CHAPITRE XVII
Le soir venu, ils trouvèrent refuge dans un ancien relais situé au pied du plateau qui menait vers les hautes montagnes de Skovandre.
C'était une vieille bâtisse de pierre grise qui tombait en ruine, mais qu'un vieux bonhomme bougon avait rafistolée tant bien que mal. Il logeait pour quelques centas les imprudents surpris par la nuit.
Durant le repas, les trois voyageurs parlèrent peu. Lorik avait tué un lièvre d'une pierre bien ajustée. Khaled l'avait préparé en silence, respectant le mutisme de Nelvéa. Puis ils avaient partagé l'animal avec le vieil homme à qui la piste avait appris à se taire lorsqu'il le fallait.
Plus tard, il leur désigna une vaste chambre au premier étage.
Lorsque l'écuyer fut enroulé dans sa couverture et qu'ils entendirent son ronflement discret, Khaled s'approcha de la jeune fille.
- Je sais ce que tu ressens, Aïnah Shean!
- C'est la première fois que je tue des êtres humains, Khaled. Et même si c'étaient des maraudiers, ils nous ressemblaient.
- Non, ils ne nous ressemblaient pas. Tu sais, ils ne t'auraient pas épargnée si nous avions été vaincus. Sais-tu ce qu'ils font aux femmes qui tombent entre leurs mains?
- Je ne veux pas le savoir, Khaled. Je ne veux plus qu'on me parle de violence. Ils sont morts. Que les dieux les accueillent.
- Peut-être as-tu raison! Mais ils ne sont pas tous morts.
- Que redoutes-tu?
- Les maraudiers acceptent difficilement une défaite lorsque celle-ci leur est infligée par un adversaire inférieur en nombre et, de surcroît, dirigé par une femme. Leur code d'honneur leur interdit de laisser leurs morts impunis. Et lorsqu'ils se mettent en chasse, ils sont pires qu'une meute de chiens courants. Il faut nous tenir sur nos gardes!
II resta un moment silencieux, puis reprit la parole.
- J'aime ta réaction, Aïnah Shean.
- Pourquoi? interrogea timidement la jeune fille.
Il prit le temps de bourrer la longue pipe de bruyère que Dorian lui avait offerte bien des années auparavant.
- Tu as tué pour la première fois. Si tu n'avais éprouvé aucune émotion, cela aurait signifié que tu es insensible. Et même que tu prends un certain plaisir à ôter la vie. A présent, tu connais la valeur du sang versé. C'est bien.
- Je ne veux la mort de personne, soupira-t-elle.
- Tu as tué pour te défendre, Aïnah Shean. Ainsi est la loi des dieux. Nous devons lutter pour survivre. Tu dois l'accepter et t'y soumettre.
Mais tu dois aussi te montrer plus forte qu'elle, être capable de donner la mort pour défendre les tiens, sans pour autant devenir aigrie et amère. A ce prix-là seulement tu deviendras un vrai chevalier.
- A ce prix-là? Mais, à moins d'être abattue moi-même, combien d'hommes devrai-je occire avant de mériter vraiment mon titre?
La nuit suivante, Nelvéa fut de nouveau hantée par son amant nocturne.
Elle se réveilla haletante, angoissée sans vraiment comprendre pourquoi. Cette fois encore elle n'avait pu discerner les traits de l'homme.
Non loin d'elle, Khaled et Lorik dormaient d'un sommeil de plomb. Il faisait encore sombre mais le ciel pâlissait à l'orient. Elle se laissa couler dans un autre rêve, tentant de chasser son amant encombrant. Il ne revint pas, mais le songe suivant fut encore plus étrange.
Elle se trouvait dans un décor insolite qui se colorait d'une irrésistible impression de réalité. Un paysage de brume, des forêts immenses qui laissaient place par endroits à des steppes gelées parcourues par des loups et des doriers gris, de ceux que l'on rencontre dans le nord de Burdaroma. Par moments dansait devant ses yeux le reflet d'une cité, d'un petit palais inconnu qui pourtant lui semblait familier.
Puis le décor bascula totalement. Une foule innombrable l'entourait, l'acclamait. Elle était assise sur un cheval à moins, peut-être, que ce ne fût un lionorse. Un homme la tenait dans ses bras, serrée. Elle comprit qu'il s'agissait de son amant nocturne. Et la foule hurlait de plus belle, des mains se tendaient vers elle, un nom fleurissait sur toutes les lèvres, qu'elle ne parvenait pas à comprendre.
Encore une fois, elle se réveilla trempée, malgré la fraîcheur des hautes montagnes proches.
- Ce n'est pas possible, gémit-elle, épuisée. Je suis sûre que tout cela signifie quelque chose. Mais quoi?
Les détails du petit palais des brumes demeuraient parfaitement gravés dans sa mémoire. Pourtant, elle était certaine de ne jamais s'y être rendue. Comme elle était certaine qu'il existait un lien entre ces rêves et son amant de la nuit.
Silencieusement elle se leva, s'enveloppa dans sa couverture et quitta la pièce inconfortable. Elle descendit un escalier branlant et se retrouva dans la salle principale du relais. Un ronflement magistral sourdait d'une petite soupente attenante. Elle sourit. Le vieux bonhomme ne semblait redouter ni migas ni maraudier. Par précaution, elle s'était munie d'un gonn offert par le vieux Zoltan avant son départ.
Elle se servit d'un gobelet d'eau puis, pieds nus, sortit de la baraque. Le jour était levé à présent. Une brume lumineuse noyait la forêt proche dans un rêve de soleil, annonçant une journée chaude.
Nelvéa respira profondément l'air matinal chargé de parfums d'humus et de fleurs. L'été avait pris possession de Skovandre gonflant les arbres de sève, inondant les sous-bois et les prés sauvages d'une symphonie de couleurs. Au loin, elle entendit le feulement rauque d'un migas en chasse. L'appel d'un horde de danobes lui répondit. Elle frémit. La forêt n'était pas sûre. Elle scruta les environs, mais tout était calme. Elle ferma les yeux et, mentalement, calma les battements de son cœur affolé. Ses rêves lui grignotaient la santé. Elle sentait confusément qu'ils ne lui appartenaient pas réellement.
Comme si quelqu'un d'autre avait imaginé tout cela, ou peutêtre l'avait vécu.
Mais cela n'avait aucun sens.
Soudain, elle sursauta. Le vieux bonhomme, silencieux comme un chat, surgit à ses côtés, un curieux bonnet de laine vissé sur la tête. Il tenait un solide gourdin, dont il paraissait savoir se servir.
- Ah! c'est vous, princesse, grommela-t-il. Faut pas faire ça! Je vous ai prise pour un maraudier. Pour un peu je vous cassais la tête.
- Eh bien! vous êtes un homme charmant, messire. Il est donc interdit de prendre le frais de bon matin?
- Vêtue comme vous l'êtes, ce n'est pas le frais que vous risquez de prendre si une bande de malintentionnés rôde par ici.
- J'ai de quoi les recevoir.
Elle désigna le fusil électrique. Il hocha la tête d'un air approbateur.
- Ils n'en ont pas de semblables par ici. Mais s'ils étaient nombreux...
- Alors, je suis sûre que vous vous feriez un plaisir de vous faire tuer pour moi.
- Voire! Je ne suis plus d'âge à m'enfuir avec une belle jeunesse comme vous.
Le vieux wootman plaisait à Nelvéa. Ils s'assirent sur un banc de pierre qui, autrefois, avait dû servir de comptoir. Soudain une idée traversa Nelvéa.
- Dites-moi, je suis à la recherche d'un homme qui a peut-être fait étape ici il y a quelques mois.
- Vous savez, des hommes il en passe quand même beaucoup par ici. Alors, il y a six mois...
- Celui-là n'était pas comme les autres. C'était un chevalier. Le plus grand des chevaliers que le monde ait connu. Il était accompagné d'un lionorse noir comme la nuit, et d'une pouliche blanche comme neige.
- Un homme vêtu de noir, comme son lionorse? x - Oui, c'est ça! Vous l'avez vu?
L'homme hocha la tête. Puis il se gratta la barbe pensivement.
- Un bien étrange chevalier. Il a fiait halte un matin, de très bonne heure. Il a réclamé de la nourriture pour lui et ses bêtes. Puis il est reparti.
- Pour Veraska?
- Non pas! Il s'est enfoncé vers le sud-ouest. En plein dans la forêt.
Il ne m'a pas dit où il se rendait. Mais je n'ai pas compris pourquoi il quittait la piste. Parce qu'au-delà, il n'y a rien.
- Comment cela?
- Si vous continuez par là, vous ne rencontrerez que la forêt, quelques garous qui mangent les hommes et des villages de fous qui vivent en dehors de la civilisation. Et, plus loin encore, le monde s'arrête. Il n'y a plus rien.
- Expliquez-vous!
- Il n'y a rien à expliquer. A quelques marches vers le sud-ouest, la forêt s'éclaircit pour laisser la place à un désert étrange où rien ne vit.
La terre ressemble à une immense étendue de cendres. Un vent de feu souffle continuellement de l'horizon qui dessèche tout sur son passage.
Croyez-moi, princesse, il vaut mieux éviter cet endroit. Près du désert poussent des arbustes tout noirs dont suinte une sève couleur de bronze. C'est le plus terrible des poisons.
- Mais cet homme, ce chevalier noir, lui s'y est rendu?
- Je ne saurais le jurer. Il n'a fait que déjeuner ici de bon matin.
Ses yeux noirs luisaient comme la braise. Je n'ai pas osé lui poser de question, parce qu'il me faisait un peu peur.
Nelvéa ne répondit pas. Dorian était passé ici, dans ce relais, six mois auparavant. Il n'avait pas suivi la piste de Veraska mais avait obliqué vers le sud-ouest, en direction de ce que l'on appelait les Terres bleues.
Les conteurs évoquaient parfois les Terres bleues dans leurs légendes. Mais Nelvéa ne les avait jamais vues et ne s'y était jamais intéressée auparavant.
Jusqu'à aujourd'hui.
Une chose était certaine: Dorian avait bien quitté la piste à cet endroit. Cependant rien ne prouvait qu'il ait tenté d'atteindre les Terres bleues. Celles-ci débutaient en effet plus de dix marches à l'ouest de la piste de Veraska.
Soudain, un bruit insolite attira son attention. Elle arma son gonn.
L'instant d'après une flèche siffla et vint se planter dans la gorge du vieil homme qui s'écroula dans un râle.
- Alerte! hurla-t-elle.