Québec
Le 28 juin 1849
Amanda, vêtue d’une robe en taffetas noir et d’un tablier blanc noué autour de la taille, époussetait une jolie lampe dont l’abat-jour était orné de pendeloques et de pampilles de verre qui scintillaient dans la lumière. Les lampes au kérosène du salon étaient toutes allumées, même en plein jour, car les lourds rideaux de velours qui ornaient les fenêtres étaient perpétuellement tirés. Son bébé dormait dans un large panier aménagé en berceau qu’elle transportait partout avec elle lorsqu’elle faisait le ménage. Elle se pencha pour ramasser un mégot de cigare sur le tapis de Perse. Elle constata qu’il y avait une tache brunâtre là où l’on en avait échappé la cendre. Depuis son arrivée à la maison de madame Bergevin, elle devait faire le ménage du salon chaque jour, ramasser des verres sales, vider des cendriers, essuyer les taches de vin sur les tables basses. L’air était imprégné d’une odeur de poudre de riz et d’eau de Cologne bon marché. Vers la fin de l’après-midi, elle voyait des hommes en redingote et haut-de-forme descendre de leur fiacre et faire leur entrée au salon, accueillis par madame Bergevin, qui était alors presque méconnaissable, avec ses yeux maquillés, sa bouche rouge et autour de son cou des bijoux qui rutilaient avec l’éclat trompeur de pierres de pacotille. Lorsque des navires accostaient au port, il y avait aussi des marins, plus querelleurs et bruyants, qui cherchaient parfois noise aux autres clients. Madame Bergevin devait alors intervenir, et son ascendant était tel que le calme se rétablissait aussitôt.
Amanda n’avait pas mis longtemps à comprendre que ces hommes ne se rendaient pas chez madame Bergevin que pour jouer aux cartes, fumer ou boire, mais qu’ils s’adonnaient derrière les portes closes des chambres de l’étage à d’autres activités dont elle entendait parfois les échos depuis sa chambrette, lorsqu’elle n’arrivait pas à trouver le sommeil. Elle n’apercevait les filles qui vivaient dans ces chambres que lorsqu’elles se levaient, le plus souvent au milieu de l’après-midi. Elle leur portait alors un broc rempli d’eau chaude, les aidait à faire leur toilette ou à agrafer leurs robes aux couleurs vives et chatoyantes. Les filles étaient pour la plupart gentilles avec elle; elles admiraient ses yeux gris et ses boucles rousses. Elles avaient adopté son bébé, Ian, qu’elles trouvaient adorable avec ses cheveux touffus et ses grands yeux sombres. Elles le câlinaient comme une poupée, lui faisaient sa toilette, lui mettaient des rubans dans les cheveux comme s’il eût été une fille.
Les ébats nocturnes qui réveillaient parfois Amanda au beau milieu de la nuit continuaient à receler un certain mystère. Un soir, incapable de dormir, elle était sortie de sa chambrette et avait descendu l’escalier, puis s’était avancée dans le couloir menant aux chambres. Elle avait vu, par l’entrebâillement d’une porte, un monsieur au crâne dégarni, en chemise, qui chevauchait une fille en ahanant. Elle avait reconnu Anita, la plus douce des employées de madame Bergevin, celle qui s’était entichée d’Ian et le berçait dans ses bras avec une patience d’ange lorsqu’il avait des coliques. Anita, qui l’avait aperçue, lui avait fait signe de refermer la porte. Amanda avait obéi et avait regagné sa chambrette, troublée par cette image qui ressemblait à un mauvais rêve. Elle s’était penchée au-dessus du berceau de son fils, que madame Bergevin lui avait procuré dans une brocante bon marché. La respiration d’Ian était douce et régulière. Elle avait levé les yeux vers la lucarne, d’où perçait un rayon de lune. Cette même lune qui éclairait faiblement le grenier des Cloutier, lorsque Jacques s’y était glissé comme une ombre pour la violer, et qu’elle avait retenu ses cris et ses larmes pour ne pas réveiller sa petite sœur Fionnualá, qui dormait sur le grabat juste à côté d’elle.
Cette nuit-là, Amanda fut incapable de trouver le sommeil, hantée par cette vision que le passage du temps n’avait pas estompée. Le lendemain, Anita, ayant remarqué sa petite mine, lui avait expliqué qu’elle était payée pour satisfaire le désir des hommes et qu’elle était plutôt satisfaite de son sort. Elle était en général bien traitée, mangeait à sa faim et avait sa chambre à elle. En tout cas, c’était mieux que de crever de faim tous les jours que le bon Dieu amenait, comme lorsqu’elle quêtait dans les rues du port de Québec, après s’être enfuie de chez elle. Madame Bergevin lui avait donné des sous, puis l’avait fait monter dans sa voiture et l’avait emmenée chez elle.
Amanda jeta le mégot de cigare dans une corbeille et continua à épousseter. Elle avait presque terminé le ménage du salon lorsqu’elle entendit les roues de fiacres et les cris des cochers. Bientôt, des hommes en redingote et haut-de-forme, puis des marins en vareuse viendraient chercher leur plaisir dans la maison de madame Bergevin.
Après une nuit encore plus agitée que d’habitude, la maison replongea dans un profond silence, ponctué parfois par les craquements des murs ou le grincement d’un lit. Amanda dormait. L’aube se levait à peine lorsqu’elle fut réveillée par des coups frappés à une porte. Une lumière blanche entrait par la lucarne. Amanda se leva, se pencha au-dessus du berceau pour s’assurer que son enfant dormait toujours, puis sortit de sa chambre. Des éclats de voix résonnaient dans la maison, hostiles. Elle reconnut celle de madame Bergevin, pointue et sèche; puis celle d’un homme, aux accents graves et rauques, qui lui était familière. Elle descendit l’escalier qui menait aux chambres des filles: toutes les portes étaient fermées, et aucun son n’en provenait. Les voix semblaient venir du salon. Intriguée, Amanda descendit lentement les marches qui y menaient, tâchant de ne pas les faire craquer. Elle se pencha au-dessus de la balustrade. Seule la lampe aux pampilles en verre était allumée. Elle vit madame Bergevin de dos. Elle portait un peignoir en soie moirée et se tenait debout devant la porte d’entrée, qui était légèrement entrouverte. Une silhouette sombre se profilait dans l’interstice.
— La maison est fermée.
Une voix d’homme se mit à parler d’une voix rocailleuse, haletante. Amanda frissonna. Mon Dieu, cette voix...
— La police est après moé. J’ai besoin d’une place où rester, juste que’ques jours.
— Va-t’en. J’veux pas d’ennuis, siffla madame Bergevin entre ses dents.
— J’ai dépensé des centaines de piastres dans ton maudit bordel!
— T’en as eu pour ton argent. Va-t’en, où tu vas le regretter.
Madame Bergevin fit un mouvement pour refermer la porte. L’homme y asséna un coup de pied. La porte frappa brutalement le mur. Amanda vit madame Bergevin reculer, puis courir vers une armoire qui se trouvait au fond du salon. Elle ouvrit un tiroir, y fouilla fébrilement. Son visage était de marbre, mais ses yeux trahissaient sa peur. L’homme entra dans la maison en prenant soin de refermer la porte. Amanda voyait sa masse sombre, mais ne distinguait pas encore son visage. Il s’avança dans le salon et s’arrêta près de la lampe aux pampilles en verre. C’est alors qu’Amanda le reconnut: c’était Jacques Cloutier. Elle étouffa un cri. Il sortit de sa poche un couteau dont la lame brilla dans le halo de la lampe. Madame Bergevin était restée immobile, près de l’armoire, mais ses yeux, alertes, ne quittaient pas l’homme.
— À ta place, j’bougerais pas d’un pouce, dit-elle d’une voix coupante.
Jacques Cloutier fit un pas dans sa direction. Madame Bergevin braqua un petit pistolet sur lui.
- J’hésiterai pas une seconde à te brûler le peu de cervelle qui te reste, dit-elle, les yeux froids.
Ils restèrent tous deux immobiles, à l’affût d’une faiblesse ou d’un mouvement de leur adversaire. L’homme recula d’un pas, le couteau toujours pointé devant lui, cherchant des yeux un meuble qui pourrait lui servir de paravent. Il trébucha sur un cendrier qui était resté par terre, s’agrippa au dossier d’un fauteuil pour ne pas tomber. C’est alors qu’il la vit, au milieu de l’escalier, ses cheveux roux tombant sur ses épaules, ses yeux gris affolés. Amanda... Elle s’affaissa sur une marche comme une poupée désarticulée. Il fit un pas dans sa direction, n’en croyant pas ses yeux. Il l’avait laissée pour morte dans la forêt, et pourtant elle était là, bien vivante, comme par miracle. Une joie primitive aussi vive que la douleur l’envahit tout entier. Amanda, ma belle Amanda... Un son aigrelet s’éleva, puis s’amplifia dans le silence de la maison. Amanda se dressa sur ses coudes, une lueur de panique dans les yeux. Il comprit. C’était les pleurs d’un enfant.
— Amanda!
Il courut vers elle, puis entendit quelque chose siffler près d’une de ses oreilles. Il se retourna brusquement. Madame Bergevin venait de faire feu sur lui. Son pistolet était toujours braqué dans sa direction.
— La prochaine fois, j’te manquerai pas.
Des rumeurs s’élevèrent dans la maison; des bruits de pas, puis des claquements de porte se firent entendre. L’homme remit son couteau dans sa poche, plaça ses mains au-dessus de sa tête afin que la tenancière voie qu’il ne tenait plus son arme, puis recula lentement vers la porte, l’ouvrit et s’enfuit. Madame Bergevin attendit, aux aguets. De la sueur perlait sur son front. Elle avait eu peur, mais ce ne fut qu’une fois le danger passé qu’elle en prit pleinement conscience. Elle s’approcha prudemment de la porte, la referma, la verrouilla soigneusement, puis avisa un bahut à vantaux qu’elle traîna toute seule jusque devant la porte, au cas où Cloutier reviendrait et tenterait de forcer la serrure. Lorsqu’elle revint vers l’escalier, essoufflée et en nage, elle constata que Mary s’était évanouie. Anita et deux autres filles papillonnaient autour d’elle, leurs yeux encore embrumés de sommeil, leurs cheveux répandus sur leurs épaules. Les pleurs de l’enfant retentissaient de plus belle. Elle les chassa d’un mouvement de la main.
— Occupez-vous de l’enfant, puis retournez à vos chambres. Ouste!
Devant le ton impératif de leur patronne, elles s’empressèrent de remonter à l’étage.
Amanda, étendue sur un Récamier, dans le salon, revint à elle. Sa première pensée fut pour son enfant.
— Ian!
— Il dort, ne t’inquiète pas.
Madame Bergevin, penchée au-dessus d’elle, lui faisait respirer des sels. Amanda reprit peu à peu ses esprits. Avait-elle vraiment vu Jacques Cloutier ou bien avait-elle tout imaginé?
— Il t’a appelée «Amanda». C’est ton vrai nom? dit madame Bergevin, le visage dur.
Amanda ne répondit pas. La tenancière lui souleva le menton. Son regard était fixe et sans pitié.
— Si tu veux rester chez moi, y va falloir que tu me dises tout. Tu le connais?
Amanda hésita. À quoi bon mentir? Madame Bergevin finirait bien par découvrir la vérité.
— Oui, je le connais.
— Explique.
Amanda lui raconta dans quelles circonstances sa sœur et elle avaient été accueillies à la ferme des Cloutier, après la mort de leurs parents. Elle se garda bien de lui parler de sa fuite avec Jean Bruneau, et du terrible assassinat.
— C’est Cloutier, le père de ton enfant?
Elle ne répondit pas, mais madame Bergevin comprit.
— Il est recherché par la police. Si tu sais quelque chose, tu dois m’en parler. Je te protégerai.
Amanda hésita. Jusqu’à présent, madame Bergevin avait fait preuve de bienveillance à son égard. Cette dernière sentit son hésitation. Elle prit sa main dans la sienne.
— Tu peux me faire confiance.
La douceur avec laquelle madame Bergevin avait parlé et la compréhension qu’on pouvait lire dans son regard convainquirent Amanda de lui raconter son départ de la ferme des Cloutier, le 15 mars précédent, en compagnie de Jean Bruneau, et les circonstances tragiques qui avaient mené à son assassinat. Madame Bergevin l’écouta avec attention sans jamais l’interrompre. Lorsque Amanda eut terminé son récit, la tenancière prit place dans un fauteuil et tenta de mettre de l’ordre dans ses pensées. Le 15 mars... Elle se souvenait que Jacques Cloutier avait passé une soirée dans son établissement, quelques mois auparavant. Il était un client régulier; il venait à sa maison chaque fois qu’il avait quelques sous en poche, mais ce soir-là, il avait dépensé vraiment beaucoup d’argent. Une somme trop importante pour un homme qui gagnait péniblement sa croûte dans les camps de bûcherons durant l’hiver et passait le reste de l’année à se tourner les pouces. Elle se leva, revint vers Amanda.
— Va dormir. Tu ne cours plus aucun risque. Il ne reviendra pas.
Elle aida Amanda à se lever et l’accompagna jusqu’à sa chambrette. Puis elle se rendit dans un boudoir qui lui servait également de bureau, prit un livre de comptes, dans le tiroir d’un secrétaire dont elle gardait toujours la clé sur elle, et le feuilleta. Les recettes de chaque soirée y étaient minutieusement inscrites, avec le nom de chaque client. Il s’y trouvait des notables bien connus de la haute ville, des pères de famille respectés et à la réputation sans taches. Madame Bergevin n’avait pas l’intention de se servir de ces renseignements compromettants, mais elle les conservait précieusement, comme une sorte de police d’assurance, en cas de problèmes. Elle examina avec soin les inscriptions du mois de mars. Elle le feuilleta jusqu’à la soirée du 15 mars. Le nom de Jacques Cloutier y figurait.
Le lendemain matin, madame Bergevin prit un marteau et fracassa la serrure de la porte d’entrée de sa maison. Puis elle mit son costume le plus sévère, fit atteler son carrosse et se rendit au palais de justice. Elle s’adressa à un policier en uniforme qui gardait l’entrée.
— Je voudrais voir le coroner Georges Duchesne, s’il vous plaît.
L’allure respectable de madame Bergevin impressionna le policier, qui lui indiqua comment se rendre au bureau du coroner. Celui-ci la reçut avec une politesse empreinte de froideur. Il la connaissait de réputation. Il avait tenté à plusieurs reprises de mettre fin aux activités de la maison close, mais il se heurtait chaque fois à l’indifférence, voire à la complaisance du chef de la police, qui prétendait que madame Bergevin était une veuve respectable, et que les soirées chez elle permettait à l’élite de la ville de se distraire sans nuire à l’ordre public. Il l’invita à s’asseoir.
— J’ai une information concernant Jacques Cloutier.
Le coroner, qui venait de prendre place derrière son pupitre, accusa le coup. Madame Bergevin le regarda dans les yeux.
— Je voudrais d’abord avoir l’assurance que vous me laisserez exercer mes activités en paix. J’ai toujours eu de bonnes relations avec les forces de l’ordre, et j’entends que cela continue.
Le coroner avait horreur du chantage. Il fut sur le point de la rabrouer, mais il se ravisa. Jacques Cloutier avait disparu depuis le meurtre de Jean Bruneau. Sa mère, lorsqu’il l’avait interrogée, avait prétendu que son fils était parti pour le chantier, la veille du meurtre, mais il n’en avait pas cru un mot. Il s’était rendu jusqu’au camp de bûcherons du lac Batiscan, à une quarantaine de milles au nord de La Chevrotière : personne n’y avait vu Cloutier depuis qu’il avait été renvoyé du camp, en février. Aucune trace non plus de cette Amanda O’Brennan qui, selon Pauline Cloutier, avait quitté la ferme avec le marchand de bois en direction des Trois-Rivières. L’information que cette maquerelle désirait lui fournir ne valait peut-être pas grand-chose, mais la curiosité l’emporta.
Madame Bergevin se cala sur sa chaise, satisfaite. Le coroner avait la réputation d’être incorruptible, mais chacun a son prix.
— Jacques Cloutier est entré chez moi par effraction, à l’aube. Il avait un couteau sur lui et m’a menacée. Heureusement, j’avais un pistolet. Il s’est enfui.
Le coroner prit l’information en note, affectant la plus parfaite neutralité.
— Pouvez-vous donner une description précise de cet homme ?
— Grand, les cheveux noirs, hirsutes, et les yeux sombres. Il portait un pantalon et une chemise en coutil brun, en mauvais état, un peu trop petits pour sa taille.
Le coroner la regarda du coin de l’œil. Cette femme avait un sens de l’observation remarquable. Peut-être était-ce en partie dû au métier qu’elle exerçait... Chose certaine, si ce n’était sa profession, elle ferait un excellent témoin à la cour du banc de la Reine. Elle poursuivit :
— Il était un client régulier de ma maison. Ça vous intéressera peut-être de savoir qu’il a passé la soirée du 15 mars dernier chez moi. Ce soir-là, il a dépensé la somme de cent cinquante livres.
Madame Bergevin avait vu assez d’hommes défiler chez elle pour savoir lire la moindre nuance dans leurs émotions. Elle remarqua sans peine que le coroner agitait la plume qu’il tenait à la main d’un mouvement saccadé. Elle se leva, l’air digne.
— J’espère que ces renseignements vous seront utiles, monsieur le coroner.
Après le départ de madame Bergevin, le coroner se leva, donna l’ordre de rechercher Jacques Cloutier dans la basse ville, aux alentours de la rue Saint-Joseph, où se situait la maison close. Il avait la conviction, depuis le début de cette affaire, que Jacques Cloutier était l’auteur du meurtre de Jean Bruneau. Maintenant, avec les renseignements que la tenancière lui avait fournis, il avait les armes qu’il fallait pour le faire pendre haut et court.
Deux jours plus tard, madame Bergevin, en jetant un coup d’œil à la Gazette de Québec qui avait été laissée sur une table par un client, fut frappée par un croquis, le portrait d’un homme qui apparaissait à la une. Elle reconnut Jacques Cloutier. Pour une rare fois, son visage trahit une certaine émotion. Elle s’installa dans sa bergère pour lire l’article, coiffé du gros titre : « Un dangereux criminel appréhendé par la police. »
D’après le papier, Jacques Cloutier avait été arrêté dans la basse ville de Québec alors qu’il tentait de s’enfuir avec la recette d’un magasin général. « Jacques Cloutier a été conduit à la prison de Québec, où il sera interrogé par le coroner Georges Duchesne. D’après ce que le coroner a laissé entendre, Cloutier pourrait être l’auteur du meurtre sordide de Jean Bruneau, survenu en mars dernier, près du village de La Chevrotière. C’est grâce au dessin d’une fillette de neuf ans que l’homme a pu être identifié. »
Madame Bergevin eut un mince sourire. De toute évidence, le coroner avait préféré ne pas révéler au grand public que la propriétaire d’une maison close lui avait procuré des renseignements fort utiles, qui avaient mené à l’arrestation de Jacques Cloutier. Elle avait fait d’une pierre deux coups : le coroner ne mettrait plus le nez dans ses affaires, à tout le moins pour un certain temps, et Jacques Cloutier était hors d’état de nuire et finirait probablement ses jours sur l’échafaud. Elle fit chercher Mary.
— As-tu appris à lire ?
Amanda acquiesça, intriguée. Madame Bergevin lui tendit le journal. Amanda le prit, y jeta un coup d’œil. Elle pâlit en reconnaissant Jacques Cloutier.
— Tu me dois une fière chandelle, ma petite. Maintenant, retourne au travail.
Ce que madame Bergevin ne lui dit pas, c’est qu’en temps et lieu elle lui réclamerait son dû. Car elle avait vécu assez longtemps pour savoir que l’on n’obtient rien pour rien dans la vie. Amanda l’apprendrait bien assez vite...
Amanda, à genoux sur le sol, récurait le plancher de la cuisine à l’aide d’une brosse. Deux semaines s’étaient écoulées depuis l’arrestation de Jacques Cloutier. Elle était partagée entre le soulagement et une angoisse diffuse. Une part d’elle espérait que Cloutier soit condamné pour l’assassinat du pauvre Jean Bruneau. L’autre souffrait à l’idée que cet homme soit le père de son enfant. Que dirait-elle à son fils plus tard, lorsqu’il lui demanderait qui était son père ? Qu’il était un violeur, un assassin ? Jamais elle ne pourrait s’y résoudre. Il lui faudrait lui inventer un père. Ce serait un homme bon et aimant qui aurait disparu en mer. Ou un soldat tué en devoir. Ou un riche négociant étranger qui avait dû retourner dans son pays...
— Mary !
Elle reconnut la voix de madame Bergevin. Cette dernière continuait à l’appeler Mary, par habitude, mais aussi par prudence : après tout, la jeune fille avait été témoin d’un meurtre, et elle ne voulait surtout pas d’ennuis avec la police. Amanda leva la tête. Sa patronne, vêtue d’une robe austère en gabardine, lui fit signe de se relever. Amanda obéit. La tenancière lui prit doucement les mains, les observa.
— Tu as de jolies mains, Mary. C’est dommage de les abîmer ainsi.
Amanda fut touchée par sa sollicitude.
— J’ai l’habitude.
Madame Bergevin lui sourit, l’air bienveillant.
— Aimerais-tu porter de belles robes, servir le thé et le vin, et manger des petits gâteaux au lieu d’être la bonne à tout faire dans cette maison ?
La perspective de ne plus devoir se lever à l’aube et d’échapper à toutes les corvées qui composaient sa vie quotidienne lui parut si séduisante qu’elle répondit spontanément en irlandais :
— Cinnte gur mhaith !
Madame Bergevin la regarda, ébahie. Elle n’avait pas compris un traître mot de ce qu’elle venait de dire. Amanda traduisit en souriant :
— Bien sûr que oui.
— À la bonne heure. Tu commences ce soir.
Amanda vit son reflet dans la glace. Elle portait une robe en mousseline rouge qui faisait ressortir sa chevelure rousse, son teint clair et ses yeux gris. Anita, debout derrière elle, lui jeta un regard admiratif tout en l’aidant à attacher les nombreuses agrafes.
— Mary ! T’es mignonne à croquer ! Tu vas en faire tourner, des têtes !
Anita tint à la coiffer elle-même, ajoutant boucles et colifichets dans ses cheveux. Amanda se laissait faire, médusée par sa transformation. Elle aurait quinze ans dans quelques jours et n’avait jamais porté une aussi jolie toilette, ni une coiffure aussi élaborée. En Irlande, sa famille était si pauvre que, hiver comme été, les enfants avaient les mêmes vêtements sur le dos, que leur mère lavait et rapiéçait de temps en temps. Et sa vie dans la ferme des Cloutier avait été encore plus misérable. Elle sourit à son reflet dans le miroir.
La soirée battait son plein. La fumée des cigares montait en volutes blanches dans l’air confiné. Des rires avinés ou perlés éclataient comme des flammèches. Toutes les lampes étaient allumées, jetant une lumière vive sur les visages déjà rougis par l’alcool et la chaleur. Amanda allait et venait entre les convives, apportant sur un plateau des rafraîchissements aux clients, qui étaient encore plus nombreux que d’habitude. L’expérience acquise à l’auberge du Gai Luron lui était fort utile ; madame Bergevin remarqua avec satisfaction la célérité avec laquelle Amanda servait tout un chacun, mais déchanta lorsqu’elle remit à sa place un client un peu trop entreprenant. Elle la prit à part.
— Mary, la règle d’or de ma maison, c’est d’être toujours gentille avec les clients. Toujours.
Amanda répliqua, indignée :
— Il m’a mis une main sur les fesses !
— Préfères-tu frotter les planchers ?
Amanda encaissa le coup. Le ton coupant de madame Bergevin, si différent de la douceur avec laquelle elle lui avait parlé quelques heures à peine auparavant, la prit de court. Elle retourna au salon, qui brillait de tous ses feux. Un homme, au teint fleuri et au léger embonpoint des personnes qui aiment la bonne chère et le bon vin, lui fit un sourire avenant.
— I’ve never seen your pretty face before. You’re new ?
— Oui, dit-elle, ne sachant que répondre.
Le client fit signe à madame Bergevin, qui s’approcha de lui en plaquant un sourire sur son visage froid. Amanda, qui s’était éloignée pour servir d’autres clients, les vit parlementer pendant un moment. Puis madame Bergevin revint vers elle.
— Tu vas monter avec monsieur Timmens. C’est un bon client. Tu verras, il est très gentil. Anita va t’accompagner.
Amanda eut l’impression qu’une main glaciale lui serrait le cœur. Son instinct lui dicta de s’enfuir avec son bébé, mais pour aller où ? Elle pensa à retourner à l’auberge de Bernadette Girard, mais cette dernière ne voulait pas d’une fille-mère chez elle. Amanda ne pouvait supporter l’idée de se retrouver à la rue avec Ian, sans toit ni protection. Anita la prit gentiment par le bras.
— N’aie pas peur, Mary, lui glissa-t-elle à l’oreille, je te montrerai comment faire. Ce n’est pas compliqué.
Les mots d’Anita lui parvinrent comme à travers un brouillard. Anita la conduisit à l’une des chambres de l’étage dont les rideaux, le couvre-lit et les tentures étaient d’un rose tendre. Elle la fit asseoir sur le lit, lui caressa les cheveux.
— L’important, c’est de faire tout ce que le monsieur te demande. Une fois au lit, tu fermes les yeux et tu penses à autre chose, comme à ton plat préféré, ou à quelqu’un que t’aimes très fort. Le temps passe plus vite comme ça, tu vas voir. Dès que ton client est parti, tu te lèves et tu sautes, comme ça...
Anita se mit à faire des sautillements.
— C’est important, si tu veux pas avoir de bébé. Après, tu te laves. Mais le meilleur truc pour empêcher les enfants, c’est un pessaire.
Amanda la regarda, éberluée. Anita lui expliqua :
— Un morceau de caoutchouc, tu le places à l’intérieur de ton vagin, j’te le montrerai la prochaine fois.
Anita lui parla également d’une tisane à base de sang-de-dragon qui apparemment faisait des miracles, mais il fallait la prendre tout de suite après l’acte. Amanda ne l’écoutait que d’une oreille, paralysée par la crainte. Anita s’en aperçut et lui frotta gentiment le dos.
— C’est le premier qui est le plus difficile. Après ça, on s’habitue.
Anita la laissa seule. Amanda ferma les yeux. Va-t’en d’ici... Va-t’en avant qu’il ne soit trop tard... La porte s’ouvrit. Monsieur Timmens se tenait debout sur le seuil, l’air timide. Elle lui trouva une vague ressemblance avec Jean Bruneau : les mêmes joues pleines, le même regard bienveillant.
— What’s your name, dear ? dit monsieur Timmens.
— Mary.
— Mary. How sweet...
Il remarqua le pendentif qu’elle portait à son cou.
— A shamrock. You’re Irish then...
— Cela ne dura que quelques minutes, mais elles lui parurent une éternité. Après, elle fit ce qu’Anita lui avait conseillé : elle sautilla. Anita vint lui porter un broc plein d’eau fraîche. Elle versa l’eau dans une bassine.
Amanda se lava soigneusement. Madame Bergevin vint la voir à son tour, lui caressa gentiment les cheveux et lui remit trois shillings.
— Voilà pour ta peine, ma chérie.
Elle repartit. Amanda prit les pièces et les garda serrées dans son poing. Puis elle retourna à sa chambrette, dans les combles, les plaça dans le coffre au pied de son lit, sous une pile de vêtements. Elle se pencha au-dessus du berceau de son fils.
— Is ar do shon a rinne mé é. C’est pour toi que je l’ai fait, Ian. Nà déan dearmad air sin riamh. Ne l’oublie jamais.