A vous, mères, filles ou amantes, pour ce que la vue d'une jolie femme réjouit l'âme et ragaillardit le corps, et que l'amour de l'une d'elles redonne celui de la vie.
PILLAT, roi de Burdaroma
PREMIÈRE PARTIE
Prenant soin d'éviter les flaques de lumière dont le soleil printanier caressait la mousse, Lorik rampa jusqu'au bord de l'énorme masse rocheuse qui dominait l'étang. Malgré son jeune âge, à peine vingt années, il savait s'intégrer à la forêt, se faufilant silencieusement au creux des arbres afin d'échapper aux maraudiers ou aux garous. Sa vie de petit voyageur sans famille ni attache n'aurait pas pesé lourd pour eux.
Pourtant, cette fois-ci, quel piège pouvait-il redouter? Et comment ne pas se laisser prendre au charme du spectacle qu'il avait surpris alors qu'il poursuivait un lièvre?
La fille était magnifique. Il soupira, à la fois ému par sa beauté et tenaillé par le désir qu'il sentait naître dans sa chair. Elle ne l'avait pas repéré. Elle était entièrement nue et nageait nonchalamment dans l'eau bleue, pulvérisant le reflet du soleil en myriades d'étoiles scintillantes. Parfois, la silhouette de l'ondine se dessinait dans la lumière, découpant ses formes parfaites dans le vif-argent des vaguelettes, puis elle plongeait et disparaissait sous l'eau, pour rejaillir plus loin, dans une gerbe éblouissante. Elle nageait comme un poisson. Sa longue chevelure lui tombait sur les seins, se collant telles des algues brunes à leur chair luisante. Chaque fois qu'elle surgissait de l'eau, il devinait leur pointe sanguine érigée par la fraîcheur liquide. Comme il aurait aimé poser ses doigts, ses lèvres sur cette peau qu'il devinait douce et tendre.
Son visage s'étira sur un sourire ravi. S'il n'avait porté son dieu personnel autour du cou, symbolisé par une petite statuette de bois sculpté, il n'aurait jamais osé s'avancer si près. Les légendes évoquaient souvent ces divinités lacustres, ces filles à la beauté extraordinaire qui se baignaient nues dans les lacs des forêts. Il n'était pas recommandé de les aborder, mais comment résister? Que pouvait elle lui faire, à lui si misérable? Il avait repéré un cheval dans les sous-bois, plus loin sur la rive. Mais, à part l'animal, elle semblait seule.
Enfin, la petite naïade sortit de l'étang, ruisselante de perles de soleil. Elle ne portait strictement rien sur elle. A la réflexion, c'était étrange. Une fille seule ne pouvait s'aventurer si loin de toute civilisation.
Gwondaleya était à plus de trois marches et une horde de maraudiers ou de garous pouvait survenir. Mais elle ne semblait pas s'en soucier. Peut-être était-elle réellement une divinité de la forêt?
Après tout, le meilleur moyen de s'en assurer était de se renseigner.
Lorik la vit tordre ses cheveux, puis s'allonger avec volupté dans la chaleur d'un matin nouveau. L'odeur de la mousse humide et les parfums aquatiques l'emplirent tout entier. Il respira profondément, puis se risqua hors de sa cachette pour se laisser glisser jusqu'à elle.
- Bonjour!
Elle leva les yeux et eut un sourire amusé.
- Bonjour! répondit-elle.
Sa présence ne paraissait pas vraiment l'étonner. Décontenancé, il dit: - J'espère que je ne t'ai pas effrayée. Je m'appelle Lorik. Je suis un voyageur. Et toi?
Elle ne réagit pas et ferma les yeux.
- Tu es une déesse? demanda-t-il sur le ton de la plaisanterie.
- Peut-être, suggéra-t-elle d'une voix neutre.
Il s'agenouilla près d'elle et la détailla avec attention. Elle le laissa faire sans mot dire. Effectivement, elle ne semblait pas le redouter.
Elle n'avait même pas frémi lorsqu'il avait surgi à quelques pas d'elle. Il hésita un peu, puis s'enhardit: - Alors, si tu es une déesse, moi, je suis un petit lutin. Lorik, c'est le nom que l'on donne au roi des esprits malins qui hantent la forêt. Tu savais cela?
- Je le sais. Mais j'ai besoin d'être seule. Si tu veux être gentil avec moi, comme le sont les lutins, alors passe ton chemin.
- Mais je viens à peine d'entamer la conversation...
- D'habitude, les lutins ont du savoir-vivre, affirma-t-elle en le fixant.
Il baissa la tête comme un gamin pris en faute. Puis il se releva et s'en alla en bougonnant. Il n'alla pas loin. Il n'avait pas fait plus de dix pas qu'il revenait vers elle comme si une abeille l'avait piqué.
- Tu es cruelle. Je t'ai vue, tu sais, depuis là-haut.
Il désignait le surplomb rocheux.
- Tu étais si belle que je n'ai pas pu m'empêcher de m'approcher.
Je voulais te voir de plus près. Et à présent que je viens vers toi, tu me repousses sauvagement.
Sa bouche avait pris un pli si comique que la jeune fille ne put s'empêcher d'éclater de rire.
- Et tu ris! Tu ris de mon malheur et de ta cruauté! Ah les femmes!
Il tomba à genoux près d'elle.
- Tu ne comprends pas? Je suis amoureux de toi. Tu ne peux me laisser ainsi.
- Que veux-tu que j'y fiasse?
- Mais... que tu m'aimes aussi!
Bien sûr! C'était évident. Elle gronda: - Ce n'est pas très joli d'espionner les filles qui se baignent toutes nues, Lorik. Je pensais être tranquille dans ce lac où personne ne vient jamais. Je me suis trompée.
- Je ne suis qu'un petit lutin!
- Petit lutin, je savais que tu étais là. Cela fait plus d'une demiheure que tu me surveilles.
- Alors tu peux comprendre pourquoi je suis amoureux de toi.
Elle sourit. Il s'obstina: - C'est vrai! D'ailleurs, je vais te le prouver.
- Comment cela?
- En t'embrassant, tout simplement.
- Mais je refuse que tu m'embrasses!
- Et si j'en ai envie? Tu ne me trouves pas beau garçon?
- Non! Tu es tout sale. Tu ferais mieux d'aller prendre un bain.
- Après!
- Après quoi?
- Après que je t'aurai aimée. Tu es si belle.
- Mais tu ne m'aimeras pas.
- Qui m'en empêcherait?
- Moi!
- Toi? Tu n'es qu'une toute jeune fille. Moi, je suis un homme. Je suis plus grand et plus fort que toi!
- Je te préviens gentiment une dernière fois: passe ton chemin. Je veux être seule.
Boudeur, il s'assit à ses côtés.
- Allez, va-t-en, grogna-t-elle encore avant de fermer les yeux.
Il ne se leva pas pour autant et l'observa du coin de l'œil. Elle était encore plus belle de près que de loin. Sa bouche au dessin parfait ressemblait à deux fruits mûrs, qui appelaient une autre bouche. La sienne, pourquoi pas! L'eau découpait sur sa peau une mosaïque de continents ignorés.
- D'habitude, s'entêta-t-il, les femmes ne me sont pas indifférentes.
N'aimes-tu pas les hommes?
Elle ne répondit pas.
- Ne me dis pas que c'est cela, tu n'as pas le droit. Ce serait un crime d'interdire à un homme de toucher cette peau si douce, si tendre, de poser un baiser sur ces lèvres si attirantes.
Soudain fiévreux, il s'approcha, comme un chat, et se pencha sur elle. Elle ne frémit pas. Il sourit.
- Tu vois, ma présence ne te déplaît pas.
- Dis-moi, depuis quand ne t'es-tu pas lavé?
- Lavé? Mais...
- Alors, tu ferais mieux d'y aller. Tu ne sens pas très bon.
Vexé, il se redressa, puis, sans prévenir, il se pencha à nouveau sur elle et la prit dans ses bras. Tout au moins, telle fut son intention.
Mais il n'obtint pas le résultat escompté. La fille lui glissa entre les mains comme une anguille, roula sur elle-même, puis riposta. Un coup sec l'atteignit à la mâchoire, et une poigne vigoureuse, inattendue pour ce corps d'apparence si fragile, l'agrippa, le souleva de terre et l'expédia violemment dans l'eau. Il ressortit en barbotant, toussant et crachant. Sur la rive, la fille le regardait sévèrement: - Je t'avais prévenu. A présent, va-t'en!
- Tu m'as cassé le bras, gémit-il.
- Mais non, tu n'es pas en sucre!
Elle revint s'asseoir. Devant sa mine dégoulinante et ses haillons trempés, elle éclata de rire.
Soudain, un guerrier vêtu de noir et au visage sombre apparut, venant du fond de la forêt, comme une sentinelle imprévue.
- Que se passe-t-il, Aïnah Shean?
- Ce jeune homme voulait... je ne sais pas. M'aimer, a-t-il dit.
Inquiet, Lorik sentit son coeur lui remonter dans la gorge. Peut-être même sa dernière heure était-elle venue. L'homme mesurait deux têtes de plus que lui. Et il était armé.
- Non! Non! C'était juste une manière de plaisanter, seigneur!
Le grand guerrier noir s'avança vers lui et l'attrapa par le col.
- Tu as de la chance qu'elle le prenne ainsi, petit chien de misère.
Dans le cas contraire, je t'aurais rompu les reins. Sais-tu seulement sur qui tu as osé lever ton regard?
- Je ne sais pas, monseigneur. Sans doute une divinité de la forêt, hasarda- t-il.
L'homme le rejeta au loin comme un vulgaire chiffon. Lorik roula sur lui-même et couina.
- Tu as porté la main sur Nelvéa, fille du comte Dorian de Gwondaleya et de son épouse la princesse Solyane.
L'autre s'effondra.
- Ouh la la la la!
Puis il attrapa sa petite statuette et se mit à tempêter après. Nelvéa et Khaled se regardèrent, interloqués.
- Tu le savais, toi, que cette fille était une personne de haut rang.
Et malgré ça, tu t'es bien gardé de me prévenir. Tu préférais attendre pour savoir comment j'allais me débrouiller. Tu peux être fier de toi à présent. Tu te rends compte que peut-être ils vont me mener dans une prison, que peut-être même ils vont me tuer sur place parce que j'ai osé lever les yeux sur la plus belle princesse du monde. Et toi naturellement, cela t'amuse!
- Mais à qui parles-tu! demanda Nelvéa, intriguée.
- A Phrydios! C'est mon dieu personnel. Je le porte toujours sur moi, parce qu'il me protège. Enfin, c'est ce que je croyais jusqu'à présent.
Il reprit ses lamentations. Tant et si bien que Nelvéa éclata de nouveau de rire devant la mine déconfite du jeune homme.
- Quel âge as-tu? demanda-t-elle gentiment.
- Je ne sais pas, princesse. Peut-être vingt ans.
- D'où viens-tu?
- De Salonikos. Avant, j'étais à Toriana. Je suis un voyageur.
- Et de quoi vis-tu?
- Des histoires que je raconte. J'ai failli devenir conteur, mais mon maître disait que j'étais trop paresseux. Il était dur. Il me battait.
Alors un jour, je l'ai quitté pour vivre seul.
- Et tu te promènes dans la forêt ainsi, sans armes? intervint Khaled.
- Oh, j'ai une arme, regardez!
Il extirpa de sa poche une fronde de cuir satinée par l'âge, mais dont les lanières s'ornaient de fins dessins.
- Elle me fut donnée par le vieil homme qui m'a élevé. Peut-être était-il mon grand-père. Du plus loin que je me souvienne, il a toujours été à mes côtés. Nous suivions les caravanes, au gré des saisons.
C'est lui qui m'a appris à chasser. Lorsqu'il mourut des fièvres, en Médhellenie, il me confia cette arme. Je ne m'en sépare jamais.
Il fit quelques pas, silencieux comme un chat à l'affût. Soudain, il se figea comme une statue. D'un geste précis, il arma sa fronde, puis la fit tournoyer. Une pierre jaillit, vive comme l'éclair. Un cri d'oiseau éclata, puis un froissement d'aile, de branches cassées. Une ombre noire s'abattit à distance. Le jeune homme se précipita, puis revint, portant triomphalement sa victime, une poule faisane, qu'il déposa avec un sourire ravi aux pieds de Nelvéa.
- Voici pour vous, princesse, pour me faire pardonner ma conduite.
Nelvéa prit l'oiseau et le tendit à Khaled. Puis elle fixa Lorik.
- Je te pardonne et te remercie pour ton présent. Mais à présent, pars!
Il recula sans cesser de la fixer. Un peu troublée, Nelvéa sentit la tristesse qui émanait de son esprit. Il regrettait qu'elle ne fût pas une simple voyageuse comme lui, avec laquelle il aurait pu passer quelques moments agréables. Mais elle était d'un rang beaucoup trop élevé, une étoile à jamais inaccessible qu'il se contenterait d'admirer de loin en repassant dans sa mémoire les quelques instants où il lui avait parlé en la tutoyant, le moment où il avait cru la tenir dans ses bras. Ses dernières pensées lui furent encore plus limpides. Son visage resterait à jamais gravé en lui. Il se l'était approprié, et son souvenir alimenterait son imagination comme un trésor inépuisable.
Il s'inventerait des histoires où toujours elle finirait dans ses bras, et consentante.
Sans doute ignorait-il qu'elle était télépathe. Ou bien il s'en moquait. Ses rêves étaient sa seule richesse, et si elle en faisait partie à présent, elle ne pourrait rien y faire. Elle eut un sourire timide dans sa direction et se retourna.
Nerveusement, elle commença à se rhabiller.
Plus tard, alors qu'ils revenaient vers Gwondaleya, Khaled s'adressa à Nelvéa: - Ce jeune fou t'a amusée, Aïnah Shean. C'est la première fois que je te vois rire depuis longtemps.
Lorsqu'ils étaient seuls, Khaled aimait à lui donner son nom de guerre. Coutume sacrée, qu'il avait ramenée d'Ismalasie, et qu'il avait conservée, enracinée en lui, malgré les années.
Elle ne répondit pas. Avec lui, c'était inutile. Il la connaissait mieux que si elle avait été sa propre fille. Dorian l'avait confiée à sa garde alors qu'elle avait à peine trois ans. Depuis, il ne l'avait jamais quittée.
Il dormait en travers de la porte de sa chambre. A la fois maître d'armes et serviteur dévoué, il avait consacré sa vie à la jeune fille, et pour cela avait refusé la pension et la demeure que Dorian lui avait généreusement octroyées.
Nelvéa eut un léger sourire, puis se referma à nouveau. Malgré le printemps précoce, elle ne parvenait pas à dissiper le malaise qui s'était emparé d'elle plusieurs mois auparavant. Bien sûr, elle n'était pas responsable de la disparition de ses parents, à la fin de l'année précédente. Sa mère Solyane avait donné sa vie pour sauver le monde d'un fléau inimaginable, tellement effrayant que même ceux qui l'avaient accompagnée doutaient encore de ce qu'ils avaient vécu. On parlait d'un démon assoiffé de sang qui avait volé les traits de son père et d'une lueur gigantesque, aveuglante, qui avait pris naissance dans les entrailles de la terre, là-haut, au nord de la banquise Skandianne, et menaçait de dévorer le monde. Dorian était revenu seul de cette expédition guerrière. Nelvéa en avait éprouvé un profond dégoût envers elle-même. Quelques semaines auparavant elle s'était laissée aller à la jalousie. Sous prétexte qu'elle n'était pas réellement la fille de Solyane, mais la fille clonique d'Elena, la première épouse de son père, elle avait refusé de le voir à son retour d'une expédition lonnienne, où pourtant on avait tremblé pour lui. Elle n'avait consenti à le revoir qu'au moment du départ pour Ghandivar. Guidée par un orgueil stupide, elle s'était privée de sa présence. Elena, disparue plus de vingt ans auparavant, portait un enfant au moment de sa mort. Une mystérieuse manipulation génétique avait présidé à sa naissance. Elle ne le pardonnait pas à ses parents. A cause de cela, elle s'était écartée de son père, et aussi de Solyane. Solyane qui l'avait portée, nourrie de sa propre substance, entourée d'un véritable amour maternel. Elle s'était montrée stupide et injuste. Un caprice imbécile, insignifiant en regard de la douleur éprouvée par son père, à jamais séparé de sa sœur et compagne.
A son retour de Ghandivar il était devenu inaccessible. Palléas parvenait encore à lui parler, mais la plupart du temps, il restait seul, enfermé dans son bureau, ou bien errait dans les appartements de Solyane.
Combien de fois avait-elle pleuré en écoutant, accroupie derrière la porte, les notes qu'il tirait de la thamys qu'il avait lui-même fabriquée pour Solyane, répétant inlassablement les airs qu'elle avait composés.
Elle aurait voulu lui dire qu'elle était là, qu'elle l'aimait. Lorsqu'il lui arrivait parfois de l'approcher, de se réfugier dans ses bras, elle ne trouvait pas le courage de lui parler. Sa froideur et son indifférence l'effrayaient. Son regard de nuit décourageait les plus familiers de ses amis. Et lorsqu'il tentait de sourire, ses yeux ne participaient pas.
Seul Aram, son lionorse à la robe de nuit, connaissait peut-être les secets de sa douleur. Souvent, il disparaissait des journées entières dans la forêt Skovandre, parcourant les sentes forestières comme le vent, pourchassant un rêve inaccessible.
Et puis un jour, il s'était rendu au sommet de la Sentinelle. Il en revint métamorphosé. Une sorte de paix était descendue sur lui. Il avait eu de longues discussions avec Palléas, au secret desquelles elle ne fut pas mêlée. Puis il avait abdiqué en faveur de son fils.
Peut-être n'appartenait-il déjà plus au monde des vivants. A peine un mois après son retour de la Sentinelle, il avait disparu. Des gardes l'avaient vu prendre la direction de la forêt. Il montait Aram, et emportait avec lui Swenna, la pouliche blanche de Solyane. La présence de cette dernière surtout avait nourri les imaginations. Pourquoi l'avait-il emmenée, puisque Solyane était morte dans l'incendie de la cité antique de Ghandivar?
Ces événements avaient eu lieu à la fin de l'automne dernier, et depuis les esprits survoltés avaient échafaudé toutes sortes d'hypothèses.
L'opinion la plus couramment répandue était que Dorian était allé rejoindre Solyane dans leur royaume des cieux. Tout comme Lakor, le dieu fondateur de Gwondaleya, et son inséparable aigle d'or, ils veillaient depuis sur leur cité.
Mais certains, et non des moindres, estimaient que le couple reviendrait un jour. Après tout, on n'avait jamais retrouvé le corps de Solyane, même carbonisé. Quant à Dorian, personne bien sûr ne l'avait vu mort. Nelvéa partageait cet avis, d'autant plus que nombre de chasseurs prétendaient les avoir aperçus, dans les combes les plus reculées de la forêt Skovandre. Et jamais aucun d'eux ne s'était rétracté. Il y avait aussi les songes étranges que faisaient certains familiers, qui rêvaient d'avoir de longues conversations avec eux la nuit, et se réveillaient au matin envahis d'un trouble profond. Cela lui était arrivé à elle-même, et ces songes lui laissaient un mystérieux parfum de réalité. Souvent, lorsqu'elle se retrouvait seule, de douloureuses crises de nostalgie la prenaient et des larmes lourdes coulaient de ses yeux. Elle débordait d'un amour qu'elle ne pouvait plus offrir à personne, hormis peut-être à son frère Palléas.
Celui-ci répondait à sa tendresse, mais il n'existait pas entre eux les liens intimes qui avaient uni Dorian et Solyane, nés frère et soeur. Une secte nouvelle s'était constituée quelques mois plus tôt, qui souhaitait ardemment l'accouplement de Palléas et de Nelvéa, afin de conserver pur le sang des dieux. Ils avaient refusé énergiquement. Ils ne se sentaient aucun goût pour l'inceste et l'amour qui les liait était véritablement fraternel. Palléas avait fait sa première épouse de Lyvie, petite esclave qu'il avait ramenée des pistes d'Europania. Deux mois plus tôt, elle lui avait donné un superbe garçon, Yvain. Depuis, il avait épousé également deux léphénides, Maevia et Chloée, envoyées spécialement par le Commandeur Lyophème. Si l'on ajoutait l'amazone Cyrillia, qui avait quitté le roi Pillât pour le rejoindre, et nombre de maîtresses de passage, le sang des dieux était loin d'être perdu, tout au moins du côté mâle. Car Nelvéa n'avait encore approché aucun homme. Sans doute fallait-il voir là la raison de son trouble lorsque le jeune Lorik l'avait regardée. Elle sentait que son corps sevré de caresses réclamerait bientôt autre chose. Bien sûr, ses prétendants étaient légion. Le plus touchant d'entre eux était peut-être Rono, le fils de Sheratt de Brastalia, qui avait plusieurs fois flirté avec elle au cours des bals. Mais elle n'osait pas vraiment aller plus loin. Sa nature sauvage et son tempérament combatif désarçonnaient ses amoureux.
Certaines paroles de son père lui revinrent en mémoire: « Il n'y a que les inconscientes comme toi pour vouloir apprendre le dur métier des armes. Mais méfie-toi. Une femme qui veut trop ressembler à un homme ne les attire plus. Ton sourire est une arme bien plus dangereuse que le plus tranchant des dayals. » Elle sourit. Elle se savait belle. Elle s'était regardée tout à l'heure dans l'eau de l'étang. Son reflet lui avait révélé une femme jeune, de cette beauté native que l'on prête aux divinités des forêts.
Ses longs entraînements guerriers lui avaient sculpté des membres fins et élancés et une silhouette que ne déparait aucune graisse disgracieuse.
Cependant, elle n'avait pas conscience de la chaude sensualité qui se dégageait de ce corps magnifique. En fait elle se posait peu la question.
Elle n'avait pas de temps à consacrer aux choses de l'amour.
Elle souffrait. La disparition de ses parents, et surtout de son père, envahissait son esprit. Pour des raisons obscures, elle s'en tenait pour responsable.
Pourtant, au fond d'elle-même, elle refusait de croire qu'elle ne les reverrait jamais.
Jamais encore elle n'avait éprouvé de sensations aussi profondes, aussi voluptueuses. Cela ressemblait au mouvement des vagues sur les rives du Danov, qui toujours revenaient, et revenaient sans cesse, comme arrivées de l'infini pour y repartir l'instant d'après. Une chaleur étrange, à la fois douce et brûlante avait pris possession de son ventre. Des mains impérieuses caressaient son corps, se glissaient en lui, conquérantes, dominatrices. Et elle qui jamais n'avait eu le moindre contact avec un homme se soumettait avec ravissement à cette possession animale, merveilleuse, qui transcendait ses sens. Des gémissements lointains lui parvenaient, comme étouffés, tandis qu'au-delà, elle devinait un univers proche de la démence. Sa sensibilité exacerbée lui faisait percevoir des présences hostiles, hors des limites du havre d'extase, des monstres insaisissables qui menaçaient la vie de son amant et la sienne. D'autres présences également, amies celles-là, dormaient dans la paix relative d'une courte nuit échouée au cœur de l'enfer. Mais elle n'en avait cure. Parce que peut-être demain la vie lui serait ôtée, elle voulait aimer, de toutes les fibres de son corps, de toute son âme, sentir l'essence même de l'homme pénéter son ventre, chacun de ses membres. Lui appartenir totalement, se fondre à lui, jusqu'à l'orgasme final, éblouissant, qu'elle atteignit enfin dans une explosion de plaisir intense. En elle ruissela une liqueur de feu, à la fois suave et acide, dans laquelle elle aurait voulu se noyer, s'anéantir.
Elle aimait, et elle était aimée. Le long engourdissement qui suivit l'union la laissa épuisée, étourdie, offerte, indifférente à un avenir incertain dont elle ne voulait pas entendre parler. Elle sentait contre sa peau moite le corps effondré de son amant, sa chaleur humide encore de l'effort qu'il avait fourni. Elle caressa la longue chevelure bouclée avec amour, laissa glisser ses doigts jusqu'aux muscles du dos, s'égarant sur les flancs puissants. Ses mains fiévreuses lissèrent la trame solide des bras, puis revinrent vers le torse pour se perdre dans la toison drue et serrée qui couvrait la poitrine du dieu qui l'avait aimée.
Car il s'agissait bien d'un dieu. Elle en était intimement persuadée.
Un dieu puissant, mais sujet aussi aux faiblesses humaines. Un dieu auquel elle avait offert sa vie.
Peu à peu pourtant, l'onde bienfaisante de l'extase amoureuse s'estompa, et un malaise insidieux s'insinua en elle. La vision voluptueuse s'évanouit. Dans un effort surhumain, elle voulut repousser son amant, pour distinguer ses traits. Elle ne connaissait de lui que sa chaleur, et la puissance libérée par ses reins fougueux.
Mais, lorsqu'il se redressa et la contempla, seul un visage flou et indéfinissable lui apparut. Comme si un voile de brume était venu s'interposer.
Une sorte de sanglot la secoua, et elle voulut se replonger dans son rêve inaccessible. Un rêve qui laissait derrière lui comme un amer goût de cendre, l'odeur nostalgique d'un amour inachevé.
Une sensation d'étouffement la saisit, la tortura. Des bras multiples surgirent de nulle part pour l'enserrer, tels des serpents voraces. Le souffle lui manqua. Une explosion lui vrilla le crâne tandis qu'elle s'éveillait, aspirant avidement l'air de la nuit. Maîtrisant à grandpeine les battements de son cœur affolé, elle s'aperçut que son amant inconnu n'était que sa couverture, dans laquelle elle s'était entortillée.
Une sensation curieuse flotta un instant en elle. Pendant une fraction de seconde, il lui fut impossible de se rappeler son nom, ni l'endroit où elle se trouvait. Puis elle reconnut le décor familier de sa chambre, et le ronflement discret de Khaled qui dormait, comme à son habitude, dans l'antichambre.
Trempée de sueur, Nelvéa se dégagea des draps enroulés autour de ses membres puis s'assit. Lentement, elle reprit sa respiration. En elle subsistait encore un trouble délicieux, une chaleur équivoque au creux de ses reins. Elle ferma les yeux pour retrouver chacune des scènes dont la sensualité laissait dans son ventre une sensation d'inassouvissement.
Ce n'était pas la première fois que ce rêve la hantait. Cependant, il s'était rarement fait aussi précis, aussi présent.
Le plus étrange était cette note triste, mélancolique, qui transparaissait à chaque fois, comme si cette union fabuleuse n'était pas destinée à s'accomplir totalement. Sur elle planait le souffle de la mort.
Ou plutôt, elle avait existé jadis, dans un autre temps, un autre univers.
Mais l'amant qui avait répandu sa semence en elle n'était plus.
Pas plus qu'elle-même peut-être. Comme si tout cela appartenait à une autre vie. Un souvenir dont elle n'était que la dépositaire. L'onde sensuelle ne voulait pas s'éteindre. Sa main glissa jusqu'à ses seins, sur lesquels nulle main d'homme ne s'était posée. Puis elle longea le ventre fin et plat, pour descendre jusqu'à la toison douce et ambrée.
Sous ses doigts elle devinait la douceur de la bouche tendre de son sexe, dont l'émoi appelait l'amour. Un amour qu'elle ne voulait, qu'elle ne pouvait pas donner. A qui? Une trop grande sensation d'absolu accompagnait ces rêves éblouissants. Avec qui aurait-elle pu les vivre?
Deux larmes coulèrent sur ses joues, qu'elle ne chercha pas à essuyer.
Elle se leva, chancelante, et se dirigea vers le balcon de sa chambre. Il pleuvait. Une pluie violente, faite d'eau et de glace, qui venait marteler la pierre du palais. Elle enfila une chemise de nuit.
Elle dormait nue, mais les nuits étaient encore fraîches.
Elle s'avança vers la fenêtre, et contempla longuement le panorama du palais endormi. Malgré l'heure avancée, les appartements de Palléas étaient encore allumés. Sans doute bavardait-il avec l'une de ses compagnes, après une étreinte sauvage, mais bien réelle celle-là.
Elle sourit. Son frère n'avait jamais pu étouffer son tempérament fougueux. Il aimait les femmes. Lyvie en avait souffert au début. Nelvéa le savait, elle qui s'était prise d'affection pour la petite esclave devenue comtesse. Lorsque Palléas avait accepté d'autres femmes dans sa couche, Lyvie avait cru en mourir de jalousie. Puis curieusement, elle avait découvert que cette jalousie n'était en fait que l'angoisse d'être abandonnée. Or Palléas ne s'était pas détourné d'elle.
Et peu à peu, elle s'était attachée aux nouvelles compagnes de son mari. Celles-ci lui avaient expliqué que parmi la noblesse, la fidélité à une seule épouse était contraire à la coutume. Et puis, avec gentillesse et dévouement, elles avaient entrepris de l'instruire et de l'éduquer. A leur contact, Lyvie avait appris beaucoup et tenait à présent son rang sans aucune difficulté. Elle les considérait comme des soeurs, mais gardait cependant une préférence pour Cyrillia, d'origine modeste, qu'elle prenait volontiers pour confidente.
Pouvait-on reprocher à Palléas de suivre la tradition? Il était le soleil, le point de mire d'une ville tout entière. Les Gwondaleyens avaient reporté sur lui toute l'affection qu'ils réservaient au couple divin qui avait régné sur eux pendant plus de vingt années. Et Palléas était bien digne de lui succéder. Il était beau, intelligent, fort capable de dénouer les arcanes des lois financières et les finasseries administratives.
Il l'avait prouvé à maintes reprises. Il avait compris qu'il lui fallait reprendre en main toute la noblesse gwondaleyenne, ébranlée par la disparition de ses suzerains. Il avait su le faire, avec charme et fermeté. Les anciens collaborateurs de son père avaient reporté sur lui leur confiance. Il les avait éblouis de fêtes, d'innovations artistiques et commerciales qui les avaient laissés ébahis. Il était le maître désormais et tenait à ce qu'il n'y ait aucune ambiguïté. Nelvéa savait qu'il n'y avait aucun goût du pouvoir derrière tout cela, mais seulement la volonté de maintenir la paix dans un comté que rien n'avait troublé depuis des décennies. Et sa bonne humeur suffisait à faire passer toutes ses exigences. Exigences uniquement orientées vers le bien de la cité. Et si l'on regrettait Dorian et Solyane, c'était seulement de la nostalgie. Le gouvernement avait été transmis en de bonnes mains.
Nelvéa contempla longuement les fenêtres éclairées d'une lueur douce, que les efforts de la tempête extérieure ne pouvaient atteindre.
Quelle femme Palléas tenait-il ce soir dans ses bras? Maevia, Chloée, Lyvie, ou encore cette petite louve de Cyrillia, une amazone qu'il avait connue à Burdaroma, un an auparavant, et dont il avait fait sa quatrième épouse? Oui, sans doute était-ce elle. Il l'aimait autant que Lyvie.
Cyrillia, superbe blonde aux yeux humides, déjà enceinte, mais qu'il continuait d'honorer régulièrement.
Ou peut-être était-ce Lyvie, qu'il chérissait toujours autant, avec une fougue telle qu'elle ne tarderait pas à attendre un nouvel enfant.
Un pli amer lui tordit la bouche. Jamais elle n'accepterait d'être ainsi l'épouse d'un prince régnant qui la partagerait avec d'autres femmes.
Elle avait tenté de comprendre. Palléas lui avait expliqué une chose étrange.
- L'amour ne se divise pas, petite sœur. Il se donne totalement, ou pas du tout. Il est stupide d'affirmer que l'on préfère telle personne plutôt que telle autre. La relation amoureuse est différente chaque fois. Pourquoi refuser d'admettre que l'on puisse aimer plusieurs femmes, si les sentiments sont sincères?
- Et tu admettrais parfaitement qu'elles aient d'autres amants?
- Mais Maevia et Chloée ONT d'autres amants. Et pourquoi leur en tiendrais-je rigueur? Elles n'appartiennent qu'à elles-mêmes. Et si d'autres hommes savent les rendre heureuses, il serait ridicule de ma part de leur en vouloir. A ce rythme, je condamnerais ceux qui les aiment, et protégerais ceux qui leur veulent du mal, ou qui leur sont indifférents. Tu ne trouves pas que c'est stupide?
- Alors, dans ce cas, pourquoi n'aurais-je pas moi-même mon harem d'hommes?
- Pourquoi pas, en effet? Je t'en crois capable. Mais ne va pas t'imaginer que je « possède » un harem. Mes femmes sont libres. Je ne suis pour elles qu'un membre de leur propre harem.
Elle éprouvait envers la polygamie un sentiment de révolte mêlé de trouble. La tendresse de Palléas envers chacune de ses épouses était bien réelle. Peut-être était-elle destinée quant à elle à un amour unique, une passion exclusive...
Elle le détestait lorsqu'il lui affirmait en riant qu'elle était jeune, et qu'elle ne connaissait encore rien de l'amour.
Mais en attendant, elle aimait un dieu invisible et inaccessible. Quel mortel pourrait jamais venir concurrencer cette divinité?
Si seulement elle avait pu deviner les traits de son visage...
- Tu ne devrais pas trop te tracasser pour toutes ces choses, ma petite agnelle. Moi je sais ce qu'il te faudrait. Un homme jeune et beau, vigoureux et bien fait.
Nelvéa regarda la cousine Flora avec indulgence. Elle approchait à présent des soixante-dix ans mais n'avait rien perdu de sa vitalité coutumière.
Elle menait son monde avec une poigne énergique et souriante.
Les songes que Nelvéa lui avait confiés n'étaient pour elle que le reflet naturel du désir.
- Tu peux m'en croire, fillette. Tu as atteint l'âge de l'amour.
J'ajouterais même que la plupart des filles n'attendent pas d'avoir dix-huit ans pour y goûter. Mais tu fais toujours tout à l'envers. Tu devrais un peu délaisser les armes.
Elles étaient toutes deux installées dans le patio intérieur de la ferme. C'était une sorte de jardin d'agrément où la vieille dame cultivait des plantes d'ornement, pour le plaisir des yeux. Un tenarte somnolait dans un coin, accroupi contre le mur, attendant un ordre de sa maîtresse.
Nelvéa adorait Flora, qui était la cousine d'Alvina, la dernière épouse du comte Czarthoz. Lorsque celui-ci était parti guerroyer en Ismalasie en compagnie de Dorian, alors son dauphin, elle avait recueilli Solyane, menacée par l'Inquispol. Flora s'était prise d'affection pour la jeune fille, affection qu'elle avait reportée sur ses enfants, et surtout sur Nelvéa.
Depuis toujours, lorsqu'elle avait une peine à consoler, ou bien lorsqu'un sujet la tracassait, celle-ci venait à Chonorga. Flora représentait pour elle la grand-mère qu'elle n'avait pas eue. Elle avait une confiance aveugle dans son jugement, parce qu'il était empreint de ce bon sens naturel qui caractérise ceux qui travaillent la terre. Flora trouvait toujours le mot juste, la phrase qui réconforte, qui apaise l'angoisse.
Nelvéa se sentait en sécurité auprès d'elle.
La vieille dame poursuivit: - Je ne te comprends pas, ma petite agnelle. Tu es belle et bien faite. Tu es née pour l'amour. Aurais-tu peur qu'un homme ne te touche?
- Je ne sais pas!
- Tiens, insista Flora, je suis certaine que cet étranger, ce Lonnien qui s'est installé ici pour étudier la région, celui-ci ferait très bien l'affaire. Il est grand, bien bâti, et j'ai vu les regards qu'il te lançait hier soir au souper. Je m'y connais en hommes. Celui-là est à toi quand tu le désires.
Nelvéa sourit. Elle aussi avait remarqué le manège de l'extraterrestre, visiblement heureux de sa présence.
Elle était venue se réfugier à Chonorga pour fuir les réceptions de son frère à Gwondaleya. Dans le but de développer les relations commerciales que la cité entretenait avec les différents royaumes voisins, et notamment ceux d'Europania, il avait convié les souverains et les notables des compagnies marchandes à une série d'entretiens. Une grande partie de la noblesse ukralasienne et europanienne serait présente.
Nelvéa avait prévenu son frère qu'elle ne désirait pas assister aux festivités. Déjà, en temps normal, elle était la cible de tous les séducteurs.
Cette fois, elle passerait son temps à les repousser.
Pourtant, elle devait bien admettre que ses réactions de rejet n'étaient pas normales.
- Pourquoi ne suis-je pas comme toutes les autres? gémit-elle.
Flora lui prit la main.
- Peut-être à cause de ta passion des armes.
- Je ne suis pas la seule à savoir manier le sabre et les styls. Et je ne suis même pas chevalier.
- Je suis persuadée que tu en serais capable. Peut-être est-ce parce que... tu n'es pas amoureuse, tout simplement.
- Mais alors, tous ces rêves étranges?
- C'est seulement ton corps qui réclame un homme, petite. Tu sais, cela n'a rien d'étonnant avec cette atmosphère qu'entretiennent les amanes. Pour eux, tout tourne autour de l'amour. Il est à la base de la vie. Et je veux bien les croire, ajouta-t-elle avec un sourire entendu.
Nelvéa soupira. Bien sûr, elle n'était pas amoureuse. Aucun des hommes qui l'approchaient ne l'intéressait. Ils ne désiraient qu'une chose: la glisser dans leur lit. Leurs pensées étaient limpides comme l'eau des roches. Et c'était cela surtout qui la choquait. Ou bien alors, ils étaient tellement amoureux d'elle qu'ils en devenaient stupéfiants de bêtise. Certains lui avaient offert leur fortune, d'autres avaient juré de se tuer s'ils ne pouvaient espérer un mot doux de sa part. Mais quel amour aurait-elle pu offrir, elle qui, à dix-huit ans, vivait déjà dans le passé?
Parfois de sombres pensées l'assaillaient sans raison, comme si une immense tristesse pesait sur ses épaules. Il lui semblait marcher alors vers un mur de plomb, vers un avenir aride et sans amour. Elle avait imaginé que ces instants d'angoisse et d'effondrement étaient dus à la disparition de ses parents qu'elle adorait par-dessus tout. Mais elle devait bien avouer qu'ils dataient d'avant. Cependant, depuis le départ de Dorian, ils s'étaient multipliés, de même que ses étranges rêves erotiques.
Une force mystérieuse vibrait en elle, insaisissable, un besoin d'absolu que ne pouvait lui offrir un quelconque amant de passage.
Une sensation de plénitude que lui apportait le mystérieux inconnu de ses songes amoureux. Curieusement, ces pensées insolites paraissaient venir d'ailleurs. Jadis, elle se souvenait avoir été une fillettte pleine de vie et de fougue. Elle avait oublié le goût de rire depuis... en fait, depuis qu'elle avait découvert qu'elle ne possédait pas les mêmes dons que son frère. Alors sans doute s'était-elle rendu compte, inconsciemment, qu'elle n'était pas la fille de Solyane.
Si le sentiment d'avoir été trahie s'était estompé, il n'en résultait pas moins une grande mélancolie. Elle n'était pas de la même race que ses parents. Elle avait conscience qu'un monde fantastique s'ouvrait là, à sa portée, que peut-être elle n'atteindrait jamais.
- Je suis sûre que ces rêves signifient quelque chose, Flora. J'ai l'impression de connaître cet homme, mais je sens aussi qu'il ne faut pas que je découvre ses traits. Parce que... j'en souffrirais horriblement!
- Tu accordes trop d'importance à des choses qui n'en ont pas autant que tu le penses, Nelvéa. Regarde autour de toi. Jamais le printemps n'a été aussi précoce. Les récoltes vont être magnifiques. Respire les odeurs qui montent du sol et tu sentiras une force invincible t'envahir. Tu vois, lorqu'un chagrin me ronge, je fais une longue promenade, seule dans les champs et les prés, je ferme les yeux, et je respire les parfums des fleurs, de l'argile, des flaques de pluie. Petit à petit, je sens le calme revenir. C'est la terre qui me redonne vie et courage.
Elle est notre force, parce que nous sommes nés de sa poussière, et nous y retournerons lorsque sera venu notre tour. Cette année sera une bonne année. Les mauvais esprits ont disparu. Même les garous se sont tenus tranquilles cet hiver. Quant aux maraudiers, nous n'en avons vu aucun.
- Ma mère a donné sa vie pour cela.
- Je le sais, petite, reprit la vieille dame après un silence. Mais je ne crois pas qu'elle y ait réellement laissé la vie. Je suis sûre qu'elle vit toujours, quelque part.
Nelvéa ne répondit pas. De la mort de sa mère, elle conservait une image précise, puisée dans les souvenirs de Palléas. Un océan de flammes, au milieu duquel avançait une jeune femme. Les tornades de feu, pliées sous son indomptable volonté, se tordaient, se déchiraient sans pouvoir l'atteindre. Puis il y avait eu un éclair, un embrasement éblouissant dans lequel le corps de Solyane s'était fondu en une fraction de seconde. On n'avait rien retrouvé d'elle.
Flora se leva et entraîna la jeune fille hors du patio. A l'extérieur de l'enceinte, une petite troupe de bergers se préparait à quitter Chonorga pour les montagnes du massif Skovandre. L'un d'eux tenait trois superbes lévriards en laisse. C'étaient des molosses de grande taille, dressés pour le combat contre les ours et les loups, car les attaques des prédateurs étaient nombreuses. Et l'on prévoyait normalement chaque année un lot de bêtes que l'on sacrifierait à la montagne.
Tel était l'ordre des choses. Cela s'appelait le chasse-tribut.
D'ailleurs, une cérémonie rituelle voulait qu'un agneau gras soit égorgé dès l'arrivée sur les lieux des hauts pâturages, afin de se concilier les bonnes grâces des divinités. Profondément croyants, les bergers emportaient avec eux toutes sortes d'amulettes et des armes étranges qu'ils maniaient avec dextérité. Comme ces bâtons hérissés de crocs de migas, ou encore ces énormes poignards-scies dont ils aiguisaient les dents chaque jour, et que l'on nommait des « mâchoires de loup ».
Flora et Nelvéa les observèrent un moment rassembler le bétail, dans leur langage rude et parfois sibyllin. C'étaient de solides gaillards portés à croire au merveilleux, et dont la mémoire recelait d'innombrables légendes.
- Dame Solyane ignorait qu'elle était une déesse, reprit Flora. Moi, je le savais depuis qu'elle était venue ici, voici bien longtemps, pour échapper à l'Inquispol. Elle était comme un rayon de soleil qui aurait pénétré la ferme. Bien sûr, elle s'inquiétait pour ton père, parti combattre les Ismalasiens; mais il y avait une telle joie de vivre en elle. Souvent, on disait entre nous qu'elle était une fée. Et l'on était heureux qu'elle fût parmi nous. Parce que sa présence faisait du bien, et que rien de mauvais ne pouvait nous arriver. Tu vois, Nelvéa, de tous ses pouvoirs, le plus important était ce don d'amour qui rayonnait autour d'elle.
- Je n'ai pas hérité de ce don.
- Ne te mets pas une telle idée en tête, mon agnelle. Je me souviens de toi lorsque tu étais petite. Tu savais rire toi aussi.
Un bref sanglot secoua Nelvéa. Flora l'entoura d'un bras protecteur.
- Ne pleure pas, ma chérie. Je suis sûre que tu possèdes toi aussi ce don merveilleux.
- Non, gémit Nelvéa en regardant la vieille dame en face. Ce n'est pas possible, tu comprends. Solyane n'était pas ma vraie mère. Elle m'a portée, mais c'est une autre qui m'a engendrée.
Flora lui caressa les cheveux, puis dit doucement: - Je le savais.
- Tu le savais?
- Tu sais, j'ai eu quatorze enfants, et j'en ai aidé plus de quarante à venir au monde, ici, à Chonorga. J'ai appris à distinguer les traits de ressemblance. Tu as hérité de ceux de ton père, et d'une autre femme.
Cette autre femme, je l'ai approchée, lorsqu'elle est arrivée à Gwondaleya, il y a plus de vingt ans. Elle était très belle et très douce. Les Gwondaleyens l'ont tout de suite aimée. Lorsque tes parents t'ont amenée ici pour la première fois, tu n'avais pas deux ans. J'ai été frappée par ta ressemblance avec Elena. Je n'ai pas compris pourquoi, puisqu'elle était morte plusieurs années avant ta naissance. Mais je me doute qu'il y a eu là-dessous une intervention divine.
- Tu le savais! Alors, tu comprends pourquoi je ne peux posséder les mêmes dons que Palléas.
- C'est ce que tu crois. Tu les détiendras lorsque tu auras chassé le doute de ton esprit.
- Mais que vais-je devenir?
- Cela, seuls les dieux le savent. Parfois, on veut prendre son destin en main, et l'on s'aperçoit que l'on n'est qu'un jouet entre les griffes d'une divinité qui a des desseins très précis en ce qui nous concerne.
Et même lorsque l'on croit lui échapper, elle est toujours là, qui guette dans l'ombre. Laisse faire le sort, ma petite agnelle. Et tâche à reprendre goût à la vie. Qui sait, le destin t'attend peut-être ce soir, autour de ma table.
Elle ne croyait pas si bien dire.