Québec
Juin 1858
Après son départ de la maison close, le premier geste d’Amanda fut de se rendre à la halle du marché Champlain. Le marché battait son plein. Ian s’arrêta devant une pile de cageots dans lesquels des poules s’entassaient. Un goéland faisait des cercles au-dessus des voiliers amarrés dans le port. Un garçon d’une dizaine d’années vendait un journal à la criée.
— Achetez L’Aurore de Québec! Le meurtrier de Ouindigo aux assises! Tous les détails sur le procès de Jacques Cloutier!
En entendant le nom de Jacques Cloutier, Amanda retint un cri et devint pâle comme un linge. Ian jeta un regard inquiet à sa mère. Elle courut vers le jeune vendeur de journaux.
— Combien? dit-elle, fébrile.
Antoine leva les yeux vers la dame dont les cheveux sortant de son fichu semblaient enflammés par le soleil.
— Trois cennes.
Amanda paya, les mains tremblantes. Antoine prit les pièces de monnaie et les glissa dans sa poche, satisfait. Il avait écoulé vingt exemplaires du journal depuis qu’il était arrivé au marché: les histoires de meurtres se vendaient toujours comme des petits pains chauds. Comme il touchait un sou pour dix journaux vendus, ça lui faisait deux sous, ce qui était pas mal pour à peine une heure de travail. Il reprit son boniment avec une énergie renouvelée:
— Achetez L’Aurore! Le meurtrier de Ouindigo aux assises! Tous les détails sur le procès du monstre Jacques Cloutier!
Amanda rejoignit son fils, le journal à la main, et l’entraîna vers un coin plus tranquille du marché. Elle déplia le journal, cherchant l’article des yeux. Elle l’aperçut, bien en évidence à la première page.
«Le procès de Jacques Cloutier, alias le meurtrier de Ouindigo, qui signifie “sorcier” en langue huronne, s’ouvrira aujourd’hui au palais de justice de Québec. C’est en effet ce matin, devant la cour du banc de la Reine, que se déroulera le procès le plus attendu de l’heure, celui de Jacques Cloutier, accusé du meurtre crapuleux de Clément Asselin, un cultivateur bien connu de l’île d’Orléans. Le juge Sicotte présidera la séance. Rappelons à nos fidèles lecteurs que le corps de l’infortuné cultivateur a été retrouvé par son épouse, non loin de leur maison. D’après le coroner Duchesne, qui a mené l’enquête, la victime aurait reçu pas moins de seize coups de couteau. Le vol pourrait être le mobile de ce crime sordide.»
«Pas moins de seize coups de couteau». Un frisson lui parcourut l’échine. Elle n’avait plus jamais entendu parler de Jacques Cloutier depuis que madame Bergevin lui avait appris sa fuite de prison, il y avait plus de huit ans. Et voilà qu’il était accusé d’un autre meurtre, qui ressemblait étrangement à celui de Jean Bruneau. Elle poursuivit sa lecture: «Le sinistre individu avait été arrêté, il y a neuf ans, en rapport avec un autre meurtre crapuleux, celui de Jean Bruneau, un négociant des Trois-Rivières, survenu en mars 1849, près du village de La Chevrotière. Jacques Cloutier avait réussi à s’évader avant de subir son procès. Le coroner Georges Duchesne recherche activement une jeune femme, Amanda O’Brennan, qui aurait pu être témoin du meurtre.»
Amanda, en lisant ces mots, se mit à trembler comme une feuille. Ses rêves de liberté et son espoir de revoir Fanette venaient de s’écrouler comme un château de cartes. L’article du journal l’avait brutalement ramenée à la réalité. Le père d’Ian était un assassin; il était accusé d’un second crime tout aussi horrible que le premier. Et elle était recherchée par la police comme témoin. Malgré tout le mal que Jacques Cloutier lui avait fait, jamais elle ne se résoudrait à dénoncer le père de son enfant. Son premier devoir était de protéger son fils. Si elle racontait ce qu’elle savait à la police, on finirait tôt ou tard par découvrir que Jacques Cloutier était le père. Pire, on se demanderait pourquoi elle avait attendu si longtemps avant de le dénoncer, on la soupçonnerait peut-être même de complicité. Qui croirait la version d’une fille de joie? Elle jeta le journal dans une caisse remplie de détritus et saisit Ian par la main.
— On s’en va d’ici.
Amanda marcha à pas vifs sur la rue Champlain; Ian avait du mal à la suivre. Elle trouva une petite chambre dans une auberge mal tenue de la basse ville et dut payer sa nuit à l’avance. L’aubergiste la regarda compter ses pièces de monnaie, ses yeux porcins suivant chacun de ses mouvements.
Ian et Amanda mangèrent frugalement, puis remontèrent dans la chambre sombre, qui n’avait qu’un lit et une vieille commode. Il n’y avait pas de verrou à la porte. Amanda compta l’argent qui lui restait: près de trente livres, ce qui pourrait sûrement payer deux places sur un bateau qui traverserait l’océan et les emmènerait loin d’ici, peut-être en Angleterre. De là, ils pourraient se rendre en Irlande, où elle et son fils pourraient commencer une vie nouvelle. Elle remit la somme dans une bourse qu’elle attacha à sa ceinture, puis s’étendit tout habillée à côté de son fils, sur le grabat grossier recouvert de jute. Elle finit par s’endormir, rompue par la fatigue et l’émotion.
Au milieu de la nuit, la porte s’ouvrit sans bruit. Un mince rayon de lune éclairait faiblement la pièce. Une ombre se glissa à l’intérieur de la chambre. C’était l’aubergiste. Il s’approcha d’Amanda et d’Ian à pas feutrés, s’arrêta près du lit, tendit l’oreille: il entendit deux respirations régulières. Il prit un canif dans une poche, coupa les cordons de la bourse qui pendait à la ceinture d’Amanda et quitta furtivement la chambre.
À son réveil le lendemain, Amanda constata que sa bourse avait disparu.
— Attends-moi ici, dit-elle à son fils, la voix blanche de colère.
Elle sortit de la chambre en coup de vent. L’aubergiste était derrière le comptoir et bâillait à s’en décrocher la mâchoire.
— On m’a volé mon argent.
Il leva ses yeux porcins vers elle.
— Y fallait barrer votre porte, mam’selle.
Elle comprit tout de suite à son regard que c’était lui qui l’avait volée.
— Y a pas de verrou, et vous le savez très bien!
Il eut un petit rictus.
— Dans ce cas-là, portez plainte à la police. Y a un poste juste en face de l’archevêché.
Elle sentit un étau comprimer sa poitrine. Elle était convaincue de la culpabilité de l’aubergiste, mais la police la recherchait; elle ne pouvait rien faire pour récupérer son argent.
Madame Bergevin se retourna dans son lit. Elle n’avait pas réussi à fermer l’œil de la nuit.
Elle ne décolérait pas depuis que Mary avait quitté sa maison. Non pas qu’elle ne fût facilement remplaçable: Mary se faisait vieille pour le métier et elle lui rapportait de moins en moins. Non, c’était autre chose. Une question d’orgueil, peut-être. Madame Bergevin avait l’habitude que ses filles dépendent d’elle, soient complètement à la merci de son bon vouloir. On ne quittait pas madame Bergevin impunément. L’idée que l’une de ses filles pût exercer sa propre volonté lui était insupportable. Surtout Mary. Car sans qu’elle en eût vraiment pris conscience, elle avait fini par s’attacher à Mary et à son fils. Elle les avait tirés de la misère, mais leur avait procuré bien davantage que le gîte et le couvert: elle les avait protégés contre Jacques Cloutier, leur avait donné un foyer, presque une famille. Madame Bergevin rejeta impatiemment sa couverture, se leva, enfila un peignoir en satin rouge dont la dentelle commençait à s’effranger, puis descendit à la cuisine. Le poêle s’était éteint. Elle poussa une exclamation dépitée et y jeta quelques bûchettes. Normalement, c’était Anita qui s’en chargeait, mais elle devenait de plus en plus négligente; il lui faudrait y remédier. Puis elle avisa un journal qui traînait sur la planche de boucher et qui avait servi à recevoir des épluchures de légumes. Elle le prit, s’apprêta à le mettre dans le poêle, mais une manchette attira son attention. «Le meurtrier de Ouindigo aux assises! Le procès de Jacques Cloutier, alias le meurtrier de Ouindigo...»
Jacques Cloutier... Elle lut fébrilement l’article du journal jusqu’à sa conclusion. La toute dernière phrase de l’article qui la frappa: «Le coroner Georges Duchesne recherche activement une jeune femme, Amanda O’Brennan, qui aurait pu être témoin du meurtre.»
Amanda O’Brennan, recherchée par la police... Elle eut la certitude que cette information lui servirait, un jour ou l’autre, et qu’elle trouverait le moyen de se venger de celle qui avait eu l’audace de la quitter.
Il faisait une chaleur accablante. En quittant l’auberge, Amanda et Ian avaient marché jusqu’à la rue Saint-Jean et trouvé refuge sous un auvent. Les femmes se protégeaient du soleil avec une ombrelle; les hommes enlevaient leur chapeau et s’essuyaient le front avec leur mouchoir.
— J’ai faim, murmura Ian.
— Je sais.
Amanda se résigna à tendre la main. Pour rien au monde elle ne serait retournée à la maison de madame Bergevin. Lorsque Ian voulut l’imiter, elle saisit sa main, la serra un peu trop fort dans la sienne.
— Non, pas toi. Jamais.
Des nuages noirs roulaient dans le ciel. Un orage éclata soudain. Les passants marchaient d’un pas pressé, la tête penchée pour se protéger de la pluie. Une voiture roula rapidement devant eux. Une flaque d’eau boueuse éclaboussa la jupe d’Amanda. Elle brandit le poing vers la voiture en courant dans sa direction. Elle trébucha, tomba par terre.
— Espèce de salaud! cria-t-elle à la voiture qui était déjà loin.
Des regards désapprobateurs se tournèrent vers elle. Elle se releva, tenta d’enlever la boue sur sa jupe, se rendit compte qu’elle l’avait déchirée en tombant. Elle revint sur ses pas, des larmes de rage aux yeux, et prit Ian par le bras.
— On va trouver un meilleur endroit.
Ils s’arrêtèrent à un autre coin de rue. Amanda se remit à quêter.
Quelques heures s’étaient écoulées et Amanda n’avait même pas récolté un penny. Ian combattait bravement les larmes. La pluie avait cessé, mais le soir tombait et un vent frais s’était levé. Ian grelottait. Amanda voulut lui mettre son châle sur les épaules, mais il refusa. Elle regarda avec inquiétude le soleil qui disparaissait à l’horizon. Où passeraient-ils la nuit? Elle décida qu’il valait mieux marcher afin de réchauffer un peu leurs membres engourdis et tenter de trouver un endroit où dormir. Ils marchèrent sur la rue Sainte-Hélène, arrivèrent devant une église. Un écriteau l’identifiait comme l’église St. Patrick. Une église irlandaise, pensa Amanda. Ils y entrèrent. Elle était vide. Amanda et Ian, encore trempés par la pluie, prirent place sur un banc, épuisés. Elle remarqua une tombe, tout près du banc où ils étaient assis. Elle lut l’inscription gravée sur une plaque: Father MacMahon, 1796-1851. Ian posa la tête sur son épaule et s’endormit. Elle ferma les yeux à son tour, mais ne pria pas. Le Dieu auquel elle avait tant cru petite fille, s’il existait, avait fait preuve de trop de cruauté à son égard pour qu’elle s’adresse encore à lui. Elle s’endormit à son tour.
— Une main secoua l’épaule d’Amanda. Elle se réveilla en sursaut. Une lumière douce filtrée par les vitraux jetait des lueurs pourpres et jaunes sur le sol. Une vieille femme portant un fichu sur la tête et un balai à la main était penchée au-dessus d’elle.
— This is a church, not a dormitory.
— I have no other place to go, répliqua Amanda.
La vieille dame la regarda attentivement.
— Is Éireannach thú, an ea? Tu es Irlandaise?
Amanda lui jeta un regard étonné.
— ‘Sea. Oui.
La femme reprit en anglais:
— Go over to St. Bridgid’s Home, on St. Stanislas Street. Ask for Father McGauran. He’s the new vicar of the church. He will help you.
Le père McGauran! Amanda revit avec émotion la longue silhouette noire du prêtre, son regard rempli de bonté et de tristesse, lorsqu’il avait donné l’extrême-onction à sa mère, sur l’horrible bateau qui les avait emmenés, elle et sa famille, du port de Cork à la Grosse Isle. Elle revit sa main sur son épaule, lorsque sa mère avait été enterrée avec deux compatriotes, dans le cimetière des Irlandais, situé à l’ouest de l’île, où reposaient déjà des milliers d’entre eux. Et puis son dévouement inlassable, lorsqu’il visitait les malades entassés dans le lazaret dont les fenêtres étroites laissaient à peine pénétrer l’air et la lumière du jour sans chasser l’odeur suffocante des latrines et les miasmes du typhus. L’espoir lui gonfla le cœur. Le père McGauran avait fait tout ce qui était humainement possible pour leur venir en aide, à elle et à sa famille. Il lui tendrait à nouveau la main, elle en était certaine. Elle se tourna pour remercier la vieille dame, mais cette dernière s’était déjà éloignée, continuant à balayer l’allée. Elle réveilla doucement son fils. Il se frotta les yeux.
— Où on va?
— Dans un endroit où on pourra enfin manger et dormir, chuchota-t-elle.