IL PARTIT SE promener au petit matin, avant le lever du soleil. Il dépassa la vieille étable à l’abandon qui tombait en ruines, traversa le ruisseau et gravit le pré en pente où on s’enfonçait jusqu’à la cheville dans l’herbe et les fleurs d’été. Le monde était humide de rosée et la fraîcheur de la nuit s’attardait dans l’air.
Il sortait ainsi à l’aube parce qu’il n’avait peut-être plus guère de matins en réserve ; à tout moment, la souffrance risquait bien de le terrasser. Mais il était prêt – cela faisait longtemps qu’il se préparait.
Il allait d’un pas tranquille. Chaque balade pouvait être la dernière et il entendait en profiter, sans rien perdre des roses des prés aux joues striées de larmes de rosée ni des matines des oiseaux dans les buissons qui bordaient les fossés.
Il découvrit la machine le long du sentier, près du fourré au sommet du ravin. Sa présence l’agaça, au premier regard, car elle n’avait rien à faire là et il n’avait plus de place dans sa tête ni dans son cœur pour l’incongru. Ce qu’il était venu chercher sur cette ferme désertée, c’était le banal, la solidité des choses terrestres et de l’existence, un lieu de son choix où faire face à la fin.
Il s’immobilisa sur le chemin pour observer l’étrange objet ; les roses, la rosée, les chants d’oiseaux, tout cela le quittait, pour le laisser seul face à cette chose posée près du sentier, qui n’évoquait rien tant qu’un évadé d’un magasin d’appareils ménagers. Mais, à mesure qu’il la regardait, il notait des différences. En fin de compte, elle n’avait rien de commun avec tout ce qu’il avait pu voir ou dont il avait pu entendre parler : de toute évidence, il ne s’agissait pas d’un lave-linge vagabond ni d’un déshumidificateur délinquant.
Car elle brillait – et non pas du lustre de la porcelaine ou du métal, mais d’un éclat traversant le matériau inconnu qui la composait. Sous un certain angle, on avait l’impression de voir à l’intérieur, quoique trop vaguement pour discerner ses entrailles. Elle se présentait comme un parallélépipède d’environ un mètre vingt de long sur un de large et quatre-vingt centimètres de haut qui n’arborait ni interrupteur, ni bouton, ni cadran ; cela suggérait qu’on n’était pas censé la démarrer ni la régler.
Il s’approcha, se pencha, et laissa courir sa main sur le haut de l’objet sans se demander ce qui lui inspirait cette réaction, même s’il songea, un peu tard, qu’il aurait sans doute dû se retenir. Mais ce devait être sans danger, car il ne se passa rien – dans un premier temps. Le métal, ou le matériau évoquant le métal, était lisse sous la paume et son poli semblait abriter une terrible dureté ainsi quune force effrayante.
Il retira sa main, se redressa et recula d’un pas.
La machine émit un unique cliquetis, comme par choix – comme pour attirer l’attention, prouver sa nature et indiquer qu’elle possédait une fonction et entendait l’accomplir avec autant d’efficacité que de discrétion. Telle fut du moins la nette impression qu’il en retira.
Puis elle pondit un œuf.
Par la suite, quand il y réfléchirait, il ne pourrait jamais s’expliquer pour quelle raison l’événement lui était apparu de la sorte.
Mais il lui apparut qu’elle avait pondu un œuf, sous la forme d’un morceau de jade veiné de blanc et sculpté avec un sens du détail exquis qui confinait au symbolisme le plus radical.
Il resta là, à admirer ce jade, fasciné par la beauté de la pierre et par le savoir-faire avec lequel on l’avait taillée au point d’en oublier comment elle s’était matérialisée. C’était la plus belle pièce qu’il ait jamais vue, il devait l’admettre, et il savait avec certitude quelle texture elle aurait sous son doigt et quelle expertise un examen attentif de sa sculpture révélerait.
Il se pencha, la cueillit au creux de sa paume, la compara aux pièces qu’il avait pu voir et toucher durant ses années au musée. Mais ce jour-là, avec ce jade dans les mains, le musée lui parut brumeux, lointain, même s’il l’avait quitté depuis trois mois à peine.
« Merci », dit-il à la machine. L’instant d’après, il songea que c’était là le comble de l’absurdité. Parler à une machine comme s’il s’agissait d’une personne !
Elle gisait là, sans cliqueter, ni remuer, ni pondre.
Il finit par s’en retourner à la vieille ferme sur le versant opposé, au-dessus de l’étable abandonnée.
Dans la cuisine, il posa le jade au centre de la table, où il pourrait le voir tout en effectuant ses tâches. Il alluma le feu dans le fourneau et l’alimenta à l’aide de bûchettes fendues, pour vite obtenir de la chaleur. Il mit la bouilloire à chauffer avant de sortir une assiette et un couvert du placard. Il fit frire du bacon, l’épongea sur une serviette en papier et cassa ses derniers œufs dans la poêle.
Tout en mangeant, il contempla le jade posé devant lui, admira sa texture, s’efforça d’élucider le symbolisme de sa sculpture et se demanda combien l’objet pouvait valoir. Une fortune, sans doute – mais, de ces diverses considérations, c’était la moins importante.
La sculpture le laissait perplexe. Elle ne relevait d’aucune tradition qu’il connaisse. Ce qu’elle pouvait représenter lui échappait. Pourtant, elle possédait une beauté, une force, un caractère qui l’identifiaient comme le produit d’une culture très évoluée, et non comme l’équivalent en trois dimensions d’un gribouillis.
Il n’entendit pas la jeune femme gravir les marches du perron et traverser la véranda. Il ne s’aperçut de sa présence qu’au moment où elle tapa au jambage de la porte. Levant les yeux du jade, il la vit debout sur le seuil de la cuisine et, comble du ridicule, il l’admira dans les mêmes termes que l’œuvre d’art posée devant lui.
Le jade était vert et froid, elle était blanche et pimpante, mais ses yeux avaient la douceur de cette pierre magnifique, sauf qu’ils étaient bleus.
« Bonjour, monsieur Chaye, dit-elle.
— Bonjour », répondit-il.
C’était Mary Mallet, la sœur de Johnny.
« Johnny est allé pêcher, reprit-elle. Avec le petit Smith. Alors je vous ai apporté le lait et les œufs.
— Vous m’en voyez ravi, dit Peter Chaye, mais vous n’aviez pas besoin de vous donner cette peine. J’aurais pu passer plus tard. Ça m’aurait fait du bien. »
Il regretta aussitôt sa dernière phrase, car cette pensée lui revenait trop souvent ces derniers temps – qu’effectuer ou se retenir d’effectuer tel acte lui ferait du bien, alors qu’en réalité rien ne pouvait l’aider. À tout le moins, les médecins avaient été clairs sur ce point.
Il accepta le lait et les œufs, l’invita à entrer et alla ranger le lait dans la glacière puisqu’il n’avait pas de réfrigérateur, faute d’électricité.
« Vous avez pris votre petit déjeuner ? » demanda-t-il.
Mary lui répondit par l’affirmative.
« Tant mieux, dit-il avec ironie. Je cuisine plutôt mal. Je campe, ici, vous savez. »
Cette remarque aussi, il la regretta immédiatement.
Chaye, se morigéna-t-il, moins de sentimentalisme !
« Que c’est joli ! s’écria alors la jeune femme. Où est-ce que vous l’avez eu ?
— Ce jade ? C’est ce qu’il y a de curieux. Je l’ai trouvé. »
Elle tendit la main vers l’objet. « Je peux ?
— Je vous en prie », dit Peter.
Il étudia son visage tandis qu’elle saisissait le jade et le tenait au creux de ses mains, comme lui un peu plus tôt.
« Vous l’avez vraiment trouvé ?
— En fait, pas exactement, Mary. On me l’a donné.
— Qui donc ? Un ami ?
— Je n’en sais trop rien.
— C’est bizarre.
— Pas tant que ça. J’aimerais vous montrer le… donateur. Vous avez une minute ?
— Oui, bien sûr, dit la jeune femme. Mais il faudra nous presser. Maman met des pêches en conserve. »
Ils descendirent le versant, longèrent l’étable, traversèrent le ruisseau et passèrent dans le pré, qu’ils gravirent. Peter se demandait sils allaient encore trouver la machine là-haut… à condition qu’elle ait été là.
Elle était là.
« Quel étrange appareil ! dit Mary.
— Je n’aurais pas mieux choisi mes mots, convint Peter.
— Qu’est-ce que c’est, monsieur Chaye ?
— Je l’ignore.
— Vous m’avez raconté qu’on vous avait donné ce jade. Vous ne vouliez tout de même pas dire que…
— Mais si. »
Ils s’approchèrent de la machine pour l’observer. Peter en nota de nouveau l’éclat, et éprouva de nouveau la sensation de voir au travers. Pas complètement, pas très loin, et mal, mais le métal, ou ce matériau qui l’évoquait, se laissait un peu percer, et cette particularité avait quelque chose d’inquiétant.
Mary se pencha pour faire courir ses doigts sur le dessus.
« Ça m’a tout l’air ordinaire, déclara-t-elle. Comme de la porcelaine ou…»
La machine cliqueta et un flacon apparut dans l’herbe.
« Pour vous, dit Peter.
— Pour moi ? »
Il ramassa et lui donna la petite bouteille, un vrai miracle de soufflage du verre aux reflets de kaléidoscope sous les feux du soleil estival.
« Du parfum, je pense », dit-il.
Elle ôta le bouchon.
« Exquis », dit-elle avant de lui tendre le flacon pour qu’il le hume à son tour.
Et, en effet, c’était exquis.
Elle le reboucha. « Mais enfin, monsieur Chaye…
— Je ne sais pas, dit Peter. Vraiment, je n’ai aucune idée de ce qui se passe.
— Vous ne voulez même pas émettre une hypothèse ? »
Il secoua la tête.
« Vous avez trouvé cette machine ici ? reprit-elle.
— Je me promenais…
— Et elle vous attendait là.
— En réalité…» L’objection qu’il s’apprêtait à faire lui parut soudain peu crédible. Au fond, il n’avait pas trouvé la machine : elle l’attendait bel et bien.
« J’ai raison, n’est-ce pas ?
— Oui, je dois l’avouer. Il semble qu’elle m’attendait. »
Plutôt que lui, spécifiquement, elle attendait peut-être tout individu susceptible de passer par là. Mais elle avait patienté jusqu’au moment où on la découvrirait et où elle aurait enfin l’occasion d’accomplir sa fonction, quelle qu’elle soit.
L’évidence s’imposa à Peter Chaye : cet objet, quelqu’un l’avait sciemment laissé là.
Alors qu’il se tenait auprès de Mary Mallet, une fille de fermier, au sein de ce cadre familier fait d’herbe, d’arbres et de buissons, dans le concert des criquets qui accueillaient la chaleur grandissante, un chœur ponctué par le tintement au loin d’une cloche de vache, l’idée le fit frissonner, hantée qu’elle était par la froideur et la noirceur de l’espace et du temps infinis. Il sentit alors se tendre vers lui, à le toucher, un appendice glacial, fasciné par la chaleur de l’humanité et de son berceau, la Terre.
« Rentrons », dit-il.
Ils redescendirent le pré et s’attardèrent un instant devant le portillon du jardin.
« On ne devrait pas avertir quelqu’un ? » demanda Mary.
Il secoua la tête. « Je veux y réfléchir d’abord.
— Et faire quelque chose ensuite ?
— Il n’y a peut-être rien que l’on puisse ou que l’on doive faire. »
Il la regarda s’éloigner sur la route, puis il se détourna et rejoignit la maison.
Une fois la pelouse tondue, il bricola dans le parterre de fleurs. Les zinnias poussaient bien, mais les asters devaient souffrir d’une maladie quelconque. Et malgré ses efforts, les mauvaises herbes revenaient sans cesse à la charge pour étouffer les plantes.
Après le repas de midi, songea-t-il, j’irai pêcher. Pêcher me fera peut-être du…
Il chassa cette pensée.
Accroupi devant le parterre, il entreprit d’aérer la terre à l’aide de son déplantoir tout en pensant à la machine.
Il avait dit à Mary quil voulait y réfléchir, mais au fond, que retirer de cette histoire ? Quelqu’un avait laissé dans le pré de Peter Chaye un objet qui cliquetait et qui pondait un cadeau quand on le tapotait.
Qu’est-ce que cela signifiait ?
Pourquoi cette machine se trouvait-elle là ?
Pourquoi se comportait-elle de cette manière ?
Pour exprimer son plaisir ? Comme un chien qui remue la queue ?
Pour démontrer sa gratitude ? Parce qu’un être humain l’avait remarquée ?
Pour entamer une négociation ?
Pour témoigner son amitié ?
Pour poser un piège ?
Comment pouvait-elle savoir qu’il aurait vendu son âme au diable en échange d’un jade moitié moins beau que celui qu’elle lui avait offert ?
Comment pouvait-elle savoir qu’une jeune femme aimait le parfum ?
Il entendit des pas qui martelaient le sol, tourna la tête et vit Mary traverser la pelouse en courant.
Elle tomba à genoux près de lui et empoigna son bras à deux mains.
« Johnny l’a trouvée, dit-elle en haletant. J’ai couru tout du long. Johnny et le jeune Smith. Au retour de la pêche, ils ont coupé par votre pré…
— On aurait peut-être dû la signaler, dit Peter.
— Elle leur a aussi fait des cadeaux. Une canne à pêche neuve pour Johnny, une batte et un gant de baseball pour le petit Augie Smith.
— Oh, bon sang !
— Et maintenant ils en parlent à tout le monde.
— Peu importe. Enfin, je crois.
— Qu’est-ce que c’est que cette chose ? Vous disiez que vous n’en saviez rien. Mais vous devez avoir votre idée.
— Je pense qu’elle est extraterrestre », répondit Peter bien à contrecœur, gêné qu’il était de s’entendre exprimer l’idée qui le hantait. « Elle a un drôle d’aspect, qui ne ressemble à rien que j’aie vu ou lu. Et aucune de nos machines ne vous donnera quelque chose sous prétexte que vous posez la main dessus. Il faut mettre sa pièce. Non… elle ne vient pas de la Terre.
— De Mars, alors ?
— Non. Ni de ce système solaire. Rien ne nous donne à croire qu’une autre race intelligente y existe. Or, quels que soient les gens qui ont conçu cette machine, ils possèdent à n’en pas douter un haut degré d’intelligence.
— Alors… si elle ne vient pas de ce système solaire…
— D’une autre étoile.
— Mais les étoiles sont très éloignées ! » protesta-t-elle.
Très éloignées, oui, songea-t-il. À peine à portée de rêve.
Éloignées, insensibles, indifférentes. Quant à cet objet… « Vous imaginez une machine à sous qui donnerait toujours le jackpot et ne demanderait jamais de pièce ? Ce serait de la folie, Mary. Cela prouve qu’elle n’est pas de cette Terre. Aucune machine terrienne, aucun inventeur terrien ne ferait un truc pareil.
— Les voisins vont accourir, dit la jeune femme.
— Je m’en doute. Ils vont venir chercher leurs cadeaux.
— Mais elle ne peut pas en contenir pour tout le monde. Elle n’est pas si grande. Il y avait juste la place à l’intérieur pour ce qu’elle a déjà donné.
— Mary, est-ce que Johnny voulait une nouvelle canne à pêche ?
— Il ne parlait que de ça.
— Et vous aimez le parfum ?
— Je n’en ai jamais eu de qualité. Juste du bon marché. » Elle eut un rire nerveux. « Et vous ? Vous aimez le jade ?
— Vous pourriez me considérer comme une sorte d’expert sur la question. C’est ma grande passion.
— Donc cette machine…
— … exauce le plus cher désir de chacun.
— Effrayant », dit la jeune femme.
Il semblait bizarre d’imaginer quoi que ce soit d’effrayant par une telle journée : des nuages blancs à l’horizon, le ciel couleur de soie bleue pâle, un cadre ordinaire, aussi banal que la terre des champs de maïs.
Après le départ de Mary, Peter rentra dans la maison pour se préparer le repas de midi. Il le mangea assis à la fenêtre, pour regarder les voisins se réunir sur son pré. Ils venaient par deux ou trois, de toutes les directions, chacun depuis sa propre ferme ; délaissant leurs faneuses et leurs cultivateurs, ils abandonnaient le travail au beau milieu de la journée afin de voir l’étrange machine. Ils parlaient, piétinant les fourrés parmi lesquels il avait trouvé l’objet, et parfois leurs voix excitées lui parvenaient, mais il ne les comprenait pas, car la distance brouillait leurs paroles.
D’une autre étoile, avait-il dit. D’un endroit, là-haut.
Et si c’est un rêve, songea-t-il encore, j’ai bien le droit de le faire.
Astucieux, comme premier contact !
Qu’un extraterrestre débarque et les femmes s’enfuiraient en hurlant tandis que les hommes courraient chercher leurs fusils. Ce serait l’enfer.
Une machine… c’était une toute autre histoire. Elle était un peu différente ? Elle se comportait un peu bizarrement ? Ça restait une machine. On pouvait la comprendre.
Et si elle donnait des cadeaux, tant mieux !
Après le repas de midi, il sortit sur son perron et les voisins affluèrent pour lui montrer ce que la machine leur avait offert. Ils s’assirent à la ronde afin d’en causer – et si tous paraissaient excités et perplexes, pas un ne semblait inquiet.
Parmi les cadeaux, il y avait des montres-bracelets, des luminaires, des machines à écrire, des presse-fruits, des couverts, des coffrets en argent, des rouleaux de draperie, des chaussures, des carabines, des ciseaux de sculpteur, des serre-livres, des cravates et bien d’autres articles. Un jeune avait reçu une douzaine de pièges à putois ; un autre, une bicyclette.
Une boîte de Pandore moderne, se dit Peter. Fabriquée par une intelligence étrangère et déposée sur Terre.
La nouvelle devait se répandre, car les gens arrivaient en voiture, désormais. Certains se rangeaient sur le bas-côté de la route et descendaient sur le pré, d’autres déboulaient dans sa cour et se garaient là sans même prendre la peine de lui demander sa permission.
Au bout d’un moment, ils revenaient chargés de butin et s’en repartaient. Dans le pré, il y avait foule. Pour Peter, la scène évoquait un marché ou un carnaval de village.
Quand l’heure de la traite sonna, ils avaient tous disparu, même les voisins passés lui toucher un mot et lui montrer ce qu’ils avaient eu. Il quitta donc la maison et escalada le pré.
La machine, qui n’avait pas bougé d’un pouce, construisait une plateforme de trois mètres sur quatre, telle la fondation d’un édifice, horizontale par rapport à la pente. Bâtie d’une pierre qui ressemblait au marbre, elle se prolongeait par un perron dont les degrés, taillés dans le même matériau, s’enfonçaient dans le sol.
Peter s’assit sur une souche à proximité et contempla le paysage. Il le trouva plus beau et plus paisible que jamais et il resta là, satisfait, pour s’imprégner du calme de la soirée.
Le soleil était couché depuis moins d’une demi-heure. Le ciel à l’ouest était d’un jaune citron délicat qui tirait sur le vert, rehaussé ici et là des touches roses des nuages errants, tandis qu’à l’horizon la brume bleutée du crépuscule, plus foncée sur les bords, noyait la terre. Les chants d’oiseau ruisselaient sur les haies et les bosquets, accompagnés d’un froufrou d’ailes d’hirondelle.
La Terre, songeait-il. Si tranquille dans son humanité. Un paysage façonné par les agriculteurs. Une Terre de pruniers en fleurs, de granges fièrement peintes en rouge, de rangées de maïs aussi droites que des canons de fusil.
Depuis des millions d’années, cette planète vivait sa vie, sans la moindre interférence extérieure ; peuplé, fertile, ce petit coin de la Galaxie menait une existence modeste.
Et maintenant ?
Maintenant, enfin, une interférence s’était produite.
Maintenant, enfin, quelqu’un ou quelque chose avait débarqué dans ce petit coin de la Galaxie, et la Terre n’était plus seule.
Pour lui, peu importait. Du point de vue physique, comme il le savait, rien ne pouvait changer ce qui l’attendait. Tout ce qui lui restait, c’était l’éclat du matin, et la paix du soir. Et de ces deux moments, ainsi que de chaque heure encore à vivre, il avait la ferme intention d’extraire les derniers sucs.
Mais pour les autres, cela importerait. Pour Mary Mallet et son frère Johnny, pour le petit Smith qui avait eu sa batte et son gant de baseball, pour les dizaines, les centaines de personnes venues voir son pré et pour les millions d’autres qui n’y avaient jamais posé le pied ni n’en avaient jamais entendu parler.
Ici, dans cet endroit isolé au milieu des champs de maïs, se jouait, sans drame aucun, le drame le plus incroyable que la Terre ait jamais connu. Ici, c’était le pivot.
« Que voulez-vous de nous ? » demanda-t-il la machine.
Il ne reçut aucune réponse.
D’ailleurs il n’en espérait pas.
Il resta là, à regarder les ombres s’épaissir et les lumières s’allumer dans les fermes qui ponctuaient le paysage. Des chiens aboyaient au loin, d’autres leur répondaient, et les cloches de vache qui tintaient dans les collines évoquaient l’appel aux vêpres.
Lorsqu’il n’y vit plus goutte, il rentra à pas lents.
Dans la cuisine, il trouva une lampe à pétrole, enflamma la mèche, et vit à la pendule qu’il était presque neuf heures. Le bulletin d’informations allait commencer.
Peter passa dans le salon, alluma la radio et s’assit dans la pénombre.
Il y avait de bonnes nouvelles.
Aucun décès dû à la polio n’était survenu dans l’État ce jour-là, et un seul nouveau cas s’était déclaré.
« Il est encore trop tôt pour espérer, dit le présentateur, mais il s’agit sans conteste de la première véritable accalmie dans cette épidémie. Au moment où je vous parle, il y a plus de vingt heures qu’on n’a signalé aucun nouveau cas. Le directeur de l’institut de la santé publique de l’État…»
Il entreprit de lire la déclaration qui, comme souvent dans ces communications officielles, ne disait pas grand-chose de précis.
C’était la première fois depuis près de trois semaines, en tout cas, qu’on ne rapportait aucun décès dû à la polio. « En dépit de la tournure des événements, poursuivit l’homme, il faut toujours du personnel de santé. Si vous êtes infirmière, pouvez-vous appeler ce numéro ? On a besoin de vous. »
Il reparla ensuite d’une mise en accusation possible, sans rien ajouter de nouveau, lut les prévisions météo, et évoqua le procès Emmett, pour meurtre, qui venait d’être repoussé d’un mois.
« Nous recevons une dépêche, ajouta-t-il. Laissez-moi en prendre connaissance…»
On entendit un bruissement de papier et un halètement.
« Le shérif Joe Burns viendrait d’apprendre l’atterrissage d’une soucoupe volante sur la ferme de Peter Chaye près de la propriété Mallet. Nul ne semble savoir grand-chose à ce sujet. Selon un témoin, elle aurait été découverte ce matin, sans que personne ne songe à prévenir le shérif. Je rappelle qu’il s’agit là d’une dépêche. Nous n’avons pas vérifié cette information. Le shérif est en route pour le lieu de l’incident. Sitôt que nous en saurons davantage, nous vous tiendrons au courant. Gardez votre poste réglé sur cette fré…»
Peter se leva, éteignit la radio, alla chercher la lampe dans la cuisine, la plaça sur sa table et s’assit pour attendre Joe Burns.
Il n’eut pas longtemps à patienter.
« Les gens disent que cette soucoupe volante sest posée sur vos terres, dit son visiteur.
— Je ne sais pas s’il s’agit d’une soucoupe volante, shérif.
— De quoi s’agit-il, alors ?
— Je l’ignore.
— Les gens racontent qu’elle distribue des cadeaux, dit Joe Burns avec un sourire ironique.
— C’est le cas, oui.
— Si c’est un truc publicitaire qui ne tient pas debout, je peux vous promettre que quelqu’un va me le payer.
— Je suis certain que ce n’en est pas un.
— Pourquoi ne pas m’avoir averti tout de suite ? Qu’est-ce qui vous prend de cacher une chose pareille ?
— Je n’ai pas pensé à vous avertir. Loin de moi l’idée de cacher quoi que ce soit.
— Vous êtes nouveau par ici, hein ? Je ne me rappelle pas vous avoir vu auparavant. Je croyais connaître tout le monde dans le coin.
— Je suis là depuis trois mois.
— Les gens me disent que vous n’exploitez pas les terres. Que vous n’avez pas de famille. Que vous vivez seul, sans rien faire.
— C’est exact. »
Le shérif attendit l’explication, mais Peter ne lui en donna aucune. L’autre le toisa d’un air soupçonneux dans la chiche lueur de la lampe.
« Vous pouvez me la montrer, cette soucoupe volante ? »
Il en avait un peu marre de Joe Burns. « Je peux vous indiquer comment la trouver. Longez la grange, traversez le ruisseau…
— Pourquoi ne pas venir avec nous, Chaye ?
— Shérif, j’étais en train de vous expliquer la façon de la trouver. Vous ne voulez pas que je continue ?
— Si, bien sûr. Mais pourquoi…
— Je l’ai déjà vue deux fois. Et il y a eu foule ici toute l’après-midi.
— D’accord, d’accord. Indiquez-moi le chemin. »
Il s’exécuta et l’autre s’en alla, suivi de ses deux adjoints.
Le téléphone sonna.
Peter décrocha. C’était la station de radio qu’il écoutait à l’instant.
« Alors, dit le présentateur, il paraît que vous avez une soucoupe, là-bas ?
— Je ne crois pas, non. Mais j’ai quelque chose, c’est clair. Le shérif est parti y jeter un coup d’œil.
— On veut vous envoyer notre équipe télé, mais on doit être sûrs de notre coup. Ça ne vous dérangerait pas ?
— Je n’y vois aucun inconvénient.
— Vous êtes sûr que vous avez quelque chose ?
— Puisque je vous le dis.
— Et si vous m’expliquiez un peu…»
Un quart d’heure plus tard, il raccrochait.
L’appareil sonna de nouveau.
C’était l’agence Associated Press. Son correspondant se montra prudent et sceptique.
« Qu’est-ce que c’est que cette histoire de soucoupe ? »
Dix minutes plus tard, Peter raccrochait.
La sonnerie du téléphone retentit presque aussitôt.
« McClelland, du Tribune, dit une voix blasée. On m’en a raconté une bien bonne…»
Cinq minutes. Encore un coup de fil. L’United Press.
« Paraît que z’avez une soucoupe. Et des petits hommes verts, aussi ? »
Un quart d’heure.
Cette fois, ce fut un citoyen furibard qui l’appela.
« J’entends à la radio que vous avez une soucoupe chez vous. C’est quoi, la blague ? Vous savez que les soucoupes volantes, ça n’existe…
— Juste une seconde, monsieur », dit Peter.
Il lâcha le combiné, alla dans la cuisine, trouva une paire de sécateurs et revint. À l’autre bout du fil, l’énergumène continuait de l’enguirlander – d’une voix spectrale dans le combiné qui se balançait au bout de son cordon.
Peter sortit, localisa la ligne et la sectionna proprement. Lorsqu’il rentra dans la maison, la voix sétait tue. Il replaça le combiné sur son berceau.
Puis il verrouilla sa porte et alla se coucher.
Une fois au lit, il ne trouva pas le sommeil tout de suite. Enfoui sous ses couvertures, le regard perdu dans le noir, il tâcha d’endiguer le torrent de spéculations qui lui balayait le cerveau.
Il était parti se balader au petit matin et il avait découvert une machine. Il avait posé la main dessus et elle lui avait fait un cadeau. Par la suite, elle avait fait d’autres cadeaux à d’autres personnes.
« Une machine est venue, porteuse d’offrandes », dit-il dans l’obscurité.
Un premier contact aussi futé que bien exécuté.
On se présentait sous une forme connue, banale. Devant cette apparence, les gens n’avaient pas peur et ils pouvaient même se sentir supérieurs.
À la familiarité, on ajoutait la convivialité – qu’y avait-il de plus convivial que faire un cadeau ?
Au fond, à quoi se trouvait-on confronté ?
Un missionnaire ?
Un négociant ?
Un diplomate ?
Ou une simple machine ?
Un espion ? Un aventurier ? Un enquêteur ? Un arpenteur ?
Un médecin ? Un avocat ? Un chef indien ?
Et pourquoi avoir choisi cet endroit entre tous, cette terre agricole à l’abandon – son pré, sa ferme – pour se poser ?
Et le but ?
Quel était le but, presque inévitable, des extraterrestres de fiction qui ne cessaient d’envahir la Terre ?
La conquête, bien sûr. Sinon par la force, du moins par l’infiltration, ou par la persuasion et l’obligation amicales. La conquête de la Terre, mais aussi de la race humaine.
Le journaliste de la station de radio s’était montré excité, celui de l’Associated Press indigné, celui du Tribune blasé et celui de l’United désinvolte. Mais le simple citoyen qui s’était manifesté avait exprimé sa colère. On lui racontait encore une fois des craques sur les soucoupes volantes et il n’en pouvait plus.
Cet homme était en colère parce qu’il voulait garder son monde intact. Il ne voulait pas d’interférence. Il avait assez de soucis sans la soucoupe : faire son travail, gagner sa vie, s’entendre avec ses voisins, s’inquiéter de la polio.
Pourtant, le présentateur de la radio avait bien dit que la situation s’améliorait un peu sur le plan de l’épidémie : un seul nouveau cas, aucune nouvelle victime. Et cela valait mieux, car la polio n’apportait que la terreur, et la mort, et la souffrance.
Peter songea soudain qu’il n’avait pas eu mal, ce jour-là.
Pour la première fois depuis des semaines.
Immobile sous les couvertures, il s’étudia en pensée. Il connaissait l’endroit où la douleur était tapie, le point précis qu’elle hantait. Et si elle se manifestait, maintenant qu’il y avait pensé ?
Mais elle restait absente.
Il attendit qu’elle sorte de sa cachette pour le punir. Elle ne vint pas. En pensée, il la défia et la railla, afin de l’attirer. Elle déjoua son stratagème.
Il se détendit. Pour l’instant, il n’avait rien à craindre. Mais il ne profiterait guère de ce répit. La douleur était là. Elle prenait son temps. Elle attendait son heure. Le moment venu, elle resurgirait.
Ivre de joie, il s’abandonna avec délices à la perspective d’une existence dépourvue de souffrance. Chassant de ses pensées l’avenir et la menace qu’il recelait, Peter écouta la maison : les solives se tassaient en faisant craquer les lames du plancher, la brise estivale raclait le revêtement extérieur dégradé par les intempéries, la branche de l’ormeau tapotait sur le toit de la cuisine.
Un autre bruit se mêla au concert. On frappait à la porte. « Chaye ! Chaye, vous êtes là ?
— J’arrive ! » lança-t-il.
Il dénicha ses pantoufles, les chaussa, et gagna la porte d’entrée. Dehors, le shérif et ses adjoints l’attendaient.
« Allumez la lampe, dit Joe Burns.
— Vous avez de quoi ?
— Oui, tenez. »
À tâtons dans le noir, Peter localisa la main du shérif, qui tenait une pochette d’allumettes.
Il repéra la table, passa sa main sur son plateau, trouva la lampe, l’alluma et toisa son visiteur par-dessus le meuble.
« Chaye, dit le shérif, la machine construit quelque chose.
— Je sais.
— Qu’est-ce que c’est que ce gag ?
— Ce n’est pas un gag.
— Elle m’a donné ça. » Joe Burns jeta l’objet sur la table.
« Un pistolet ? fit Peter.
— Vous en avez déjà vu de pareil ? »
Si l’arme faisait à peu près la taille d’un .45, la gâchette brillait par son absence, le canon s’évasait au bout, et le tout était moulé dans un matériau blanc translucide.
Peter le ramassa et constata que l’objet ne pesait pas plus de deux cents grammes.
« Non, dit-il. Non, je n’ai jamais rien vu de pareil. » Il le reposa sur la table, avec précaution. « Il fonctionne ?
— Oui, dit le shérif. Je l’ai essayé sur votre étable.
— Il n’y a plus d’étable, dit l’un des adjoints.
— Pas de détonation, pas d’éclair, rien.
— Et plus d’étable », répéta l’adjoint, comme obsédé.
Une voiture pénétra dans la cour.
« Va voir qui est là », dit Joe Burns.
L’autre adjoint sortit.
« Il y a quelque chose qui m’échappe, reprit le shérif. On m’a parlé d’une soucoupe volante, mais je ne crois pas que votre truc soit une soucoupe. On dirait une simple boîte.
— C’est une machine. »
Des pas décidés résonnèrent sur la véranda et un groupe d’hommes passa la porte.
« Des journalistes, dit l’adjoint qui était sorti voir de quoi il retournait.
— Je n’ai aucun commentaire, les gars », dit le shérif.
L’un des arrivants dévisagea Peter. « C’est vous, Chaye ?
— Oui.
— Hoskins, du Tribune. Lui, c’est Johnson, de l’United. Et le type à l’air idiot, là-bas, c’est Langly, un photographe. Ne faites pas attention à lui. » Il tapa Peter dans le dos. « Alors, quel effet ça fait de se retrouver au cœur du plus gros scoop du siècle ? Génial, hein, fiston ?
— On ne bouge plus », dit Langly. Un flash crépita.
« Je dois me servir du téléphone, dit Johnson. Où est-ce que vous l’avez ?
— Là. Mais il ne marche pas.
— Comment ça se fait ?
— J’ai coupé le câble.
— Coupé le câble ! Vous êtes fou, Chaye ?
— Je recevais beaucoup trop d’appels.
— C’est quand même une drôle d’idée, dit Hoskins.
— Je vous répare ça, proposa Langly. Quelqu’un aurait des pinces ?
— Une minute, les gars, dit le shérif.
— Dépêchez-vous de passer un pantalon, dit Hoskins à Peter. Il nous faut votre photo sur les lieux. Debout, le pied dessus, comme un type qui vient de tuer un éléphant.
— Écoutez-moi tous, dit Joe Burns.
— Qu’est-ce qu’il y a, shérif ?
— Ce qui passe se ici, c’est important. Mettez-vous bien ça dans le crâne. Vous ne pouvez pas le prendre à la légère.
— Bien sûr que non, dit Hoskins. Si on est là, c’est pour les millions de gens qui attendent des nouvelles en retenant leur souffle.
— Voilà des pinces ! lança quelqu’un.
— Je m’occupe de ce téléphone, dit Langly.
— Qu’est-ce qu’on trafique ici ? demanda Hoskins. Allons voir sur place.
— Je dois passer un coup de fil, répondit Johnson.
— Allons, les gars, fit Joe Burns. Attendez un…
— Ça ressemble à quoi, shérif ? Une soucoupe ? Quelle taille ? Elle cliquète, elle fait du bruit ? Hé ! Langly, prends le shérif en photo.
— Une minute ! cria l’autre de dehors. Je répare le câble. »
De nouveaux bruits de pas retentirent sur la véranda. Une tête passa par la porte.
« On est l’équipe télé. C’est ici ? Comment on va à la soucoupe ? »
Le téléphone sonna.
Johnson décrocha.
« Pour vous, shérif. »
Joe Burns traversa la pièce d’une démarche pesante. Tout le monde tendit l’oreille.
« Oui, c’est le shérif Burns… Ça, il y a quelque chose, c’est clair… Oui, je l’ai vu de mes yeux… Non, bien sûr, je ne sais pas ce que c’est… Oui, je comprends… Oui… Oui, monsieur. Je m’en occupe, monsieur. »
Il raccrocha le combiné et se retourna pour leur faire face.
« C’étaient les renseignements militaires. Personne ne va là-bas. Personne ne quitte cette maison. Cet endroit est une zone interdite à partir de maintenant. » Il les regarda tour à tour d’un air féroce. « Ce sont les ordres.
— Ah, flûte ! dit Hoskins.
— Après la route que je me suis tapée ? geignit le type de la télé. Pas question que je sois venu pour…
— Ce n’est pas moi qui les donne, ces ordres, répliqua Joe Burns. C’est l’oncle Sam. Calmez-vous, les gars. »
Peter passa dans la cuisine, ranima le fourneau et posa la bouilloire dessus.
« Vous trouverez du café là, dit-il à Langly. Je vais m’habiller. »
La nuit passa lentement. Hoskins et Johnson usèrent du téléphone pour transmettre les informations qu’ils avaient notées au stylo, en signes cabalistiques, sur des feuilles de papier pliées en quatre. Après avoir discuté pied à pied avec Joe Burns, Langly obtint la permission de partir, avec ses photos. Le shérif faisait les cent pas dans la pièce.
La radio braillait. Le téléphone supportait vaillamment les manipulations sans douceur de son combiné. On buvait du café. On écrasait les cigarettes par terre. D’autres reporters arrivèrent et, une fois prévenus par le shérif, se mirent en devoir de patienter.
Une bouteille passait à la ronde. Quelqu’un proposa une partie de poker, mais personne ne mordit à l’hameçon.
Peter sortit chercher une brassée de bois. Les étoiles et le silence l’accueillirent.
Il jeta un coup d’œil vers le haut du pré, sans rien voir. Il scruta aussi l’emplacement de la grange, mais il faisait trop sombre pour discerner si l’édifice s’y trouvait ou non.
Une veillée funèbre ou la dernière heure d’obscurité avant l’aube nouvelle – la plus belle, la plus éclatante qu’aurait vue l’humanité durant toutes ses années d’efforts ?
La machine bâtissait quelque chose, là-bas, dans le noir.
Mais quoi ?
Un autel ?
Un comptoir commercial ?
Une mission ?
Une ambassade ?
Un fortin ?
Il n’y avait aucun moyen de le savoir avec certitude.
Quoi qu’elle puisse construire, il s’agissait du premier avant-poste connu d’une autre race sur la planète Terre.
Il rapporta le bois dans la maison.
« Ils envoient des troupes, lui apprit le shérif.
— Rataplan, rataplan ! » lança Hoskins du Tribune, pince-sans-rire, une cigarette au bec.
« C’est la radio qui l’a annoncé. Ils ont mobilisé la Garde nationale. »
Johnson se joignit à son confrère pour imiter le tambour.
« Vous feriez mieux de rabattre votre caquet devant les soldats, dit Joe Burns, ou ils vous fourreront une baïonnette dans…»
Hoskins imita une sonnerie de clairon. L’autre empoigna deux cuillères pour marteler la table sur un rythme de galop.
« V’là la cavalerie ! s’écria le journaliste du Tribune. Bon sang, les gars, on est sauvés !
— Vous pourriez arrêter les enfantillages ? » demanda une voix lasse.
Ils passèrent le reste de la nuit à boire du café et à fumer, sans beaucoup parler.
La station cessa d’émettre pour la nuit. Quelqu’un tourna le bouton afin d’en localiser une autre, mais les piles étaient trop usées. Peter finit par éteindre le poste.
Le téléphone ne sonnait plus depuis un long moment.
Il restait encore une bonne heure avant l’aube lorsque les gardes nationaux arrivèrent – dans cinq camions bâchés, sans tambour ni trompette.
Le capitaine entra un instant à peine, pour demander où se trouvait cette fichue saleté de soucoupe. Il était du genre service-service. Il refusa même une tasse de café. Lorsqu’il ressortit, il beugla des ordres à ses chauffeurs.
De la maison, on entendit les cinq camions repartir dans un concert de moteurs rugissants.
À l’aube, chacun put voir le bâtiment en construction sur le pré. Les travaux avaient de quoi dérouter par leur manque d’orthodoxie : ses bâtisseurs, quels qu’ils soient, allaient de l’intérieur vers l’extérieur, de sorte qu’on en voyait le cœur, comme s’il s’était agi d’un édifice en cours de démolition dont on aurait déjà abattu les murs externes.
Couvrant une surface d’un demi-arpent et dressé sur cinq étages, il luisait d’un éclat rosé sous les premières lueurs, le rose pâle de la robe que votre petite voisine portait pour son septième anniversaire – un souvenir poignant.
Les lueurs de l’aube se reflétaient sur les baïonnettes des gardes nationaux qui l’entouraient.
Peter prépara le petit déjeuner : d’énormes piles de crêpes épaisses, tout le bacon dont il disposait, tous les œufs qui lui restaient, des litres de bouillie d’avoine et autant de café.
« On enverra quelqu’un aux provisions, dit Hoskins. On vous remplacera toute cette boustifaille. »
Après ce repas, le shérif et ses adjoints regagnèrent le chef-lieu du comté. Hoskins organisa une collecte et partit au village faire les courses. Les autres journalistes restèrent là. L’équipe de télévision alla s’acquitter de quelques prises de vue éloignées.
Le téléphone reprit son tintamarre. Les reporters se relayèrent pour répondre.
Peter descendit la route à pied jusqu’à la ferme des Mallet pour leur acheter du lait et des œufs.
Mary accourut au portillon. « Les voisins ont peur.
— Ils n’avaient pas peur hier quand ils sont venus chercher leurs cadeaux.
— C’est différent, désormais. Ça risque de dégénérer. Le bâtiment…»
Là était le problème, bien sûr. Le bâtiment.
Personne n’avait eu peur d’un objet à l’aspect innocent. La machine était petite. Elle semblait amicale : elle avait un beau lustre, cliquetait gentiment et distribuait des cadeaux. Tout cela, jusque dans son but, si on n’y regardait pas de trop près, n’avait rien que de très familier.
Le bâtiment, lui, était vaste. Il risquait de grandir encore. Les travaux semblaient s’effectuer à rebours de la norme. Et nul n’avait jamais entendu parler d’un édifice construit aussi vite – cinq étages en une nuit ?
« Comment font-ils, Peter ? demanda Mary d’une petite voix.
— Je l’ignore. Ils utilisent un principe qui nous est inconnu, un procédé auquel les hommes n’ont jamais pensé, une manière qui part peut-être d’une prémisse différente de tout ce que l’humanité pourrait concevoir.
— C’est un bâtiment comme nous pourrions en construire, objecta-t-elle. À part la pierre, j’imagine. Je doute qu’il y en ait une au monde qui y ressemble. Mais à part ça, il n’a rien d’étrange. On croirait un lycée ou un grand magasin.
— Mon jade était du jade, votre parfum était du parfum, et la canne à pêche que Johnny a reçue était une canne à pêche ordinaire.
— Cela signifie qu’ils nous connaissent. Qu’ils savent de nous tout ce qu’il y a à savoir. Peter, ils nous observaient !
— Sans aucun doute, oui. »
Voyant la terreur dans son regard, il tendit la main pour l’attirer à lui. Elle tomba dans ses bras, il la serra fort et, ce faisant, il songea combien c’était bizarre que ce soit lui qui apporte du réconfort à quelqu’un d’autre.
« Je suis ridicule, Peter.
— Vous êtes merveilleuse, Mary.
— Je n’ai pas vraiment peur.
— Bien sûr que non. »
Il aurait voulu ajouter : « Je vous aime », mais il savait qu’il ne pouvait prononcer ces mots.
Et pourtant, pourtant… la souffrance le laissait toujours en paix, ce matin-là.
« Je vous rapporte le lait et les œufs, dit la jeune femme.
— Donnez-moi tout ce que vous pouvez. J’ai une véritable petite armée à nourrir. »
Sur le chemin du retour, il songea à l’effroi des voisins. Ce n’était peut-être qu’une question de temps avant que le monde entier succombe à la peur, que les tanks arrivent et que la bombe atomique tombe.
Il s’arrêta en haut de la colline, au-dessus de la maison, et remarqua alors pour la première fois que l’étable avait bel et bien disparu, arasée au niveau des fondations, dont il ne subsistait qu’un pan oblique.
Le shérif devait encore avoir le pistolet. Qu’allait-il en faire ? Et pourquoi l’avait-il reçu ? De tous les cadeaux que Peter avait vus, c’était le seul qui se signalait par son origine extraterrestre.
Dans son pré, la veille une étendue herbeuse ponctuée d’arbres, traversée de vieux fossés envahis par la végétation et bordée de haies de pruniers sauvages, de coudriers et de mûriers, se dressait dorénavant le fameux bâtiment, qui lui parut avoir encore grandi depuis qu’il l’avait aperçu moins d’une heure plus tôt.
De retour chez lui, il trouva les journalistes assis dans sa cour, à contempler l’édifice.
« Les huiles sont là, lui dit l’un d’eux.
— Les services de renseignements ? »
L’autre hocha la tête. « Un colonel froussard, ainsi qu’un commandant. »
Ils attendaient au salon. Le colonel était un homme jeune aux cheveux gris ; le commandant, très strict d’apparence, portait la moustache.
Le premier des deux s’acquitta des présentations. « Je suis le colonel Whitman. Voici le commandant Rockwell. »
Peter posa les œufs et le lait pour saluer ses visiteurs d’un hochement de tête.
« C’est donc vous qui avez trouvé la machine, enchaîna l’autre.
— En effet.
— Racontez-nous ça. »
Il s’exécuta.
« Ce jade, reprit le colonel, on pourrait y jeter un œil ? »
Peter le rapporta de la cuisine. Ils se le passèrent, afin de le regarder sous tous les angles, suspicieux, mais admiratifs, même si on voyait qu’ils ne connaissaient rien au jade.
Comme s’il lisait dans ses pensées, le colonel leva la tête et le dévisagea.
« Vous connaissez le sujet ?
— Plutôt bien, oui.
— En professionnel ?
— Par mon travail au musée.
— Parlez-moi de vous. »
Peter hésita – puis il leur parla de lui.
« Mais qu’est-ce que vous faites ici, alors ?
— Mon colonel, vous êtes déjà allé à l’hôpital ? Vous avez déjà pensé à ce que ça devait être d’y mourir ? »
L’autre opina du chef. « Je vois ce que vous voulez dire. Mais ici, vous n’aurez aucune possibilité de…
— Je n’attendrai pas aussi longtemps.
— Ah. Je vois.
— Mon colonel, dit le commandant, regardez ici, je vous prie. Ce symbole, c’est le même…»
Son supérieur lui arracha la pierre.
« Le même que sur l’en-tête de la lettre ! » s’écria-t-il.
Il regarda Peter comme s’il le voyait pour la première fois et qu’il était surpris de le trouver là.
Tout-à-coup, le commandant braqua sur son hôte l’œil fixe et glacé d’un canon de pistolet.
Peter essaya de se jeter de côté.
Trop tard.
Le commandant l’abattit.
Il tomba pendant un million d’années dans un néant gris qui hurlait, et il savait que ce devait être un rêve, un rêve atavique venu des temps immémoriaux où ses ancêtres arboricoles redoutaient la chute. Il essaya de se pincer afin de se réveiller, mais il n’y parvint pas, puisqu’il n’avait plus de mains ni, ainsi qu’il lui apparut un peu plus tard, de corps et qu’il n’était désormais qu’une conscience désincarnée qui plongeait dans un abîme sans limites.
Il tomba pendant un million d’années dans ce vide qui lui hurlait à la figure. Le cri l’imprégna, et remplit son âme – puisqu’il n’avait pas de corps – d’une terrible agonie qui se poursuivit jusqu’à l’amener au bord de la folie sans pourtant lui laisser le loisir de s’y abandonner. Mais il finit par s’y habituer et à ce moment-là le hurlement cessa, de sorte qu’il continua de plonger à travers l’espace dans un silence plus terrible que le cri.
Il tomba pendant une éternité, puis l’éternité prit fin, car il était au repos, sans plus tomber.
Il aperçut un visage, un visage du passé lointain vu une seule fois et oublié depuis longtemps. Il fouilla sa mémoire pour l’identifier.
Il avait du mal à le discerner : le visage tournait autour de lui, et il ne pouvait guère le détailler. Il s’y efforça jusqu’à n’en plus pouvoir, puis ferma les yeux pour le chasser.
« Chaye, dit une voix. Peter Chaye.
— Allez-vous-en », dit Peter.
La voix s’en fut.
Il rouvrit les yeux. Le visage était là, plus clair, immobile.
C’était celui du colonel.
Il referma les yeux, en se rappelant l’œil froid du pistolet que le commandant dardait vers lui. Il avait sauté de côté, ou essayé, mais il avait été trop lent. Quelque chose lui était arrivé et il était tombé pendant un million d’années, et voilà qu’il se retrouvait là, avec le colonel qui l’observait.
On lui avait tiré dessus, voilà. Le commandant lui avait tiré dessus et il était à l’hôpital. Mais où avait-il été touché ? Au bras ? Ses deux bras lui paraissaient fonctionnels. À la jambe ? Toutes deux allaient bien, aussi. Pas de douleur. Pas de pansements. Pas de plâtre.
« Il est revenu à lui un bref instant, docteur, et il a perdu connaissance de nouveau, dit le colonel.
— Il va très bien s’en remettre, dit le médecin. Laissez-le en paix. Vous avez forcé sur la charge, c’est tout. Il faudra un peu de temps.
— Nous devons lui parler.
— Vous allez devoir patienter. »
Un silence s’ensuivit.
Puis le colonel reprit la parole. « Vous êtes certain qu’il est humain ?
— On l’a examiné sous toutes les coutures. S’il n’est pas humain, il est trop bien imité pour qu’on puisse le découvrir.
— Il m’a dit qu’il avait un cancer. Qu’il allait en mourir. Vous voyez, s’il n’était pas humain, s’il avait quelque chose qui clochait, il pourrait toujours essayer de mettre ça sur le compte de…
— Il n’a pas de cancer. Et je n’ai trouvé aucun signe qu’il en ait eu un, ni aucun signe qu’il en ait jamais. »
Peter serra les mâchoires de peur de trahir sa stupéfaction en restant bouche bée et se força à garder les yeux fermés. Ce devait être une ruse.
« Cet autre médecin lui a affirmé il y a quatre mois qu’il lui restait six mois à vivre. Il ne lui a laissé aucun…
— Mon colonel, je ne vais même pas essayer d’expliquer cette divergence. Tout ce que je peux vous dire, c’est que l’homme allongé sur ce lit n’a pas le cancer. Il est en aussi bonne santé que vous pouvez l’imaginer.
— Alors, ce n’est pas Peter Chaye, insista l’officier. C’est quelque chose qui s’est emparé de lui, ou qui l’a dupliqué…
— Allons, mon colonel. Tenons-nous-en à l’état actuel de nos connaissances.
— Vous êtes sûr que c’est un homme, docteur ?
— Je suis sûr que c’est un être humain, si c’est là le sens de votre question.
— Aucune différence ? Aucune déviation apparemment minime de la norme ?
— Aucune, et même s’il y en avait, cela ne prouverait rien. De légères mutations peuvent survenir chez n’importe qui. Le corps humain ne suit pas toujours le même plan.
— Il y avait des différences dans les objets que donnait la machine. Il a fallu un examen poussé pour les déceler, mais elles indiquaient clairement la marge entre les fabrications humaine et extraterrestre.
— Entendu, il y avait des différences. Et ces objets étaient de fabrication extraterrestre. Je vous répète que cet homme est un être humain.
— Pourtant, tout concorde parfaitement, déclara le colonel. Chaye achète sa propriété, cette vieille ferme à l’abandon. Selon les critères du voisinage, c’est l’excentrique-type. Par le seul fait de son excentricité, il attire l’attention sur lui, ce qui est regrettable, mais en même temps il la détourne de ce qui pourrait sortir de l’ordinaire dans ses actions. S’il fallait quelqu’un de spécifique pour trouver une étrange machine, ce ne pouvait être que lui. S’il fallait…
— Pardon, monsieur, mais votre théorie, c’est du vent. Vous cherchez à tout prix la petite bête pour échafauder un raisonnement qui ne tient pas debout. Ne m’en veuillez pas, mais je vous parle en scientifique. À présent, donnez-moi un fait, un seul, un fait avéré, qui étaye votre raisonnement.
— Qu’est-ce qu’il y avait dans cette étable ? C’est ça que je veux savoir. Est-ce que c’est là que Chaye a construit la machine ? Est-ce que c’est pour ça qu’on l’a détruite ?
— C’est le shérif qui l’a détruite. Chaye n’a rien à voir là-dedans.
— Et qui a donné l’arme au shérif ? La machine de Chaye. Et il serait facile d’utiliser la suggestion, le contrôle mental ou l’hypnotisme pour…
— Revenons-en aux faits. Vous avez utilisé un pistolet anesthésiant sur cet homme. Vous le détenez prisonnier. Il a subi, selon vos propres ordres, des examens approfondis, ce qui constitue une violation caractérisée de ses droits. Alors j’espère pour vous qu’il ne vous traînera jamais devant les tribunaux. Il pourrait s’en donner à cœur joie.
— Je le sais bien, reconnut le colonel à contrecœur. Mais il faut qu’on perce le mystère. Qu’on l’élucide. Il faut surtout qu’on récupère cette bombe !
— C’est la bombe qui vous inquiète, donc.
— Vous l’imaginez en suspens là-bas ? demanda l’officier avec un frisson dans la voix. En suspens au-dessus de nos têtes !
— Je dois voir d’autres patients. Gardez votre sang-froid, mon colonel. »
Les pas du médecin franchirent la porte et s’éloignèrent dans le couloir jusqu’à se taire. Le colonel arpenta la pièce pendant un bon moment, puis il se laissa lourdement tomber dans un fauteuil.
Peter, étendu sur son lit, n’arrivait plus à former qu’une seule pensée cohérente : Je vais vivre !
Mais il n’y était pas prêt.
Il s’était préparé au jour où la souffrance deviendrait, une fois pour toutes, insupportable.
Il avait choisi l’endroit où passer ses derniers jours – où livrer son dernier combat.
Et voilà qu’il bénéficiait d’un sursis, qu’on lui rendait sa vie.
Allongé là, il tâcha de maîtriser son excitation, sa tension croissante, et de passer pour toujours inconscient, suite à ce qu’on avait utilisé sur lui.
Un pistolet anesthésiant, avait dit le médecin. Une arme nouvelle, dont Peter n’avait jamais entendu parler. Pourtant, à bien y réfléchir, et à fouiller ses souvenirs, il en voyait la prémisse dans la dentisterie : il avait entendu parler d’une technique par laquelle les dentistes vous désensibilisaient en projetant sur les gencives un jet d’anesthésique. S’agissait-il d’un procédé similaire, cent ou mille fois plus fort ?
Quoiqu’il en soit, une fois réduit à l’impuissance, on l’avait amené ici sur la foi d’une lubie d’un colonel des services secrets.
Une lubie ? Peut-être. Avait-il pu jouer un rôle dans cette affaire, sans le vouloir, sans s’en rendre compte ? Bien sûr, c’était absurde. Il ne se rappelait rien qu’il ait fait, dit, voire songé pour contribuer à la venue de la machine sur Terre.
Son cancer pouvait-il être autre chose qu’une maladie – un passager clandestin, un hôte extraterrestre venu d’une distance inimaginable qui se mesurait en années-lumière ?
Non, c’était là une lubie aussi échevelée que celle du colonel. L’esprit humain s’ingéniait à concevoir de sombres cauchemars pour exprimer sa méfiance. Il s’agissait d’un mécanisme de défense instinctif qui conditionnait la race à s’attendre au pire et à s’armer pour l’affronter.
Plus que tout, on craignait l’inconnu et on se prémunissait contre l’inexpliqué.
Il faut qu’on perce le mystère, avait dit le colonel. Qu’on l’élucide.
Bien entendu, c’était ce que cette énigme avait de plus effrayant : sa qualité insondable pour les humains.
Il remua enfin, délibérément.
Le colonel réagit aussitôt. « Peter Chaye, dit-il.
— Oui, qu’y a-t-il, mon colonel ?
— Je dois vous parler.
— Je vous écoute. »
Il se redressa sur son séant et constata qu’il se trouvait dans une chambre d’hôpital : l’odeur d’antiseptique, le sol carrelé, les murs pâles, l’aspect utilitaire, tout le prouvait. Et il gisait dans un lit d’hôpital.
« Comment vous sentez-vous ? demanda l’officier.
— J’ai connu mieux.
— On ne vous a pas fait de cadeau, mais on ne pouvait guère prendre de risques. Il y avait cette lettre, vous voyez, et les machines à sous, et les distributeurs de timbres et de cigarettes, et tout le reste…
— Vous avez parlé d’un papier à en-tête, oui.
— Qu’est-ce que vous savez à ce sujet, Chaye ?
— Rien de rien.
— C’est le Président qui l’a reçue. Il y a un mois environ. Et chaque dirigeant de la Terre a reçu la même.
— Que dit cette lettre ?
— C’est le hic. Elle est rédigée dans une langue que nul ne parle sur Terre… à l’exception d’une ligne, la même dans chaque lettre, qui disait : “Le temps que vous déchiffriez ce message, vous serez prêt à agir selon la logique.” C’est tout ce qu’on a pu en lire : une ligne dans la langue de chaque pays dont le dirigeant a reçu la lettre. Le reste, pour nous, n’est que du charabia.
— Vous n’êtes pas parvenu à la déchiffrer ? »
Une fine pellicule de sueur mouillait le front du colonel. « Pas un mot, ni même un caractère. »
Peter tendit la main vers la table de chevet, empoigna la carafe qui s’y trouvait et la pencha au-dessus du verre. Elle ne contenait pas une goutte.
L’officier se leva avec effort de son siège. « Je vais vous chercher de l’eau. » Il prit le verre et ouvrit la porte de la salle de bains. « Je la laisse couler un peu, qu’elle soit bien froide. »
Peter l’écoutait à peine. Il contemplait la porte du réduit. Elle comportait un verrou à l’extérieur…
L’eau se mit à couler et le colonel haussa le ton pour se faire entendre.
« Peu après, on a commencé à trouver les machines, dit-il. Vous imaginez ? Le distributeur auquel vous achetiez vos cigarettes vous étudiait, vous et votre mode de vie. Et les distributeurs de timbres, les machines à sous, tous les autres appareils installés partout ? Plus que de simples machines, ce sont des observateurs. Ils nous examinent. Sans cesse. Ils nous étudient, pour apprendre…»
Peter balança ses jambes hors du lit, prit appui sur le sol, puis il se leva et, nu-pieds, fila claquer la porte de la salle de bains dont il poussa le verrou qui s’enclencha avec un déclic satisfaisant.
« Hé ! » cria le colonel.
Ses vêtements ?
Peut-être dans le placard.
Il courut l’ouvrir et les trouva pendus à des cintres.
Il ôta en toute hâte sa robe d’hôpital, saisit son pantalon et l’enfila.
La chemise, maintenant ! Dans un tiroir.
Et les chaussures ? Par terre dans le placard. Ne prends pas la peine de les lacer.
Il termina par la veste.
Le colonel martelait la porte. Il ne hurlait pas encore. Il le ferait sans doute plus tard, mais, pour le moment, il tâchait de s’épargner cette humiliation. La nouvelle qu’il s’était fait blouser se répandrait bien assez tôt.
Peter retourna ses poches. Son portefeuille avait disparu, comme le reste : son canif, sa montre, ses clés. En fait, on avait dû tout ranger à son admission dans le coffre-fort d’un bureau quelconque.
Pas le temps de s’en soucier. Il fallait partir.
Il passa la porte de la chambre et longea le couloir sans se presser outre mesure. Il croisa une infirmière qui ne lui prêta aucune attention.
Il trouva une porte palière et l’ouvrit. À présent, il pouvait forcer l’allure. Il descendit les marches quatre à quatre dans un cliquetis de lacets défaits.
L’escalier devait être un lieu sûr. Personne ne l’utiliserait de préférence à l’ascenseur. Il s’arrêta pour nouer ses lacets.
Se repérer ne posait aucun problème, le numéro de l’étage étant peint au-dessus de chaque porte. Au rez-de-chaussée, il reprit le couloir. On n’avait toujours pas donné l’alarme, mais le colonel n’allait plus tarder à faire du chambard.
Allait-on le stopper ou le questionner à l’entrée ? Et si…
Il avisa une corbeille de fleurs posée près d’une porte. Il regarda de part et d’autre dans le couloir. Il y avait plusieurs personnes, mais aucune ne prenait garde à lui. Il ramassa la corbeille.
Arrivé dans le vestibule, il dit à la réceptionniste : « Une erreur de livraison. »
Elle eut un sourire amer, mais ne fit pas mine de l’arrêter.
Dehors, il posa les fleurs sur le perron et s’éloigna d’un pas vif.
Une heure plus tard, il se savait à l’abri. Il se savait aussi dans une ville à cinquante kilomètres de sa destination, les poches et le ventre vides, et les pieds endoloris d’avoir foulé des trottoirs en béton.
Il trouva un parc et s’assit sur un banc. Non loin de là, des vieux jouaient aux dames à une table. Une femme passa, poussant un landau. Un jeune homme installé sur un banc voisin écoutait un minuscule poste qui diffusait un bulletin d’informations.
« Il semblerait que le bâtiment soit terminé, dit la radio. On ne l’a pas vu grandir depuis dix-huit heures de temps. À présent, il compte mille étages et couvre plus de cinquante hectares. La bombe atomique larguée avant-hier flotte juste au-dessus, maintenue en suspension par une force invisible. L’artillerie reste à proximité, prête à tirer, mais l’ordre n’a toujours pas été donné. Beaucoup pensent que, puisque la bombe n’a pas atteint son objectif, les obus n’auront guère de chances d’y parvenir, voire aucune.
» Un porte-parole de l’Armée a déclaré que les canons se trouvaient là par pure précaution. Même si c’est le cas, cela n’explique en rien pourquoi on a largué la bombe sur cet édifice. De plus en plus de gens, non seulement au Congrès, mais dans le monde entier, réclament une enquête à ce sujet. Aucun acte hostile n’a encore eu lieu venant du bâtiment. Les seuls dégâts signalés jusqu’à maintenant se limitent à la propriété de Peter Chaye, le découvreur de la machine, dont le corps de ferme a été englouti par l’expansion de l’édifice.
» On a perdu la trace de Chaye il y a trois jours, après qu’il a été emmené de chez lui inconscient. On le croit sous la garde des militaires. Les spéculations vont bon train sur ce que Chaye pourrait ou non savoir. Il se peut, selon toute probabilité, que cet homme soit le seul sur Terre à pouvoir élucider ce qui s’est passé sur sa propriété.
» Entre-temps, l’armée a renforcé son contrôle. Une zone de vingt-cinq kilomètres de diamètre centrée sur ce site a été évacuée. Deux groupes de savants ont été escortés à travers les lignes de soldats. Même si aucune déclaration officielle n’a encore été faite, on a de bonnes raisons de croire qu’ils n’ont guère appris de ces visites. La nature du bâtiment, les êtres ou les choses qui ont initié sa construction, pour autant que l’on puisse qualifier de “construction” cette croissance allant de l’intérieur vers l’extérieur, et la tournure que les événements pourraient prendre, tout cela reste spéculatif au plus haut point.
Les hypothèses ne manquent pas, bien sûr, mais personne n’a jusqu’alors fourni la moindre explication digne de ce nom.
» Les agences de presse du monde entier continuent de produire des masses de matériel, mais celui-ci ne contient guère de faits avérés et concrets.
» Les autres nouvelles se font rares, et cela vaut peut-être mieux, puisque le public ne semble guère intéressé que par ce mystérieux bâtiment. Comme souvent lors d’un événement majeur, le reste de l’actualité semble attendre le moment propice. L’épidémie de polio s’étiole. Aucun crime grave n’a lieu. À l’étranger, les corps législatifs suspendent leurs travaux tandis que les gouvernements observent les derniers développements autour de l’édifice.
» Dans bon nombre de ces capitales, on estime de plus en plus que le bâtiment en question est un problème dépassant nos frontières et que les décisions le concernant doivent se prendre au niveau international. Le bombardement manqué a donné quelque poids à l’argument selon lequel notre pays, le plus directement concerné, ne saurait agir avec retenue et qu’un point de vue plus objectif est nécessaire pour gérer la situation intelligemment. »
Peter se leva de son banc et s’éloigna. On l’avait emmené de chez lui trois jours plus tôt, d’après la radio. Pas étonnant qu’il soit affamé !
Trois jours, et le bâtiment avait grandi jusqu’à faire mille étages et couvrir cinquante hectares…
Il poursuivit son chemin sans se presser, en traînant les pieds, l’estomac noué par la famine.
Il devait regagner l’édifice. D’une façon ou d’une autre, il fallait qu’il retourne là-bas. C’était un besoin subit, dont il reconnaissait l’existence, mais il n’avait aucune idée de son origine. Comme s’il avait laissé quelque chose derrière lui et qu’il devait le trouver. Mais quoi ? se demanda-t-il. Qu’est-ce qu’il avait bien pu laisser derrière lui ? À part la douleur, la conscience du sombre compagnon qui l’accompagnait, et la petite capsule qu’il transportait dans sa poche en vue du moment où la souffrance deviendrait insupportable ?
Il tâta sa poche. La capsule ne s’y trouvait plus. Elle avait disparu comme son portefeuille, son canif et sa montre. Peu importe, songea-t-il. Je n’en ai plus besoin, de cette capsule.
Il entendit un pas précipité dans son dos, et l’urgence que manifestait ce bruit le poussa à se retourner.
« Peter ! s’écria Mary. Peter, il me semblait bien que c’était vous. J’essayais de vous rattraper. »
Il resta figé à la contempler, comme s’il n’en croyait pas ses yeux.
« Où est-ce que vous étiez ? demanda-t-elle.
— À l’hôpital. Je viens de m’enfuir. Mais vous…
— On a été évacués, Peter. Ils sont venus nous dire qu’il fallait partir. Pour certains, on est dans un camp à l’autre bout du jardin public. P’pa n’arrête pas de rouspéter et je me vois mal le lui reprocher. Devoir s’en aller au beau milieu de la fenaison, et avec le blé presque mûr…» Elle inclina la tête en arrière et le dévisagea. « Vous avez l’air fatigué. Ça a empiré ?
— Empiré ? » répéta-t-il, surpris, avant de s’aviser que ses voisins devaient savoir – tout le monde, en réalité, devait connaître la raison de sa venue sur la ferme, car il n’existe aucun secret dans une communauté paysanne.
« Je regrette, Peter. Vraiment. Jamais je n’aurais dû…
— Ne vous en faites pas, Mary. Mon cancer a disparu. Je ne l’ai plus. Je ne sais pas comment, mais le fait est là : je m’en suis débarrassé d’une manière ou d’une autre.
— L’hôpital ? suggéra-t-elle.
— Rien à voir. J’étais guéri avant même mon admission. Ils s’en sont aperçus là-bas, c’est tout.
— Une erreur de diagnostic au départ, peut-être ? »
Il secoua la tête. « Il n’y avait pas d’erreur, Mary. »
Comment pouvait-il en être certain ? Comment le monde médical aurait-il pu affirmer qu’il hébergeait des cellules malignes, et non, par exemple, un étrange parasite ?
« Vous disiez vous être enfui, lui rappela-t-elle.
— Ils me cherchent très certainement, Mary. Le colonel et le commandant. Selon eux, j’ai quelque chose à voir avec la machine que j’ai trouvée. Je l’aurais même fabriquée. Ils m’ont emmené à l’hôpital pour vérifier si j’étais humain.
— Quelle idiotie !
— Je dois regagner la ferme. Il le faut.
— C’est impossible. Il y a des soldats partout.
— Je ramperai dans les fossés si nécessaire. Je voyagerai de nuit. Je me faufilerai. Et si jamais on me découvre et qu’on veut m’empêcher de passer, je prendrai mes jambes à mon cou. Je n’ai pas le choix. Je dois essayer.
— Vous êtes malade », dit-elle en étudiant ses traits d’un air anxieux.
Il lui sourit. « Non. Juste affamé.
— Venez, alors. » Elle le prit par le bras.
Il résista. « Pas au camp. Personne ne doit me voir. D’ici peu, je serai un homme traqué, si ce n’est pas déjà le cas.
— Allons au restaurant.
— Ils m’ont pris mon portefeuille. J’ai les poches vides.
— J’ai l’argent des commissions.
— Non. Je me débrouillerai. Plus rien ne peut m’arrêter.
— Vous parlez sérieusement, n’est-ce pas ?
— Cela m’est apparu à l’instant », reconnut Peter. Malgré sa confusion, il sentait que ce qu’il disait était non pas une marque de bravade et de témérité, mais bien l’énonciation d’un fait.
« Vous y retournez ?
— Bien obligé, Mary.
— Et vous pensez avoir une chance ? »
Il se contenta de hocher la tête.
« Peter…
— Oui ?
— Je gênerais beaucoup ?
— Vous ? Mais… dans quel sens ? Qu’est-ce que voulez dire ?
— Si je vous accompagnais ?
— Mais vous ne pouvez pas. Vous n’avez aucun motif de venir. »
Elle haussa à peine le menton. « Il y a une raison, Peter. J’ai l’impression d’être appelée. D’entendre une cloche dans ma tête. La cloche de l’école qui appelle les enfants…
— Mary, ce flacon de parfum, il portait un symbole précis, n’est-ce pas ?
— Ciselé dans le verre, oui. Le même qu’il y avait taillé dans votre jade, Peter. »
Et imprimé sur l’en-tête des lettres, songea-t-il.
« Venez donc, décida-t-il soudain. Vous ne me gênerez pas du tout.
— Mangeons d’abord. Avec l’argent des commissions. »
Ils longèrent l’allée, la main dans la main, comme des adolescents amoureux.
« On a tout le temps, dit Peter. On ne peut pas partir avant la nuit. »
Après avoir mangé dans un petit restaurant d’une rue peu fréquentée, ils allèrent faire les courses. Une miche de pain, deux saucisses et un pavé de fromage épuisèrent la somme dont Mary disposait. Contre la petite monnaie, l’épicier leur vendit une bouteille vide. Elle leur servirait de gourde. Ils la remplirent d’eau.
Ils gagnèrent la lisière de la ville, traversèrent la banlieue et entrèrent dans la campagne. Sans se presser : ils n’avaient aucune raison d’aller vite avant la nuit.
Ils trouvèrent un ruisseau et s’assirent sur la berge, tel un couple en pique-nique. Mary ôta ses souliers pour tremper ses pieds dans l’eau. Tous deux éprouvaient un bonheur parfaitement disproportionné.
Le soir tombé, ils repartirent. On ne voyait pas la lune, mais les étoiles embrasaient le ciel. Parfois ils trébuchaient, ou bien ils se demandaient où ils étaient, mais ils allèrent de l’avant, loin des routes, par les champs et les prés, évitant les fermes et leurs chiens prompts à aboyer.
Peu après minuit, ils aperçurent les premiers feux de camp et passèrent au large. D’une crête, ils contemplèrent le campement, les tentes pointues et les camions bâchés plus trapus. Plus loin, ils faillirent débouler au milieu d’un poste d’artillerie, mais ils purent repartir sans croiser aucune des sentinelles qui devaient entourer le bivouac.
À présent, ils savaient qu’ils se trouvaient dans la zone évacuée et qu’ils traversaient les premières lignes des forces armées qui encerclaient le bâtiment.
Ils ralentirent le pas. Les premières lueurs de l’aube leur révélèrent, à l’angle d’un pré, un bosquet de pruniers, fort dense, dans lequel ils se terrèrent.
« Je suis crevée, soupira Mary. Je n’ai pas ressenti la fatigue de toute la nuit, mais maintenant qu’on s’est arrêtés, je n’en peux plus.
— Mangeons et dormons, proposa Peter.
— Je vais dormir. Je suis trop lasse pour avoir faim. »
Peter la laissa là et rampa à travers le bosquet jusqu’à sa lisière.
Dans la lumière matinale, l’édifice se dressait à l’horizon, grande masse environnée d’un brouillard bleuté qui pointait vers le ciel tel un doigt épais.
« Mary ! souffla-t-il. Mary, le voilà ! »
Il l’entendit traverser à son tour le bosquet en rampant pour le rejoindre.
« C’est loin, Peter.
— Oui, je sais. Mais c’est là qu’on va. »
Ils restèrent accroupis, à regarder le bâtiment.
« Je ne vois pas la bombe, dit Mary. La bombe atomique en suspension au-dessus.
— Elle est beaucoup trop haut.
— Pourquoi est-ce que c’est nous ? Qui revenons ? Qui n’avons pas peur ?
— Je n’en sais rien. » Peter fronça les sourcils. « Je ne vois aucun motif réel. Je reviens parce que je le veux… non, je reviens parce que je le dois. Tu vois, cet endroit, je l’avais choisi. C’est là que je voulais mourir. Comme les éléphants qui gagnent leur fameux cimetière.
— Mais tu vas bien, maintenant.
— Peu importe. C’est là que j’ai trouvé la paix.
— Les symboles, dit-elle soudain. Sur le flacon de parfum et le jade.
— Retournons au cœur du bosquet, ou on va nous repérer.
— Nos cadeaux étaient les seuls à arborer ce symbole, dit-elle avec insistance. J’ai demandé à tout le monde. Aucun autre ne portait ce symbole.
— On s’en souciera plus tard. Viens. »
Ils regagnèrent à quatre pattes le centre du bosquet.
Le soleil s’élevait désormais juste au-dessus de l’horizon et déployait ses rayons entre les pruniers. Le silence du matin posait sa bénédiction sur le paysage.
« Peter, je ne tiens plus. Embrasse-moi avant que je ne m’endorme. »
Il l’embrassa et ils s’étreignirent, coupés du monde par les longues branches tordues des pruniers.
« J’entends la cloche, murmura-t-elle. Et toi ? »
Peter secoua la tête.
« On dirait celle de l’école, reprit-elle. La cloche de l’école le jour de la rentrée. De la toute première rentrée qu’on fait.
— Tu es fatiguée, dit-il.
— Je l’ai déjà entendue. Ce n’est pas la première fois. »
Il l’embrassa de nouveau. « Endors-toi », lui dit-il, et elle s’endormit sitôt qu’elle se fut allongée et qu’elle eut fermé les yeux.
Il s’assit sans faire de bruit et s’abîma dans ses pensées, à la recherche de la souffrance en lui. Il n’y en avait plus. La douleur avait disparu à jamais.
La douleur avait disparu, les cas de polio se raréfiaient, et une idée folle lui vint, qu’il ne put repousser.
Un missionnaire !
Quand des missionnaires humains allaient dans des pays païens, quelles étaient les toutes premières tâches qu’ils se fixaient ?
Ils prêchaient, bien entendu, mais pas seulement. Ils combattaient la maladie, veillaient à l’hygiène et tâchaient d’améliorer le bien-être des gens et de leur enseigner un meilleur mode de vie. Ainsi, non seulement ils suivaient leurs propres préceptes, mais ils obtenaient la confiance des païens.
Si un missionnaire extraterrestre venait sur Terre, quelles seraient ses premières activités ? Était-il déraisonnable d’imaginer qu’il essaierait lui aussi de combattre la maladie et d’améliorer le bien-être de ses ouailles pour gagner leur confiance ? Bien entendu, il ne pouvait guère espérer grand-chose, au début, sinon de l’hostilité et de la suspicion. Seule une pauvre poignée d’individus l’accepterait.
Et si le missionnaire…
Et si ce missionnaire…
Peter s’endormit.
Le rugissement le réveilla. Il se redressa sur son séant, toute idée de repos bannie de son esprit.
Le bruit persistait, hors du bosquet, mais il s’éloignait.
« Peter ! Peter !
— Chut, Mary ! Il y a quelque chose, là-dehors. »
Le rugissement revenait. Il grandit jusqu’à faire trembler le sol dans un fracas de tonnerre, puis il reflua de nouveau.
Le soleil de midi filtré par les branches faisait de leur abri un semis d’ombre et d’or. Peter huma l’odeur musquée de la terre chaude et des feuilles desséchées.
Tous deux rampèrent à travers le bosquet. Une fois à sa lisière, où le feuillage s’amenuisait, ils aperçurent le tank à l’autre bout du pré. Son rugissement leur parvint tandis qu’il accélérait en cahotant sur le terrain inégal, le long museau de son canon pointé droit devant lui tel le bras d’un joueur de rugby qui raffute.
Une route traversait le champ dans sa longueur – Peter aurait juré qu’elle n’était pas là durant la nuit. Rectiligne, et faite d’un matériau métallique qui scintillait dans la clarté solaire, elle courait droit vers le bâtiment.
Au loin sur la gauche, il y en avait une autre, ainsi que sur la droite. Dans le lointain, toutes trois semblaient converger, comme les rails d’une voie ferrée.
D’autres routes les croisaient, de sorte qu’on croyait voir trois longues échelles posées côte à côte.
Le tank fonçait vers l’une de ces routes de traverse. La distance réduisait sa taille à celle d’un jouet et son bruit à celui d’une abeille furieuse.
Il l’atteignit… et glissa de côté le long de la route, comme s’il venait de heurter un obstacle infranchissable, un mur de métal enduit de savon, par exemple. L’espace d’un instant, il menaça de se renverser, mais il resta d’aplomb et finit par reculer, avant de faire demi-tour. L’énorme masse longea le champ en direction de leur bosquet.
À mi-chemin, le char pivota et s’arrêta, le canon pointé.
Son museau s’abaissa et émit une lueur. Au niveau de la route latérale, l’obus explosa dans un éclair et une bouffée de fumée. La détonation leur ébranla les tympans.
Le canon continua de tirer, presque à bout portant. Un nuage de fumée entourait le char, et les obus explosaient à hauteur de la route, mais sans la franchir.
Le tank s’avança de nouveau, dans un concert de bruits métalliques et avec précaution. Cette fois-ci, il suivit ladite route, comme pour chercher un passage.
Au loin, une batterie d’artillerie entra en action. Elle tira pendant un bon moment, puis s’interrompit à contrecœur.
Le char longeait toujours la route, tel un chien en quête d’un terrier de lapin qui renifle sous un tronc d’arbre abattu.
« Quelque chose les empêche de passer, dit Peter.
— Un mur, supposa Mary. Une paroi transparente qu’ils ne peuvent pas traverser.
— Ni crever au canon. Ils ont essayé, et ils ne l’ont même pas égratignée, de toute évidence. »
Il resta accroupi pour regarder le tank avancer lentement le long de la route. Le véhicule atteignit l’intersection et vira pour suivre la voie ; son blindage cognait sans cesse contre le mur invisible.
Enfermé, songea Peter. Ces routes isolent les diverses unités. Un char ici, une douzaine là, la batterie d’artillerie plus loin, le parc des véhicules ailleurs. Tous confinés, piégés dans leurs enclos – inutiles.
Et nous, se demanda-t-il, sommes-nous enfermés, aussi ?
Un groupe de soldats passait sur la route de droite. Peter les repéra de loin, points noirs allant vers l’est, à l’opposé de l’édifice. Lorsqu’ils s’approchèrent, il constata qu’ils ne portaient pas d’armes, avançaient en désordre et semblaient épuisés.
Il n’avait pas remarqué que Mary l’avait quitté. Soudain, elle réapparut, la tête baissée pour éviter de laisser ses longs cheveux se prendre dans les branchages.
Elle s’assit à ses côtés et lui tendit une épaisse tranche de pain et un morceau de saucisse, avant de poser la bouteille d’eau entre eux deux.
« C’est le bâtiment qui a construit les routes », dit-elle.
Peter, la bouche pleine, hocha la tête.
« Pour faciliter la tâche aux gens qui souhaitent s’y rendre en visite, ajouta-t-elle.
— La cloche, encore ? »
Elle sourit. « La cloche, oui. »
Les soldats étaient assez près pour apercevoir le char. Ils s’arrêtèrent sur la route et l’observèrent.
Puis quatre d’entre eux s’engagèrent sur le champ, dans la direction du véhicule. Les autres s’assirent pour attendre.
« Le mur ne fonctionne que dans un sens, dit Mary.
— Je crois plus probable qu’il fonctionne pour les tanks, et pas pour les gens.
— Le bâtiment ne veut pas tenir les gens à l’écart. »
Le tank vint à la rencontre des soldats. Il s’arrêta et son équipage sortit puis sauta à terre. Tous se mirent à discuter ; un des nouveaux venus ne cessait de pointer son doigt dans telle ou telle direction.
Le bruit de l’artillerie lourde reprit dans le lointain.
« Certains essayent encore de démolir ces murs », jugea Peter.
Enfin, les soldats et l’équipage repartirent ensemble vers la route, laissant le char vide dans le champ.
Il devait en aller de même pour toutes les forces armées venues encercler le bâtiment, songea Peter. Les routes et les murs les avaient divisées, isolées, et désormais les tanks, les canons et les avions n’étaient plus que les jouets inefficaces d’une race puérile, abandonnés dans mille parcs pour bébés.
Sur la route, les soldats et l’équipage du char continuaient vers l’est, loin du siège qui avait échoué si lamentablement.
Dans leur bosquet, Peter et Mary observaient l’édifice.
« Selon toi, ils sont venus des étoiles, dit-elle. Pourquoi prendre cette peine ? Pourquoi ici, pourquoi nous ?
— Pour nous sauver de nous-mêmes. Pour nous exploiter. Pour nous réduire en esclavage. Pour faire de notre planète une base militaire. Il peut y avoir cent motifs. Et s’ils nous l’expliquaient, il nous resterait peut-être incompréhensible.
— Tu ne crois qu’à la première raison que tu as citée, ou tu ne te dirigerais pas vers ce bâtiment.
— En effet. Je ne crois pas aux autres raisons, parce que j’avais un cancer et je ne l’ai plus. Je n’y crois pas, parce que l’épidémie de polio a commencé de décliner le jour de leur arrivée. Ils nous aident, comme les missionnaires ont aidé les peuples primitifs, accablés de maux, auxquels ils se consacraient. J’espère juste…»
Son regard se porta vers le char pris au piège et déserté, et vers les échelles brillantes que dessinaient les routes.
« J’espère, reprit-il, qu’ils ne feront pas comme certains de ces missionnaires, ceux qui ont obligé les indigènes des Mers du Sud à s’habiller comme des bourgeois victoriens sous prétexte de décence et privé leurs ouailles de dignité. Qu’ils ne comptent pas nous préserver de la teigne en nous condamnant à éprouver un sentiment d’infériorité. Qu’ils ne vont pas abattre les cocotiers et nous forcer à…»
Mais ils savent tout de nous, se dit-il. Ils savent tout ce qu’il y a à savoir. Ils nous étudient depuis… depuis qui sait combien de temps ? Campés dans un coin de drugstore sous l’apparence d’un distributeur de cigarettes, ou posés sur un comptoir sous celle d’un distributeur de timbres.
Et ils ont écrit des lettres, à chacun de nos chefs d’état. Des lettres susceptibles, une fois déchiffrées, d’expliquer leurs intentions. Ou d’exprimer certaines exigences. Voire de demander un permis de construire pour une mission, une église, un hôpital ou une école.
Ils nous connaissent, songea-t-il. Ils savent que nous ne pouvons pas résister à ce qui est gratuit, alors ils nous ont offert des cadeaux – à l’instar des jeux radiophoniques ou télévisés, ou des quines, ou des concours de la Chambre de commerce. La différence, c’est qu’il n’y avait rien à faire, et que tout le monde gagnait.
Peter et Mary avaient observé la route toute l’après-midi et vu des petits groupes de soldats l’emprunter. Mais depuis une heure, désormais, plus personne ne passait dessus.
Ils partirent juste avant la tombée du soir. Ils traversèrent le champ, puis le mur invisible, qui ne leur opposa aucune résistance, et prirent pied sur la route. Ils la suivirent vers l’ouest, vers le bâtiment pourpre qui se détachait sur le fond écarlate du crépuscule.
Ils marchèrent toute la nuit, sans jamais devoir se jeter à l’abri comme la veille, car ils ne croisèrent personne, sinon un soldat isolé.
Le temps qu’ils l’aperçoivent, ils avaient couvert une telle distance que le vaste monolithe de l’édifice s’élevait à mi-hauteur du ciel, traînée scintillante sur la voûte étoilée.
Le soldat, assis au milieu de la route, avait ôté ses bottes et les avait posées, bien rangées, à côté de lui.
« J’ai trop mal aux pieds », dit-il en guise de salut quand il vit arriver les deux marcheurs.
Ils s’assirent là pour lui tenir compagnie. Peter sortit leurs provisions et les disposa par terre sur la chaussée, avec les papiers d’emballage en guise de napperons de pique-nique.
Ils mangèrent en silence. Ce fut le soldat qui le rompit. « Ma foi, c’est fini et bien fini », dit-il.
Plutôt que de lui demander des précisions, ils attendirent patiemment, en mangeant du pain et du fromage.
« L’armée, dit-il. La guerre. Il n’y en aura plus. »
Il indiqua d’un geste les enclos que formaient les routes à proximité. L’un contenait de l’artillerie mobile, l’autre un dépôt de munitions et le troisième des véhicules légers.
« Comment voulez-vous faire la guerre, poursuivit-il, si ces trucs peuvent diviser vos armées comme sur un damier ? Un char qui garde cinq hectares dont il ne peut pas sortir et un canon qui ne tire qu’à quelques centaines de mètres, ça ne risque pas de servir à grand-chose.
— Vous croyez qu’ils peuvent le refaire ? demanda Mary. N’importe où, je veux dire ?
— Ils l’ont bien fait ici, pourquoi pas ailleurs ? Pourquoi pas n’importe où ? Ils nous ont réduits à l’impuissance. Et sans verser la moindre goutte de sang. Pas une seule perte dans nos rangs. »
Il avala sa bouchée de pain et de fromage, et tendit la main vers la bouteille d’eau. Sa pomme d’Adam montait et descendait pendant qu’il buvait.
« Je vais y retourner, dit-il ensuite. Je pars chercher ma copine, et on revient tous les deux. Je veux aider les choses dans ce bâtiment, si elles en ont besoin et s’il y a moyen. Sinon, ma foi, je vais tâcher de trouver une façon de leur faire comprendre que j’apprécie leur présence.
— Les “choses” ? Vous avez vu des créatures ? »
Le soldat dévisagea Peter. « Non, je n’ai rien vu du tout.
— Mais comment vous est venue l’idée d’aller chercher votre amie et de revenir avec elle ? Pourquoi ne pas venir avec nous tout de suite ?
— Ce ne serait pas bien, protesta l’autre. Enfin, je crois. Je dois d’abord la voir et lui expliquer ce que je ressens. Et j’ai un cadeau pour elle, en plus.
— Elle sera ravie de vous voir, dit Mary d’une voix douce. Et elle aimera beaucoup le cadeau.
— Je n’en doute pas. » Le soldat sourit fièrement. « C’est un truc qu’elle voulait. »
Il tira de sa poche un coffret en cuir, tritura le fermoir et l’ouvrit. Le clair d’étoiles alluma des reflets scintillants sur le collier qui reposait à l’intérieur.
Mary tendit la main. « Je peux ?
— Bien sûr. Vous pourrez me dire s’il plaira à une fille. »
Elle le sortit de son écrin et le tint au creux de sa paume, telle une flaque de feu stellaire.
« Des diamants ? s’enquit Peter.
— Je n’en sais rien. Peut-être. Il a l’air cher. Vous voyez le pendentif, là ? Une pierre verte qui ne brille pas beaucoup, mais qui…
— Peter, tu as une allumette ? »
Le soldat plongea la main dans une de ses poches. « Moi, j’ai un briquet, mademoiselle. Cette chose m’en a refilé un. Et il a de la gueule ! »
Il l’ouvrit d’une pichenette et la flamme jaillit. La jeune femme en approcha le pendentif.
« Le symbole, dit-elle. Le même que sur mon flacon de parfum. »
— Cette gravure ? On la retrouve sur mon briquet, aussi.
— Qu’est-ce qui vous a donné ces objets ? demanda Peter avec insistance.
— Une boîte. Sauf que c’était plus qu’une boîte. Je me suis baissé pour poser la main dessus et elle a craché un briquet. À ce moment-là, je pensais au briquet dont Louise m’avait fait cadeau. Je l’avais perdu et je m’en voulais. Celui-ci est identique, à part la gravure sur le flanc. Et quand j’ai pensé à Louise, la boîte a fait un drôle de bruit et j’ai vu apparaître ce coffret avec le collier à l’intérieur. »
Il se pencha. Son visage juvénile prenait un air solennel à la lueur du briquet.
« Vous savez ce que je crois ? Je crois que la boite était l’un d’entre eux. On raconte des histoires pas croyables…»
Il les regarda tour à tour. « Vous ne riez pas », remarqua-t-il, surpris.
Peter secoua la tête. « On serait mal placés pour en rire, soldat. »
Mary rendit au jeune homme le collier et le briquet. Il les rangea dans sa poche et entreprit de remettre ses chaussures.
« Il faut que j’y aille, déclara-t-il. Merci pour la bouffe.
— On se reverra, lui dit Peter.
— Je l’espère bien.
— Et moi, j’en suis sûre », affirma Mary.
Ils le regardèrent s’éloigner en traînant les pieds, puis ils continuèrent en sens inverse.
« Ce symbole, c’est un signe de leur part, dit la jeune femme à Peter. Ceux qui le reçoivent doivent revenir. Il s’agit d’un passeport, d’un permis.
— Ou une marque de propriété.
— Ils cherchent certains types de gens. Ils veulent éviter ceux qui auraient peur d’eux. Ils souhaitent des individus qui ont foi en eux.
— Mais qu’est-ce qu’ils nous destinent ? C’est cela qui me dérange. Quelle utilité peut-on avoir pour eux ? Le soldat veut les aider, mais ils n’ont pas besoin de notre aide. Ils n’ont besoin de l’aide de personne.
— Nous n’en avons jamais vu un seul, dit Mary. À moins que la boîte n’en soit un. »
La boîte, et les distributeurs de cigarette, et Dieu sait quoi d’autre, songea Peter.
« Pourtant, poursuivit-elle, ils nous connaissent. Ils nous ont observés et étudiés. Ils ont percé nos secrets, au point de savoir ce que chacun de nous désire et de pouvoir exaucer son vœu. Une canne à pêche pour Johnny, un morceau de jade pour toi. La canne à pêche était une canne humaine, le jade venait de la Terre. Ils connaissaient même la chérie de ce soldat au point de savoir qu’elle aimerait un beau collier et qu’elle était le genre de personne qui aimerait revenir…
— Et si c’étaient les fameuses soucoupes volantes, après tout, qui nous avaient observés et étudiés pendant toutes ces années ? »
En partant de rien, combien de temps mettrait-on à tout découvrir des humains ? se demanda Peter. Car il avait fallu partir de rien ; pour ces extraterrestres, c’était l’humanité la race étrangère, une race complexe, à appréhender à tâtons, un fait ici, un autre là. Ils avaient dû commettre des erreurs en chemin, se tromper dans leurs déductions, recommencer.
Il secoua la tête. « Tout cela m’échappe, vraiment. »
La route en métal qu’ils suivaient brillait au clair d’étoiles et l’édifice qui n’était au matin qu’un spectre brumeux avait pris l’aspect d’une paroi colossale dont la hauteur masquait le ciel. Mille étages ! Cinquante hectares ! Ses proportions donnaient le vertige. Pour l’admirer, on levait la tête à avoir le cou douloureux ; sa gloire et sa majesté remplissaient le spectateur de respect.
Même quand on s’approchait, on ne voyait toujours pas la bombe nichée au-dessus, en suspens beaucoup trop haut.
Par contre, on voyait très bien les enclos délimités par les routes – et leur contenu : les jouets destructeurs d’une race violente abandonnés là, autant de masses de métal vaines.
Peu avant l’aube, ils longèrent l’allée de pierre menant au vaste perron qui desservait la porte d’entrée. Dans l’ombre de la construction régnait un calme sans pareil.
Main dans la main, ils gravirent les degrés, s’arrêtèrent devant l’immense vantail de bronze et se retournèrent en silence.
Les routes rayonnaient de l’édifice en tous sens, à perte de vue, et les artères qui les croisaient formaient des cercles concentriques, si bien qu’ils avaient l’impression d’occuper le centre d’une toile d’araignée.
Des fermes désertées et leurs bâtiments – granges, silos, greniers, garages, hangars, parcs à cochons – se dressaient dans certains des secteurs ainsi délimités ; ailleurs, c’étaient les machines de guerre, qui ne serviraient plus qu’à abriter des animaux. Les oiseaux trillaient dans les champs et les prés, et la fraîcheur de l’aube vous emplissait les narines.
« Tout va bien, dit Mary. C’est notre pays, Peter.
— C’était notre pays, la reprit-il. Rien ne sera plus pareil.
— Tu n’as pas peur, Peter ?
— Pas du tout. Je suis perplexe, c’est tout.
— Mais tu avais l’air si sûr de toi auparavant.
— Je le suis toujours. Émotionnellement, je suis aussi sûr que jamais que tout va bien.
— Oui, tout va bien. Il y avait une épidémie de polio, et elle a cessé. Une armée a été mise en déroute sans un seul mort. Rends-toi compte, Peter, on nous offre déjà un monde meilleur. Le cancer et la polio, deux affections que l’homme avait combattues pendant des années et qu’il était loin de savoir guérir, vaincues du jour au lendemain. Les guerres, les maladies, les bombes atomiques, tous ces problèmes qui nous accablaient, on les a résolus à notre place.
— Je sais tout ça. Ils mettront sans doute fin de la même manière au crime, à la corruption, à la violence et à tout ce qui tourmente l’humanité depuis qu’elle est descendue des arbres.
— Que veux-tu de plus ?
— Rien, je pense. Mais nos indices sont circonstanciels. Il n’y a rien de solide. Tout ce que nous savons, ou croyons savoir, nous l’avons simplement inféré. La preuve manque.
— Nous avons la foi. Nous devons avoir la foi. Si on ne peut pas croire en quelqu’un ou quelque chose qui anéantit la maladie et la guerre, à quoi peut-on croire ?
— C’est bien ce qui m’inquiète.
— Le monde se base sur la foi, dit Mary. La foi en Dieu, la foi en nous, la foi en son prochain.
— Tu es merveilleuse ! » s’écria Peter.
Il l’embrassa, elle lui rendit son étreinte, et lorsqu’ils se déprirent enfin, la lourde porte de bronze s’ouvrait.
Bras dessus, bras dessous, ils franchirent le seuil pour pénétrer dans un vestibule au plafond en voûte. Des fresques couvraient ce plafond haut, ainsi que des panneaux muraux, et quatre escaliers montaient à partir de cette salle.
Mais ils étaient barrés par de gros cordons en velours. Un autre cordon, soutenu par des poteaux dorés surmontés de flèches, indiquait l’itinéraire à emprunter.
Obéissants, dans un silence si profond qu’il confinait à la révérence, ils traversèrent le vestibule et parvinrent devant une porte ouverte.
Ils passèrent dans une vaste salle où de hautes et minces fenêtres laissaient entrer le soleil du matin dont les rayons caressaient les tableaux noirs satinés, les sièges aux larges accoudoirs, les pupitres, les rayonnages bourrés de livres et le lutrin dressé sur l’estrade.
Ils contemplèrent la salle, et Mary dit : « J’avais raison. C’était bien la cloche de l’école. Nous voici à l’école, Peter. À la petite école, le jour de la première rentrée.
— La maternelle », dit-il, d’une voix qui s’étrangla sur ce mot.
Il se dégageait de ce cadre idéal une grande humanité. Le soleil et l’ombre, la richesse des reliures, la patine du bois, le profond silence, tout évoquait une classe terrienne dans la tradition la plus érudite : Cambridge, Oxford, la Sorbonne et une faculté huppée de l’Est des États-Unis.
Les extraterrestres n’avaient pas commis la moindre faute de goût.
« Je reviens, dit Mary. Attends-moi ici.
— Je t’attends. »
Il la regarda traverser la salle et ouvrir une porte sur un couloir qui semblait s’étendre sur des kilomètres. Puis elle la referma derrière elle et il se retrouva seul.
Il resta immobile un moment, puis fit volte-face. Au pas de course ou presque, il traversa le vestibule et atteignit la grande porte en bronze. Sauf qu’il n’y avait plus de porte, ni d’encadrement. Il examina le mur centimètre par centimètre, et n’en vit aucune trace.
Il se détourna du mur et se campa dans le vestibule, l’âme à nu. Le vide du vaste bâtiment tonnait dans son cerveau.
Sur mille étages, il se dressait dans le ciel. Ici, tout en bas, c’était la maternelle, et au premier étage, ce serait sans nul doute le cours préparatoire et ainsi de suite. Mais jusqu’où ? Et dans quel but ?
Quand obtenait-on son diplôme de fin d’études ?
Achevait-on un jour ses études, seulement ?
Si l’on en obtenait un, qu’était-on devenu entre-temps ?
Restait-on humain ?
Pendant des jours, ceux qui avaient été choisis et avaient réussi l’étrange examen d’entrée nécessaire à l’admission dans ce non moins étrange établissement allaient arriver à l’école. Ils allaient emprunter les routes et gravir le perron. La porte de bronze s’ouvrirait. Ils entreraient. Bien entendu, d’autres viendraient, par curiosité, mais ils ne disposeraient pas du symbole ; la porte ne s’ouvrirait donc pas pour eux.
Et ceux qui entreraient, lorsqu’ils auraient envie de fuir, constateraient qu’il n’y avait plus de porte.
Il regagna la salle de classe et reprit sa place.
Ces livres, que contenaient-ils ? Dans un petit moment, il trouverait le courage d’en ouvrir un. Et le lutrin ? derrière le lutrin, il y aurait qui ?
Il y aurait quoi, plutôt ?
La porte s’ouvrit. Mary traversa la salle pour le rejoindre.
« J’ai trouvé des appartements, annonça-t-elle. Les plus jolis appartements que tu aies jamais vus ! L’un d’eux est à nos deux noms, certains sont aux noms d’autres personnes, et beaucoup ne sont pas encore attribués. Il y a des gens qui vont venir, Peter. Nous, on est arrivés un peu en avance. On est partis les premiers. On est arrivés avant la cloche. »
Il hocha la tête. « Asseyons-nous. »
Ils s’installèrent côte à côte pour attendre leur professeur.
(1953)