CHAPITRE XLIII

Quatre années s'étaient écoulées au fil immuable du Danov depuis que Nelvéa avait quitté cette cité qui l'avait vue naître.

Bien sûr, dans ses lettres, Palléas lui avait conté longuement tous les événements, toutes les constructions nouvelles, les naissances, et aussi les décès. Elle savait que le vieil amane Zoltan était mort, ainsi que Pierre d'Oth, l'ancien compagnon de Czarthoz.

Elle remarqua immédiatement l'essor important que la ville avait connu. Sa population dépassait à présent les deux cent mille âmes.

Pillât de Burdaroma avait entrepris des démarches afin que l'on reconnaisse le comté comme un royaume à part entière. L'empereur Kristan Leonov avait accepté, et les cérémonies d'intronisation du nouveau roi devaient avoir lieu avant la fin de l'automne. Nelvéa et Nielsen durent promettre d'y assister.

De même, elle retrouva avec plaisir tous les chevaliers de son frère, le timide mais courageux Rono de Brastalia, ses frères d'Eschola, qui ne l'avaient certes pas oubliée, et les plus anciens, Sylvain, Odios et Sheratt.

Mais Palléas sentit immédiatement que sa sœur éprouvait un malaise, et ne fut pas long à en comprendre la cause.

Un soir, alors qu'ils s'étaient éloignés de la fête donnée en l'honneur de Lauryanne, Nelvéa et son frère remontèrent au plus haut du palais, sur la terrasse d'où l'on dominait toute la ville, et où l'on avait conservé les salles d'armes. Ils errèrent longtemps sur le rempart. La nuit semblait ne pas devoir s'installer sur la ville illuminée par de nouvelles rangées de lectronnes. Le port lui-même s'étirait sur plus de deux marches, le long de quais agrandis.

En contrebas du palais, au cœur du parc dédié au comte Czarthoz, deux nouvelles statues avaient été édifiées.

- C'est étrange, murmura-t-elle, la ville s'est agrandie, mais pourtant rien n'a changé. Tout est encore comme avant. J'ai l'impression que je vais les voir surgir de leurs appartements, comme s'ils ne les avaient jamais quittés.

Un flot brûlant lui remonta aux yeux, et elle se mit à sangloter. Palléas la prit tendrement contre lui et elle pleura longtemps, libérant la peine qui lui broyait le cœur.

- Je sais pourquoi je voulais à tout prix les retrouver. Je désirais leur demander pardon. A présent que j'ai une fille, je comprends mieux la peine que j'ai pu leur causer. J'étais égoïste et stupide.

Elle leva les yeux vers lui.

- Alors que, toi, tu ne l'as jamais été.

- A ma manière, si. Tu sais, les enfants sont toujours égoïstes. Ils estiment que tout leur est dû. Et même lorsqu'ils se montrent affectueux, ils te prennent l'amour, ils ne te le donnent pas. Nous n'en recueillons que les miettes, et nous nous en contentons. Sans doute parce qu'ils ne connaissent pas encore la souffrance. Mais je pense que le sort des hommes est ainsi. Les enfants naissent, grandissent, et attendent avec impatience le moment où ils s'affranchiront de la tutelle de leurs parents. C'est dans l'ordre des choses. Ils ne comprennent vraiment que lorsque à leur tour ils ont des enfants. Tu as eu l'impression d'avoir été trahie, parce que tu aimais tellement Solyane que tu aurais voulu être sa fille à part entière. Mais la mère, c'est celle qui aime, celle qui donne tout son amour.

- Solyane m'a tout donné, et je l'ai tellement mal remerciée. Mais Elena était aussi une femme de valeur. Quand je songe à tout ce que j'ai pu dire à mon père sur elle, à la peine que j'ai pu lui causer... Je crois que jamais je ne me le pardonnerai.

- Tu le pourras. L'être humain n'est pas infaillible. Les erreurs font partie de lui au même titre que les triomphes. Et il faut beaucoup de courage pour s'accepter tel que l'on est. Celui qui paye ses échecs d'un remords sincère n'en a que plus de mérite, parce qu'il porte en lui la volonté de s'améliorer. Cette volonté, personne ne peut la lui donner. Alors, il acquiert le droit, vis-à-vis de lui-même, de se pardonner.

La jeunesse est égoïste par nature. Ne te reproche pas toute ta vie les erreurs que tu ne pouvais peut-être pas éviter. Ce sont elles qui t'ont permis de mieux te connaître.

- Mais j'aurais tellement voulu qu'ils sachent que je les aimais plus que tout.

- Ils le savaient.

Soudain, Nelvéa sursauta. Ils étaient parvenus sur la terrasse des anciens appartements de Dorian et de Solyane.

- Ils ne sont pas habités, constata-t-elle.

- Depuis qu'ils sont partis, personne n'a voulu occuper ces lieux.

Tout est resté comme avant. Parce que les Gwondaleyens ne veulent pas croire à leur disparition. Les wootmans et les conteurs colportent toutes sortes d'histoires d'apparitions, qui font rêver nos citadins. Et ils s'imaginent qu'ils reviendront un jour. Alors, j'ai laissé ces appartements en l'état. Seul Ralph, l'écuyer de notre père, y vit encore dans la petite chambre qui lui était réservée.

Une fois encore, Nelvéa se figea.

- Cette fois, je ne rêve pas. J'ai entendu du bruit à l'intérieur. On aurait dit le son de la thamys de notre mère.

Elle se tourna vers son frère.

- Et toi, tu n'as rien entendu, bien sûr.

Elle tendit l'oreille et frémit.

- Je ne suis pas folle. J'ai reconnu un air que Solyane jouait lors de notre dernier Solstice.

Elle attrapa Palléas par les pans de sa veste blanche.

- Mais qu'est-ce qui se passe, Palléas? Tu le sais, toi. Ils sont ici, n'est-ce pas?

Il se dégagea doucement et lui saisit la main.

- Viens!

Il l'entraîna vers la vaste porte-fenêtre qui ouvrait sur le grand salon commun aux deux appartements. Rien en effet n'avait changé.

Les tableaux et les sculptures étaient en place, de même que les divans et la petite table basse de marbre et de nacre où le couple s'installait pour prendre une collation avec quelques intimes.

- Ce n'est pas ici! Cela venait de la chambre de Solyane.

Elle s'y dirigea, prise soudain d'un espoir insensé. Là non plus rien n'avait bougé. Elle aperçut la thamys, celle que Dorian avait luimême fabriquée pour sa soeur, sur les conseils d'un vieux maître de Gwondaleya, bien longtemps auparavant. L'instrument pendait toujours, accroché au mur, face au lit tendu de voiles. Nelvéa n'osa pas allumer les lectronnes, de peur de briser la magie de l'endroit. Seule la clarté de la lune pénétrait dans la chambre, éclairant les tapisseries d'une lumière bleutée. Nelvéa fit le tour de la pièce, nerveusement, à la recherche d'elle ne savait quoi, quelque chose, une confirmation.

Mais seul le silence lui répondit. Elle revint vers son frère et se blottit dans ses bras.

- Je suis folle, murmura-t-elle. Je suis sans doute victime d'hallucinations.

- Non! Mais tu voudrais tellement croire à leur retour, comme tous ceux d'ici.

- Je suis sûre pourtant d'avoir entendu quelque chose.

- C'était peut-être l'écho de la fête.

Elle leva les yeux vers lui.

- Oh non! Et tu le sais, toi. Tu ne me fermerais pas ton esprit si c'était le cas.

Elle soupira.

- Mais tu ne me diras rien. Alors...

Elle s'enfonça les ongles dans les paumes pour se calmer.

- Dis-moi... dis-moi seulement: est-ce que je les reverrai un jour?

Je sais qu'ils ne sont pas morts, tu entends! Mais pourquoi ne se manifestent-ils pas? Et pourquoi ne veux-tu rien me dire?

La nuit suivante, un cauchemar depuis longtemps oublié revint hanter Nelvéa. Cela commença par l'onde chaleureuse d'un corps possessif étendu sur le sien. Elle crut, dans son demi-sommeil, que Nielsen la caressait. Mais c'était différent. Dans un mélange d'angoisse et d'extase, elle reconnut les mains de son amant nocturne, celui dont elle ne parvenait jamais à voir le visage. Comme dédoublée, elle se livra à ses caresses, à la fois enivrée et horrifiée. Elle aurait voulu pouvoir le repousser, deviner ses yeux. Dans un effort surhumain, elle parvint à poser ses mains sur ses épaules, l'écarta et regarda. Mais une brume floue noyait encore les traits de l'homme.

Pourtant le sentiment d'angoisse s'accentua, atteint son paroxysme.

Elle hurla. A ses côtés, Nielsen s'éveilla. Elle ne le reconnut pas immédiatement et se jeta hors du lit. Le choc la tira du sommeil.

Haletante, elle s'agenouilla et se mit à pleurer. Nielsen, sans un mot, vint la prendre dans ses bras. Elle se serra contre lui. Il fallait qu'elle se rassure. Furieuse de se sentir si faible, et heureuse de pouvoir noyer son angoisse dans la chaleur protectrice de l'homme, elle laissa l'angoisse s'estomper, et reprit son souffle. Puis, sans savoir pourquoi, elle se leva, enfila une longue chemise de soie et se dirigea vers la chambre de sa fille.

Dans le couloir, elle aperçut Myriam et Astrid, endormies l'une contre l'autre, devant la chambre de l'enfant. Elle sourit, et entra sans les réveiller.

La petite Lauryanne sentit sa mère arriver et s'éveilla, les yeux embrumés. Nelvéa se reprocha aussitôt son geste. La petite fille avait besoin de sommeil.

- Maman! appela Lauryanne. Viens! Tu as du chagrin.

Répondant à l'extraordinaire instinct maternel inscrit dans les gènes de la femme, Lauryanne entoura de ses petits bras sa mère penchée sur elle.

- Ne pleure pas, maman! C'était un cauchemar.

Soudain consciente que les rôles étaient pour une fois inversés, Nelvéa faillit éclater de rire. L'étrange malaise qui la tenait encore se dissipa dans le regard de l'enfant.

La jeune femme déposa un baiser tendre sur les lèvres de sa fille et se releva.

- Tu as raison, ma chérie, ce n'était qu'un mauvais rêve. Rendorstoi.

Il est parti.

Elle sortit lentement de la chambre, puis marcha dans le couloir, se demandant si elle allait retrouver le sommeil à présent.

Tout à coup, le visage de Lauryanne revint s'imposer à elle. Majs il avait perdu ses traits de bébé. La petite fille qui se dressait devanf elle devait avoir une dizaine d'annés. Stupéfaite, Nelvéa s'appuya contre le mur. La vision se précisa encore, et elle eut l'impression que les yeux bleus de la petite fille, hérités des gènes paternels, s'avançaient vers elle, inquiets, à la fois faibles et empreints d'une puissance dans laquelle elle aurait voulu se réfugier, se noyer totalement.

C'était comme si autour d'elle le monde s'était effondré. Cernée de flammes et de morts, elle avançait, poursuivie par la nuit et la folie.

Et ce regard bleu insondable représentait son seul salut, son ultime espoir. Avec au-delà, peut-être, la réponse à toutes les questions.