Québec
Octobre 1858
Étendue dans son lit, le dos appuyé sur des coussins, Fanette lisait. Elle suivait les recommandations du docteur Lanthier et demeurait allongée, même pour ses repas. Il lui en coûtait de rester ainsi confinée à sa chambre, mais elle avait encore de faibles saignements et ne voulait prendre aucun risque. Elle leva les yeux de son livre et regarda par la fenêtre. Le grand chêne devant la maison avait presque entièrement perdu ses feuilles. Ses branches grises s’agitaient sous le vent d’automne.
Philippe témoignait d’un inlassable dévouement. Il lui apportait ses repas, l’aidait à faire sa toilette, lui faisait la lecture avant qu’elle s’endorme, passait chaque soir la bassinoire sous le couvre-pied pour que Fanette n’attrape pas froid. Jamais il n’exprimait la moindre inquiétude, alors qu’au fond de lui-même, il vivait dans l’angoisse qu’elle fasse une fausse couche.
Quant au notaire, son comportement avait changé du tout au tout. Il n’avait plus jamais reparlé d’Amanda, depuis le fameux article du journal L’Aurore de Québec, comme si rien de tout cela n’avait eu lieu. Il était plein de sollicitude pour Fanette, prenait de ses nouvelles chaque jour, s’inquiétait dès qu’il la trouvait trop pâle ou qu’elle montrait des signes de fatigue. Il ne jurait plus que par le docteur Lanthier, dont la présence lui semblait des plus rassurantes. Fanette avait accueilli ce changement d’attitude avec un soulagement teinté de méfiance. Elle n’avait rien oublié de leur confrontation au sujet d’Amanda et ne pouvait croire que le notaire eût enterré la hache de guerre du jour au lendemain. Amanda... Elle était sans nouvelles de sa sœur depuis que cette dernière avait réussi à échapper à la police. Elle ne savait même pas si elle avait cherché à lui écrire de nouveau à l’intention de «F. O.», car dans son état, il lui était impossible de se rendre à la rédaction du journal L’Aurore de Québec. À sa demande, Philippe lui apportait L’Aurore tous les matins, qu’elle parcourait attentivement: Oscar Lemoyne n’avait pas récidivé avec un deuxième article, mais à en juger par l’absence de scrupules dont il avait fait preuve, Fanette n’avait pas de doutes quant au fait que si le journaliste avait été sur une piste concernant Amanda, il ne se serait pas gêné pour la divulguer. Fanette referma son livre. Où Amanda s’était-elle réfugiée? Avait-elle quitté Québec ou était-elle terrée quelque part? Qu’était-il advenu de son fils? Elle eut l’impression que sa sœur avait soudain disparu de la surface de la Terre, comme si elle eût inventé jusqu’à son existence. Pourtant, elle l’avait bel et bien vue, devant l’église St. Patrick, enluminée par la lumière ambre du mois d’août, portant une robe du même bleu que le ciel. Fanette avait été témoin de sa fuite, de la cavalcade du policier qui s’était lancé à sa poursuite. Elle avait ressenti une joie profonde lorsque ce dernier était revenu bredouille... Elle aurait tout donné pour savoir ce qui lui était advenu. La porte de la chambre s’ouvrit et Philippe entra, un plateau à la main.
— Le déjeuner de madame est servi, dit-il, affectant la mine sérieuse d’un serviteur stylé.
Il déposa le plateau sur les genoux de Fanette.
— Madame Régine commence à me faire les gros yeux, dit-il à la blague. Elle a l’impression que je lui vole sa place.
Fanette sourit, puis avisa le journal L’Aurore, que Philippe avait placé à côté d’une assiette. Elle s’en empara, le parcourut fébrilement. Rien sur Amanda. Elle replia le journal, visiblement déçue. Philippe, qui l’avait observée pendant sa lecture, lui versa une tasse de thé et la lui tendit. Fanette prit une gorgée, puis déposa la tasse sur le plateau.
— Philippe, j’aimerais que tu te rendes à la rédaction de L’Aurore. Il y a peut-être une lettre pour moi.
Philippe se rembrunit. Au fond de son cœur, il eût souhaité que sa femme mît un trait sur son passé. À quoi bon se torturer avec des souvenirs, avec des regrets? À quoi bon poursuivre les chimères d’un passé qu’elle ne pouvait changer? Elle attendait leur enfant, c’était cela qui devait désormais compter à ses yeux. Fanette, devinant son état d’esprit, revint à la charge:
— Je ne sais pas ce qu’Amanda est devenue. Elle a peut-être cherché à m’écrire une autre lettre. C’est son seul moyen de communiquer avec moi.
Philippe hésita, puis acquiesça.
— Je vais le faire.
Le docteur Lanthier faisait sa visite quotidienne à Fanette. Il lui trouva bonne mine et la félicita de sa persévérance; il était convaincu que le repos forcé était la seule façon de mener sa grossesse à terme.
Marguerite, debout derrière la porte de sa chambre, reconnut le timbre grave du médecin. Puis la porte de Fanette s’ouvrit et se referma. Elle entendit le pas du docteur Lanthier qui s’éloignait. C’était le moment où jamais... Elle sortit de sa chambre.
— Docteur!
Le médecin, son sac de cuir à la main, se retourna et vit la silhouette blanche de Marguerite Grandmont sur le seuil de sa chambre. Il ne put s’empêcher d’éprouver de la compassion pour la pauvre femme. Le notaire Grandmont n’avait plus fait appel à lui depuis qu’il avait soigné sa femme pour un excès de laudanum. Son teint blafard et ses traits amaigris trahissaient à eux seuls le fait qu’elle n’avait pas abandonné cette terrible habitude.
— Je voudrais vous parler un instant, murmura-t-elle.
Elle lui fit signe d’entrer. Il hésita puis, devant sa mine suppliante, n’eut pas le cœur de refuser. Marguerite referma prestement la porte derrière eux. Elle était fébrile; le docteur remarqua que ses mains tremblaient.
— Je vous attendais. J’ai de terribles migraines, depuis quelque temps, et je n’arrive plus à dormir. Si vous pouviez me donner un peu de laudanum, cela me ferait le plus grand bien.
Sa voix était légèrement haletante; elle se rendit compte du tremblement de ses mains et les enfouit dans ses manches. Il l’observa un moment, puis dit en y mettant le plus de douceur possible:
— Vous avez un problème de dépendance, madame Grandmont. Je ne ferai rien pour l’aggraver.
— Je vous jure que non. Je ne dors plus. Mes maux de tête...
— Ce sont des symptômes de votre dépendance, et non pas ses causes.
Une lueur de colère fit briller les yeux de Marguerite.
— Je pourrais cesser d’en prendre n’importe quand.
— Alors pourquoi ne le faites-vous pas?
Elle se tordit les mains.
— Je n’en ai plus. Je vous en supplie, il m’en faut, il m’en faut tout de suite!
Le docteur Lanthier s’avança vers elle...
— Il faut vous faire soigner, madame Grandmont.
Elle le repoussa.
— Je n’ai pas besoin de vos conseils stupides! Il reprit sa trousse.
— Si jamais vous avez besoin d’aide, n’hésitez pas à faire appel à moi.
Il sortit.
Oscar termina un papier sur la première école d’agriculture, qui devait ouvrir ses portes à Sainte-Anne-de-la-Pocatière, puis se leva et l’apporta à l’imprimeur. En revenant vers son pupitre, il vit un jeune homme entrer dans la salle de rédaction. Il le reconnut tout de suite: c’était lui qui faisait le pied de grue devant l’église St. Patrick. L’intérêt d’Oscar grimpa en flèche. Que venait-il faire là? Il s’assit, intrigué.
Philippe regarda autour de lui, cherchant à qui s’adresser. Il aperçut quelqu’un attablé près de la porte d’entrée. Il portait une casquette et avait des taches de rousseur sur les joues. Ce visage lui était familier, mais où l’avait-il vu? Il s’approcha de lui.
— Je voudrais savoir si vous avez reçu une lettre à l’attention de «F. O.».
Le sang d’Oscar ne fit qu’un tour. Fanette O’Brennan... Il inspira un bon coup pour se calmer.
— De la part de qui?
— De la part de ma femme, Fanette Grandmont. C’est elle qui a placé une annonce dans votre journal.
Oscar se rembrunit. Son intuition ne l’avait pas trompé: c’était bien le mari de la «jolie dame». Il ne fit aucun effort pour cacher son antipathie.
— Je vais vérifier, marmonna-t-il.
Il se dirigea vers le vieux classeur en bois, ouvrit un tiroir, y chercha le dossier au nom de «F. O.». Il était vide. Il revint vers le jeune homme.
— Désolé, pas de courrier.
— Vous en êtes sûr?
— Aussi sûr que je m’appelle Oscar Lemoyne, répliqua Oscar sans réfléchir.
Philippe le regarda, interdit.
— C’est vous qui avez écrit l’article sur Amanda et sur ma femme. Il n’y a pas de quoi être fier.
Philippe sortit, laissant Oscar honteux. Fanette Grandmont n’était pas venue en personne à la rédaction: elle avait envoyé son mari à sa place. Elle ne lui avait visiblement pas pardonné son indiscrétion. Qui sait si elle ne le soupçonnait pas d’avoir dénoncé Amanda à la police? Mais la curiosité chassa rapidement le remords. Ainsi, elle n’avait pas perdu espoir de recevoir une autre lettre de sa sœur. Ce seul fait raviva son intérêt pour l’affaire de la «Dame en bleu». Depuis qu’elle avait réussi à échapper à la police, elle avait disparu sans laisser de traces. Il n’avait aucune piste, aucun indice indiquant où elle se trouvait.
Philippe se hissa sur le siège de sa voiture. Il savait qu’il causerait une grande déception à Fanette en lui apprenant qu’il n’y avait pas de lettre d’Amanda à la rédaction du journal, et la simple idée de lui faire du chagrin le bouleversait. Il secoua les rênes, préoccupé; la voiture roula sur la rue Saint-Pierre. Les risques que Fanette perde leur enfant étaient encore très élevés; la moindre émotion pouvait causer une fausse couche.
Sa voiture atteignit l’intersection de la côte de la Montagne. Soudain, il vit un cheval qui filait à l’épouvante sur la côte, traînant une carriole derrière lui. Le conducteur tentait désespérément d’arrêter la monture en tirant sur les rênes comme un forcené. Des fagots jaillirent de la carriole et s’écrasèrent sur le pavé avec un bruit assourdissant. Des cris retentirent.
— Gare! Gare!
Des passants se jetèrent sur le côté pour éviter d’être happés par l’attelage. Une femme poussa un hurlement et courut vers un bambin debout sur le trottoir. L’attelage roulait vers lui à un train d’enfer.
— Charles!
La femme réussit à saisir son enfant à bras-le-corps et le tira violemment vers elle. Le cheval passa comme l’éclair, effleurant la tête de l’enfant, qui tomba sous le choc et se mit à hurler. Le cheval fonça sur un lampadaire et s’étala de tout son long sur la chaussée, renversant la carriole. Le conducteur fut projeté sur le pavé. La carriole tomba sur lui dans un craquement sinistre. Le vacarme infernal cessa soudain. On n’entendait plus que le grincement d’une roue qui tournait dans le vide, le souffle du cheval, les gémissements étouffés du conducteur. Philippe, qui avait été un témoin impuissant de l’accident, sauta de sa voiture et se précipita vers le véhicule renversé. Il se pencha au-dessus de l’homme, se rendit compte qu’il était emprisonné sous le poids de sa carriole. Du sang rougissait son pantalon. Philippe tenta de soulever la voiture, mais elle était trop lourde. Il leva la tête, aperçut des gens qui s’approchaient du lieu de l’accident, la mine effarée.
— Aidez-moi! cria-t-il. Il faut dégager le conducteur! Vite!
Un boucher portant un tablier blanc taché de sang accourut vers lui. D’autres hommes s’approchèrent.
— Allez-y doucement, dit Philippe, il ne faut surtout pas faire bouger le blessé.
Philippe leur fit signe, et ils soulevèrent la carriole en un seul mouvement. La voiture se retourna et atterrit sur le trottoir dans un bruit assourdissant. Philippe examina le charretier qui continuait à gémir. Une protubérance jaillissait d’une épaule: l’homme s’était sûrement disloqué la clavicule. Sa cuisse droite était couverte de sang.
— Ne craignez rien, dit Philippe. Ne bougez surtout pas.
L’homme le fixait du regard vague et implorant de quelqu’un qui a peur et qui souffre.
— Y a-t-il un médecin? s’écria Philippe.
Il y eut des murmures dans la foule qui s’agglutinait autour d’eux.
— Allez chercher un médecin! répéta Philippe.
Un badaud s’éloigna à la course, à la recherche d’un docteur. Le blessé tenta de bouger, mais Philippe lui mit doucement une main sur le bras.
— Je vous en prie, ne bougez pas. Courage, quelqu’un est allé chercher de l’aide.
Philippe remarqua qu’une flaque rouge s’était formée sous le blessé. Il déchira avec précaution le tissu de la jambe droite du pantalon et découvrit une large blessure par laquelle le sang giclait. L’homme en avait déjà perdu beaucoup, il fallait arrêter l’hémorragie. Sans hésiter, Philippe enleva sa redingote, puis sa chemise, dont il arracha une manche. Il entoura la blessure avec le tissu, prenant des précautions infinies pour éviter de déplacer le blessé, puis serra la lanière et fit un nœud. Il regarda autour de lui et aperçut une éclisse de bois. Il s’en empara, l’introduisit dans le nœud, puis la tourna pour serrer le garrot. Lorsqu’un médecin se présenta, une dizaine de minutes plus tard, il constata avec surprise qu’un garrot avait déjà été fait et que l’hémorragie avait cessé.
— Qui a fait ce garrot? dit-il.
Philippe répondit, mal à l’aise:
— C’est moi. Je n’aurais pas dû, je ne suis pas médecin, mais il perdait beaucoup de sang.
Le médecin hocha la tête.
— Vous avez très bien fait, mon garçon.
Après le départ du docteur Lanthier, Marguerite s’était jetée sur son lit, désespérée. Elle n’avait plus un sou. Elle avait utilisé tout l’argent que le notaire lui donnait de temps en temps – pour ses toilettes et ses «menus caprices», comme il les appelait – afin de se procurer du laudanum. Elle pensa avec amertume que si elle ne s’était pas sottement mariée, elle aurait été une femme riche et libre de dépenser son argent comme elle l’entendait. Son père l’avait bien dotée et, à sa mort, elle avait hérité d’une somme importante, mais c’est le notaire qui en avait disposé. Elle n’avait aucun droit, et surtout pas de compte en banque. Elle rejeta les draps d’un mouvement rageur, puis se leva, décidée à se procurer du laudanum coûte que coûte. Elle s’habilla, descendit l’escalier en direction du bureau du notaire et constata avec soulagement qu’il n’y était pas. Elle savait qu’il gardait toujours une certaine somme dans un tiroir de son pupitre afin de payer les fournisseurs. Elle s’approcha du meuble, trouva effectivement une petite liasse de billets, dont elle prit la moitié. Elle agissait comme une automate, obnubilée par sa quête d’opium, refusant de réfléchir aux conséquences de ses gestes.
Le visage masqué par une voilette, Marguerite descendit de la voiture conduite par monsieur Joseph et lui demanda de l’attendre. Ce dernier lui avait indiqué le nom d’un apothicaire, Léopold Giguère, avec lequel il n’avait pas encore fait affaire et qui tenait magasin sur la rue Saint-Jean. Elle marchait sur le trottoir, serrant son manteau contre elle. Ses mains tremblaient légèrement. Elle aperçut une enseigne sur laquelle avaient été dessinés un mortier et un pilon, et écrit un nom: L. Giguère, apothicaire-druggist. Elle y entra. Heureusement, le commerce était désert. Debout derrière un comptoir, un homme déposait des granules dans une balance. Elle vint vers lui en tentant de maîtriser le tremblement de ses mains. Il leva les yeux en entendant la porte se refermer.
— Qu’est-ce que je peux faire pour votre service?
Marguerite fut rassurée par son ton affable. Elle avait préparé son boniment durant le trajet en voiture.
— Je suis madame Grandmont. J’ai des problèmes d’insomnie. Le docteur Lanthier m’a recommandé de prendre du laudanum.
— Vous avez un certificat du docteur Lanthier?
En règle générale, les apothicaires et les pharmaciens ne pouvaient vendre des poisons violents ou des substances toxiques qu’avec le certificat d’un médecin ou d’un juge de paix spécifiant son nom et son adresse. Certains d’entre eux étaient cependant plus laxistes que d’autres. Marguerite, qui ne s’attendait pas à cette exigence, se troubla.
— Le docteur Lanthier ne m’a pas indiqué qu’il fallait un tel papier, mais je peux vous assurer.
L’apothicaire hocha la tête.
— Revenez avec un certificat et je vous servirai avec plaisir, madame Grandmont.
Marguerite sortit sans demander son reste, pâle et agitée. Le tremblement de ses mains s’était accentué. Elle marcha droit devant elle, indifférente aux regards curieux des passants. Elle était presque parvenue au bout de la rue lorsqu’elle aperçut une vieille devanture. Les mots «Dame Décary, remèdes miraculeux» étaient inscrits sur la vitrine. Elle entra dans le magasin. Une clochette tinta. Des pots et des bouteilles s’empilaient en désordre sur des étagères poussiéreuses.
— Il y a quelqu’un? murmura-t-elle.
Elle aperçut soudain une vieille femme qui somnolait dans une chaise. Elle portait des bésicles aux verres épais et un tablier d’une propreté douteuse sur une robe usée. La dame se réveilla, observa Marguerite par-dessus ses lunettes. Marguerite balbutia:
— J’ai besoin de laudanum.
La vieille herboriste continua à l’observer, puis se leva et partit en direction de son arrière-boutique d’un pas vif. Marguerite, décontenancée, attendit. Cinq minutes plus tard, la dame revint, tenant une fiole dans sa main.
— Dame Décary a tout ce qu’il vous faut.
Marguerite fit un mouvement pour prendre la fiole. Madame Décary la retira furtivement.
— Dix dollars.
Marguerite prit la bourse fixée à sa ceinture, la donna à l’herboriste.
— C’est tout ce que j’ai.
La vieille dame s’empara de la bourse, compta l’argent. Elle fit la moue, puis déposa la fiole dans la main de Marguerite.
— Ça va pour cette fois.
Marguerite s’empressa de cacher la fiole dans une poche de son manteau et sortit à pas rapides sans se retourner.
La voix rogue de Ludovic Savard fit sursauter Oscar.
— Oscar, tu couvres le procès Létourneau.
L’affaire Létourneau avait fait couler pas mal d’encre: une banale histoire de jalousie entre deux frères qui convoitaient la même femme s’était soldée par une tentative de meurtre. Les lecteurs raffolaient de ce genre de faits divers. Le procès s’ouvrait le jour même.
Oscar décida de se rendre au palais de justice à pied. Il commençait à être un habitué des salles d’audience. Il savait que les procédures étaient longues et souvent fastidieuses: il ne risquait pas de manquer grand-chose... Lorsqu’il parvint à la rue Saint-Jean, il vit l’omnibus qui avançait sur la voie. Il y monta, non par crainte d’arriver en retard à l’audience, mais pour le plaisir d’y observer les gens. Il était fasciné par le spectacle de la vie quotidienne, banal en apparence, mais rempli de détails amusants, parfois touchants. Il prit place à côté d’un homme plongé dans la lecture de la Gazette de Québec, leur principal concurrent. L’homme montra du doigt un article qu’il se mit à lire à voix haute, prenant Oscar à témoin:
— «Le gouvernement étudiera l’opportunité d’une union fédérale des provinces britanniques de l’Amérique du Nord, et se mettra en communication à ce sujet avec le gouvernement impérial et avec les provinces maritimes. Le résultat de ces communications sera soumis au Parlement à sa prochaine session.»
Il se tourna vers Oscar et opina, indigné:
— Comme si on n’était pas assez unis comme c’est là! Encore un mauvais coup des Anglais!
Oscar sourit sous cape. Il était vaguement au courant qu’un projet d’union avait été rédigé par Georges-Étienne Cartier et Alexander Galt.
— Je pensais que Georges-Étienne Cartier était canadien-français.
L’homme poussa un grognement indistinct et replongea dans son journal, mécontent.
La rue Saint-Jean était animée. Des commerçants tiraient leur rideau de fer ou poussaient leurs volets, de nombreux piétons marchaient sur le trottoir en bois, d’autres s’attardaient pour parler à une connaissance croisée au hasard. L’attention d’Oscar fut soudainement attirée par une femme. Elle lui tournait le dos et marchait à pas pressés, un panier au bras. Elle portait le même costume bleu ciel que celui d’Amanda O’Brennan. La Dame en bleu! Il sauta d’un bond sur le trottoir et s’élança à sa poursuite, ignorant les regards ébahis des badauds. Il la rattrapa en quelques foulées et, d’un mouvement impulsif, la prit par le bras. La femme se tourna vivement, rouge d’indignation. Ce n’était pas Amanda O’Brennan. Oscar fut mortifié.
— Pardon, madame. Je... je vous ai prise pour quelqu’un d’autre, balbutia-t-il.
La femme l’observa du coin de l’œil, puis sembla être rassurée. Il lui arrivait parfois de se faire accoster dans la rue, mais le jeune homme ne semblait pas avoir de son chemin. Il attendit qu’elle soit à une bonne distance et la suivit. Oscar Lemoyne, t’es encore en train de te mettre dans le trouble... Mais sa curiosité était plus forte que lui. Il avait l’intime conviction que le hasard n’expliquait pas à lui seul que cette femme et Amanda O’Brennan portent un costume identique. L’audience au palais de justice pouvait bien attendre!
La femme en bleu continua à marcher sur Saint-Jean, puis bifurqua sur la côte du Palais. Oscar tâchait de maintenir une distance raisonnable entre elle et lui: la dernière chose qu’il voulait, c’était qu’elle se rende compte de son manège... À son grand étonnement, la femme prit ensuite la rue Sainte-Hélène en direction de l’église St. Patrick. Qu’allait-elle y faire? Une idée folle lui passa par la tête: se rendait-elle à un rendez-vous avec Amanda O’Brennan? La femme passa devant l’église, mais ne s’y arrêta pas. Il commençait à regretter de l’avoir suivie. Le temps filait. Il s’éloignait de plus en plus du palais de justice et n’avait aucune idée de l’endroit où se rendait cette femme. Il leva les yeux, s’aperçut qu’il se trouvait maintenant sur la rue Richelieu. Il hésita, pensa rebrousser chemin, puis se ravisa. Au point où il en était, aussi bien aller jusqu’au bout...
Béatrice marchait d’un bon pas. Elle vit des hirondelles virevolter dans le ciel. En se retournant pour suivre leur vol, elle aperçut un jeune homme à environ une vingtaine de pieds derrière elle, reconnut celui qui l’avait accostée, rue Saint-Jean. La moutarde lui monta au nez: le malotru l’avait suivie! Elle fut sur le point de courir vers lui pour lui asséner une gifle dont il se souviendrait jusqu’à la fin de ses jours, puis elle haussa les épaules. Dans son ancienne vie, elle l’aurait fait sans hésitation, mais elle menait à présent une existence complètement différente où le pardon et la prière avaient remplacé la violence et les règlements de compte. Le jeune homme était sans doute un chômeur qui battait la semelle dans les rues de Québec et ne trouvait rien de mieux à faire que de courir les jupons...
Oscar s’arrêta sur ses pas. La femme s’était retournée et, l’ayant vu, le fusillait du regard. Mieux valait pour lui prendre ses jambes à son cou! Mais à son grand soulagement, elle poursuivit son chemin. Il n’osa continuer à la suivre, mais il ne la quitta pas des yeux jusqu’à ce qu’il la voie disparaître dans une maison située au bout de la rue. Il attendit quelques minutes, puis marcha dans cette direction. Il s’arrêta devant une maison en brique dont la peinture s’écaillait. Il ne poussa pas l’audace jusqu’à y entrer, mais nota mentalement le numéro de porte. Il s’apprêtait à repartir lorsqu’une charrette s’immobilisa devant la maison voisine. Un homme portant une casquette déchargea un tonneau rempli d’eau qu’il plaça contre le mur. Oscar s’approcha de lui.
— Pardon, m’sieur, j’voudrais pas vous importuner...
Il désigna la maison en brique.
— Savez-vous qui habite ici?
Le porteur d’eau le toisa, ironique.
— Des pénitentes, à c’qu’y paraît.
— Pardon?
— Des catins repenties. Entécas, moé, c’est d’même que j’les appelle. Dire que c’est nos dîmes qui payent pour ça...
Il cracha par terre, puis déchargea un deuxième baril, qu’il déposa devant l’abri Sainte-Madeleine.
Oscar réfléchit à ce que le porteur d’eau venait de lui apprendre. Des catins repenties... La fameuse robe bleue était sans doute un costume porté par les pénitentes qui habitaient cette maison. La seule conclusion logique était qu’Amanda O’Brennan vivait elle aussi sous ce toit! Excité par sa découverte, il décida de ne pas se rendre au palais de justice et de retourner directement au journal. Il entra sans frapper dans le bureau de son patron. Ce dernier le toisa, mécontent.
— T’es pas censé être au palais?
Oscar, enthousiaste, mit son patron au courant de son aventure et de sa nouvelle piste concernant la fameuse Dame en bleu. Ludovic Savard fit la moue.
— Bah, c’est de l’histoire ancienne...
Oscar regarda son patron, interloqué.
— Mais patron...
— Je t’ai donné une assignation. Si t’es pas content, trouve-toi du travail ailleurs.
Le jeune journaliste sortit du bureau, complètement déconfit. Il s’attendait à des félicitations et à une tape dans le dos, pas à cette rebuffade... Il n’arrivait pas à comprendre pourquoi son patron se désintéressait soudain de la Dame en bleu. Il revint vers son pupitre, le visage sombre.
— Si c’est comme ça, je démissionne, dit-il entre ses dents.
— T’es tombé sur la margoulette!
Le petit Antoine se tenait debout près du pupitre, repoussant sa casquette à l’arrière de sa tête.
— Qu’est-cé que j’vas devenir, moé?
Oscar avait convaincu le patron de laisser Antoine vendre des journaux à la criée, et il lui donnait de menus travaux qui lui donnaient de quoi mettre un peu de beurre sur son pain. S’il quittait le journal, rien ne garantissait qu’Antoine bénéficierait de la même protection.
— Je vais travailler pour un autre journal. Je t’emmènerai avec moi.
— Quel journal?
Il y avait de nombreux journaux publiés à Québec, mais la plupart d’entre eux avaient un modeste tirage et n’avaient que quelques journalistes à leur emploi, quand ce n’était pas qu’un seul. Même la Gazette de Québec n’employait qu’une poignée de journalistes.
— J’sais pas encore.
Antoine lui tourna le dos et s’assit sur une chaise, les bras croisés, la mine renfrognée. Oscar hocha la tête. Le petit avait raison. Il ne pouvait se payer le luxe de perdre son travail. Et puis qu’est-ce qu’Antoine deviendrait sans lui? Déjà qu’il se rendait aux soupes populaires plus souvent qu’à son tour... Oscar prit son carnet, son crayon, et se dirigea vers la sortie.
— Où c’est que tu vas? demanda Antoine, qui le surveillait du coin de l’œil.
— Au palais de justice. L’affaire Létourneau, bougonna Oscar.
Philippe ne rentra chez lui qu’après s’être assuré que le blessé avait été conduit à l’hôpital et qu’il ne courait plus aucun danger. Madame Régine poussa de hauts cris lorsqu’elle le vit dans le hall, la chemise déchirée et couverte de sang, convaincue qu’il avait été attaqué à coups de couteau par des voleurs et qu’il était grièvement blessé. Il la prit par les épaules, lui parla gentiment, mais avec fermeté:
— Madame Régine, je ne suis pas blessé. J’ai secouru quelqu’un, c’est tout.
La silhouette de Fanette apparut en haut de l’escalier. Elle avait entendu le mot «blessé». Ses yeux s’emplirent de frayeur lorsqu’elle vit Philippe ensanglanté. Philippe leva les yeux, vit Fanette debout en haut de l’escalier, chancelante. Il grimpa les marches quatre par quatre. Elle lui agrippa le bras.
— Que s’est-il passé? Pourquoi ce sang sur ta chemise? demanda-t-elle, bouleversée.
Il l’entraîna vers leur chambre et l’aida à s’étendre, tout en lui racontant l’accident dont il avait été témoin, les secours qu’il avait apportés à un homme qui gisait sous sa carriole. Il avait réussi à arrêter l’hémorragie. Fanette le regarda, pensive. Les yeux de Philippe brillaient, il avait le teint animé comme s’il avait oublié le but de sa sortie.
— Est-ce qu’il y avait une lettre d’Amanda?
Il secoua la tête.
— Non.
Elle tourna la tête vers la fenêtre, regarda le ciel qui se découpait à travers les vitres au plomb, faisant un effort pour refouler ses larmes. Amanda, où es-tu?
Philippe vint s’asseoir près d’elle et mit une main sur la sienne.
— J’y retournerai chaque semaine, si tu le souhaites.
Fanette s’en voulut de lui faire porter le poids de son propre passé.
— J’irai moi-même, lorsque notre bébé sera bien accroché.
Il lui jeta un regard reconnaissant et l’embrassa tendrement.
— Je vais me changer.
Il se dirigea vers la salle d’eau attenante à leur chambre.
— Tu ferais un merveilleux médecin, dit soudain Fanette.
Philippe se rembrunit.
— N’en parlons plus. C’est chose du passé.
— Tu détestes la profession de notaire. Combien de temps vas-tu te marcher sur le cœur?
Il haussa les épaules.
— Mon père n’acceptera jamais.
— Alors tu te passeras de son consentement. On s’est mariés contre sa volonté. Si tu y crois vraiment, rien ne t’empêchera d’entreprendre tes études en médecine.
Philippe réfléchit aux paroles de Fanette. Il revit le pauvre homme couché sous la carriole, la souffrance sur son visage, ses yeux suppliants. «Vous avez très bien fait, mon garçon», lui avait dit ce médecin inconnu. Et il sut dès cet instant que Fanette avait raison. Lorsqu’elle aurait accouché, il entreprendrait ses études en médecine.
Marguerite rentra, monta à sa chambre, prit quelques gouttes de laudanum sans même prendre la peine d’enlever son manteau. On frappa à sa porte. Elle s’empressa de cacher la fiole dans un tiroir, sous une pile de vêtements. La porte s’ouvrit. C’était le notaire Grandmont.
— Enfin, vous êtes là. Je vous cherche partout depuis une heure.
Marguerite tâcha de se composer un visage impassible.
— Il y a une nouvelle modiste, sur la rue Saint-Jean. J’avais besoin d’un nouveau chapeau.
Le notaire l’observa en silence; ses yeux pâles ne cillèrent pas.
— J’avais une somme de dix-huit dollars et vingt-cinq dans un tiroir de mon pupitre. Il manque huit dollars. J’ai interrogé Fanette, Philippe et les domestiques, personne ne semble être au courant.
Marguerite tenta de soutenir son regard.
— Vous ne me soupçonnez tout de même pas...
Elle fut incapable de terminer sa phrase. Il sut que c’était elle.
— Qu’avez-vous fait de cet argent, Marguerite?
Elle le regarda, saisie.
— Votre nouveau chapeau, où est-il ?
— Je n’ai rien trouvé qui m’ait plu, balbutia Marguerite.
— Cessez de me mentir! s’écria le notaire, exaspéré.
Il se dirigea vers le lit, souleva l’oreiller, les couvertures. Il ne trouva rien. Marguerite était trop pétrifiée pour faire un geste. Il ouvrit brusquement un tiroir de la commode, trouva la fiole sous les vêtements. Il la brandit.
— Vous me mentez et vous me volez pour vous procurer votre drogue!
— Elle ne répondit pas, accablée par la honte et le désespoir. Il jeta le flacon contre le mur. Il se brisa et les morceaux de verre bleu se dispersèrent sur le sol. La colère du notaire tomba soudain. Qu’avait-il bien pu se produire pour que sa femme en arrive là?
J’ai été aveugle. Ou peut-être ai-je voulu l’être. Pardonnez-moi.
Marguerite accepta d’être suivie par le docteur Lanthier. À sa première visite, il lui administra une légère dose de laudanum, puis lui prêta un livre.
— Les Trois Mousquetaires, de Dumas. Vous verrez, une fois qu’on y est plongé, on ne peut plus s’arrêter. Cela vous changera les idées.