CHAPITRE XXIII

- Veraska, dit Lorik.

L'après-midi était déjà bien avancé lorsqu'ils parvinrent sur une hauteur d'où l'on dominait un lac d'un bleu profond. Sur sa rive occidentale s'étalait une cité importante, dont les faubourgs s'étageaient jusqu'aux contreforts du massif montagneux. Un petit port lançait deux rades minuscules vers le large. Le long des quais dormaient des bateaux jouets, dont la plupart n'étaient que de petites barques. Mais ça et là on distinguait des voiliers plus importants. Le soleil d'été faisait naître des flaques de lumière mouvantes sur les eaux, tandis que les demeures se découpaient en ombres vives, conférant à la ville un aspect un peu surnaturel.

Tout autour s'étiraient de longues prairies, alternant avec des champs dont montait une odeur de foin coupé. Au-delà, la forêt souveraine reprenait ses droits. A partir de Veraska commençait l'empire d'Europania.

Depuis deux jours, Lorik avait redoublé d'imagination pour rechercher dans le tréfonds de sa mémoire les histoires les plus drôles qu'il connaissait. Mais, s'il était parvenu à arracher parfois un sourire à Nelvéa, il n'avait pas réussi à la tirer de la mélancolie qui l'avait saisie après le départ de Maaskar.

A présent qu'il était parti, elle se demandait si elle n'avait pas été trop dure avec lui. La tristesse de son regard l'obsédait. Après tout, il n'avait que vingt ans, et pour cela pouvait être sujet aux erreurs et à l'orgueil.

D'autres fois au contraire lui revenaient certains souvenirs précis qu'elle aurait voulu bannir de sa mémoire. En fait, si elle était soulagée de ne plus sentir la présence de Maaskar à ses côtés, elle devait admettre qu'il avait laissé en elle une empreinte qui n'était pas près de s'estomper.

Cependant, elle retrouva le sourire au moment où elle découvrit la cité. Un monde nouveau s'ouvrait à elle.

- Je ne serai pas fâchée de dormir ce soir dans un vrai lit, affirmat-elle d'un ton enjoué. Les litières des postes relais ne sont guère confortables.

Et puis, si Dorian s'était rendu dans cette ville, peut-être obtiendrait-elle des renseignements précieux pour orienter ses recherches.

Au plus profond d'elle-même, un espoir obscur refusait de mourir.

Observant la plaine du nord, elle tenta d'apercevoir quelque chose qui ressemblât à une piste. Des routes s'éloignaient dans différentes directions. Mais bien vite elles se perdaient au sein de la fourrure ténébreuse de la forêt.

Les Veraskans étaient des gens rudes, habitués à lutter contre des hivers rigoureux dus à la proximité de la montagne. Leur activité essentielle était la chasse. Ours, maroncles, cerfs, migas et autres cerviers constituaient leurs cibles principales, à cause de la beauté de leur fourrure ou de leur cuirasse écailleuse. Des artisans en confectionnaient des vêtements magnifiques, finement travaillés, dont les plus riches se rehaussaient de boucles de métaux précieux, voire de pierres rares. Les écailles des migas, les griffes et les défenses des maroncles entraient dans la fabrication d'outils, de bibelots, de bijoux, d'armes. Des négociants se chargeaient de l'exportation, car la réputation de Veraska avait depuis des siècles franchi les frontières.

Il en était résulté une structure sociale particulière, divisée en trois classes. Les pêcheurs constituaient un peuple marginal, moins respecté que les chasseurs, mais néanmoins capable d'accéder à la richesse. Les plus pauvres étaient les paysans, contraints de travailler une terre ingrate qu'ils devaient chaque année reconquérir sur la forêt. La neige la recouvrait presque cinq mois par an. Aussi, dès qu'ils atteignaient l'âge de tenir un gonn, les jeunes abandonnaient la ferme paternelle pour courir rejoindre les hordes des chasseurs, véritables seigneurs de Veraska. A cause de ces désertions, il existait entre les chasseurs et les paysans un antagonisme virulent. Ils se traitaient mutuellement de « rongeurs de peaux de bête », et de « bouffeurs de racines ». Pourtant, il suffisait qu'un danger menaçât la petite cité pour que les deux clans, fraternellement unis à celui des pêcheurs, fissent front commun.

Peuple curieux, fort en gueule, à la fois naïf et rusé, amateur de boissons fortes et de belles bagarres, les Veraskans ne prêtèrent pas grande attention au trio lorsqu'il franchit les portes de la ville.

La fin de l'été était une période privilégiée où les chasseurs se retrouvaient pour évoquer les chasses passées, et surtout pour préparer celles de l'année, qui débuteraient à l'automne. La forêt qui couvrait les montagnes alentour regorgeait de gibier. Elle s'étendait tellement loin vers le nord et l'ouest que nul chasseur ne pouvait se vanter de la connaître entièrement.

Chacun possédait son « territoire » de prédilection. Ainsi la forêt était-elle morcelée en « parcelles », concessions plus ou moins anarchiques sur lesquelles régnaient les « maîtres ». Ces sortes de monarques des bois autorisaient les chasseurs plus jeunes à travailler sur leur domaine, moyennant un pourcentage sur les peaux vendues.

Ces règles non écrites, mais religieusement respectées, reposaient sur une tradition férocement établie. Leur violation causait parfois de véritables conflits, qui opposaient des familles, des clans, et dégénéraient souvent en bataille rangée.

Le roi, chasseur intrépide lui-même, se révélait incapable de contrôler ses bouillonnants sujets. Ceux-ci d'ailleurs s'estimaient son égal dès qu'ils avaient pénétré les limites de la forêt.

L'auberge de bois était pleine à craquer. Une foule bigarrée de chasseurs arboraient leurs insignes personnels. Certains étaient coiffés de têtes d'ours, de sangliers, de migas, de cerviers, dont les pattes de devant venaient se croiser sur les poitrines couvertes de peaux fines et soigneusement décorées. Il eût été indécent pour un chasseur de sortir sans ses armes, couteaux gigantesques utilisés pour « servir » les grands fauves. Une tradition voulait que les plus belles cicatrices soient laissées à nu. Aussi les riches vêtements se découpaient-ils parfois à des endroits inattendus, découvrant de vilaines boursouflures ou d'atroces mutilations.

Les maîtres se reconnaissaient à leurs colliers de dents, une canine prélevée sur chacun des grands fauves tués par eux. La lumière tombant des lampoons, sortes de lustres gigantesques en métal forgé, dégageait un fumet sauvage et entêtant. On y brûlait de la graisse d'animaux.

Il régnait là un brouhaha indescriptible. Des filles rouges et solides passaient entre les tables, écartant vigoureusement les mains audacieuses.

Des chiens amicaux aux yeux brillant de convoitise allaient d'un groupe à l'autre, quémandant sans vergogne. Des chats dédaigneux guettaient les instants de distraction des mangeurs pour venir chiper un morceau de viande jusque dans les assiettes. Près du comptoir, un perchoir de bois brut servait d'asile à un chat-huant aux yeux plus grands que lui. L'oiseau se dandinait d'une patte sur l'autre en observant les chasseurs d'un oeil inquisiteur.

Lorsque Nelvéa et ses deux compagnons prirent place à une petite table, quelques hommes notèrent rapidement la présence dans leur environnement immédiat d'une jeune beauté appétissante. Mais les récits de chasse étaient plus passionnants encore.

La jeune fille scrutait les lieux, redoutant, et espérant peut-être aussi apercevoir Maaskar et son écuyer. La ville n'était pas très grande. En fait, elle n'avait pas très envie de revoir le jeune homme.

La page était tournée. Mais elle ne parvenait pas à dissiper une curieuse sensation de nostalgie.

Elle aurait pu, en tant que chevalier, demander asile au roi Nadvarg, qui eût été heureux de l'accueillir. Mais si Maaskar était à Veraska, il se trouvait certainement au palais. Pour cette raison, elle avait dissimulé ses emblèmes.

L'aubergiste, habitué aux beuveries des chasseurs, prit commande, l'air résigné, de trois thés aux herbes, et se consola en pensant qu'il avait affaire à des étrangers.

Réflexions, défis, provocations et compliments fusaient d'une table à l'autre, dans un ankos rocailleux et parfois difficile à suivre. Nelvéa remarqua le nombre de jeunes gens béats qui écoutaient les récits des plus vieux. Visiblement, beaucoup d'entre eux tentaient de se faire admettre dans la confrérie, essuyant sans sourciller les quolibets des anciens. Une place auprès des « rois de la forêt » valait bien quelques sacrifices d'amour-propre.

Cependant, il apparut clairement que nombre d'entre eux étaient des fils de paysans lorsqu'une autre bande apparut à la porte de l'auberge. Un colosse roux de poil et écumant de fureur bouscula sans ménagement les buveurs pour s'arrêter devant deux adolescents à qui il administra sans sourciller deux solides taloches.

L'autorité paternelle n'étant jamais remise en question, les deux garçons sortirent la tête basse. Mais le chef du clan des chasseurs, furieux de se voir ainsi interrompu sur son propre territoire, ne l'entendit pas de cette oreille. Il bondit sur le colosse, aussitôt suivi par ses amis et ses dauphins. Les paysans n'attendaient que cela pour investir l'auberge. En quelques instants, la bagarre fut générale. On se battait à coups de poing, de pichets de grès, de tabourets. L'aubergiste, nullement impressionné, frappait méthodiquement - mais vigoureusement - ceux qui voulaient profiter de l'occasion pour s'aventurer de l'autre côté du bar, sans distinction de clan. Ici, on ne perdait pas son temps en vains défis oraux. On cognait. Même les serveuses, apparemment habituées à ce genre de sport. Curieusement, on laissa les trois voyageurs en dehors de l'affaire. En tant qu'étrangers, ils avaient sans doute droit à quelques égards. Il ne fallait pas qu'ils puissent répéter que les Veraskans étaient de sombres brutes.

Cependant, l'intention est une chose, et la loi de la gravité universelle une autre. Tout se gâta lorsqu'un géant couvert d'ecchymoses vint buter contre les pieds de Lorik et bascula sur la table, au milieu des thés bouillants. Nelvéa se leva d'un bond pour ne pas être éclaboussée.

L'instant d'après, elle recevait sur le dos la masse confortable d'un gros chasseur dont la tête venait d'intercepter un pichet de deux litres. Chancelant, mais encore vigoureux, il se tourna vers sa victime involontaire, qu'il avait envoyée rouler sous la table. Il l'attrapa comme une poupée, la décolla de terre. Un poing énorme se leva, visiblement décidé à frapper. Mais il resta suspendu en l'air lorsque son propriétaire découvrit qu'il avait affaire à une femme. Il eut un sourire sanguinolent et entreprit de bafouiller des excuses.

Mais son hésitation lui fut fatale. Nelvéa lui expédia dans les dents un violent coup de botte qui le projeta sur les tables suivantes. Avant qu'il ait eu le temps de comprendre, l'homme reçut un solide coup de carafe sur la tête. Un gros rire éclata derrière Nelvéa, rire qui s'étrangla aussitôt dans un hoquet. Elle se retourna et dut rouler sur ellemême pour éviter le corps d'un paysan qui s'effondra en tas sur le chasseur. Puis elle dut faire face à un jeune homme musclé qui tenta de la prendre dans ses bras. En quelques secondes, Nelvéa et ses compagnons furent mêlés, bien contre leur gré, à la bagarre.

Soudain, au milieu du vacarme, une voix tonna, autoritaire, une voix féminine.

- Cela suffit, bande de bons à rien. Est-ce ainsi que l'on se conduit devant les dames?

Nelvéa, occupée à immobiliser son agresseur face contre terre, leva les yeux. L'apparition ne manquait pas de pittoresque. La femme faisait sans nul doute partie du clan des chasseurs. Grande, élancée, elle était auréolée d'une abondante crinière d'un noir de jais, retombant sur un vêtement de cuir fin, délicatement travaillé de métaux précieux.

A sa ceinture pendaient des armes dont il était visible qu'elle savait se servir. Son regard de chat aux yeux verts se fixait sévèrement sur l'assemblée. Derrière elle suivaient deux jeunes femmes vêtues de façon identique. Ses filles, peut-être... ou ses maîtresses, comme crut le deviner Nelvéa.

Sa présence eut un effet magique. Les belligérants cessèrent aussitôt les hostilités, se relevèrent les uns les autres, paysans et chasseurs confondus. Tous reprirent place autour des tables, en estimant que pour une belle bagarre, cela avait été une belle bagarre, mais que les meilleures choses avaient une fin.

Nelvéa relâcha son agresseur qui se redressa en grognant. Elle faillit éclater de rire. Ses pensées étaient transparentes. Il avait compté s'offrir un peu de bon temps en se battant avec une femme, mais sa défaite cuisante le mortifiait profondément, et il s'en fut sans même la saluer.

La femme brune s'avança au-devant de Nelvéa.

- Haï Weya, la fille! Je suis Daena, la chasseresse, maîtresse de la parcelle de Czernova. Et voici mes compagnes, Myriam et Astrid.

Les filles eurent un vague sourire, qui s'évanouit rapidement derrière un regard sombre et farouche. Un sondage mental sommaire confirma à Nelvéa qu'elle ne s'était pas trompée. Les deux filles étaient les « épouses » de Daena. Deux sauvageonnes, l'une brune, l'autre blonde, aussi belles qu'inaccessibles, qui ne vivaient que pour leur maîtresse, ayant appris d'elle l'art de chasser et de se défendre .des hommes.

Mais Daena, si elle s'affichait avec ses deux compagnes, n'en dédaignait pas pour autant la gent masculine. Ainsi, les yeux gris et la puissante musculature de Khaled ne la laissaient pas indifférente.

Nelvéa se présenta.

- Gwondaleya? Tu es la fille du comte Dorian?

- Parfaitement!

- Par les tripes de Shaïentus, si on m'avait dit qu'un jour... Est-ce vrai ce que l'on raconte, que tu es chevalier?

Nelvéa, un peu ennuyée, écarta les pans de sa cape et dévoila l'emblème de la licorne brodé sur son sharack. Elle avait laissé volontairement son dayal à l'auberge où ils avaient élu domicile, mais elle avait conservé son shayal sur lequel était gravées de fines armoiries.

Il y eut un revirement chez la femme brune. Au début, elle avait été attirée par la beauté fraîche de la jeune fille. A présent, l'ascendant de la légende de Dorian et de Solyane était tel que leur fille était elle aussi considérée comme une déesse.

- Je connais tous les exploits de ton père, Nelvéa. Depuis longtemps je rêve de me rendre à Gwondaleya, pour le voir, ne serait-ce que de loin.

- Malheureusement, il nous a quittés à la fin de l'année dernière.

- Je sais.

Daena sentit que la jeune fille n'avait pas réellement envie de parler de ça. Elle dit: - Nous ferions mieux de partir d'ici. Ces brutes ne sont pas de mauvais bougres, mais ils ne savent plus se tenir dès qu'ils ont bu.

- J'ai cru le remarquer en effet.

- Oh, ça, ce n'était rien. Nous approchons de l'automne. Les chasseurs vont bientôt partir. Beaucoup de jeunes paysans veulent abandonner la terre pour les suivre. Ce n'est pas du goût de leurs pères qui ont besoin de leurs bras. Cela crée des conflits. Cela se termine le plus souvent par quelques dents cassées et des yeux pochés. Mais après une certaine heure, ils se mettent à penser aux femmes. On ne peut plus les tenir.

- Et une fille comme moi risquerait de les exciter...

- Exactement.

Il y avait sans doute du vrai dans ce qu'affirmait Daena. Mais il était clair aussi qu'elle ne verrait pas d'un mauvais œil de terminer la nuit dans les bras musclés de Khaled, ou pourquoi pas contre la peau fraîche de Nelvéa.

La jeune fille frémit en découvrant ces curieuses pensées chez sa nouvelle amie. Elle n'ignorait pas que les relations amoureuses existaient entre les femmes. Mais elle ne se sentait pas l'envie d'y goûter.

Cependant, Daena pouvait s'avérer une alliée précieuse, et elle mitigea son attitude entre la froideur et la sympathie.

Ils pénétrèrent dans un petit cabaret où régnait une atmosphère équivoque. Deux conteurs à la peau noire narraient de courtes légendes nogafrikaines, pleines de couleurs et d'humour. Au fond, dans une petite salle située en retrait, trois danseuses quasiment nues évoluaient pour le plaisir d'un groupe de chevaliers.

La chasseresse s'arrangea pour qu'on les plaçât à une table d'où elle pouvait contempler les évolutions erotiques des filles.

Ses deux compagnes ne manifestaient aucun sentiment. Nelvéa avait constaté qu'elles conservaient toujours leurs armes à portée de main. Elle comprit qu'à la moindre provocation, elles se transformaient en de redoutables combattantes. Elles semblaient connues pour cela, à en croire les saluts respectueux qu'on leur avait adressés en entrant.

- Elles sont belles, dit Daena, en désignant les trois filles emportées par une danse d'inspiration ismalasienne.

Nelvéa préféra changer de sujet de conversation. Daena n'insista pas. Elle demanda: - Pourquoi es-tu venue à Veraska?

- Je ne sais pas vraiment! Je n'avais pas envie de retourner à Gwondaleya. J'ai pensé que mon père pouvait être passé par ici.

Elle avait gardé vivant au fond d'elle l'espoir que son père ne s'était pas enfoncé dans les Terres bleues, que peut-être il avait fait halte à Veraska. Mais Daena détruisit ce rêve en quelques mots.

- A ma connaissance, il n'est jamais venu jusqu'ici. Nous l'aurions su. Un chevalier monté sur un lionorse noir, cela se remarque. La ville est petite, et tout le monde se connaît.

Nelvéa serra les dents pour ne pas montrer sa déception, et murmura : - Alors, je n'ai plus aucun but à présent.

Elles demeurèrent quelques instants silencieuses, écoutant sans y prêter attention les récits des conteurs. Puis Daena proposa: - Écoute, d'ici quelques jours, je vais regagner ma concession de Czernova. La vraie chasse ne débutera pas avant un mois, mais il faut préparer les pièges et les armes, débusquer les animaux, sélectionner ceux que l'on prendra, reconnaître le terrain... Cela te plairait-il de m'accompagner?

Nelvéa hésita. Après tout, elle n'avait rien d'autre à faire. Et puis, elle aimait l'atmosphère de la vénerie.

- J'accepte, Daena, et je te remercie.

La chasseresse bondit de joie comme une petite fille.

- Tu ne pouvais pas me faire plus plaisir, Nelvéa. Tu verras, cela va être passionnant.

Nelvéa sourit. Elle était adoptée. Elle s'en rendit compte lorsque Astrid, la blonde, s'adressa - enfin - à elle. Ni elle ni sa compagne n'avaient desserré les dents depuis le début de la soirée. Sans doute les relations entre les trois femmes obéissaient-elles à des rites précis, car dès que la petite esclave eut ouvert la bouche, Daena s'intéressa plus particulièrement à Khaled. L'inébranlable Ismalasien, pourtant armé vis-à-vis des femmes, se laissa gagner par le charme de la bouillante Veraskanne. Celle-ci parvint même à lui faire partager son verre de shavitt. Cet alcool, typique de Veraska, était distillé à partir de baies rouges et de résine de sapin. Son goût était très spécial, mais c'était la boisson nationale de la cité, et les chasseurs ne partaient jamais sans leur réserve.

En fait, la conversation d'Astrid n'était destinée qu'à la détourner de son compagnon, afin de permettre à sa maîtresse de parvenir à ses fins. Mais Nelvéa estimait qu'une nuit d'amour ferait le plus grand bien à Khaled.

Astrid parlait pour les deux. Elle disait toujours « nous », englobant sa compagne jumelle dans son propos. Par la puissance de leur protectrice, elles étaient devenues plus que sœurs. Myriam ne disait mot, acquiesçait à peine. Son regard froid ne révélait aucun sentiment.

Nelvéa l'étudia subrepticement et comprit qu'elle ne pensait réellement à rien. Toute sa vie s'était fondue à celle de Daena, comme celle d'une chienne fidèle. Peu lui importait l'endroit où elle se trouvait, pourvu qu'elle fût à côté de sa maîtresse.

Astrid, aussi blonde que Myriam était brune, faisait au contraire songer à une gamine curieuse. Certainement plus intelligente que sa compagne, elle posa une foule de questions sur Gwondaleya, sur le voyage de Nelvéa, sur ses amis, sur l'Eschola, sur la chevalerie.

Soudain, Nelvéa frémit. Elle venait de percevoir une présence troublante dans son dos.

- Haï Weya, petite princesse!

- Maaskar!

Un sourire ravi éclairait son visage. Il était entouré d'une petite troupe de chevaliers veraskans qu'il lui présenta.

- Je suis heureux de te revoir, ma compagne. Je t'ai espérée au palais où le roi Nadvarg m'a reçu comme un prince régnant. Je lui ai appris que tu passerais sans doute par Veraska.

La moue ennuyée de Nelvéa le cueillit à froid.

- Excuse-moi! Je ne pensais pas gaffer. Mais aussi quelle idée pour un chevalier de gîter dans une auberge tout juste bonne pour les sapienniens.

- Ces gens-là sont de bonne compagnie, Maaskar. Et je n'avais pas envie de retrouver la vie des cours.

- Je sais que tu es un peu sauvage, ma belle. J'espère que tu ne me tiendras pas rigueur de ma bévue.

Il s'assit à ses côtés et la prit par les épaules.

- Et puis aussi, je voudrais que tu me pardonnes la manière inélégante dont je me suis conduit envers toi dans la forêt. Je sais que j'ai abusé. Je ne pensais pas te froisser ainsi.

- Ce n'est rien, n'en parlons plus.

- Tu me pardonnes?

Le regard de chien battu qu'il lui dédia la fit pouffer de rire.

- Mais oui, je te pardonne. Mais je voudrais que tu me laisses. Je n'ai plus envie de...

- J'ai compris. Rassure-toi! Je ne t'ennuierai plus. Sans doute ne sommes-nous pas faits l'un pour l'autre. J'espère que tu nous feras malgré tout l'immense joie de te joindre à nous pour la saison de chasse qui va bientôt s'ouvrir.

- Je suis désolée, j'ai déjà promis à Daena de l'aider à préparer ses pièges.

- Ah? Bon, eh bien, tant pis pour nous. Le roi Nadvarg aurait été tellement fier de te connaître.

- Je te promets que j'irai au palais.

Ses amis poussèrent un hurlement de joie. Cependant, comme Nelvéa et ses compagnons prenaient congé des chevaliers, la jeune fille surprit le regard que Maaskar dédia à Daena. Cela ne dura que l'espace d'un éclair, mais un frisson glacé lui coula le long de l'épine dorsale. Elle adressa une prière rapide aux dieux de bienveillance pour qu'il ne s'agît que de jalousie.

L'instant d'après, l'étincelle de haine qui avait bouleversé Nelvéa explosait dans un gigantesque éclat de rire, tandis que Maaskar présentait ses plus respectueux hommages à la chasseresse.