1.
BOYD, ESCALADANT LE SENTIER abrupt qui menait à la grotte, entendit la flûte de Luis. Pourtant, se disait-il, il était inutile de revenir dans cette grotte. Le travail était achevé. On avait déjà tout mesuré, photographié, repéré ; on avait tiré du site tous les enseignements possibles. On ne s’était pas contenté d’étudier les peintures, la partie la plus importante de la découverte. On avait aussi analysé des os carbonisés d’animaux et les cendres du feu qui avaient servi à les brûler. Et puis on avait découvert une précieuse petite réserve de terres naturelles destinées à la composition des pigments utilisés par le peintre, et ce dans une cachette vraisemblablement aménagée par un artiste qui, pour une raison encore inconnue, n’avait pas pu les employer ; on n’avait pas manqué de s’interroger sur la présence de cette main humaine atrophiée, sectionnée au niveau du poignet, se demandant pourquoi elle avait été coupée et laissée ainsi sur place… pour être découverte trente millénaires plus tard par des hommes : on n’avait pas oublié la lampe faite d’un bloc de grés creusé qui, rempli de graisse et de mousse en guise de mèche, devait éclairer ceux qui peignaient. Boyd repensait à tout cela avec un sentiment de satisfaction. Gavarnie, peut-être en raison de la qualité des moyens scientifiques d’investigation mis en œuvre, était le site le plus intéressant jamais étudié dans le domaine de l’art rupestre, certes pas toujours aussi spectaculaire que Lascaux, mais beaucoup plus significatif quant aux connaissances qu’il avait permis d’acquérir.
Inutile d’explorer à nouveau cette grotte, et pourtant, quelque chose l’y poussait, le sentiment irritant qu’un élément lui avait échappé, que dans l’excitation de la découverte et dans la concentration qu’il avait apportée à sa tâche, il avait omis un détail. Sur le moment, il n’y avait pas prêté attention, mais maintenant qu’il y songeait, il était de plus en plus enclin à penser que c’était peut-être important. Tout cela, se disait-il, n’était sans doute qu’un produit de son imagination. Et à supposer qu’il trouve bel et bien quelque chose, ce serait probablement un détail tout à fait insignifiant.
Cependant, il n’avait pu s’empêcher de revenir. Il continuait à grimper, son marteau de géologue se balançant à sa ceinture, une grosse lampe à la main, écoutant jouer Luis. Ce dernier, installé sur une petite terrasse surplombant l’entrée de la grotte, avait occupé ce poste durant toute la durée des fouilles. Luis avait campé là par tous les temps, faisant sa cuisine sur un petit réchaud de camping, s’instaurant gardien des lieux pour écarter les intrus, encore que ces derniers se limitent à quelques touristes occasionnels, de simples curieux qui, ayant entendu parler du site, avaient fait un long détour pour le visiter. Quant aux habitants du village niché dans la vallée, ils n’avaient posé aucun problème ; ils ne se souciaient pas le moins du monde de ce qui pouvait se passer là-haut.
Luis n’était pas un étranger pour Boyd ; dix ans plus tôt, il était apparu sur un autre site, distant d’environ quatre-vingt kilomètres, et il était resté sur place pendant les deux saisons qu’avaient duré les fouilles. Les résultats n’avaient pas été à la hauteur des espérances de Boyd, mais ils avaient néanmoins jeté une lueur nouvelle sur la culture des Aziliens, le dernier des grands groupes préhistoriques de l’Europe occidentale. Employé d’abord comme manœuvre, Luis s’était vite révélé un élève très doué et s’était bientôt vu confier de plus importantes responsabilités. Une semaine après le début des travaux à Gavarnie, il s’était de nouveau manifesté.
« J’ai entendu dire que vous étiez ici, avait-il déclaré à Boyd. Vous avez du travail pour moi ? »
Au détour d’un lacet, Boyd l’aperçut, assis jambes croisées devant sa tente délavée par les intempéries, qui jouait de la flûte, ou plutôt de ce qui lui servait de flûte.
La musique qui sortait de cet instrument était primitive, élémentaire. À peine de la musique, même pour Boyd qui admettait volontiers ne rien connaître à cet art. Quatre notes…
Mais étaient-ce vraiment quatre notes ? se demandait-il. Un os creusé avec une fente en guise de bec et deux trous qu’on pouvait boucher avec les doigts !
Il avait un jour interrogé Luis sur la provenance de sa flûte. « Je n’en ai encore jamais vu de semblable », avait-il dit.
Et Luis lui avait expliqué : « Il n’y en a plus beaucoup. Juste quelques-unes dans des villages perdus dans la montagne. »
Boyd quitta le sentier, traversa les hautes herbes puis alla s’asseoir à côté de Luis qui abaissa sa flûte et la posa sur ses genoux.
« Je croyais que vous étiez parti, dit Luis. Les autres ont quitté la grotte il y a deux jours.
— Je suis revenu jeter un dernier coup d’œil.
— Quelque chose qui vous tracasse ?
— Oui, je crois. »
La vallée, en contrebas, étirait ses teintes brunes automnales où serpentait le ruban argenté du gave, tandis que les toits rouges des maisons du village formaient des taches vives.
« C’est beau, ici, dit Boyd. Parfois, je me surprends à imaginer à quoi cela ressemblait à l’époque de ces peintures. Ce n’était peut-être pas tellement différent de ce que c’est aujourd’hui. Les montagnes sont sans doute demeurées telles quelles. Il n’y avait certainement pas de champs dans la vallée, plutôt des pâturages naturels. Quelques arbres çà et là, aussi, mais pas très nombreux. Beaucoup de gibier. De l’herbe en abondance pour les troupeaux. J’ai même essayé de retrouver l’endroit où les hommes préhistoriques avaient pu établir leur campement. Je parierais que c’était à l’emplacement actuel du village. »
Il se tourna vers Luis. Son compagnon, assis dans l’herbe, sa flûte sur les genoux, souriait doucement, comme pour lui-même. Son petit béret noir jetait une ombre sur son visage rond et bronzé, encadré de courts cheveux noirs. Il portait une chemise bleue à col ouvert. C’était un homme jeune et fort, au visage lisse, sans une ride.
« Vous aimez votre travail, dit-il.
— Je m’y consacre entièrement. Et vous aussi, Luis.
— Ce n’est pas mon travail.
— Quoi qu’il en soit, répliqua Boyd, vous le faites bien. Vous voulez m’accompagner ? Un dernier coup d’œil ?
— J’ai une course à faire au village.
— Je ne pensais pas vous trouver encore ici, dit Boyd. J’ai été surpris d’entendre votre flûte.
— Je vais bientôt partir. D’ici un jour ou deux. Je n’ai aucune raison de rester ici, mais, comme vous, j’aime beaucoup cet endroit. Je n’ai nulle part où aller et personne ne m’attend. Je ne perds rien à rester ici quelques jours de plus.
— Tant qu’il vous plaira. D’ici quelque temps, le gouvernement nommera sans doute un gardien, mais les gouvernements ne sont jamais pressés.
— Dans ce cas, il se pourrait que je ne vous revoie pas.
— J’ai pris quelques jours pour descendre jusqu’à Roncevaux. C’est la vallée où les Vascons ont massacré l’arrière-garde de Charlemagne en 778.
— J’en ai entendu parler, dit Luis.
— Il y avait longtemps que je voulais y aller, mais je n’en avais jamais trouvé l’occasion. La chapelle de Charlemagne est en ruine. Il paraît cependant que dans l’église du village, on continue à dire des messes pour les paladins tués au combat. Au retour, je n’ai pu résister au désir de revoir la grotte une dernière fois.
— Je suis content que vous soyez revenu. Puis-je prendre le risque de me montrer impertinent ?
— Vous n’êtes jamais impertinent, répondit Boyd.
— Avant votre départ, accepteriez-vous de dîner encore une fois avec moi ? Je préparerais une omelette. »
Boyd, ayant pensé lui-même à inviter Luis, hésita, mais il déclara : « J’en serais ravi. J’apporterai une bonne bouteille. »
2.
La torche braquée sur la paroi rocheuse, Boyd se pencha pour l’examiner de plus près. Il n’avait donc pas rêvé. Ses yeux ne le trompaient pas ; ici, le roc était friable ; il était brisé en plusieurs endroits, mais les différents morceaux semblaient avoir été recollés. C’était presque par hasard qu’il avait découvert cette fissure. S’il ne l’avait pas cherchée, il ne l’aurait sans doute pas remarquée. Il trouvait maintenant étrange que personne ne l’ait remarquée plus tôt. Peu de choses leur avaient échappé pendant les fouilles.
Il retint son souffle et se sentit tout aussitôt ridicule ; après tout, cela ne signifiait sans doute rien. Des fentes provoquées par le froid, peut-être ; il savait pourtant que c’était peu vraisemblable. On trouvait très rarement des manifestations du gel dans de telles grottes.
Il tira le marteau de sa ceinture et, s’éclairant de sa torche, introduisit la partie effilée dans une des fentes. L’acier s’enfonça facilement. Il pesa sur le manche et la fissure s’élargit. Il continua à appuyer et le bout de roc céda. Posant le marteau et la lampe par terre, il entreprit de dégager la pierre. Juste en dessous, deux autres morceaux de roc se détachèrent tout aussi aisément. Boy s’attaqua ensuite à ceux qui restaient, puis il s’agenouilla à même le sol et dirigea le faisceau lumineux sur la brèche ainsi mise au jour.
Elle était assez large pour laisser passer un homme, mais, à la perspective de s’engager dans ce boyau, Boyd hésita. Il était seul et cela comportait des risques. S’il arrivait quelque chose, s’il restait coincé ou qu’un fragment de roc se détachait et lui bloquait le passage, il n’y aurait personne pour le secourir, du moins à temps. Luis reviendrait l’attendre à son campement, mais s’il n’apparaissait pas, il prendrait probablement cette absence pour la réponse à son « impertinence », ou encore pour le mépris que manifestait un Américain à l’égard d’un simple Basque. Jamais il ne s’imaginerait que Boyd pouvait être prisonnier dans la grotte.
D’un autre côté, c’était la dernière occasion. Le lendemain, il lui fallait rentrer à Paris pour prendre son avion. Et il était intrigué. Il ne pouvait laisser ce mystère inexpliqué. Cette fissure devait avoir une signification, sinon pourquoi avoir cherché avec autant de soin à la dissimuler ? Il se demandait qui avait bien pu la murer ainsi. Certainement pas un homme appartenant au passé récent. Quiconque aurait repéré l’ouverture de la grotte n’aurait pas manqué d’apercevoir les fresques et aurait ébruité sa découverte. La brèche avait donc dû être colmatée soit par quelqu’un qui ignorait le sens de ces peintures, soit par quelqu’un qui, au contraire, était familiarisé avec elles.
Il lui paraissait inconcevable de ne pas tenter de trouver les réponses à ces questions. Il devait se glisser à l’intérieur. Il passa le marteau à sa ceinture, saisit sa lampe et se mit à ramper.
Le boyau restait rectiligne sur une bonne trentaine de mètres et, hormis son étroitesse, il ne présentait pas de difficultés particulières. Puis, brusquement, il s’arrêtait. Boyd s’immobilisa et, la torche dirigée devant lui, il contempla, consterné, la paroi de rocher.
Cela n’avait aucun sens. Pourquoi se serait-on donné la peine de murer un trou vide ? Quelque chose lui avait peut-être échappé en chemin, mais en y réfléchissant, il se dit que c’était peu probable. Il avait progressé très lentement en maintenant la lampe fixée droit devant lui pendant tout le temps. Il n’aurait donc pas manqué d’apercevoir tout détail anormal.
Puis une pensée lui vint à l’esprit et il entreprit, avec de grandes difficultés, de basculer sur le dos. Braquant sa lampe vers le haut, il constata qu’il avait eu raison. Une ouverture se détachait sur la voûte.
Il se redressa avec d’infinies précautions. Il tendit les bras et, en tâtonnant, trouva des prises dans le roc. Il se mit debout, promena sa torche autour de lui et découvrit que l’ouverture ne donnait pas sur un autre boyau, mais sur une sorte de cavité en forme de sphère qui ne faisait pas plus de deux mètres de diamètre. Les parois étaient lisses, un peu comme si, dans quelque lointain passé géologique, la formation des montagnes avait emprisonné pour l’éternité une sorte de grosse bulle de plastique.
Il dirigea sa lampe à l’intérieur de la cavité et laissa échapper un cri de surprise. Des animaux pittoresques ornaient les parois. Des bisons jouaient à saute-mouton. Des chevaux gambadaient. Des mammouths cabriolaient. Et en bas, juste au-dessus de l’ouverture, tout autour de la sphère, des cerfs dansaient, dressés sur leurs pattes arrière et, se tenant par les sabots, se trémoussaient tandis que leurs bois se balançaient avec grâce.
« Bon Dieu ! » s’exclama Boyd.
C’était un vrai dessin animé. Un Walt Disney de l’âge de pierre.
À condition que cela remonte bien à l’âge de pierre ! Un plaisantin quelconque n’aurait-il pu se glisser dans la grotte pour peindre ces animaux ? Il repoussa cette idée. D’après ce qu’il savait, personne ne connaissait, ni dans la vallée ni dans toute la région, l’existence de la grotte avant sa découverte, quelques années auparavant, par un berger à la recherche d’une brebis égarée. L’ouverture était très étroite et les fourrés et les buissons l’avaient, semblait-il, dissimulée aux regards pendant des siècles.
Ces peintures, par ailleurs, avaient un aspect indubitablement préhistorique. La perspective n’y tenait pas une grande place et les dessins possédaient tous ce côté étrangement plat qui caractérise l’ensemble ou presque de l’art rupestre. Il n’y avait pas de fond, pas de ligne d’horizon, pas d’arbres, ni herbe ni fleurs, pas de nuages, pas même l’esquisse d’un ciel. Boyd se dit que, cependant, toute personne possédant un minimum de notions sur l’art de la préhistoire était au courant de ces particularités et avait très bien pu s’appliquer à les imiter.
Pourtant, en dépit des attitudes inhabituelles des animaux représentés, les peintures portaient indiscutablement l’empreinte de l’art rupestre. Quel était cet homme du passé, se demanda Boyd, cet homme étrange qui s’était plu à peindre des bisons et des mammouths faisant la culbute ? Hormis ces postures sans précédent, toutes les peintures de cette fresque étaient terriblement sérieuses, tout à fait classiques par leurs formes, et elles prouvaient que l’artiste avait fait une tentative honnête pour reproduire les animaux tels qu’il les avait vus. Il n’y avait pas la moindre originalité, pas même de traces de mains pleines de peinture comme souvent dans les autres grottes. Les hommes qui avaient travaillé ici n’avaient pas encore été corrompus par le symbolisme apparu, assez tard semblait-il, dans l’histoire de la peinture préhistorique.
Quel était donc ce plaisantin qui avait pénétré dans cette caverne secrète pour y peindre des animaux de bande dessinée ? Il ne faisait aucun doute qu’il sagissait d’un artiste accompli. Ses techniques et ses réalisations étaient sans défaut.
Boyd se hissa par l’ouverture, rampa sur l’étroit rebord du trou et dut s’accroupir car il était impossible de se tenir debout. Le peintre était probablement resté la plupart du temps allongé sur le dos.
Il dirigea sa lampe sur le rebord. Le pinceau lumineux courut le long de la paroi, s’arrêta, puis revint en arrière pour s’immobiliser sur quelque chose qui était posé là, un objet sans doute abandonné par l’artiste.
Boyd se pencha et, clignant des yeux, étudia l’objet en question. Cela ressemblait à l’omoplate d’un cerf ; juste à côté, il y avait un petit bloc de pierre.
Il s’avança avec précaution. Il ne s’était pas trompé. C’était bien une omoplate de cerf. Sur la face plane, il y avait un petit dépôt de matière grumeleuse. De la peinture ? se demanda-t-il. Ce mélange de graisses animales et de terres minérales que les artistes préhistoriques utilisaient comme peinture ? Il approcha sa lampe. Le doute n’était plus possible. C’était de la peinture qui s’étalait sur toute la surface de l’os ayant servi de palette, il en restait encore un petit tas, prêt à être employé ; de la peinture qui avait séché, portant des empreintes qu’il ne distinguait pas clairement. Il s’approcha encore et, amenant son visage à quelques centimètres de l’objet, il constata qu’il s’agissait de marques de doigts dont certaines étaient très profondes : la signature de cet homme du passé, depuis longtemps disparu, qui avait travaillé ici, accroupi comme Boyd l’était à présent, les épaules courbées pour épouser l’arrondi de la voûte. Il avança la main pour toucher la palette, puis la retira brusquement. Ce geste, ce geste pour toucher, relevait du symbole – une tentative pour appréhender l’homme qui avait exécuté ces peintures ; un geste que le fossé des siècles rendait effectivement tout à fait symbolique.
Il dirigea les rayons de sa torche vers le petit bloc de pierre posé à côté de la palette. C’était une lampe, du grès creusé pour contenir la graisse et le morceau de mousse en guise de mèche. La graisse et la mousse avaient depuis longtemps disparu, mais une mince pellicule de suie recouvrait encore le bord.
Son œuvre terminée, l’artiste avait abandonné ses outils derrière lui, laissant même sa lampe qui, peut-être, gouttait encore tandis que la graisse achevait de brûler… et il était parti, rampant dans l’obscurité. Il n’avait pas eu besoin de lumière. Il devait très bien connaître ce boyau, un chemin qu’il avait emprunté à de nombreuses reprises, car la réalisation de cette fresque avait probablement exigé beaucoup de temps, plusieurs jours peut-être.
Il s’était donc glissé par la brèche, avait muré l’ouverture avec des pierres, puis il était redescendu dans la vallée ; les troupeaux qui paissaient avaient levé la tête pour le suivre du regard avant de reprendre leur paisible occupation.
Mais à quelle époque cela s’était-il passé ? Vraisemblablement après que la grotte elle-même eut été peinte, se dit Boyd. Peut-être même après que ces fresques eurent perdu la signification qu’elles avaient à l’origine. Un homme seul qui était venu peindre des animaux de cirque dans cet endroit secret ; les avait-il peints pour caricaturer le côté pompeux et magique des dessins de la grotte ? Ou bien pour manifester son opposition à leur terne conformisme ? N’était-ce pas tout simplement un immense éclat de rire, une exubérance de vie, la révolte d’un humour féroce contre l’aspect sinistre et étriqué de la magie de la chasse ? Un rebelle, pensa Boyd, un rebelle de la préhistoire. Un intellectuel ? Ou, plus vraisemblablement, un homme dont les idées différaient un peu de la philosophie de son temps.
Mais il s’agissait d’un homme du passé. Et lui, maintenant, qu’allait-il faire ? Il avait découvert cette grotte, il lui fallait prendre une décision. Comment agir pour le mieux ? Il ne pouvait certes pas se contenter d’imiter l’artiste, de tourner le dos et de s’en aller, abandonnant derrière lui la palette et la lampe. C’était une découverte très importante. Il n’y avait aucun doute à ce sujet. Qui permettait une approche nouvelle de l’esprit des hommes de la préhistoire et livrait une facette insoupçonnée de leur personnalité.
Laisser tout dans l’état où il l’avait trouvé, reboucher la brèche, appeler Washington et Paris, défaire ses valises et s’installer ici pour quelques semaines de travail. Faire revenir les photographes et les autres membres de l’équipe, tout passer au peigne fin. Oui, se dit-il, c’était la meilleure solution.
Quelque chose scintilla, derrière la lampe, presque entièrement dissimulé par la pierre creusée. Un petit objet blanc.
Toujours accroupi, Boyd se pencha pour mieux voir.
Il s’agissait d’un os, probablement du tibia d’un petit animal quelconque. Il tendit le bras pour s’en emparer puis, se ravisant, suspendit son geste. Il venait d’identifier l’objet et il ne savait pas très bien quoi en penser.
C’était une flûte, une flûte semblable à celle que Luis portait dans la poche de sa veste, cette flûte qui ne l’avait jamais quitté depuis que Boyd l’avait rencontré pour la première fois des années auparavant. Elle possédait la même fente en guise de bec, et les deux mêmes trous pour les doigts. Pendant qu’il exécutait son œuvre, en ces jours depuis longtemps disparus, l’artiste s’était accroupi à cet endroit et, à la lueur vacillante de la lampe, il avait joué pour lui-même ces airs simples que Luis interprétait presque chaque soir autour du feu.
« Dieu tout-puissant ! s’exclama Boyd sur un ton de prière. C’est impossible ! Impossible ! »
Il resta immobile, tandis que des pensées insensées se bousculaient dans son esprit, des pensées qu’il s’efforçait en vain de repousser. Il parvenait à les écarter un instant, mais elles revenaient aussitôt l’assaillir.
Il réussit enfin à briser le charme et il se mit posément au travail, se contraignant à ne rien oublier de tout ce qu’il savait être nécessaire.
Il ôta son anorak et l’enroula avec précaution autour de la palette et de la flûte, abandonnant la lampe. Il se glissa dans le boyau, protégeant de son mieux le paquet qu’il transportait. De retour dans la grotte, il replaça méticuleusement les blocs de pierre pour murer l’ouverture, puis il frotta toute la surface avec de la terre qu’il essuya afin de n’en laisser qu’une mince pellicule destinée à masquer les fissures.
Luis ne se trouvait pas à son campement en dessous de rentrée de la caverne. Il devait être encore au village.
Lorsqu’il arriva à son hôtel, Boyd appela Washington. En revanche, il ne téléphona pas à Paris.
3.
Les dernières feuilles d’octobre tourbillonnaient dans le vent d’automne et les pâles rayons du soleil qui filtrait au travers des nuages effleuraient Washington.
John Roberts attendait sur un banc du parc. Ils se saluèrent d’un petit signe de tête et Boyd vint s’asseoir à côté de son ami.
« Tu as pris un gros risque, fit Roberts. Que serait-il arrivé si les douaniers… ?
— Je n’étais pas trop inquiet, répondit Boyd. Je connais bien ce type à Paris. Ça fait des années qu’il fait passer en fraude un tas de trucs aux États-Unis. Il se débrouille très bien et il avait une dette à mon égard. Et toi, qu’est-ce que tu as trouvé ?
— Peut-être plus que tu n’es disposé à en entendre.
— Allez, vas-y.
— Les empreintes concordent, déclara Roberts.
— Tu as pu tirer quelque chose des échantillons de peinture ?
— Oh oui !
— Le FBI ?
— Oui, le FBI. Ça n’a pas été facile, mais j’ai quelques relations.
— Et la datation ?
— Pas de problème. Le plus difficile a été de convaincre mon contact que c’était top secret. Il n’en est d’ailleurs pas encore convaincu.
— Est-ce qu’il se taira ?
— Je pense, oui. Sans autres preuves, personne ne le croira. On dirait déjà un conte de fées.
— Alors ?
— Vingt-deux mille. Et plus ou moins trois cents ans.
— Et les empreintes concordent ? Celles de la bouteille et celles…
— Je t’ai dit qu’elles collaient. Maintenant, si tu m’expliquais comment un homme qui a vécu il y a vingt-deux mille ans a pu laisser ses empreintes sur une bouteille de vin de l’année dernière ?
— C’est une longue histoire, répondit Boyd. Je ne sais pas si je dois te la raconter. D’abord, je voudrais savoir où se trouve l’omoplate.
— Elle est cachée. Bien cachée. Tu peux la récupérer quand tu veux, ainsi que la bouteille. »
Boyd haussa les épaules. « Ce n’est pas pressé. Plus tard peut-être. Ou peut-être jamais.
— Jamais ?
— Écoute, John, il faut que je réfléchisse.
— Tu parles d’un cirque ! s’exclama Roberts. Personne ne veut de ces objets. Personne n’oserait les garder. Les gens du Smithsonian n’y toucheraient pas avec des pincettes. Je ne leur en ai même pas parlé. Ils en ignorent l’existence, mais je sais qu’ils n’en voudraient pas pour un empire. Il y a bien une loi concernant le fait de sortir en fraude des objets d’art d’un pays, non ?
— Effectivement, fit Boyd.
— Et maintenant, tu refuses de les reprendre ?
— Je n’ai pas dit ça. J’ai seulement demandé qu’on les garde quelque temps. L’endroit est sûr, non ?
— Oui, il est sûr. Et maintenant…
— C’est une longue histoire. Je vais essayer de la résumer. Il s’agit d’un Basque que j’ai rencontré il y a dix ans quand je travaillais sur le site de cette caverne, tu te souviens ? »
Roberts hocha la tête. « Oui, je me souviens.
— Il voulait du travail et je l’ai embauché. Il a très vite compris, assimilant rapidement toutes les techniques. Il est devenu un précieux auxiliaire, comme c’est souvent le cas avec les gens qu’on engage sur place. Ils semblent posséder le sens de leur propre passé. Puis, quand nous avons commencé à étudier la grotte, il s’est de nouveau manifesté. J’étais content de le revoir. En fait, nous sommes même d’assez bons amis. Lors de la dernière soirée que j’ai passée là-bas, il a préparé une merveilleuse omelette avec des tomates, des poivrons, des oignons, des saucisses et du jambon fumé. Moi, j’ai apporté une bouteille de vin.
— La bouteille en question ?
— Oui, celle-là.
— Continue.
— Il a joué de la flûte. Une flûte en os. Un instrument un peu grinçant. Pas très musical…
— Il y avait aussi une flûte…
— Non, ce n’est pas la même. C’est une autre. Le même genre de flûte, mais une autre. Deux flûtes identiques. L’une dans la poche d’un homme en compagnie duquel j’ai bu une bouteille de vin, l’autre à côté d’une omoplate de cerf. Ce type m’avait toujours paru bizarre. Rien de frappant, juste des impressions. Tu remarques un détail et un peu plus tard, parfois même longtemps après, encore d’autres détails, mais à ce moment-là tu as déjà oublié le premier incident et tu ne fais pas la liaison. Mais surtout, il savait trop de choses. De ces choses qu’un homme comme lui est censé ignorer. Voire des détails que tout le monde ignorait. Des bribes de savoir qui lui échappaient, probablement sans qu’il s’en rende compte lui-même. Et ses yeux ! Je n’ai compris que récemment, quand j’ai découvert la seconde flûte : j’ai commencé alors à me rappeler tous les autres petits faits que j’avais remarqués. Mais je parlais de ses yeux. En apparence, il est jeune, un jeune homme qui ne vieillit pas, mais ses yeux… eux sont vieux, très vieux…
— Tom, tu disais qu’il était basque.
— Oui, c’est juste.
— Est-ce qu’il n’y a pas une théorie qui affirme que les Basques sont peut-être les descendants des hommes de Cro-Magnon ?
— Si, effectivement. J’y ai pensé.
— Cet homme pourrait-il être un homme de Cro-Magnon ?
— Je commence à le croire.
— Mais réfléchis ! Vingt mille ans !
— Oui, je sais », dit Boyd.
4.
Arrivé au pied du sentier menant à la grotte, Boyd entendit le son de la flûte. Les notes qui lui parvenaient étaient hachées, emportées par le vent. Les sommets des Pyrénées se découpaient dans le ciel bleu.
Coinçant la bouteille de vin sous son bras, Boyd commença à grimper. En contrebas, les toits du village formaient une tache rouge au milieu du manteau brûlé de l’automne qui recouvrait toute la vallée. La flûte continuait à jouer un air que le vent, allègrement, modifiait au gré de sa fantaisie.
Luis était assis, jambes croisées, devant sa tente délavée par les intempéries. Lorsqu’il aperçut Boyd, il posa sa flûte sur ses genoux et resta immobile à l’attendre.
Boyd vint s’installer à ses côtés, puis il lui tendit la bouteille. Luis s’en empara et entreprit de la déboucher.
« On m’a dit que vous étiez de retour. Le voyage s’est bien passé ?
— Oui, très bien.
— Ainsi, vous savez à présent. »
Boyd acquiesça. « J’ai l’impression que vous vouliez que je sache. Pourquoi ?
— Les années sont longues, répondit Luis. Le fardeau me pèse. Il est difficile d’être toujours seul.
— Vous n’êtes pas seul.
— On est seul quand personne ne vous connaît. Vous êtes maintenant le premier à me connaître vraiment.
— Mais nos relations vont être bien courtes. D’ici quelques années, il n’y aura à nouveau plus personne.
— En attendant, cela me soulagera un peu de mon fardeau, dit Luis. Quand vous ne serez plus, j’arriverai à nouveau à supporter la situation. Et il y a aussi autre chose…
— Oui, Luis ?
— Vous avez dit qu’après vous plus personne ne saura. Cela signifie-t-il…
— Vous voulez savoir si je vais répandre la nouvelle : la réponse est non ! À moins que vous ne le souhaitiez. J’ai réfléchi aux conséquences que cela aurait pour vous, si le monde apprenait votre existence.
— Je possède les moyens de me protéger. On ne peut pas avoir vécu aussi longtemps que moi sans avoir développé certaines défenses.
— Quel genre de défenses ?
— Des défenses. C’est tout.
— Excusez-moi d’avoir été indiscret. Encore une chose. Vous avez pris un gros risque en me mettant sur la piste de cette façon-là ! Et si quelque chose avait mal tourné, et si je n’avais pas découvert la grotte…
— Au début, j’avais espéré que ce ne serait pas nécessaire. Je pensais que vous devineriez de vous-même.
— J’avais bien remarqué quelque chose de bizarre. Mais c’était si énorme que je n’aurais jamais pu le croire si l’idée m’en était venue. Vous savez bien comment cela dépasse l’entendement, Luis. Et si je n’avais pas trouvé la grotte… Je l’ai découverte par pur hasard, vous savez.
— Si vous ne l’aviez pas trouvée, j’aurais attendu la prochaine occasion. D’ici quelques années, ou quelques siècles, j’aurais sans doute rencontré quelqu’un, inventé un autre moyen de me trahir.
— Vous auriez pu me raconter.
— Comme ça, de but en blanc ?
— Oui. Naturellement, je ne vous aurais pas cru, du moins pas au début.
— Vous ne comprenez donc pas ? Je ne serais jamais arrivé à vous le dire. La dissimulation est devenue pour moi une seconde nature. C’est l’une de ces défenses dont je vous parlais. Je n’aurais tout simplement pas pu me décider à vous raconter mon histoire, ni à vous ni à personne.
— Mais pourquoi m’avoir choisi ? Pourquoi avoir attendu toutes ces années ?
— Je n’ai pas attendu, Boyd. Il y en a eu d’autres, en d’autres temps. Mais cela n’a réussi avec aucun d’eux. Vous vous rendez bien compte qu’il me fallait trouver quelqu’un qui ait le courage d’affronter la vérité. Pas un homme qui se serait enfin en poussant des cris terrifiés. Je savais que ce ne serait pas le cas avec vous.
— J’ai eu le temps d’y réfléchir, expliqua Boyd, le temps de me faire à cette idée. Je suis parvenu à l’accepter, mais ça n’a pas été facile. Luis, avez-vous une explication à ce phénomène ? Comment se fait-il que vous soyez si différent de nous ?
— Je l’ignore. Je ne comprends toujours pas. À une époque, j’ai pensé qu’il devait y en avoir d’autres comme moi et je me suis mis à leur recherche. Je n’ai trouvé personne et, depuis, je ne cherche plus. »
Luis déboucha la bouteille de vin et la tendit à Boyd. « Après vous », dit-il.
Boyd s’exécuta et but le premier, puis il passa la bouteille à Luis et l’observa tandis qu’il portait le goulot à ses lèvres. Il se demandait ce qu’il pouvait bien faire là à deviser paisiblement avec un homme qui avait vécu pendant vingt mille ans tout en restant jeune. Il s’insurgea à nouveau contre cette idée, ne parvenant pas encore tout à fait à l’admettre. Et pourtant, c’était vrai. L’omoplate et la petite quantité de matière organique qui se trouvait encore dans le pigment avaient été datées : elles remontaient bien à vingt mille ans. Et il ne faisait aucun doute que les empreintes dans la peinture et celles sur la bouteille étaient les mêmes. À Washington, il avait soulevé une question avec l’espoir de prouver qu’il s’agissait en fait d’un canular. Aurait-il été possible, avait-il demandé, de reconstituer le pigment utilisé par l’artiste de la préhistoire dans sa peinture, puis d’y imprimer ses empreintes avant de replacer l’omoplate dans la grotte ? Impossible ! lui avait-on répondu. Toute reconstitution éventuelle du pigment aurait été remarquée lors des analyses – et celles-ci n’avaient rien montré de tel. Le pigment avait vingt mille ans. C’était indiscutable.
« Eh bien, monsieur l’homme de Cro-Magnon, fit Boyd, si vous me racontiez comment vous avez fait ? Comment un homme a-t-il pu survivre aussi longtemps que vous ? Bien sûr, vous ne vieillissez pas. Votre corps ne connaît pas la maladie.
Mais je suppose que vous n’êtes pas immunisé contre la violence et les accidents. Et vous avez vécu au milieu d’un monde de violence. Comment un homme peut-il échapper à tous les dangers pendant plus de deux cents siècles ?
— Au début, répondit Luis, j’ai failli périr en maintes occasions. Il m’a fallu longtemps pour comprendre quel genre de phénomène j’étais. Bien sûr, je vivais plus longtemps et je restais jeune ; mais je n’ai commencé à le remarqué qu’en m’apercevant que tous les gens que j’avais connus dans ma jeunesse étaient morts, morts depuis déjà très longtemps. J’ai compris alors que j’étais différent des autres. Et à la même époque, les autres ont constaté à leur tour que j’étais différent d’eux. Ils se sont mis à se méfier de moi. Certains m’en voulaient. D’autres me considéraient comme une sorte d’esprit malfaisant. Finalement, j’ai dû m’enfuir de la tribu. Je suis devenu un vagabond, un paria. Et je me suis mis à apprendre les grands principes nécessaires pour survivre.
— Et quels sont-ils ?
— Essayer de ne pas trop se faire remarquer. Ne pas se mettre en vedette. Ne pas attirer l’attention sur soi. Cultiver une attitude de lâcheté. Ne jamais se montrer brave. Ne pas prendre de risques. Laisser les autres faire le sale boulot. Ne jamais se porter volontaire. Marcher furtivement, courir et se cacher. S’interdire toute sensibilité. Se ficher totalement de ce que les autres pensent de vous. Dissimuler toute noblesse de sentiment et toute conscience sociale. Il faut aussi se débarrasser de toute loyauté vis-à-vis de sa tribu, de son peuple ou de sa patrie. Éviter le patriotisme. Vivre uniquement pour soi-même. Être un observateur, jamais un participant. Ne jamais aller au fond des choses. On devient si égocentrique qu’on en arrive à croire que rien ne peut vous être reproché, persuadé que l’on est de vivre de la seule façon dont un homme doit vivre. Vous avez été à Roncevaux l’autre jour, vous vous en souvenez ?
— Oui, je me rappelle. Vous m’aviez dit que vous en aviez entendu parler.
— Entendu parler ? Mais, bon sang, j’y étais le jour où ça s’est passé, le 15 août 778 ! En tant qu’observateur, bien sûr, pas en tant que participant. Une lâche créature, dissimulée derrière cette noble bande de Vascons qui ont vaincu Charlemagne. Des Vascons ? Pensez-vous ! C’est le nom qu’on leur a donné, mais c’étaient tout simplement des Basques. Les hommes les plus minables que j’aie jamais connus. Il y a de nobles Basques, bien sûr, mais ce n’était pas le cas de ceux-là. Pas de ces guerriers à oser combattre les Francs de face ! Non ! Ils se sont dissimulés dans le défilé et ils ont écrasé sous les rochers tous ces vaillants chevaliers. Ce qui les intéressait cependant, ce n’étaient pas les chevaliers, mais le convoi de chariots. Loin d’eux l’idée de déclencher une guerre ou de venger un tort quelconque. Ils cherchaient uniquement à piller. Mais ça ne leur a pas réussi.
— Et pourquoi ?
— Voici ce qui s’est passé : ils savaient que l’armée de Charlemagne rebrousserait chemin sitôt qu’on s’apercevrait que l’arrière-garde manquait à l’appel. Jamais ils n’auraient eu le courage de l’affronter. Ils ont donc dépouillé les chevaliers de leurs éperons en or, de leurs armures, de leurs vêtements et des bourses qu’ils portaient sur eux, puis ils ont chargé leur butin sur les chariots et pris la fixité. Quelques kilomètres plus loin, ils sont allés se terrer dans un profond défilé où ils se croyaient en sécurité. S’ils étaient découverts, leur position était pratiquement inexpugnable. À quelques centaines de mètres au-dessous de l’endroit où ils avaient établi leur camp, le défilé se rétrécissait encore et décrivait un coude bloqué par de nombreux rochers, une sorte de barrière naturelle que quelques hommes auraient suffi à défendre contre une armée entière. À ce moment-là, moi, j’étais déjà loin. Je pressentais une catastrophe. C’est encore une chose qu’on acquiert en apprenant à survivre : une espèce de sixième sens. On finit par sentir le danger bien avant qu’il ne se manifeste. J’ai appris plus tard ce qui était arrivé. »
Il leva la bouteille et but une nouvelle rasade avant de la tendre à Boyd.
« Ne me faites pas languir, le pressa Boyd. Allez, racontez-moi !
— Au cours de la nuit, reprit Luis, un orage a éclaté. L’un de ces violents orages d’été. Un véritable déluge. Et mes braves Vascons ont tous péri, jusqu’au dernier. Voilà le prix de la bravoure ! »
Boyd but une gorgée, puis il serra la bouteille contre lui.
« Ainsi, vous connaissiez la vérité sur Roncevaux, dit-il. Et vous êtes le seul à la connaître. Nul ne s’est-il jamais demandé ce qu’étaient devenus ces Vascons qui avaient osé attaquer Charlemagne ? Vous savez certainement un tas d’autres choses. Vous vous rendez compte, vous avez vécu toute l’histoire ! Vous n’êtes pas toujours resté ici ?
— Non. De temps à autre, j’ai voyagé. J’avais soif de nouveautés. Il y avait beaucoup de choses à voir. Et il était nécessaire que je bouge. Je ne pouvais pas vivre trop longtemps au même endroit : les gens se seraient aperçus que je ne vieillissais pas.
— Vous avez connu la Peste Noire, fit Boyd. Vous avez côtoyé les légions romaines. Vous avez traversé l’époque d’Attila. Vous avez participé de loin aux Croisades. Et vous avez marché dans les rues de l’Athènes de l’Antiquité.
— Non, pas d’Athènes, rectifia Luis. J’ignore pourquoi, mais Athènes ne m’a jamais attiré. J’ai passé quelque temps à Sparte. Et je peux vous affirmer que Sparte, c’était vraiment quelque chose.
— Vous êtes un homme très instruit, fit Boyd. Où avez-vous acquis toutes ces connaissances ?
— Pour une grande part à Paris, au XIVe siècle. Plus tard à Oxford et dans d’autres universités. Sous des noms différents, bien sûr. Surtout, n’essayez pas de retrouver ma trace par ce moyen, ce serait peine perdue.
— Vous pourriez écrire un livre, suggéra Boyd. Vous battriez tous les records de vente. Vous pourriez devenir millionnaire. Un livre, un seul, et vous seriez riche.
— Je ne peux pas me permettre d’être riche. Il ne faut pas que je me fasse remarquer, et les riches se font toujours remarquer. Je ne suis pas dans le besoin et je ne l’ai jamais été. Pour un vagabond, un rôdeur, il a y toujours des trésors à ramasser. J’ai aménagé des caches un peu partout. Je me débrouille très bien. »
Luis a raison, se dit Boyd. Il ne peut pas se permettre d’être millionnaire. Pas plus que d’écrire un livre. Ou de devenir célèbre, ni de se mettre en avant d’aucune façon. Il doit rester parfaitement anonyme.
Les principes indispensables pour survivre ? Cela en faisait partie. Il avait mentionné cette faculté de pressentir le danger, cette sorte d’intuition. Ajoutons-y la prudence, le bon sens, le cynisme qu’un homme pouvait acquérir au fil des ans, la compétence, la faculté de jugement, un certain savoir concernant l’usage du pouvoir – de toutes les espèces de pouvoir, qu’il soit économique, politique ou religieux.
Cet homme était-il encore humain ? s’interrogeait Boyd. Ou bien, en vingt mille ans, était-il devenu quelque chose de plus ? Avait-il franchi un pas qui le plaçait au-delà de l’humanité, faisant de lui l’être qui allait succéder à l’homme ?
« J’ai encore une question à vous poser, fit-il. Pourquoi ces dessins à la Walt Disney ?
— Ils ont été exécutés un peu plus tard que les autres, lui expliqua Luis. C’est également moi qui ai peint quelques-unes des premières fresques, ici. L’ours qui pêche est mon œuvre. Je connaissais l’existence de la petite grotte. Je l’avais découverte, mais je n’en avais parlé à personne. Je n’avais pourtant aucune raison de tenir son existence secrète ; c’était simplement l’une de ces petites choses auxquelles on s’accroche pour se sentir important. Vous connaissez ça ! On se dit, je sais quelque chose que les autres ignorent, et autres bêtises de ce genre. Je suis revenu plus tard pour peindre la petite grotte. L’art rupestre était tellement sérieux, tellement ennuyeux, la représentation d’un merveilleux tout à fait ridicule. Je me suis dit alors qu’il pouvait être amusant de peindre. Je suis donc revenu, après le départ de la tribu, et je me suis contenté de peindre pour m’amuser. Qu’est-ce que vous en pensez, Boyd ?
— Vous avez un sacré coup de patte.
— Je craignais que vous ne trouviez pas cette petite grotte et je ne pouvais rien faire pour vous aider. Je savais que vous aviez remarqué les fissures sur la paroi, vous ayant vu un jour les regarder. Je comptais bien que vous vous en souviendriez, et que vous découvririez les empreintes et la flûte. Ce que, naturellement, vous considéreriez comme une heureuse découverte.
Je n’avais aucune arrière-pensée en laissant mes empreintes sur la peinture et la flûte. Bien sûr, la flûte devait vous mettre sur la voie, et j’espérais qu’elle éveillerait au moins votre curiosité, mais je n’en étais pas certain. Quand nous avons dîné ensemble ce soir-là, ici, près du feu de camp, vous n’avez pas parlé de la petite grotte et j’ai cru que vous ne l’aviez pas découverte. Mais quand vous avez filé comme un voleur avec la bouteille, j’ai compris que c’était gagné. Maintenant, la grande question : allez-vous montrer ces autres peintures au monde entier ?
— Je n’en sais rien. Il faut que j’y réfléchisse. Et vous, qu’est-ce que vous en dites ?
— J’aimerais autant que vous ne le fassiez pas.
— Très bien, fit Boyd. Je n’en parlerai pas, du moins pour l’instant. Est-ce que je peux faire encore quelque chose pour vous ? Vous n’avez besoin de rien ?
— Vous avez fait ce qui était le plus important, répondit Luis. Vous savez qui je suis et ce que je suis. J’ignore pourquoi je tenais tant à ce que vous le sachiez, mais c’est ainsi. Une question d’identité, je suppose. Quand vous mourrez, le plus tard possible, j’espère, il n’y aura plus personne pour connaître mon secret. Mais de savoir qu’un jour un homme l’a su, et surtout qu’il l’a compris, m’aidera sans aucun doute à traverser les siècles. Attendez, j’ai préparé quelque chose pour vous. »
Il se leva, pénétra dans sa tente et ressortit avec une feuille de papier qu’il tendit à Boyd.
« J’ai mis une croix, dit-il. Pour marquer l’endroit exact.
— Quel endroit ?
— Celui où vous trouverez, à Roncevaux, le trésor de Charlemagne. Les chariots et leur contenu ont été emportés dans le défilé par le flot. Le coude et cette barrière de rochers dont je vous ai parlé ont dû les bloquer. Vous les trouverez là, probablement enfouis sous une épaisse couche de pierrailles et de limon. »
Boyd leva la tête de la carte et regarda Luis avec des yeux interrogateurs.
« Ça vaut largement la peine d’entreprendre les fouilles, dit Luis pour répondre à sa question muette. De plus, c’est une nouvelle preuve de la véracité de mon récit.
— Je vous crois, répliqua Boyd. Je n’ai pas besoin de preuves supplémentaires.
— Peu importe ! De toute façon, ce ne sera pas inutile. Maintenant, il est temps que je parte.
— Pardon ? Mais nous avons encore tant de choses à nous dire !
— Plus tard, peut-être, dit Luis. Nos chemins se croiseront bien de temps à autre. J’y veillerai. Mais à présent, je dois partir. »
Il s’engagea sur le sentier et Boyd resta assis, le regardant s’éloigner.
Après quelques pas, Luis s’arrêta et lui jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.
« J’ai l’impression, dit-il en guise d’explication, que pour moi, il est toujours temps de partir. »
Boyd se leva et vit Luis descendre lentement le sentier vers le village. Cette silhouette qui dégageait un profond sentiment de solitude, n’était-ce pas celle de l’homme le plus seul au monde ?
(1980)