Québec
Mai 1850
Près d’un an s’était écoulé depuis qu’Amanda, connue dans la maison de madame Bergevin sous le nom de Mary Kilkenny, avait reçu son premier client. Elle était de loin la fille la plus populaire de la maison close. Les premiers temps, sa patronne lui remettait quelques shillings après chaque visite qu’elle recevait dans la «chambre rose», comme les filles la nommaient familièrement, car le mobilier, les rideaux, le papier peint et jusqu’aux abat-jour étaient roses. Il y avait une dizaine de chambres, qui avaient chacune leur couleur. Madame Bergevin avait peu à peu diminué les émoluments d’Amanda, puis ne lui versa plus rien. Amanda tenta de protester, mais madame Bergevin se montra intraitable.
— Qui paie pour ton linge, tes robes, ta chambrette et ta nourriture? Qui héberge ton enfant? Ton entretien me coûte les yeux de la tête!
Finies, les manières douces et les paroles enjôleuses dont madame Bergevin l’avait abreuvée lorsqu’elle l’avait recueillie chez elle. Les masques étaient tombés. Peu de temps après sa prise de bec avec sa patronne, Amanda fut témoin d’une scène pénible, par l’entrebâillement de la porte du boudoir de la tenancière. Cette dernière passait tout un savon à l’une des filles, surnommée Bébette, la menaçant de la jeter à la rue. Toutes les filles étaient sur le qui-vive. Anita expliqua à Amanda en chuchotant que madame Bergevin était fâchée parce que Bébette était tombée enceinte: pendant la durée de sa grossesse, elle devenait une bouche inutile à nourrir. Tomber enceinte était la plus grande crainte des filles. Elles utilisaient tous les moyens à leur disposition pour l’éviter, et quand le pire arrivait, pour se débarrasser de leur fardeau.
Le lendemain, Amanda entendit des sanglots derrière la porte de Bébette. Elle entra. La jeune fille était couchée sur son lit en chien de fusil. Amanda s’élança vers elle.
— Bébette!
Elle souleva son drap. La pauvre Bébette baignait dans son sang. Amanda mit une main sur sa bouche. Elle vit la tête d’Anita dans l’embrasure de la porte.
— Vite, va chercher madame Bergevin!
Anita courut alerter la patronne. Cette dernière, le visage pâle et les dents serrées, fit atteler sa voiture et alla quérir un médecin de sa connaissance, un homme au visage de bouledogue, mais qui avait de la compassion pour les pauvres filles et faisait du mieux qu’il le pouvait pour les soigner. Lorsqu’il examina Bébette, il hocha la tête, mécontent. La jeune fille avait tenté de se défaire du fœtus en enfonçant une aiguille à tricoter dans son vagin.
— Pauvre petite, maugréa-t-il. Il ne faut pas la laisser ici dans son état. Elle a déjà perdu beaucoup de sang. Je l’emmène à l’hôpital.
Bébette ne revint pas à la maison close. Madame Bergevin prétendit qu’elle était repartie dans sa famille, à la campagne, mais Anita n’en crut pas un mot.
— Elle est au ciel, avec les anges.
Anita avait gardé la foi de son enfance. Elle était convaincue que la vie ici-bas n’était qu’une épreuve passagère et qu’après, un monde meilleur les attendrait, sans clients ni réprimandes. Quant à Amanda, sa seule consolation, sa raison d’être se résumaient en un prénom: Ian. Elle avait craint, les premiers mois, qu’il ressemble à son père. Chaque jour, elle observait attentivement son fils, croyant détecter la forme du nez, ou un froncement de sourcils qui pût lui rappeler Jacques Cloutier. Les cheveux d’Ian étaient restés d’un noir de jais mais, à son grand soulagement, ses yeux étaient devenus gris, comme les siens et ceux de son propre père, Ian O’Brennan. Il avait déjà appris à marcher et courait partout. Les filles, particulièrement Anita, étaient très attachées à lui. C’est à qui lui donnerait son bain, lui chanterait une chanson ou lui raconterait une histoire avant qu’il s’endorme. Lorsqu’il tombait et fondait en larmes, une main charitable était toujours proche pour le consoler et le remettre sur ses pieds.
Quelque temps après le départ de Bébette, madame Bergevin ramena une «nouvelle» à la maison, une jeune fille qui avait quitté la ferme familiale pour trouver du travail en ville. Une fois ou deux par mois, madame Bergevin faisait atteler son carrosse et se rendait dans les quartiers pauvres de la ville, à Saint-Roch ou à Saint-Sauveur, ou encore près du port, afin d’y recruter des jeunes filles sans famille, sans attaches, qu’elle prenait au piège de sa prétendue bonté et ramenait chez elle, pour ensuite les entraîner graduellement à exercer le plus vieux métier du monde, comme elle l’avait fait pour Amanda.
Madame Bergevin donnait congé à ses filles le dimanche, non par générosité mais parce que, le jour du Seigneur, les clients faisaient leurs dévotions et se consacraient à leur famille. Amanda en profitait pour échapper à l’air confiné et chargé de parfums de la maison close, et se rendait souvent à pied jusqu’à la halle du marché Champlain. Elle aimait l’odeur de foin et de poussière, les étals chargés de légumes, les boniments des marchandes, et surtout le fleuve, dont les couleurs changeantes reflétaient le ciel. Elle regardait longuement les mouvements de l’eau, le scintillement des vagues, dont l’écume blanche ressemblait à des goélands. Le fleuve, qui avait été le linceul de son père, pouvait aussi devenir un chemin vers la liberté. Son regard s’attardait sur les bateaux accostés au fil des quais et dont les mâts se berçaient doucement sous la brise. Un jour, elle et Ian partiraient sur l’un de ces navires pour une destination inconnue, loin, très loin de la maison de madame Bergevin...
Un dimanche, en marchant dans les allées du marché, elle aperçut à distance une fillette d’environ dix ans. Une femme bien en chair, à la mine débonnaire et au grand chapeau, la tenait par la main. La fillette était très jolie, avec ses longs cheveux nattés et ses grands yeux d’un bleu tirant sur le mauve. Amanda s’arrêta sur ses pas, saisie par un vertige presque insoutenable. Ces yeux d’un bleu unique! Súile gorma na hÉireann sin, ces yeux d’un bleu d’Irlande, comme les appelait leur mère... Fionnualá! Mon Dieu! Était-ce possible? Sa petite sœur vivait dans la même ville qu’elle et elle ne le savait pas! Comment avait-elle réussi à s’échapper de la ferme des Cloutier?
«Laisse-moi pas toute seule ici!» s’était écriée Fanette, désespérée, lorsque Amanda lui avait annoncé son départ avec monsieur Bruneau. Amanda lui avait promis qu’elle reviendrait, mais n’avait pu tenir parole. Elle sentit une vague d’amour et de remords déferler en elle. Elle s’avança vers la fillette et la dame au grand chapeau. Mo dheirfiúirín, a mhuirnín, mo Fionnualà bheag, ma petite sœur bien-aimée, ma petite Fionnualá... Puis son regard croisa celui d’un homme en redingote au bras d’une femme au teint fleuri et à la robe chargée de dentelle. Elle le reconnut. C’était monsieur Legris, un client régulier de la maison de madame Bergevin. L’homme détourna les yeux, faisant mine de ne pas la connaître. Amanda eut l’impression qu’un mur invisible s’était soudain dressé entre elle et Fanette. Comment avait-elle pu croire un seul instant qu’elle pourrait prendre sa petite sœur dans ses bras, la serrer contre elle comme si de rien n’était? Fanette était bien habillée, elle semblait manger à sa faim; son visage était rayonnant. Il y avait un amour manifeste dans le regard qu’elle portait sur la dame au chapeau, et les yeux vifs de la dame étaient remplis d’une évidente tendresse. Elle n’avait pas le droit de s’immiscer dans sa nouvelle vie et de détruire son bonheur. Et quand bien même elle le ferait, comment trouver les mots pour lui expliquer l’existence qu’elle menait, pour lui faire comprendre cette honte qui s’abattait sur elle chaque fois qu’un client posait la main sur son corps? Comment trouver le courage de lui apprendre qu’elle avait eu un fils de celui-là même qui leur avait rendu la vie si misérable et qui, de surcroît, était un assassin? Amanda se détourna et fit un effort pour ne pas courir. Non, elle ne pourrait jamais regarder sa petite sœur en face, elle dont la vie était chargée de honte et de colère. Après avoir traversé le marché, Amanda ne put résister à la tentation de se retourner, espérant voir sa petite sœur une dernière fois, mais la dame et Fanette avaient disparu.
Amanda revint à la maison de madame Bergevin, bouleversée par sa rencontre avec sa sœur. En levant les yeux vers l’immeuble coquet qui abritait tant de misère, une résolution fit son chemin dans sa tête. Elle monta à sa chambrette, se dirigea vers son lit, souleva le matelas, glissa une main dans un espace qu’elle avait aménagé à l’intérieur, en retira une vingtaine de shillings qu’elle cacha dans sa ceinture. Elle prit quelques vêtements qu’elle plaça dans un châle. Elle le replia et plaça le baluchon sous son lit. Elle attendit que la nuit tombe, puis réveilla Ian, qui dormait dans un lit à côté du sien. Il se frotta les yeux.
— Shhh, réveille-toi, mon ange, chuchota-t-elle. Tá gach rud go maith. Tout va bien.
Il la regarda de ses grands yeux confiants. Ce regard lui redonna du courage. Elle le souleva, l’aida à enfiler des vêtements en coton qu’Anita, qui avait été domestique dans une maison de la haute ville, dont elle avait été chassée après avoir été violée par son maître, avait cousus pour l’enfant. Tenant Ian dans ses bras, son châle en bandoulière, Amanda sortit de sa chambrette et descendit les deux escaliers sans faire de bruit. Une lampe torchère dont la mèche avait été baissée répandait une faible lueur sur le palier. Une fois au rez-de-chaussée, elle se dirigea à tâtons vers le couloir qui menait à la cuisine. Elle savait que madame Bergevin fermait soigneusement la porte d’entrée à double tour avant de se coucher et qu’elle gardait toujours son trousseau de clés sur elle; mais la porte de la cuisine, qui donnait sur une venelle, était simplement verrouillée de l’intérieur.
La cuisine était plongée dans la pénombre. Seul un rai de lune filtrait par l’interstice d’un rideau mal fermé. Amanda s’approcha de la porte, déposa doucement Ian par terre et se pencha pour repousser les verrous. Une voix sèche la fit tressaillir.
— Où vas-tu, Mary?
Amanda se retourna. Madame Bergevin, debout dans l’entrée de la cuisine, tenant une lanterne devant elle, la toisait durement. Ses yeux et sa bouche semblaient dessinés à l’encre de Chine. Amanda prit son fils par la main. Il s’accrocha instinctivement à sa jupe.
— Loin d’ici, dit Amanda avec fermeté.
Madame Bergevin fit quelques pas vers eux, déposa sa lanterne sur une table. La flamme de la chandelle projetait des ombres mouvantes sur les murs.
— Si tu n’es pas heureuse dans ma maison, je ne te retiens pas, siffla madame Bergevin. Seulement, je t’avertis: une fois dans la rue, ton enfant et toi n’aurez plus aucune protection. Vous crèverez de faim, vous n’aurez pas de lit où dormir ni de toit sur la tête. Personne ne veut d’une prostituée et d’un bâtard.
La colère fit briller les yeux d’Amanda.
— Mon fils a un nom. Il s’appelle Ian O’Brennan.
Madame Bergevin eut un petit rire sans joie.
— Un nom ne donnera pas à manger à ton fils, ni un lit pour dormir.
— J’irai dans un refuge.
— Ils te prendront ton enfant, répliqua madame Bergevin. C’est ça que tu veux?
Amanda fit un mouvement pour repousser les verrous, mais madame Bergevin se lança vers elle et lui agrippa brusquement un bras. Ian poussa un cri effrayé.
— Lâchez-moi! s’écria Amanda.
— Jacques Cloutier s’est évadé.
Amanda resta figée de surprise. Puis elle secoua la tête, refusant de la croire. Madame Bergevin accentua la pression de sa main sur son bras.
— Il a échappé à ses gardiens qui le conduisaient au palais de justice et s’est enfui. La police n’a pas réussi à le retrouver.
— Quand? dit Amanda, la voix blanche.
— L’été dernier, le 22 juillet. La nouvelle a paru dans les journaux. Je ne t’en ai pas parlé, je voulais pas t’inquiéter pour rien.
Amanda tâcha de rester calme.
— L’été passé... Ça fait longtemps. Il doit être pas mal loin d’ici, dit-elle.
— Je l’ai vu pas plus tard que la semaine dernière.
Amanda sentit la peur s’insinuer dans ses veines. Elle tenta de lire dans les yeux de madame Bergevin, mais son visage était plongé dans la pénombre.
— Je vous crois pas.
— Je l’ai vu par la fenêtre de ma voiture. Il travaillait sur un chantier naval, près de la rivière Saint-Charles. Il transportait des billots. Il avait les cheveux longs et une barbe, mais j’ai eu le temps de l’observer comme il faut. C’était bien lui.
Un désespoir morne envahit Amanda. Elle n’avait pas peur pour elle, mais pour son fils. Elle ne se pardonnerait jamais de mettre sa vie en danger. Madame Bergevin, sentant que ses paroles avaient eu l’effet escompté, desserra son étreinte. Son ton se radoucit.
— Il est capable de tout, Mary, t’es bien placée pour le savoir, mais il osera pas revenir ici. Il sait que j’hésiterais pas une seconde à le tuer. Tant que vous restez chez moi, ton fils et toi, vous courez aucun danger. Mais si vous partez d’ici, je serai plus là pour vous protéger.
Amanda resta un moment près de la porte, tenant son enfant serré contre elle. Elle n’avait jamais pu oublier l’irruption de Jacques Cloutier chez madame Bergevin, ses menaces, le couteau qu’il brandissait, le sang-froid de madame Bergevin, qui l’avait mis en joue avec un pistolet. Ian se mit à pleurer. Elle le prit dans ses bras.
— A Iain, táim anseo... Beidh mé i gcónaí ann duitse. Ian, je suis là... Je serai toujours là pour toi.
Tenant Ian contre elle, Amanda revint sur ses pas et s’éloigna dans le couloir menant à l’escalier. Madame Bergevin la suivit des yeux et attendit encore une demi-heure avant d’aller se coucher. En se mettant au lit, elle s’étonna elle-même d’éprouver quelque chose qui ressemblait à du remords. Elle n’avait pas vu Jacques Cloutier; le chantier naval près de la rivière, le transport de billots, la barbe et les cheveux longs, elle avait inventé cela de toutes pièces pour effrayer Mary et la retenir chez elle. La petite lui rapportait gros, du moins pour le moment; elle ne pouvait se permettre de la perdre. Si elle avait été assez naïve pour la croire, tant pis pour elle. Car eût-elle vu Jacques Cloutier qu’elle se serait empressée de le dénoncer à la police. La vérité était qu’il s’était bel et bien échappé, le 22 juillet, mais qu’elle n’avait pas la moindre idée de l’endroit où il se trouvait. «En enfer, j’espère», murmura-t-elle avant de s’endormir.