Québec
Mai 1859
Quelques jours après la visite de Fanette chez les Ursulines, Marie-Rosalie commença à tousser. Fanette, réveillée au beau milieu de la nuit par un bruit sec, sut tout de suite que c’était sa fille. Elle se leva précipitamment, alluma une bougie et se pressa vers sa chambre. Elle se pencha au-dessus du berceau, toucha le front de Marie-Rosalie. Il était brûlant et la sueur perlait à travers ses cheveux fins. Folle d’inquiétude, elle revint dans sa chambre où Philippe, encore à moitié endormi, se frottait les yeux.
— Il faut aller chercher le docteur Lanthier. Je crois que Marie-Rosalie fait de la fièvre.
Philippe se leva, se rendit à la chambre de Marie-Rosalie, lui toucha le front. Il se tourna vers Fanette, cachant mal son anxiété.
— Je vais chercher le docteur. Pendant mon absence, enveloppe-la de linges frais pour faire baisser la température.
Il retourna dans la chambre et s’habilla en vitesse, se retenant de reprocher à Fanette d’être sortie avec le nourrisson malgré le mauvais temps. À quoi cela aurait-il servi? Elle se le reprocherait bien assez elle-même. Madame Régine, qui avait sa chambre au bout du couloir, apparut sur le seuil de sa porte, en robe de nuit et bonnet. Fanette, qui ne voulait pas laisser sa fille sans surveillance, accourut vers la domestique.
— Marie-Rosalie est malade. Apportez des linges et une bassine d’eau fraîche.
Fanette retourna à la chambre de Marie-Rosalie, qui gémissait doucement. Elle prit sa petite main dans la sienne, lui murmura des mots rassurants. Le notaire, alarmé par le va-et-vient, sortit de sa chambre, une lampe à huile à la main. Il n’eut que le temps de voir Philippe quitter la maison en coup de vent. Saisi d’un pressentiment, il se rendit jusqu’à la chambre de Marie-Rosalie, aperçut de la lumière par l’entrebâillement de la porte.
Fanette tenait toujours la main de sa fille lorsqu’elle entendit une voix métallique s’élever derrière elle.
— Je vous avais prévenue. S’il devait arriver quelque chose à Marie-Rosalie, je ne vous le pardonnerais jamais.
Fanette se redressa, les yeux remplis d’angoisse.
— Moi non plus. Maintenant, je vous en prie, laissez-nous.
Madame Régine revint avec une bassine et des linges. Fanette déshabilla Marie-Rosalie. Les deux femmes trempèrent les linges dans l’eau froide, les essorèrent et emmaillotèrent l’enfant, qui se mit à s’agiter et à pleurer.
— Allez dormir, dit Fanette, je veillerai sur elle.
Madame Régine refusa de quitter la chambre. Fanette resta debout près du berceau, surveillant le moindre signe de détresse de sa fille. Elle soupira de soulagement lorsque le docteur Lanthier arriva, une demi-heure plus tard. Philippe entra à sa suite.
— Enfin...
Le docteur s’approcha du berceau, jeta un coup d’œil à Marie-Rosalie. Elle toussait et pleurait faiblement; ses yeux brillaient de fièvre et ses paupières étaient légèrement enflées. Il toucha son front avec sa paume.
— Elle a une fièvre élevée.
Il examina attentivement la gorge de l’enfant à l’aide d’un abaisse-langue et constata la présence de petites taches blanches de la grosseur d’une tête d’épingle à l’intérieur des joues. Le docteur se redressa, cachant mal sa préoccupation. Fanette et Philippe avaient les yeux rivés sur lui.
— Je crois que c’est la rougeole.
Le notaire, qui venait d’entrer dans la chambre, pâlit et dut se retenir au chambranle de la porte. Il revoyait les cheveux noirs de Cecilia qui flottaient sur l’eau, son visage blanc, ses bras qui battaient l’air; il entendait ses cris de plus en plus faibles, comme si l’eau avait envahi ses poumons.
— C’est une punition, balbutia-t-il.
Tous les regards se tournèrent vers lui. Il avait le visage cireux. Deux disques rouges allumaient ses joues. Le docteur Lanthier vint vers lui et le secoua.
— Calmez-vous, monsieur Grandmont.
— C’est une punition! Une punition!
Le médecin lui asséna alors une gifle retentissante. Un silence suivit, ponctué par la toux de l’enfant. Le docteur Lanthier fut le premier à parler. Sa voix était calme, rassurante.
— Ce n’est pas une punition, c’est une maladie. Allez dormir. Tout ira mieux demain.
Le notaire lui obéit comme un automate. Lorsqu’il fut sorti de la pièce, le docteur referma la porte et revint vers le berceau. Fanette et Philippe levèrent leur visage angoissé vers lui.
— Il faudra surveiller votre enfant sans relâche. Si vous ne l’entendez plus respirer, soulevez-la et donnez-lui de petites tapes dans le dos. Je vais lui faire boire une légère dose d’extrait d’écorce de saule pour faire baisser la fièvre. Dans quelques jours, elle aura des irruptions cutanées qui dureront quatre ou cinq jours.
Fanette ne put contenir ses larmes plus longtemps.
— Elle va guérir? réussit-elle à dire entre deux sanglots.
— Marie-Rosalie a une bonne constitution. Si la fièvre finit par tomber, ce sera bon signe.
Le docteur se dirigea vers la fenêtre, puis l’ouvrit. Philippe et Fanette le regardèrent faire avec appréhension. Il se tourna vers eux et leur expliqua gentiment:
— Ne craignez rien. Il faut laisser la fenêtre ouverte pour permettre l’aération. Évitez les contacts directs et toute visite de l’extérieur. Elle sera très contagieuse durant les prochains jours.
Continuez à lui faire des compresses d’eau fraîche toutes les heures pour faire baisser sa température. Je reviendrai demain matin.
Le reste de la nuit, Fanette et Philippe se relayèrent au chevet de l’enfant. Le matin venu, madame Régine voulut les obliger à prendre du repos, mais ils refusèrent.
— Je vous prépare quand même quelque chose à manger, marmonna-t-elle.
Le docteur Lanthier, comme promis, revint dans la matinée. Il avait des ombres violettes sous les yeux et Fanette remarqua pour la première fois que ses cheveux étaient presque entièrement devenus gris. Il ausculta soigneusement Marie-Rosalie, qui geignait doucement.
— Elle a encore de la fièvre, mais son état est stable, dit le docteur, la voix rauque de fatigue.
Il sortit un onguent de sa sacoche.
— Appliquez-lui cet onguent à base de camomille dès que vous verrez les premières irruptions. Cela soulagera les démangeaisons. Et tâchez de prendre du repos. Cela ne vous avancera à rien si vous tombez malades à votre tour.
Le docteur reprit son sac noir et repartit pour faire sa tournée habituelle de patients, non sans leur promettre de revenir chaque jour. Après son départ, Philippe prit Fanette par la main.
— Va dormir, je veillerai sur elle.
— Je n’ai pas sommeil, répliqua Fanette.
— Moi non plus. Je t’en prie, laisse-nous. Tout ira bien, dit Philippe avec une fermeté qui ne lui était pas habituelle.
Fanette, qui tenait à peine sur ses jambes tellement elle était épuisée, se résigna à quitter la chambre de sa fille.
— S’il y a la moindre alerte, réveille-moi.
— Promis.
Fanette s’étendit tout habillée dans leur lit, mais elle n’arriva pas à fermer l’œil, malgré sa fatigue. Une pensée l’obsédait: Marie-Rosalie était tombée malade par sa faute. Si elle ne s’était pas obstinée à faire cette visite à Rosalie avec sa fille malgré la pluie et le temps frais, rien de tout cela ne serait arrivé. Elle était convaincue que Philippe le croyait aussi, mais qu’il était trop bon pour le lui reprocher. Les paroles du notaire lui revinrent à l’esprit: «S’il arrive quelque chose à Marie-Rosalie, je ne vous le pardonnerai jamais.» Dieu était-il cruel au point de lui enlever sa fille à cause d’une imprudence? Quelle était la punition à laquelle le notaire avait fait allusion? Elle ferma les yeux.
D’immenses vagues se fracassent sur le pont. Les mâts craquent sous les bourrasques, et les embruns lui fouettent le visage. Elle aperçoit soudain Amanda, qui s’avance vers elle en lui tendant les bras.
— Fionnualá!
Elle veut courir vers elle, mais ses jambes sont lourdes, si lourdes… Amanda lui crie quelque chose, mais le sifflement du vent et le fracas des vagues sur le pont couvrent ses paroles. Soudain, elle aperçoit des marins qui transportent un homme. Elle s’en approche. Le visage est blanc comme de la cire.
— A Dhaidi! Papa!
Une de ses mains pend dans le vide. Elle la saisit, elle est froide et rigide comme du bois. Une vague déferle sur le pont. Elle est séparée de son père. Des marins l’enveloppent d’un linceul blanc, le jettent à la mer. Son corps coule dans l’eau sombre.
Le visage inquiet de Philippe était penché au-dessus du sien.
— Tu as fait un mauvais rêve.
Fanette se redressa sur les coudes, le cœur battant.
— Marie-Rosalie! s’écria-t-elle, alarmée.
— Elle dort. Madame Régine veille sur elle.
Philippe s’assit sur le lit, caressa tendrement l’épaule de Fanette.
— Tu as crié dans ton sommeil.
Elle avait la gorge trop serrée pour répondre. Ce n’était pas la première fois qu’elle faisait ce cauchemar. Son père était mort à bord du Rodena en route vers Québec, mais elle n’avait que sept ans au moment du voyage; elle ne se rappelait plus si elle avait vraiment vu les marins jeter le corps de son père à la mer ou si elle l’avait imaginé. Le visage de son père se confondit avec celui de sa mère, Maureen, étendue sur son grabat de fortune dans la cale du Rodena, tremblante de fièvre. Fanette avait cueilli des myosotis dans un pré, près de la plage, et les avait offerts à sa mère, juste avant sa mort. Forget me not...
— S’il fallait que Marie-Rosalie...
Sa voix se brisa. Philippe prit le visage de Fanette entre ses mains, la regarda dans les yeux.
— Elle ne mourra pas. Et si le pire devait arriver, personne n’en serait responsable.
— Tu dis ça pour me rassurer. Toi non plus, tu ne voulais pas que j’emmène Marie-Rosalie chez les Ursulines.
— Ce n’est pas la pluie qui a causé la rougeole. D’après le docteur Lanthier, Marie-Rosalie était probablement déjà malade avant même votre départ. Les symptômes se sont déclarés plus tard. Tu n’as rien à te reprocher.
— Ton père croit que c’est une punition.
Philippe se rappela son père, le jour de l’accouchement de Fanette, à genoux dans les morceaux de verre, complètement ivre.
— Parfois, j’ai l’impression qu’il n’a plus toute sa tête.
Fanette se leva.
— Je retourne auprès d’elle.
Fanette et Philippe, relayés par madame Régine, veillèrent Marie-Rosalie nuit et jour. Le docteur Lanthier avait interdit toute visite, de sorte que Fanette prit le temps d’écrire chaque jour à Emma et à Rosalie, pour les tenir au courant de l’état de santé de Marie-Rosalie, un mot que monsieur Joseph allait leur porter. Après quelques jours, des rougeurs apparurent, d’abord sur le visage du poupon, ensuite sur tout le corps. Fanette et madame Régine lui enduisaient le corps de l’onguent à la camomille que le docteur Lanthier avait recommandé. Fanette, accaparée par les soins qu’elle prodiguait à sa fille, finit presque par oublier sa terreur de la perdre.
Après une autre semaine, les rougeurs firent place à une fine desquamation, puis disparurent. Il n’y avait plus traces de fièvre, et la toux avait complètement cessé. Marie-Rosalie avait repris ses belles couleurs et gazouillait au réveil. Le docteur Lanthier, qui avait tenu sa promesse et s’était rendu chaque jour au chevet de Marie-Rosalie, l’ausculta une dernière fois.
— Votre fille ne court plus aucun danger.
Fanette et Philippe recommencèrent à mieux respirer, comme s’ils avaient vécu pendant tout ce temps en apnée. Ils eurent du mal à retrouver leurs habitudes de sommeil, ayant gardé le réflexe de se lever dès qu’ils entendaient le moindre son suspect ou, au contraire, lorsqu’ils n’entendaient plus rien, craignant que Marie-Rosalie ait cessé de respirer.
Le notaire, lorsqu’il apprit la nouvelle, fit dire trois messes à la cathédrale Notre-Dame, pour faveur exaucée. Dieu a entendu mes prières. Dieu m’a pardonné...
Quelques jours plus tard, Philippe reçut une lettre de l’Université Laval. Il n’osa pas l’ouvrir tout de suite, craignant un refus qui aurait mis fin abruptement à ses rêves. Puis il se décida et déchira l’enveloppe d’un coup sec. Il déplia nerveusement la lettre.
Fanette était penchée au-dessus du berceau de Marie-Rosalie lorsque Philippe entra dans la chambre, une lettre à la main. Il arborait une mine grave. Elle le regarda, anxieuse. Il lui fit un sourire radieux:
— Je suis accepté, Fanette. Je commence mes études en médecine dès septembre.