CHAPITRE XXIV
- Ici commence la forêt de Narushja, expliqua Daena. Devant eux s'étalaient les contreforts d'un massif majestueux, dont les sommets perdus dans les brumes se couronnaient de neige. Un moutonnement de collines s'éloignait vers le nord et l'ouest, découpant une multitude de vallées suspendues au relief tourmenté, reliées entre elles par des cols de rocaille. Parfois, des lacs aux eaux limpides s'insinuaient entre les falaises comme d'immenses miroirs, serpentaient autour de pics rocheux que les glaciers d'hiver dépouillaient de leur végétation.
Un décor à la dimension des dieux, où l'on devinait parfois, au cœur de l'immense étendue forestière, les fumées diaphanes de petits villages perdus. Là vivaient des communautés plus ou moins civilisées qui toléraient les chasseurs.
Ils n'étaient pas seuls ce matin-là. Une troupe nombreuse avait pris d'assaut le gigantesque massif montagneux, laissant derrière elle Veraska et son lac, avec ses parcelles de champs cultivés et ses petites fermes blotties au creux des bosquets. Dernière vision de la terre asservie par l'homme avant la sauvagerie des espaces sylvestres.
Personne ne s'étonnait de voir Nelvéa monter un lionorse. On avait vite appris qu'elle était la fille du grand seigneur qui régnait sur la cité de Gwondaleya.
La jeune fille avait tenu sa promesse à Maaskar, et avait accepté l'invitation royale, quelques jours avant le départ. La résidence du souverain était à l'image de la ville. Comme la plupart des demeures de Veraska, elle était en grande partie bâtie en bois. L'art des ouvriers était si grand que chaque poutre était sculptée, teinte, et traitée de telle manière que l'on n'y redoutait pas vraiment les incendies. On n'y parlait que de chasse, et les salles exposant les trophées les plus spectaculaires en occupaient près de la moitié. Le monarque avait présenté, avec une fierté évidente, ses meutes de chiens courants à Nelvéa. On devinait qu'il résistait mal à l'envie de partir avec les premières vagues de chasseurs. Mais le devoir lui commandait de rester le plus tard possible pour assurer le gouvernement de son petit royaume.
En réalité, celui-ci ne risquait pas grand-chose de ses ennemis éventuels, ceux-ci se limitant à quelques hordes de garous que les hivers décimaient un peu plus chaque année, et des bandes éparses de maraudiers qui rançonnaient les caravanes. Les combats les plus violents les opposaient aux caprices d'une nature sans pitié.
Aucune piste ne s'ouvrait vers l'ouest et le nord. Peut-être le relief montagneux s'y était-il opposé, mais Nelvéa apprit qu'il avait existé, autrefois, une route reliant Veraska aux royaumes europaniens, et remontant vers Hambora. Mais celle-ci n'était plus empruntée depuis des décennies, en raison des dangers qu'elle recelait. En fait, elle s'arrêtait aux limites de Czernova, la vallée où Daena avait établi ses quartiers.
L'expédition fut mouvementée et dura plusieurs jours. Chaque fois qu'un maître quittait la troupe pour gagner sa propre parcelle, avait lieu une cérémonie rituelle haute en couleurs, avec libations et saluts prolongés, vœux de réussite et serments sur les armes qui ne laissèrent pas d'étonner Nelvéa. Là plus qu'ailleurs, la chasse avait revêtu un caractère sacré. Elle était la raison même de vivre des Veraskans, la quintessence de la cité.
Ainsi, à chaque espèce animale était liée une divinité, à laquelle on consacrait des offrandes sous la forme de branchages et de feuillages tressés, placées sur d'énormes pierres plates dont c'était l'unique usage. Coutumes ignorées d'un culte qui avait traversé les millénaires, ces rites particuliers fascinèrent Nelvéa et ses compagnons.
Bien plus que les dieux amanites, les chasseurs veraskans vénéraient leurs divinités sylvestres.
Le soir, au bivouac, les plus anciens contaient des légendes fantastiques relatant les hauts faits de chasseurs exceptionnels, ou encore les aventures des génies et autres démons qui hantaient les lieux. Ils étaient aussi nombreux qu'il y avait de vallées, de combes, de grottes, ruisseaux ou sources cachées. Parfois, c'était un arbre de taille ou d'âge inhabituels. Et les chasseurs le saluaient avec un respect non feint.
Un soir, Daena vint trouver Nelvéa.
- Je voudrais te montrer quelque chose! Viens voir!
Elle lui prit la main et l'entraîna à l'écart du campement. Respirant avec délices l'air de la fin de l'été, elles se dirigèrent vers un promontoire ouvert sur une vallée immense, noyée par la lumière de la pleine lune. Un spectacle insolite les y attendait. Les ombres suivaient des dessins géométriques précis. Ça et là s'élevaient des ruines, des pans de murs éboulés. Aussi loin que portait le regard, ce n'était qu'une étendue désolée, empreinte pourtant de paix absolue. Une brume bleutée baignait les fondations s'élevant vers nulle part, conférant à l'ensemble une atmosphère d'irréalité.
- Autrefois, il y avait une ville ici, expliqua Daena. Une cité des Anciens. On dit que leurs esprits reviennent parfois hanter ces lieux.
Je n'y crois pas vraiment, mais je n'oserais pas trop m'y aventurer.
- Mon père m'a enseigné que bien souvent, c'est l'imagination des hommes qui peuple le monde des spectres ou de fantômes, murmura Nelvéa. Pour moi, des gens ont vécu ici, il y a bien longtemps, et l'on a oublié leurs rêves, leurs noms, et jusqu'à leur souvenir. Voilà pourquoi cet endroit paraît à la fois merveilleux et sinistre. Mais si des hommes revenaient s'installer ici, ils pourraient faire revivre cette ville, et chasseraient les fantômes.
- Il ne faut pas parler ainsi des mystères du monde, Nelvéa. Les génies pourraient se fâcher. Et puis, même si tu as raison, il faut que le mystère de ce lieu demeure.
- Pourquoi?
- Si l'on essayait d'expliquer ce qui s'est passé dans cette ville disparue, on tuerait les divinités qui s'y sont installées. Et cet endroit mourrait vraiment.
Nelvéa sourit. Il y avait dans les paroles de Daena une forme de sagesse. Elle voulait croire au merveilleux. Après tout, l'apparence de la réalité n'était-elle pas plus importante que la réalité elle-même? La chasseresse poursuivit: - Je me demande à quoi pouvait ressembler cette cité autrefois.
Elle devait être beaucoup plus vaste que Veraska. Comment vivaient les habitants? Leurs femmes étaient-elles belles? Comment s'habillaient-elles?
Que faisaient-elles? Parfois, je reste des heures à comtempler ces ruines, et au-dedans de moi je les fais revivre. Et ce que je vois est beau, plein de lumière.
Elle se tourna vers Nelvéa.
- En fait, il m'importe peu de percer le mystère de cette ville dont je ne saurai jamais le nom. Je préfère qu'elle demeure comme je l'ai faite.
Au bas du promontoire, les brumes cotonneuses couraient sur les ruines opalescentes, semblables à des esprits oubliés. Peut-être dissimulaient-elles les âmes de ces habitants anonymes revenus hanter leur demeure.
Soudain, Daena posa son bras sur l'épaule de Nelvéa. Un trouble étrange envahit la jeune fille. Le souffle de la chasseresse se rapprocha, parfumé et tiède contre l'haleine froide de la nuit. Un curieux vertige l'envahit. Il n'y avait rien aux alentours. Seule une brise légère faisait bruire les feuillages. Par instants retentissait l'appel d'un rapace. Nelvéa eut envie de fermer les yeux, de se laisser aller sous la magie des lèvres qui lentement se posaient sur les siennes.
Mais son corps se hérissa et elle fit un bond de chat en arrière. Elles se regardèrent, Nelvéa toutes griffes dehors, et l'autre, visiblement embarrassée.
- Pardonne-moi, finit-elle par dire.
Nelvéa se calma et se rapprocha à nouveau, le visage fermé. Elle grommela: - Ce n'est rien. N'en parlons plus.
Mais Daena continua: - Pardonne-moi, je ne voulais pas te faire de mal. J'ai toujours été attirée par la beauté des femmes, par la douceur de leur peau, leur apparente fragilité. Un homme est en général si facile à percer, à dominer. Une femme, c'est différent. Elle est capable de la plus grande tendresse comme de la haine la plus profonde. Nous sommes plus féroces que les hommes, et aussi plus sensibles. Les hommes ne sont que des brutes égoïstes, qui le plus souvent ne pensent qu'à leur propre plaisir. Une fois qu'ils se sont soulagés en toi, tu ne comptes plus pour eux. Ils possèdent la force, l'utilisent, et s'imaginent pour cela qu'ils nous dominent. Mais leur belle assurance et leur arrogance les aveuglent. Ils n'ont pas compris que l'amour, c'est donner, et non pas prendre. Les femmes le savent d'instinct.
- Tu dis cela parce que tu n'as peut-être jamais connu l'amour.
Daena laissa planer un long silence avant de répondre.
- Peut-être, oui! Peut-être n'ai-je connu que la haine et le mépris, la honte d'être une femme, qui te donnent encore plus de courage pour vaincre et atteindre les buts que tu t'es fixés.
Nelvéa aurait voulu se renfermer dans un mutisme boudeur. Mais le désarroi qu'elle devinait chez sa compagne l'incita à l'écouter. Et puis, le souvenir de ses lèvres tièdes sur les siennes avait réveillé un spasme impérieux au creux de ses reins, un désir toujours prompt à se réveiller. Par un violent effort de volonté, elle parvint à le maîtriser, et soupira.
Deana, qui l'observait, lui souffla: - Comme tu es forte déjà, malgré ton âge. Une autre fille se serait effarouchée, et serait partie en hurlant. Toi, tu restes là. On dirait...
Nelvéa sentit comme un flot glacé couler de l'esprit de la chasseresse.
- Par les dieux, ne me tiens pas rigueur de... cette faiblesse, Nelvéa.
C'est ta beauté seule qui en est la cause. Je voudrais que tu me conserves ton amitié.
La jeune fille sourit.
- Ne t'alarme pas à tort, mon amie. Je te connais. Je ne t'en veux pas.
La chasseresse s'assit en tailleur sur le tapis d'aiguilles de pin dont le parfum embaumait la nuit. Nelvéa l'imita. Elles restèrent un long moment silencieuses, puis Daena commença une étrange histoire.
- J'avais dix-huit ans, comme toi, lorsque c'est arrivé. Mes parents exploitaient une petite ferme en bordure de la forêt. Mon frère aîné s'était enfui dans les bois deux ans auparavant. Cela ne nous avait pas beaucoup gênés, car il n'était pas courageux. Il n'aimait pas la terre.
Il préférait suivre les chasseurs dans leurs beuveries. Mon père l'avait chassé lorsqu'il était revenu après sa première saison. Il avait dépensé tout ce qu'il avait gagné, et envisageait de venir passer l'hiver chez nous. Mais nous n'étions plus que cinq pour exploiter nos champs: mon père, ma mère, mes deux petites sœurs et moi. Il s'est montré odieux. Mon père lui a flanqué une raclée et l'a jeté dehors. Il est parti en jurant qu'il se vengerait. Nous n'avons plus entendu parler de lui.
« Peu avant les fêtes du solstice, les chasseurs revenaient. Sevrés de femmes depuis des mois, ils n'avaient qu'une hâte, courir auprès des leurs, ou faire un tour dans les bordels de Veraska. A la fin des chasses, il est de coutume d'organiser des fêtes qui se terminent toujours en orgie. C'est la tradition. Les maîtres prennent un bain dans le sang des animaux abattus et souvent, les femmes les rejoignent. C'est un rite.
- Je connais cette coutume.
Nelvéa serra les dents. Elle aurait voulu oublier l'épisode du migas, encore trop présent à sa mémoire.
- Tu sais, la vie en forêt est rude. Bien souvent, les chasseurs sont tués, ou effroyablement mutilés. Ceux qui reviennent connaissent le prix de la vie et en jouissent de toutes les manières. Les femmes sont toujours consentantes. Les chasseurs les respectent. Pourtant...
Elle respira profondément, puis poursuivit: - C'était la tombée de la nuit. La journée avait été difficile. La neige avait menacé, et les provisions n'étaient pas encore toutes rentrées. Il fallait engranger beaucoup à cette époque. Les hivers étaient plus rigoureux. J'étais seule encore à l'extérieur de la ferme. Mes sœurs et mes parents étaient rentrés. Soudain, une dizaine de silhouettes sont apparues à l'orée de la forêt. Il n'était pas rare que certains chasseurs fissent halte chez nous. Mon père les accueillait malgré leur appartenance au clan opposé. Il leur débouchait alors un flacon de vin ou de bière. Parfois même certains restaient pour dîner, et nous offraient en remerciement quelques belles peaux. Mais ceux-là étaient déjà passablement ivres lorsqu'ils sont arrivés. Ils avaient déjà commencé à fêter la fin de la chasse au fond des bois. Je les connaissais de réputation.
C'était une bande de brutes mauvaises et sans scrupules, prêtes à tout pour s'approprier les pièges des autres. Ils n'hésitaient pas à chasser hors de leur concession.
« Je suis entrée et j'ai bloqué la porte. Ils m'ont crié: Te sauve pas! Mais je n'avais aucune envie de les voir. Mes parents étaient inquiets. Mon père était déjà âgé. Il ne pouvait espérer les mettre en fuite à lui seul. De plus, ils possédaient des gonns. Nous, les paysans, n'y avions pas droit. Ils ont commencé à tambouriner à la porte en réclamant à boire, en nous traitant de bouffeurs de racines. On les entendait rire de l'autre côté. On leur a dit de foutre le camp. Mais rien n'y a fait. Pendant qu'on barricadait la maison, ils ont entrepris de tout saccager. Ils ont ouvert l'étable et la porcherie. Puis l'un d'eux a sorti son gonn et a abattu nos bêtes, une à une. Alors, mon père a rouvert la porte. Il avait une fourche à la main. J'ai essayé de le retenir.
En vain. Il était comme fou. Il voulait défendre son bétail.
« Lorsqu'ils nous ont vus, ils se sont trouvés stupides. Mais leur chef gueulait plus fort que les autres.
«- Alors, a-t-il dit, tu es décidé à nous donner à boire? Ou faut-il qu'on étripe tout ton troupeau?
« Mon père lui a foncé dessus avec sa fourche. Et... et l'autre lui a tiré dessus sans sourciller. Mon pauvre père s'est écroulé. Une balle lui avait traversé le cœur. Je suis restée pétrifiée. Je ne croyais pas à ce qui arrivait. Je me suis avancée vers eux, en les regardant l'un après l'autre. Je pleurais et je criais en même temps. Ils étaient tout bêtes. Mais leur chef et quelques autres ont commencé à rigoler, d'un rire niais et ridicule.
«-La poulette est aussi hargneuse que le coq! On va lui rabattre son caquet.
«Alors, ce fut terrible!
Nelvéa posa la main sur le bras de sa compagne.
- J'ai compris, Daena. Ne poursuis pas.
La jeune fille percevait nettement les images de cauchemar qui coulaient de l'esprit de son amie, comme s'écoule le sang d'une plaie mal cicatrisée. Une fuite éperdue vers la maison où hurlaient sa mère et ses sœurs. Des haches qui attaquaient la porte massive de l'entrée.
Des gueules hirsutes aux yeux fous faisant irruption dans la demeure, des haleines puant l'ail et l'alcool, des dents qui heurtaient sa bouche, lui mordaient les lèvres, des coups, des mains sur son corps, arrachant ses vêtements, écartant violemment ses cuisses, les gémissements de douleur de sa mère et de ses sœurs.
Nelvéa frémit. Sa perception mentale était tellement puissante qu'elle ressentit en écho l'abjection de la souillure subie par Daena, les blessures multiples, une violente meurtrissure au ventre.
La chasseresse dégrafa sa tunique de cuir, et montra à la jeune fille une vilaine cicatrice allant de l'aine aux côtes.
- Non contents de nous avoir violées, ces ordures ont voulu effacer toutes traces de leurs saloperies. Ils ont tué ma mère et mes sœurs.
Moi, je n'étais que blessée. J'ai réussi à me traîner dehors quand ils ont mis le feu à la ferme. Je les ai vus. Ils étaient complètement ivres.
Ils titubaient, et ils riaient. Ils riaient pendant que ma maison brûlait avec ma famille à l'intérieur. Tu ne peux pas savoir ce que c'est.
- Non, je ne le sais pas, mais je le lis en toi.
Nelvéa prit Daena par les épaules et essuya les larmes qui brillaient dans les yeux sombres. La mâchoire crispée et les poings serrés, la chasseresse poursuivit: - Ils ignoraient que j'étais vivante. Des voisins m'ont recueillie. Ils avaient aperçu la fumée de l'incendie. Lorsque j'ai été remise de mes blessures, je suis allée demander justice au roi. Mais je sous-estimais la puissance des chasseurs. Le roi de l'époque, Rodneck, m'a demandé de lui fournir des preuves. Je n'en avais aucune, bien entendu. Lorsque j'ai dit que je savais qui ils étaient, il m'a fait dire que mon témoignage ne pouvait être confirmé par personne, et que je pouvais très bien profiter de l'occasion pour me venger d'innocents.
« De toute façon, je savais que s'ils avaient été capturés, ils n'auraient été punis que de quelques mois de cachot ou de bannissement, qu'ils auraient passés dans la forêt, faute de preuves. Mais c'était leur peau que je voulais.
« J'ai donc vendu mes terres aux voisins, et avec l'argent j'achetai un équipement complet pour la chasse. Je me rendis dans la forêt où je connaissais un vieux trappeur qui venait parfois dîner à la maison.
Il ne descendait presque jamais en ville. Il passait l'hiver là-haut, dans une cabane qu'il avait bâtie sur sa concession. Lorsqu'il apprit ce qui s'était passé, il s'offrit de m'aider. Il m'enseigna tous les secrets de la chasse, les pièges, les mœurs des animaux, la valeur des peaux, la tannerie, l'art du combat à mains nues et celui de survivre dans la forêt. J'appris aussi la patience. Mes ennemis croyaient que je m'étais enfuie, que j'avais eu peur d'eux parce que ma plainte n'avait pas abouti. Mais j'attendais. J'aiguisais mes armes. Comme je n'étais qu'une petite paysanne, on m'avait interdit de porter un gonn. Je me suis donc fabriqué, sur les conseils de mon vieux trappeur, une arbalète plus puissante que toutes celles que l'on rencontrait par ici.
Elle montra, à côté d'elle, une arme magnifique dont Nelvéa avait déjà eu l'occasion de vérifier la précision.
- Elle ne me quitte jamais. Sa puissance est telle que ses carreaux sont capables de percer la cuirasse d'un migas. Beaucoup m'envient cette arme à présent. Elle est aussi rapide et bien plus silencieuse qu'un gonn.
« II me fallut trois ans pour être prête. Mon vieux trappeur mourut.
Je me retrouvais à nouveau seule. Mais il avait fait de moi son héritière.
J'étais riche, et je savais me battre. Cette année-là, mes ennemis se tenaient à l'écart, parce qu'ils avaient eu des ennuis avec d'autres groupes. Certaines bandes s'étaient juré de leur faire la peau. Mais je les devançai tous. Je les traquai, l'un après l'autre. Jamais je n'ai eu à doubler mes flèches. Ils s'écroulaient, le cœur transpercé, comme ils avaient tué mon pauvre père. Ils étaient persuadés d'avoir affaire à un mauvais génie. J'avais disparu depuis trois ans et personne ne me soupçonnait.
Daena reprit son souffle. Ses yeux brillaient étrangement lorsqu'elle ajouta: - Le dernier, je l'ai affronté au couteau de chasse!
Elle tira prestement de sa ceinture un énorme coutelas à la lame large et effilée, avec lequel on égorgeait le maroncle. Il avait presque la taille d'un glaive.
- Je voulais qu'il me reconnaisse, gronda-t-elle sourdement. Il fallait qu'il sache qui avait tué ses compagnons. Ce n'était pas le chef, je l'avais supprimé la veille. Mais celui-là, il était impossible de lui pardonner.
Ce salaud a éclaté de rire lorsqu'il m'a reconnue. Il s'imaginait qu'il n'aurait aucun mal à battre une femme. II... il a même promis de me violer une seconde fois.
Elle ricana amèrement.
- J'avais appris à me battre. Je lui ai ouvert le ventre d'un coup. De haut en bas, comme une outre.
Elle se tut enfin, en proie à une violente tension. Nelvéa lui caressa la tête.
- Celui-là, c'était ton frère, n'est-ce pas?
Daena ne répondit pas.
Elles restèrent un long moment silencieuses. Tout en bas, une brise nouvelle chassait les brumes qui se mirent à courir sur les ruines comme des spectres affolés. Daena reprit: - Je me suis fait connaître des autres chasseurs. Puis je revins à Veraska. J'apportais avec moi les plus belles peaux de l'année. Czernova est la plus grande et la plus giboyeuse parcelle qui soit. J'étais devenue, à vingt et un ans, la plus jeune maîtresse de concession, et d'ailleurs la seule femme. Moi la petite paysanne dont personne ne se souciait plus depuis trois ans, je revenais couverte de gloire. On chuchotait sous le manteau que j'avais tué mes ennemis. Je pensais avoir des ennuis, mais au contraire, on me fit un triomphe. Même les plus anciens vinrent me féliciter.
Daena respira profondément et ferma les yeux.
- Ici, la coutume veut que l'on règle soi-même ses affaires. Aucune pitié pour les faibles; seuls les forts ont droit de cité. Pendant l'hiver qui suivit, je fus de toutes les fêtes. Le roi lui-même me reçut, et me fit asseoir à sa table. De nombreux chasseurs offrirent de s'allier à moi.
Mais je ne pouvais plus souffrir les hommes. Je vécus seule pendant près de vingt ans. Parfois, j'engageai des aides. Mais aucun d'eux ne m'a jamais touchée.
« Et puis, il y a cinq ans, j'ai recueilli mes deux compagnes. Deux pauvres filles que j'ai arrachées du bordel où voulaient les vendre leurs parents.
- Leurs parents? Quelle horreur! Je pensais qu'elles étaient nées esclaves.
- Elles ne valaient guère mieux. Les pauvres de Veraska ont beaucoup de mal à survivre. Il faut des femmes pour les chasseurs. Beaucoup.
La forêt n'enseigne pas la tendresse. Lors des retours de chasse, ils ne se contrôlent pas toujours. Parfois, il y a des « accidents ». Le roi ferme les yeux, car la vie d'une esclave ne vaut guère mieux que celle d'une fille spoliée, même si elle se paye trois fois plus cher. Je les ai achetées, et je les ai affranchies, parce que j'étais écœurée par cette coutume.
« Mais elles ont refusé de me quitter et se considèrent comme mes domesses, même si elles touchent leur part de gibier. En vérité, les hommes ne valent pas mieux que les animaux qu'ils abattent. Et sans doute moins.
Nelvéa ne fit aucun commentaire. Evidemment, de tels trafics n'étaient pas propres à Veraska. Son père lui avait dit que dans les bas-fonds du port de Gwondaleya, des individus vivaient du commerce des femmes et des enfants. Des négociants sans scrupules s'enrichissaient de ces honteuses transactions. Dorian en avait fait arrêter quelques-uns. Mais d'autres les avaient immédiatement remplacés.
L'homme était ainsi fait.
- J'en ai fait des combattantes, comme moi, poursuivit Daena. A présent, nul ne songerait plus à me les disputer. Astrid est encore plus adroite que moi à l'arbalète.
- Je crois qu'elles sont heureuses avec toi. Mais... Khaled?
- Avec le temps, je me suis réconciliée avec les hommes. Mais c'est toujours moi qui choisis. Khaled me faisait envie. J'espère que tu ne m'en veux pas.
- Khaled n'est pas un esclave. C'est un homme libre. Il n'est même pas mon domesse. C'est lui qui m'a appris le métier des armes.
- Eh bien, cela nous sera utile, parce que nous n'allons pas tarder à arriver à Czernova. Tu vas voir. La chasse veraskanne n'a rien à voir avec celle que tu as pratiquée à Gwondaleya.