la lune parut au-dessus de la crête. Bien que presque pleine, elle n’émettait qu’une timide lumière spectrale qui n’éclairait pas au-delà du feu de camp. Pourtant, en regardant avec attention, Thomas crut voir des mouvements pesants plus bas sur la pente, parmi les arbres.

Le vent s’était levé et il entendit, venu de très loin, le léger cliquetis du moulin. Il allongea le cou pour tenter de le voir, mais la clarté lunaire était trop faible.

Peu à peu, il se détendit. Il se demanda avec une sorte d’émerveillement confus ce qui avait pu lui arriver. Il n’était pas doué d’une imagination débordante, ni du genre à voir des fantômes. Qu’un événement incompréhensible se soit produit ne faisait pas de doute, mais comment l’interpréter ? C’était là le problème : il n’avait rien interprété. Il s’en était fermement tenu à la position qu’il avait adoptée tout au long de sa vie : celle de l’observateur.

Il retourna dans le camping-car, trouva une bouteille de whisky et la rapporta près du feu, sans prendre la peine de se munir d’un verre. Il se rassit, s’affala sur sa chaise, tenant d’une main la bouteille dont le cul posé sur son ventre lui faisait comme un cercle glacé contre les entrailles.

Assis là, il se remémora le vieux Noir avec qui il avait discuté un après-midi, au fin fond de l’Alabama, assis sur la terrasse délabrée d’une petite maison délabrée, à l’ombre d’un lilas des Indes qui les protégeait de la chaleur de la fin de journée. Le vieux, très décontracté sur sa chaise, avait entre ses mains une canne, la pointe sur le sol ; il la tenait négligemment par la hampe et la faisait parfois pivoter pour que le coude de l’objet décrive des cercles.

« Si vous voulez écrire votre bouquin comme il devrait être écrit, avait dit le vieux, vous devez voir plus loin que le Diable. J’imagine que je ne devrais pas dire ça, mais comme vous avez promis de ne pas citer mon nom…

— Je ne citerai pas votre nom, avait répété Thomas.

— J’ai prêché des années durant. J’en ai pas mal appris sur le diable, à l’époque. Je le méprisais, je m’en servais pour menacer les gens. Je leur disais : “Tenez-vous bien, ou le diable, il vous emmènera par de longs, longs escaliers, et il vous tirera par les pieds, vous aurez la tête qui rebondit de marche en marche, et vous crierez, et vous supplierez, et vous pleurerez. Mais le diable, il n’écoutera ni vos cris ni vos pleurs. Il ne vous entendra même pas. Il se contentera de vous traîner en bas et de vous balancer dans la fosse.” Le diable, c’était un truc que les gens pouvaient comprendre. Ils en entendaient parler depuis des années. Ils savaient à quoi il ressemblait et les mœurs qu’il avait.

— Ça marchait ? avait demandé Thomas. De les menacer du diable, je veux dire ?

— J’en sais trop rien. Des fois, je crois que oui. Pas toujours, mais des fois. Ça valait le coup d’essayer.

— Mais vous me dites de ne pas m’arrêter au diable.

— Vous, les Blancs, vous ne savez pas. Vous ne le sentez pas dans vos os. Vous êtes trop loin de la jungle. Mon peuple, il sait. Enfin, quelques-uns d’entre nous savent. Nous n’avons quitté l’Afrique que depuis quelques vies.

— Vous voulez dire que…

— Que vous devez faire un long chemin en arrière. Revenir au-delà de l’époque où il n’y avait pas un homme sur Terre. Revenir jusqu’aux temps anciens les plus reculés. Le diable, c’est le mal chrétien : un mal adouci, si vous voulez, une version édulcorée du vrai mal, l’ombre de ce qu’il y avait et de ce qu’il y a peut-être encore. Il nous est arrivé par Babylone et l’Égypte, et même les Babyloniens et les Égyptiens ont oublié, ou n’ont jamais su, ce qu’était le mal, le vrai. Ce que je vous dis, c’est que le diable n’arrive pas à la cheville de la notion sur laquelle il est basé. Ce que les premiers hommes ont senti… pas vu, hein, juste senti… n’était qu’un faible reflet du mal, en ce temps-là où ils taillaient leurs premiers outils de silex, tandis que lui jouait avec l’idée d’utiliser le feu.

— Ce que vous me dites, c’est que le mal existait avant l’homme ? Que les figures du mal ne sont pas des produits de l’imagination humaine ? »

Le vieux lui avait adressé un grand sourire, un peu en coin, mais empreint de gravité. « Pourquoi l’homme s’attribuerait-il seul la responsabilité du concept du mal ? »

Thomas se rappelait avoir passé un après-midi agréable, à bavarder sur cette terrasse à l’ombre du lilas des Indes en sirotant du vin de sureau. Et à d’autres moments, à d’autres endroits, il avait discuté avec d’autres hommes, et de leurs propos il avait tiré un essai concis et peu convaincu sur l’existence d’un mal originel qui aurait servi de base à toutes les figures maléfiques invoquées par l’homme. Le bouquin s’était bien vendu, se vendait toujours. Il avait valu le travail qu’il lui avait demandé. Et le plus beau, c’est que lui-même en était sorti indemne. Il ne croyait pas au diable ou à ses semblables. Au contraire de beaucoup de ceux qui avaient lu son ouvrage et s’étaient mis à y croire.

Le feu était éteint, le niveau de la bouteille nettement plus bas qu’au départ. Le paysage s’étalait, serein, sous ses yeux dans la lueur lunaire. Demain, se dit-il, je passe encore la journée ici, puis je m’en vais. Le boulot pour Tante Elsie est terminé.

Il se leva et rentra se coucher. Juste avant de s’allonger sur le lit, il lui sembla entendre de nouveau les craquements et les frottements du fauteuil à bascule de sa tante.

 

 

Après le petit-déjeuner, il grimpa une fois encore sur la crête et gagna l’emplacement de la première ferme Parker. Lors de son exploration rapide des environs, il ne s’y était arrêté que le temps de l’identifier.

Un grand érable se dressait au coin de la fosse de la cave dans laquelle des framboisiers avaient pris racine. Accroupi au bord de la cavité, il se servit d’un bâton qu’il avait ramassé pour fourrager dans le terreau. Des fragments de charbon de bois affleuraient sous la surface, donnant une teinte noirâtre au sol.

Il trouva des plants de romarin, dont il détacha quelques feuilles qu’il écrasa entre ses doigts pour libérer le piquant arôme. À l’est de la cave, cinq ou six pommiers hirsutes avaient survécu et portaient, malgré leurs branches brisées par les vents, des fruits de petite taille. Il cueillit une pomme et mordit dedans : son goût venait d’une autre époque ; les pommes commercialisées à présent n’avaient plus cet arôme. Il découvrit une parcelle de rhubarbe toujours prospère, quelques rosiers efflanqués dont les fruits rouges attendaient les oiseaux hivernaux, un lopin de terre où les iris étaient si nombreux que les bulbes se poussaient les uns les autres hors du sol.

Il s’arrêta à côté des iris pour explorer du regard les alentours. Ici, plus d’un siècle auparavant, son ancêtre avait bâti une ferme – une maison, une étable, un poulailler, une écurie, une grange, un réservoir à maïs, et peut-être encore d’autres dépendances. Il s’y était établi comme fermier, lui, le soldat de retour des champs de bataille, et y avait habité des années avant de partir. Non seulement lui, mais tous ceux qui vivaient sur cette crête.

En venant ici, en effectuant ce dernier voyage pour terminer la mission dont l’avait chargé la vieille femme recroquevillée dans son rocking-chair, il s’était arrêté dans la petite ville de Patch Grove pour demander son chemin. Deux fermiers assis sur un banc devant un salon de coiffure l’avaient observé, l’air réticent, incrédule, peut-être un peu gêné.

« La crête Parker ? avaient-ils demandé. Vous voulez savoir comment on va sur la crête Parker ?

— J’ai une affaire à y régler, leur avait-il répondu.

— Y a personne sur la crête Parker avec qui régler des affaires, avaient-ils affirmé. Personne ne va jamais là-bas. »

Comme il insistait, ils avaient fini par le renseigner.

« De toute façon, de crête, il n’y en a qu’une, mais en deux parties. Quittez la ville par le nord et roulez jusqu’au cimetière. Juste avant, prenez à gauche. Ça vous mènera à la crête des Militaires. Continuez à monter, ne prenez pas les chemins de traverse : restez bien sur la ligne de crête.

— Mais vous venez de me dire que c’était la crête des Militaires, et moi je cherche la crête Parker.

— C’est pareil, avait répondu l’un d’eux. Une fois au bout, vous êtes sur la crête Parker. Elle domine la rivière. Vous n’aurez qu’à redemander à quelqu’un en chemin. »

Il avait donc roulé vers le nord et pris à gauche avant le cimetière pour se retrouver sur une route secondaire, un chemin vicinal. Soit on ne l’avait jamais goudronnée, soit le revêtement n’était plus entretenu depuis si longtemps qu’il n’en restait pas trace. Un chapelet de fermes le longeait, des petites fermes aux bâtiments délabrés entourés de champs maigres et étriqués. À son passage, les chiens lui coururent après en aboyant.

Huit kilomètres plus loin, un homme relevait son courrier à sa boîte à lettres sur le bas-côté. Thomas s’arrêta. « Je cherche la crête Parker, dit-il. C’est encore loin ? »

L’homme glissa les trois ou quatre lettres qu’il tenait à la main dans la poche arrière de sa salopette. Il avança sur la route et s’approcha du camping-car. C’était un type élancé, décharné, au visage chiffonné, ratatiné, arborant une barbe d’une semaine.

« Vous y êtes presque, dit-il. Dans cinq ou six kilomètres. Mais dites-moi, étranger, vous allez y faire quoi ?

— Jeter un coup d’œil, c’est tout », répondit Thomas.

L’autre secoua la tête. « Il n’y a pas grand-chose à voir. Il n’y a personne là-bas. Y’avait du monde, à l’époque. Cinq ou six fermes. Des gens y vivaient, travaillaient dans les fermes. Mais ça fait longtemps. Soixante ans, oh, peut-être même plus que ça. Ils sont tous partis maintenant. La terre appartient à quelqu’un. À qui, ça, j’en sais rien. Quelqu’un y met son bétail. Au printemps il va l’acheter dans l’Ouest, le fait paître ici jusqu’à l’automne et puis il le rassemble et le nourrit au grain jusqu’à ce qu’il soit prêt pour le marché.

— Vous êtes sûr qu’il n’y a personne ?

— Plus personne, maintenant. Avant il y avait des gens. Des constructions, aussi, maisons, vieilles dépendances… Mais plus maintenant. Certaines ont brûlé. Sûrement des gosses qui ont jeté des allumettes. Ils croyaient bien faire, sans doute. La crête a mauvaise réputation.

— Comment ça, mauvaise réputation ? En quoi…

— Il y a un puits siffleur, déjà. Même si je ne sais pas s’il a quelque chose à y voir.

— Je ne comprends pas. Je n’ai jamais entendu parler d’un puits siffleur. »

L’autre s’esclaffa. « Le puits du vieux Ned Parker. Un des premiers à s’établir là-haut. Il y a acheté de la terre en revenant de la guerre de Sécession. Il l’a eue pour pas cher, les vétérans pouvaient acheter de la terre pour un dollar l’acre au gouvernement et, à cette époque, c’était tout de la terre du gouvernement. Ned aurait pu se payer un terrain fertile et plat, là-bas, à Blake’s Prairie, à une trentaine de kilomètres. Mais non, très peu pour lui. Il savait ce qu’il voulait : un endroit avec du bois à portée de main pour ses charpentes, une source pour son eau, et pouvoir pêcher et chasser pas loin.

— Si je vous suis bien, ça n’a pas trop marché.

— Oh, si, sauf pour l’eau. Il comptait sur une grosse source, mais, après deux ou trois années de sécheresse, elle a commencé à s’épuiser. Sans jamais se tarir. Sauf que Ned a eu peur que ça se produise. Elle coule encore, notez. Mais Ned, il ne voulait pas se retrouver sans eau, alors, par Dieu, il a creusé un puits. Là-haut, tout en haut de la crête. Il est allé chercher un puisatier et il l’a mis au travail. L’autre a trouvé un peu d’eau, mais vraiment pas grand-chose. Il a continué à creuser et à creuser, et il n’y en avait toujours pas assez. Jusqu’à ce qu’il dise : “Ned, le seul moyen d’avoir de l’eau, c’est de creuser jusqu’au niveau de la rivière. Le hic, c’est que ça va vous coûter quatre dollars le mètre.” Et à cette époque, quatre dollars, ça faisait une somme, vous savez, mais Ned en avait déjà tellement investi dans le puits qu’il lui a dit de continuer. Alors l’autre a continué. Nul n’a jamais entendu parler d’un puits aussi profond. Les gens venaient et restaient là, rien que pour regarder le puits se creuser. C’est mon grand-père qui me l’a raconté, et lui le tenait de son père. Quand le trou a atteint le niveau de la rivière, ils ont trouvé de l’eau, beaucoup d’eau. Ce puits-là, il ne s’asséchera jamais. C’était le pompage, le problème. Il fallait remonter cette eau sur une sacrée hauteur. Alors Ned a acheté le plus grand, le plus gros, le plus puissant moulin à vent jamais construit et ça lui a coûté un gros paquet. Mais il ne s’est jamais plaint. Il voulait de l’eau, eh bien, voilà, il en avait. Il y a pas mal de moulins qui se détraquent à la longue… mais celui-là, jamais. Il avait été construit pour durer. Il est toujours là, il tourne encore, même s’il ne tire plus d’eau. L’arbre de la pompe s’est cassé il y a des années. Le levier d’arrêt des ailes aussi. Alors maintenant le moulin tourne sans cesse. Impossible de l’arrêter. Comme on ne le graisse jamais, il fait de plus en plus de bruit. Bien sûr, un jour ou l’autre il va finir par s’arrêter, par tomber en panne.

— Vous parliez d’un puits siffleur. Vous m’avez tout raconté, sauf le puits siffleur.

— Eh bien, c’est une drôle d’histoire, dit le fermier. Des fois, le puits sifflait. En se tenant sur la plate-forme autour du puits, penché sur la margelle, on sentait un violent courant d’air. Il paraît que, quand il était assez fort, le puits sifflait. Certains prétendent qu’il siffle toujours, mais moi je ne peux pas dire. Pour d’autres, il sifflait seulement quand le vent venait du nord, mais je ne peux pas dire non plus. Vous savez comment sont les gens : ils ont toujours réponse à tout, qu’ils connaissent le sujet ou pas. Si j’ai bien compris, ceux qui disaient qu’il sifflait uniquement par vent du nord expliquaient que ce vent-là souffle droit sur les falaises face à la rivière. Il y a plein de grottes et de crevasses dans cette falaise et ils disaient que certaines crevasses vont jusqu’à la crête et que le puits passe à travers. Donc le vent du nord soufflait dans les crevasses jusqu’au puits où il remontait par l’ouverture.

— Ça me semble un peu tiré par les cheveux. »

Le fermier se gratta la tête. « Eh bien, je n’en sais rien. J’peux pas vous dire. C’est ce que les anciens racontaient. Et ils ne sont plus là. Ils ont quitté leurs propriétés il y a des années. Un jour, ils ont vidé les lieux.

— Tous en même temps ?

— J’peux pas vous dire non plus. Mais je ne crois pas, non, pas tous en même temps. Une famille et puis l’autre, jusqu’à ce qu’il reste personne. Ça remonte à loin. On ne s’en souvient plus, maintenant. Personne ne sait pourquoi ils sont partis. Il y a de drôles d’histoires… enfin, plutôt des rumeurs. Je ne sais pas ce qui s’est passé. Il n’y a pas eu de morts, pour autant que je sache. Ni de blessés. Juste des trucs bizarres. Je vous le dis, jeune homme, il faudrait que j’aie des affaires urgentes à y régler pour que je me risque sur la crête Parker. Pareil pour mes voisins. Personne saurait vous dire pourquoi, mais on ira pas.

— Je serai prudent », promit Thomas.

Mais il s’était avéré qu’il n’y avait aucune raison d’être prudent. Au contraire, en atteignant la crête, il avait ressenti cette inexplicable sensation d’appartenance, l’impression de se trouver là où il était censé être. En la parcourant à pied, il avait senti que cette corniche aride lui avait donné, ou était en train de lui donner, son caractère, qu’il l’avait accepté et qu’il s’en était drapé comme d’une cape, en se demandant si une terre pouvait avoir un caractère.

La route, après la dernière ferme, une fois la crête des Militaires devenue la crête Parker, s’était réduite en sentier, et seule une trace dans l’herbe révélait la présence, jadis, d’une route.

Il se trouvait encore loin du sommet lorsqu’il avait repéré le moulin, une construction en forme d’araignée dressée contre le ciel, ses ailes claquant dans la brise. Il avait roulé encore un peu avant d’arrêter son véhicule et de descendre la pente à pied jusqu’à découvrir la source qui coulait toujours, au début du ravin. De retour au camping-car, il lui avait fait quitter la piste, descendre la pente, et il l’avait garé sous le peuplier qui surplombait la source. C’était avant-hier, et il lui restait un jour avant de partir.

Debout près des iris, il contempla les alentours en essayant d’imaginer à quoi l’endroit ressemblait à l’époque, il essaya de le voir avec les yeux de son ancêtre revenant de la guerre s’établir sur ses quelques acres. Il y avait encore des cerfs, puisqu’il voulait chasser et que le gibier de la région n’avait été décimé qu’au moment du grand blizzard vers 1880. Il y avait des loups qui ravageaient les troupeaux de moutons, car à cette époque tout le monde avait des moutons. Et des pintades qui criaillaient dans les haies, car à cette époque tout le monde avait aussi des pintades. Et des paons, des oies, des canards et des poules circulaient sans doute en liberté dans les cours. Les écuries abritaient de bons chevaux, car à cette époque tout le monde accordait de l’importance aux bons chevaux. Et, plus que tout, chacun éprouvait une grande fierté de vivre sur ses propres terres, avec ses étables bien tenues, les troupeaux de bovins, le blé, le maïs, le verger qu’on venait de planter. Et le vieux lui-même ? se demanda-t-il. Quel genre d’homme était Ned Parker, qui montait à pied de la maison vers le moulin ? Un homme râblé et robuste, peut-être, les Parker ayant tendance à être râblés. Un vieil homme qui se tenait droit, résultat de quatre ans dans l’armée de l’Union. Qui marchait peut-être les mains jointes dans le dos et la tête rejetée en arrière pour admirer le moulin, sa gloire et sa fierté en ce bas monde.

Grand-père, se demanda Thomas, que s’est-il passé ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Tu t’es senti à ta place ? Tu as éprouvé comme moi aujourd’hui la vastitude de cette crête, cette sensation d’intimité en plein vent, ce caractère attaché à la terre ? C’était déjà là de ton temps ? Et si oui, ce dont je ne doute pas, pourquoi es-tu parti ?

Il n’y eut pas de réponse, bien sûr. Il savait qu’il n’y en aurait pas. Qui aurait répondu ? Mais, tout en se posant cette question, il avait conscience que cette terre regorgeait d’informations, et de réponses pour ceux qui parviendraient à les dénicher. Il y avait là une chose qui gagnait à être connue, se disait-il, si seulement on arrivait à la trouver. La terre était ancienne. Elle était demeurée là, patient témoin des ères qui l’avaient balayée comme l’ombre des nuages passe sur le paysage. Depuis des temps immémoriaux, elle était restée à monter la garde au-dessus de la rivière et avait observé tout ce qui s’était passé.

Il y avait eu les amphibies qui pataugeaient en coassant dans les marais de la rivière, il y avait eu les dinosaures qui vivaient en hordes, ou en prédateurs solitaires prélevant leurs proies sur ces hordes, il y avait eu les titanothères déchaînés et les seigneurs mammouths et le mastodonte. Il y avait eu beaucoup à voir et à observer.

Le vieux Noir lui avait dit de regarder en arrière, plus loin que l’époque de l’homme, jusqu’aux temps primitifs oubliés. Jusqu’au jour, se demanda Thomas, où chacun des dinosaures croyants avait avalé une pierre ciselée… ciselée d’une ligne magique de symboles cryptiques en gage de sa foi en un dieu primitif ?

Thomas se secoua. Tu es fou, se dit-il. Les dinosaures n’avaient pas de dieux. Seuls les hommes possédaient l’intelligence qui leur permettait de créer leurs dieux.

Il s’éloigna du bosquet d’iris et, à pas lents, grimpa la colline en direction du moulin, le long du sentier inexistant que le vieux Ned Parker devait suivre voici plus d’un siècle.

Il pencha la tête en arrière pour observer les ailes qui tournaient avec lenteur dans la brise légère du matin. Si haut contre le ciel, pensa-t-il, si haut au-dessus du monde.

La plate-forme du puits se constituait de madriers de chêne, patinés par le temps mais aussi solides qu’au premier jour. Le bord extérieur en était devenu friable, partait en morceaux, mais seulement en surface. Thomas s’arrêta et gratta le bois de l’ongle. Un fragment se détacha, mais, en dessous, le chêne était robuste. Ces madriers dureraient, il le savait, encore un siècle, voire plusieurs.

Debout près de la plate-forme, il perçut un son qui sortait du puits. Il ne s’agissait pas d’un sifflement, plutôt d’une plainte ténue, comme si un animal gémissait au fond, dans son sommeil. Un être vivant, se dit-il, qui gémit tout bas loin sous la surface, un grand cœur et un grand cerveau qui palpitent quelque part là-dessous, profondément enfouis sous la masse de la roche.

Les cœurs et les cerveaux des dinosaures d’antan, ou les dieux des dinosaures, pensa-t-il avant de s’interrompre. Voilà que tu recommences, songea-t-il, incapable d’oublier son fantasme cauchemardesque à propos des dinosaures. La découverte de ce tas de pierres de gésier lui avait sûrement fait plus forte impression qu’il ne l’avait cru tout d’abord.

À première vue, c’était ridicule. L’intelligence bornée des dinosaures les limitait à la préservation de leur existence et à la reproduction. Mais la logique ne lui était d’aucun secours : l’illogique déferlait en lui. Même si le volume du cerveau n’avait bien entendu rien à voir avec la foi, celle-ci pouvait concerner un autre organe… annexe au cerveau ?

Il se raidit de colère contre lui-même, de dégoût pour son esprit embrouillé, pour cette pensée à peine digne des réflexions puériles du plus frustre des bigots.

Laissant le puits derrière lui, il remonta le sentier qu’il avait suivi pour venir. Il marchait rapidement, dérouté par la tournure qu’avaient prises ses pensées. Malgré sa vastitude, sa proximité avec le ciel, son caractère, cet endroit, se dit-il, avait un étrange effet sur lui. Comme s’il existait à part du reste de la Terre, sans solution de continuité ; du coup, il se demanda si c’était la raison du départ de toutes ces familles.

Il passa la journée sur la crête, la parcourut de long en large, fouilla ses moindres recoins, oublia son sentiment de déroute et de colère, alla jusqu’à oublier l’étrangeté du lieu ; il la savourait plutôt, ainsi que cette fascinante sensation de liberté et d’union avec le ciel. Le vent qui se levait depuis l’ouest le poussait, le tirait. La terre était propre – non pas lavée mais pure, restée fraîche et nette depuis sa création, préservée depuis toujours des doigts graisseux du monde.

Il découvrit les fosses béantes des caves des autres fermes et s’accroupit presque religieusement près d’elles, dénichant les touffes de lilas, les restes délabrés d’anciennes clôtures, les traces d’anciens chemins qui ne menaient plus nulle part, les blocs de calcaire qui avaient servi de linteaux. En voyant tout cela, il se représentait le portrait des familles qui avaient vécu là quelque temps, attirées peut-être comme lui se sentait attiré, mais qui avaient fini par fuir. Il éprouva le vent, l’altitude, le passé aseptique, et essaya de déceler en eux un trait horrible pouvant expliquer la fuite des familles. Mais il ne découvrit rien, sinon une sorte de sérénité brutale.

Il pensa de nouveau à la vieille dame dans son rocking-chair, à ce jour où, dans sa vieille demeure de la Nouvelle-Angleterre, il avait pris le thé et mangé de fines tartines en sa compagnie. Elle était directement concernée, bien sûr. Forcément. Pourquoi sinon tiendrait-elle tant à connaître les détails de l’histoire de la maison Parker ?

Il ne lui avait rien révélé de ses investigations. Il lui rendait compte à l’occasion, l’informant par des lettres très formelles qu’il travaillait toujours sur le projet. Mais elle ne saurait rien de l’histoire des Parker tant qu’elle ne tiendrait pas le manuscrit entre ses mains déformées. L’ouvrage lui réserverait certainement quelques surprises. Pas de voleurs de chevaux, pas de gibiers de potence, mais d’autres curiosités dont elle ne pouvait se douter et desquelles elle ne tirerait aucune fierté. Si toutefois elle cherchait la fierté, ce dont il n’était pas certain. Il y avait eu, au début du XIXe siècle, ce Parker vendeur ambulant de médicaments dont la médiocrité des produits et l’arrogance lui avaient souvent valu de se voir expulser des villes où il faisait commerce. Ou ce marchand d’esclaves renégats du milieu du siècle, ou ce barbier qui s’était enfui avec la femme du pasteur baptiste, et aussi le desperado qui avait péri sous une grêle de balles lors d’une terrible fusillade au milieu d’une ville d’éleveurs, dans l’Ouest. Peut-être ce desperado plairait-il à Tante Elsie, pensa-t-il. Une drôle de tribu, cette branche-là des Parker, qui se terminait avec l’homme dont le puits pouvait bien avoir lâché sur la campagne la descendance d’un mal ancien. Et il s’arrêta là-dessus. Tu n’en sais fichtre rien, se reprocha-t-il avec sévérité. Tu n’as pas le moindre début de preuve pour étayer tes fragiles spéculations. Tu laisses cet endroit t’influencer.

Le soir tombait à son retour sur la piste, qu’il quitta pour redescendre au camping-car. Il avait passé la journée sur la crête et n’en passerait pas une autre. Le lendemain, il partirait. Il n’avait aucune raison de rester. S’il y avait ici une découverte à faire, il n’était pas en mesure de la faire.

N’ayant rien avalé depuis le petit-déjeuner, il avait faim. Il ralluma le feu pour se cuire un repas qu’il mangea tandis que s’installait subrepticement un précoce crépuscule d’automne. Il lui restait un peu de whisky, autant le finir. Il pourrait en racheter le lendemain si l’envie lui en prenait. Dans le camping-car, il alluma la lampe qu’il plaça sur le bureau. Sa lumière éclaira la pierre de gésier, posée là où il l’avait laissée la veille au soir. Il la saisit, la tourna jusqu’à faire apparaître l’inscription, se pencha pour tenter de mieux voir la ligne quasi-imperceptible. Saisi d’un doute tenace sur la validité de l’examen qu’il avait pratiqué la veille, il envisageait avoir pris de petites imperfections dans la pierre pour des caractères. Mais les symboles énigmatiques étaient bien là. Ces nervures n’étaient pas de celles qui apparaissent naturellement. Y aurait-il quelqu’un sur Terre qui sache déchiffrer ce message ? Il se doutait que non. Quels que puissent être ces caractères, ils avaient été gravés des millions d’années avant que la première créature vaguement parente d’un humain fasse ses premiers pas sur la planète. Il laissa tomber la pierre dans la poche de sa veste, saisit la bouteille et ressortit près du feu.

Il ressentit un vague malaise, un malaise qui semblait flotter dans l’air. Bizarre – il n’avait rien remarqué en s’éloignant du feu pour monter dans le véhicule. Cela s’était révélé durant les quelques minutes passées à l’intérieur. Il parcourut soigneusement du regard les alentours de plus en plus sombres et décela des mouvements au-delà du disque de lumière qui entourait le foyer, mais décida qu’il s’agissait d’arbres qui bougeaient dans le vent, rien de plus. Car, dans le bref laps de temps qui s’était écoulé depuis le début de la soirée, le vent avait tourné au nord et beaucoup forci. Au-dessus du camping-car, le grand peuplier chantait ce chant lugubre qui, par grand vent, s’élève du feuillage des arbres. Du haut de la crête lui parvenait le claquement du moulin… et ce n’était pas tout. Un sifflement. Le puits sifflait. Il ne l’entendait que par intermittence, mais, alors qu’il tendait l’oreille, le son gagna en force et en consistance, devint un sifflement aigu, continu, sans pause ni rythme, qui jamais ne s’interrompait.

Il y avait maintenant, au-delà de la lumière du feu, des mouvements qui, il en était sûr, ne pouvaient être attribués aux seuls arbres agités par le vent. Et des bruits sourds, tels des chocs, comme si de grands organismes maladroits se déplaçaient dans le noir. Il bondit hors de sa chaise et resta là, debout, raide dans la lumière vacillante des flammes. La bouteille lui glissa des doigts et il ne se baissa pas pour la ramasser. Il sentit la panique monter en lui et, alors même qu’il luttait pour s’en débarrasser, il ne put réprimer l’accès de peur qui tendait ses nerfs et ses muscles, peur atavique de l’inconnu, des bruits dans l’obscurité, du sifflement sinistre du puits. Il poussa un cri qui n’était pas destiné à ce qui se tapissait peut-être de l’autre côté du feu, mais à lui-même ; ce qui lui restait de logique, ce qui lui restait d’esprit rageait contre cette peur terrible qui s’était emparée de son corps. Puis la logique et l’esprit succombèrent à la terreur et, pris d’une panique aveugle, il courut au camping-car.

Il se jeta dans la cabine, claqua la portière, actionna la clé de contact. À peine celle-ci tournée, le moteur revint à la vie dans un soubresaut. Dès qu’il alluma les phares, il lui sembla voir les silhouettes qui se cognaient et provoquaient ces bruits sourds, mais, malgré la lumière, il n’avait aucune certitude. Pour autant qu’elles existent, elles n’étaient rien de plus qu’ombres épaisses devant d’autres ombres.

Sanglotant dans sa hâte, il embraya, effectua un demi-tour en marche arrière. Une fois face à la pente, il enclencha la marche avant. La propulsion à quatre roues motrices répondit aussitôt et, acquérant peu à peu de la vitesse, le camping-car se lança à l’assaut de la colline vers le sentier qu’il avait quitté à peine quelques heures auparavant, quand il était passé à côté du moulin claquetant.

La structure en araignée du moulin se dressait, austère, contre le ciel délavé. Les ailes qui entrecoupaient la lueur de la lune qui venait d’apparaître jetaient des éclats de lumière. Le sifflement perçant du puits planait, dominant tout. Le fermier, se rappela-t-il, lui avait dit que le puits ne sifflait que par vent du nord.

Le véhicule atteignit le sentier, à peine visible dans la clarté des phares, et Thomas dut braquer le volant d’un coup sec pour l’emprunter. Le moulin n’était plus qu’à cinq cents mètres, peut-être moins. Il l’aurait passé dans une poignée de secondes et se retrouverait vite à dévaler la crête et à se diriger vers la sécurité d’un autre monde. Car cette crête, se dit-il, n’était pas son monde. C’était un endroit à part, une région qui n’appartenait pas tout à fait à la géographie. Peut-être cela fait-il partie de son charme spécial, pensa-t-il, peut-être quelqu’un qui y entre se débarrasse-t-il des peines et des soucis du monde réel. Mais il y trouvait en contrepartie un aspect plus effrayant que tout ce que le monde réel pouvait produire.

Scrutant la nuit par le pare-brise, il lui sembla que le moulin changeait, perdait de sa solidité, qu’il devenait flou, différent, en fait qu’il devenait vivant et entamait une espèce de danse malhabile, quoique non dépourvue d’une certaine grâce onctueuse.

Une partie de sa terreur avait reflué ; il était un peu moins paralysé par la peur qu’auparavant. Car il avait repris le contrôle des événements, dans une certaine mesure, du moins ; il n’était plus cerné par des horreurs auxquelles il ne pouvait échapper. Quelques secondes, et il aurait dépassé le moulin, il serait sous le vent, à fuir le sifflet, à laisser ce cauchemar derrière lui, car le moulin ne pouvait être vivant, il ne pouvait y avoir de silhouettes en train de se déplacer…

Il s’aperçut alors de son erreur. Ce n’était pas le fruit de son imagination. Le moulin était vivant. Il le constatait de ses yeux plus clairement que son imagination ne pourrait le lui représenter. L’édifice était festonné, drapé de formes qui l’escaladaient en se tortillant, sans qu’il en voie une seule en entier tant elles étaient enchevêtrées. Elles avaient quelque chose de moite, de détestable, d’écailleux, qui lui serra la gorge d’une terreur abjecte. Et il y en avait d’autres autour du puits, de grandes formes sombres et bossues qui titubaient jusqu’au sentier, puis le traversaient.

D’instinct, sans réfléchir, il mit le pied au plancher. Il sentit le camping-car bondir vers l’amas des corps. Il allait les écraser, pensa-t-il, et c’était idiot. Il aurait dû essayer de les contourner. Mais il était trop tard, la panique avait pris le dessus et il ne contrôlait plus rien.

Le moteur toussota, crachota, et s’arrêta. Le véhicule continua sur sa lancée puis s’immobilisa, le laissant atterré. Il actionna la clé de contact. Le moteur tourna, toussota une nouvelle fois, mais ne démarra pas. Toutes les formes sombres et bossues se regroupèrent cahin-caha autour de lui pour l’observer. Il sentait leur regard sans voir leurs yeux. Frénétiquement, il tenta de relancer le moteur, qui, cette fois, ne daigna même pas tousser. Ce fichu truc est noyé, lui dit un recoin de son esprit, le recoin qui n’était pas submergé par la peur.

Il lâcha la clé, se recula dans son siège. Un froid atroce l’envahit, et une âpreté nouvelle. La peur avait reflué, et la panique ; ne restaient que le froid et l’âpreté. Il déverrouilla la portière, l’ouvrit, descendit, bien ferme sur ses jambes, et s’éloigna du camping-car. Le moulin chargé de monstres le dominait, menaçant. La masse des formes bossues bloquait la piste. Des têtes, si c’en étaient, se dardaient et reculaient, lui semblait-il. Des queues remuaient nerveusement, qu’il ne voyait pas. Le sifflement emplissait l’univers – strident, obstiné, sans fin. Le vent faisait claquer les ailes du moulin que n’entravaient plus les silhouettes qui l’avaient escaladé.

Thomas avança. « Je traverse, dit-il à voix haute. Faites place. Je traverse. » Et alors qu’il marchait lentement, il lui sembla suivre un certain rythme, celui d’un tambour qu’il serait seul à entendre. Surpris, il constata que ce rythme s’accordait au grincement d’un fauteuil à bascule dans une antique demeure de Nouvelle-Angleterre.

C’est tout ce que tu peux faire, lui dit l’illogique en lui. Il n’y a rien d’autre à faire. Cours, et tu seras jeté à terre en gémissant. C’est la seule solution.

Il marcha lentement, mais sans hésitation, au rythme des grincements du rocking-chair. « Faites place, dit-il. Je suis la chose qui est venue après vous. »

Et elles semblaient lui répondre, à travers le sifflement strident du puits, les claquements des ailes du moulin et les grincements du fauteuil : Passe, étrange créature. Car tu portes le talisman que nous avons donné à ton peuple. Tu as avec toi le témoignage de ta foi.

Ce n’est pas ma foi, pensa-t-il. Ni mon talisman. Ce n’est pas la raison pour laquelle vous n’osez pas me toucher. Je n’ai pas avalé de pierre de gésier.

Mais, lui dirent-elles, tu es le frère de celui qui l’a fait.

Elles se dispersèrent, s’écartèrent pour lui dégager la piste, pour lui livrer passage. Il s’avança, sans regarder à gauche ni à droite, les ignora, même s’il les savait bien là. Il sentait leur odeur rance de marécage, devinait leur présence. Il les sentait tendre vers lui quelque chose, comme pour le caresser, ainsi qu’on flatte un chien ou un chat, et se retenaient avant de l’atteindre.

Il marcha sur la piste et les laissa derrière lui, massées autour du puits. Il les laissa dans les profondeurs du temps. Il les laissa dans leur monde et, à grandes enjambées mais à pas lents, se dirigea vers le sien, sans véritable hâte, pour qu’elles ne croient pas qu’il fuyait, mais un peu plus vite qu’avant, et descendit la piste qui coupait la crête Parker.

Il mit la main dans la poche de sa veste et ses doigts se refermèrent sur la douceur huileuse de la pierre de gésier. Il avait toujours en tête le grincement du fauteuil à bascule et son pas suivait ce rythme, même si ce dernier s’estompait.

Frère, pensa-t-il, ils m’ont appelé frère. Et c’est ce que je suis. Tous les êtres vivants sur Terre sont frères et sœurs, et chacun peut, s’il le désire, arborer le signe de notre foi.

Tout haut, il dit à ce vieux dinosaure mort si longtemps auparavant dans l’amas de rochers : « Frère, je suis content de te connaître. Je suis content de t’avoir trouvé. Et heureux d’arborer le témoignage de ta foi. »

(1980)