PITRE SIX

La voix aurait dû me le laisser prévoir…

Malgré tout je suis surpris.

Une ravissante pédale de charme, mes enfants.

Frêle, blonde, rosissante, mutine.

Des yeux espiègles, un délicat visage, aux traits harmonieux… Une taille de (folle) guêpe.

Bref, pas du tout le genre de messager qu’on s’attend à trouver sur son paillasson quand il vient vous apporter des instructions relatives à l’assassinat que vous devez perpétrer.

Le regard est noisette, les lèvres charnues semblent faire des promesses qu’elles sont capables de tenir.

— Bonsoir, mister Braham, j’espère que je ne vous dérange pas ?

Le gentil jeune homme m’a virgulé ça dans la foulée, à peine ayant-je écarté la porte, preuve évidente qu’il ne connaît pas Martin Braham et qu’il m’accepte argent comptant.

— Du tout, entrez !

— Mon fichu avion avait trois heures de retard, à cause de l’aéroport de Madrid qui était fermé rapport au brouillard.

J’introduis (si je puis dire) Mam’zelle Follingue dans « ma » chambre.

— Asseyez-vous, je vous commande quelque chose ?

— Non, merci, j’ai bu au bar en attendant que vous fussiez prêt.

On se visage. Dommage que ce faux jeune homme ne soit pas une vraie jeune fille, car il serait alors une « ravissante jeune fille ». La nature commet parfois des bévues. Moi, vous me connaissez. J’ai pas l’habitude de m’insurger contre les erreurs d’aiguillage du barbu ; je me contente de les déplorer…

— Vous ai-je dit que je m’appelais Charly Weeb ? murmure l’arrivant en papillotant des stores.

— Non, mais voilà qui est fait.

J’attends que mon évaporé y aille de son couplet. Dans ma position, faut toujours user de l’attentisme, sinon on risque de s’emberlificoter les pinceaux dans des baratins fumeux. Charly continue de me défrimer. Pour le coup, je sens croître un plant d’inquiétude dans le jardin de mes appréhensions, comme l’eût joliment écrit le général Massu dans son traité sur l’électrification des fellaghas. Pourquoi cet examen approfondi de ma physionomie ? Lui aurait-on fait un portrait parlé de Braham, et aurait-il des doutes ?

— Qu’y a-t-il ? jeté-je avec un feint détachement.

— Excusez-moi, fait le gentil jeune homme, mais vous avez mis un de vos sourcils à l’envers.

J’ai soudain un commencement de détresse dans le fondement.

— Vraiment ! riposté-je en me penchant sur un miroir.

Il est exact que, dans ma précipitance, je me suis filé un ramasse-miettes du mauvais côté. Ça me donne une expression clownesque. Récupérant tant bien que mal mon self-contrôle, j’arrache le sourcil pour le remettre en place.

— Je me suis rhabillé un peu trop précipitamment, dis-je.

Charly continue de sourire.

— Je ne voudrais pas être indiscret, mais je suis certain que vous devez être beaucoup plus bel homme sans ÇA.

D’un geste il a désigné ma perruque. Je lui vote une grimace évasive.

— Peut-être, mais vous vous doutez bien que, dans ma profession, on est contraint de respecter un certain folklore ; le métier a ses traditions.

— Vous changez souvent d’aspect ?

— Et vous ? je riposte.

Charly Weeb fronce les sourcils.

— Quoi, moi ?

— Vous changez de sexe alors que je me contente simplement de modifier mon aspect. Chez vous, la transformation est beaucoup plus radicale. C’est comment, votre véritable prénom, Charly ? Charlotte ?

Je monte le ton pour balayer l’expression indignée que mon vis-à-vis tente hâtivement de se composer.

— Ne protestez pas ! Je veux bien vous appeler « cher monsieur », si vous y tenez absolument, mais à la condition que vous me laissiez goûter vos lèvres. Vous possédez une bouche rigoureusement formidable et qui vous trahit beaucoup plus sûrement que ces délicates rondeurs qu’il est sacrilège de comprimer. C’est de la mutilation, ma chérie.

On évite un instant de se regarder. Quelque chose de neuf nous lie et nous trouble. Un sentiment confus qui, en quelques minutes, m’a révélé la vérité à propos de « mon visiteur ». C’est chouette, l’instinct. Révélateur, les effluves ! Percutant, les ondes ! La viande, qui ne raisonne pas, a ses raisons que la raison ignore. Elle comprend par osmose.

Dans une chambre voisine, des Allemands beurrés tentent de prolonger l’atmosphère de Noël, pourtant bien mortibus, en braillant à pleine voix « O Jean Ferrat ! O Jean Ferrat, que j’aime ta verdure ! » (7). Le bruit perpétuel de l’océan rythme la nuit. Rien de plus lancinant, de plus désespérant, de plus agonique que ce va-et-vient du flot. La mer semble reculer vers les infinis, comme si elle venait de se soumettre à la terre. Une profonde docilité l’apaise. Y a une période confuse, au large, un papotage de vagues indécises. Et puis la v’là qui charge de plus belle, ayant puisé dans ce temps mort une nouvelle fureur galopante. Elle radine, crinière au vent, dans un élan cosaque…

(7) N’essayez pas toujours de comprendre, vous êtes agaçants à la fin !
— Vous paraissez bien sûr de votre diagnostic, soupire enfin ma compagne. Et si vous vous trompiez ?

Je ricane :

— Ce sont les autres qui me trompent ; pour ma part je joue toujours franc jeu avec moi-même. Vous êtes une fille !

— On parie ?

— On parie !

— Quoi ?

— Une nuit d’amour ! Tel est mon enjeu si vous êtes bien du beau sexe.

— D’accord. Mon enjeu à moi. c’est également une nuit d’amour, répond-elle du tac au tac.

Ma gorge se sèche. Dites, les gars, supposez que je me sois gouré !

Charly se dresse et pose sa veste sur le dossier de son siège.

Il dénoue sa cravate.

— Je continue ou on déclare forfait ? demande-t-il.

Je suis fasciné par sa poitrine. Y a du renflement à cet étage, mais c’est pas formellement le gabarit loloches. Il arrive à pas mal de bonshommes authentiques de charrier du dodu dans ce secteur.

— Continuez ! ordonné-je.

Le visiteur du soir déboutonne sa chemise. Dessous, il porte une espèce de tee-shirt très serré. Ce sous-vêtement ne s’enfile pas mais s’agrafe sur le devant. Charly réprime un léger sourire dont je ne sais s’il exprime la gêne ou au contraire l’ironie. Vous savez combien sont voisins, très souvent, les sentiments les plus contradictoires.

Je suis le jeu des crochets cédant l’un après l’autre. Croyez-moi ou allez vous faire… par les… (8) mais en vérité, c’est une forme du suspense.

(8) Allez, au travail, bande de faignasses ! Remplissez les blancs à la main !
Lorsque les six agrafes ont pété, le (ou la ?) décarpilleur saisit à deux mains les revers du tee-shirt pour les maintenir fermés. Il s’approche de moi. Son sourire s’humidifie. L’instant est capiteux. Y a de la tension artérielle jusque dans les pieds de ma chaise.

Ma parole d’homme, y m’brave, Charly !

C’est le gros défi édifiant.

L’affrontement délibéré.

Vlouttt !

D’un double geste vif il arrache le sous-vêtement !

Merci, Seigneur ! T’es bon avec San-Antonio. Irréprochable ! Sans rancune pour le pauvre pécheur que j’I am. C’est un vrai plaisir que de bondieuser avec Toi. La prochaine fois que je ferai la cuistance, y aura des Pater de foi et des navets Maria au menu ! Et puis des je croise en deux ! Des jeux-con-fesse ! Des actes de contribution ! On T’invoque et T’es là ! Homme ni présent ! Tu le mets jamais aux adorés absents ! Tu permanes ! Suffit qu’on ait atteint l’âge d’oraison, qu’on te supplie des trucs et tu les exauces. Notre Père qu’es exaucieux ! Nous sommes à ras terre et tu nous exhausses ! Ah, Dieu que je T’aime d’exister ! Ou de si bien faire semblant ! T’es un père, Dieu merci. Mon héros favori : Buffalo Bible ! Ja wohl, Yahveh ! Je descends à la Trinité ! Ta voix, Ton doigt, Ton royaume à quelques kilomètres. Scie-aile ! Pas radis ! Je te recommande mon âme, pour pas qu’elle se perde en route, et je garde le récépissé. J’sus Ton homme ! T’es mon home ! Mon haume ! Monôme ! Protège logos ! Le gosse ! Tout Ton petit monde ! Ceux qui croassent en Toi, et ceux qui signent Delacroix ! Cela va Dieu sec homme ! Mais sois loué (un bon prie-Dieu ! Ah ! Dieu, ton nom de Dieu, de bon Dieu, de sacré bon Dieu rayonne sur notre misère. Grâce Te soit rendue (sauf Grâce de Monaco qui, malgré son âge, peut encore servir ici-bas). Nous avons tant besoin de toits ! Vain Dieu ? Non ! Tonnerre de Dieu ! Borde aile de Dieu ! Aie pitié d’œufs ! Ils doutent de toi, te renient, le contestent, parce qu’ils sont malades, mourants, cocus, purulents, pauvres, abandonnés, sinistrés, biafrais, seuls, bernés, envahis, torturés, en faillite, remplacés, ridiculisés, anémiés, endeuillés, souffreteux. Parce qu’ils ont soif et n’ont rien à manger, parce qu’ils ont sommeil et ne peuvent plus baiser, parce qu’ils ont mal et ne peuvent pas remplacer leur poste de tévé. Parce que c’est immoral qu’une voiture neuve tombe en panne. Parce que leur gonzesse les fait suer. Parce que leurs enfants grandissent et les insultent. Parce que le merveilleux de Gaulle est rentré chez Vous. Parce qu’ils se sentent de gauche dans un régime de droite ou de droite dans un régime de gauche ! Parce que lorsqu’ils ont épousé leur femme elle n’avait pas de varices et que leur mère n’était pas encore veuve ! Parce qu’il ne devrait pas pleuvoir pendant les vacances ! Parce que les connards auxquels on signe des chèques ont l’infernal toupet de les foutre à l’encaissement ! Parce que des plus forts battent des plus faibles ! Parce qu’une bonne dose de L.S.D. Te remplace ! Parce que la pipe est plus soulageante que la prière ! Parce que c’est ainsi ! Parce qu’ils ont froid pendant que Boussac a chaud ! Parce que Mao sait toung ! Parce que ces salauds… Parce que ces gredins… Parce que le tiers ne devrait jamais être provisionnel ! Parce qu’il n’y a pas de raison pour que leur épouse brosse ailleurs ! Parce qu’il y en a de plus riches, de plus décorés, de mieux portants qu’eux-mêmes ! Parce qu’on fait toujours la guerre ! Parce qu’on la fera toujours ! Et encore pour des chiées de raisons aussi ridicules que les quelques-unes ci-dessus mentionnées, ils Te doutent, Dieu ! Prétendent que T’es bidon ! Te qualifient d’utopie ! Les monstres ! Les z’ingrats ! Punis-moi ces vaches, Dieu ! Fais-leur en ch… encore plus, pour leur apprendre à mourir (car, à vivre, ils sauront jamais). Barbouille-les plus mieux de gadoue, Dieu ! Qu’ils pissent le sang, défèquent leurs tripes, s’assèchent des glandes, ratatinent du zob ! La politesse, c’est d’avoir conscience des autres : eux sont trop mal polis pour être au net, Dieu ! Tu leur laisses trop prendre leur pied ! Ils disent que c’est Toi, le coït ! Pour Te dérisionner. Tu veux que je te dise, Dieu ? T’es trop bon diable !

En tout cas, merci de ce que tu viens de faire pour moi ! Cette paire de nichons, mes amis !

Brusquement libérés, ils vous giclent à la figure, les jolis bougres !

On en mangerait !

Ça y est : j’en mange !

Dieu (toujours Toi !) que c’est bon !

Tellement que j’en oublie le grotesque de la situation. Elle mérite d’être résumée : je me fais passer pour un tueur à gages, sans motif impérieux. Initiative san-antoniaise, pur jus, z’enfants ! Où qu’est l’ordre d’opérationner de la sorte ? Hmm ? Il a causé de ça, le Vieux, depuis tout là-bas dans un burlingue matelassé ? Bernique, mes brunes, oui ! J’ai décidé TOUT SEUL. Comme souvent !

Un ravissant petit jeune homme se pointe pour apporter des instructions au méchant tueur. En pleine notte ! Déjà peu banal ! Il dit, le beau jeune homme : « Vous avez mis un sourcil à l’envers. »« Et toi, mon garçon, t’es une fille », rétorque le San-A. Charmant dialogue ! On se croirait dans de l’Ionesco. Là-dessus, le jeune homme démontre qu’il est une jeune fille en déballant ses paires nourricières, et le commissaire se jette dessus comme un San-Antonio qui n’a pas eu sa ration de nanas depuis déjà quatre longs jours !

Faut dire que le spectacle est irrésistible. Cette fille torse nu, en pantalon d’homme… Je voudrais pas vous porter les glandoches à l’incandescence, mes petits bougres, mais il est des cas où l’homme le plus civilisé (d’ailleurs, je crois bien que c’est moi), se comporte comme le pire des soudards (d’ailleurs, je crois bien que c’est encore moi !).

On avait parié. J’ai gagné. Elle tient le pari.

Et elle le tient bien, moi je vous le dis. Le casse-noisette, pardon, c’est pas une vue de l’esprit, chez mademoiselle Charly. Le vilebrequin automatique, de sa part, il confine au sublime ! Jamais vu un porte-mèche pareil ! Ou si déjà vu : oublié ! L’oubli, c’est l’éponge occulte de l’homme (et de la femme). Toujours à l’affût de ta mémoire. A peine que t’as vécu un machin pas mal : fzout, fzout ! Le chiftir te l’efface, tout ou partie. Si bien que de la sorte t’es toujours disponible. Paré pour vivre du neuf et le réputer jamais vu.

D’ailleurs, l’homme, solidement axé sur le présent, se complaît à affirmer qu’il est unique en son genre. Jamais il n’a bouffé une truite à l’oseille pareille ; lu un livre pareil ; sauté une gerce pareille ; vu une Vénus de Milo pareille (ce jour-là, l’éclairage est particulièrement particulier).

Alors, bibi, en ce moment, il n’a jamais savouré fille plus apte à l’amour. Dégustable de bas en haut ! Savourable ! Inoubliable !

L’inoubliable, c’est tout de suite ! Il se renouvelle !

Cette panoplie d’amoureuse, mes gredins ! Cette délicate chaglaglatte sur un toit brûlant ! La chanson des blés d’or ! Et tout à côté, ce velouté ! Et puis ferme, quoi ! Surtout ça : ferme ! Les vioques, j’admets, sont de bonnes affures, because leur salinguerie. Seulement, le funeste, c’est la fluidité de leur matériau. Tu palpes, c’est pâteux ! T’enfonces ton doigt et faut un quart d’heure avant que leur cuisse redevienne étale. Une vieille femme ferme, et qu’a pas trop de fumet, c’est ça le rêve. L’idéal inaccessible. Voilà pourquoi on est bien forcé de se contenter des jeunailles. Des culs de tambourins, elles offrent. Tu les pianotes et ça résonne. Tu les frappes et ça vibre au lieu de faire un bruit de pneu qui s’embourbe.

Croyez z’en moi : la première qualité d’une femme, même âgée, c’est d’être jeune.

Lorsqu’on a fini d’interpréter notre concerto pour sommier, on reste un moment prostrés, non pas pour récupérer, mais pour savourer ces ondes d’adieu qui concluent une étreinte.

La sueur dégouline de sous ma perruque. Je me sens bien : le corps en harmonie avec l’âme, chose rarissime.

Le téléphone grésille. Je saute du plume pour aller répondre.

— Excuse un peu si je te demande pardon, fait la voix du Gros, mais je viens d’entendre au-dessus de ma tronche une séance de tringlette qui m’a filé le sensoriel aux abois. Ça serait pas en provenance de chez toi, d’hasard ?

— Exactement !

Sa Majesté souscrit à une minute de silence. On entend toutefois remuer ses réflexions dans l’immense local de sa cervelle vide.

— Attends, marmonne-t-il, si je comprendrais bien, tu viens de t’espédier en l’air, hors taxe, mec ?

— Tout juste.

— Pendant que je file un chetard toutes les cinq minutes dans la calebasse à Martin pour le rendormir, en t’attendant.

— Pendant ce temps, oui !

— Ah bon, et on peut savoir qui t’est-ce, l’heureuse bénéficiaire de tes élans ?

— Devine !

— Je fais comme toi, gars : j’donne ma langue au chat !

— Un peu de persévérance, que diantre !

— Une pensionnaire de l’hôtel ?

— Nein !

— Quéqu’un qui s’est pointé de l’estérieur ?

— Exaquetely, mon pote.

— A part le visiteur qu’on t’a annoncé… Je vois pas qui aurait pu venir.

— Tu brûles !

— Hein, pardon, c’est quand même pas lui !

— Tu chauffes ! Tu carbonises !

— Lui ?

— En chaire et en noces !

— Lui !! !! !

— Même que je m’en vas remettre le couvert dans un tout petit peu moins qu’incessamment.

— Mais… Sana ! Quoi, merde ! C’est pas possiblement possible ! Toi, lui… Vous ! Une troussée pareille, que j’ai cru un moment recevoir la suspension sur la frite ! Viens pas me raconter que c’est les Canaries qui te chamboulent l’hormonal ! Qui te déphasent le glandulaire ! Tu nous fais pas le coup à Clovis, le gus qui s’est mis à brûler ce qu’il avait doré ! Un mec comme te voilà peut pas, du soir au lendemain, se fourvoyer dans la gazelle bondissante ! Me dis pas que tu joues « Objectif lune », que tu perces les pans de chemise ! Que…

— On se rappelle ! coupé-je brusquement.

Je reviens au lit où « Charly » gît, dans une attitude abandonnée, bien apte à me donner un regain d’appétit s’il en était besoin.

— Ça vous ennuierait de changer de prénom, chérie ? murmuré-je en embrassant sa vallée des supplices. Je me sens un peu désemparé de faire l’amour à un dénommé Charly.

— Rebaptisez-moi ! répond l’adorable créature.

— O.K., alors je mets le compteur à zéro et on reprend tout depuis le commencement. Eve, ça vous va ?

— Parfait.

— Pourquoi vous déguisez-vous en garçon ?

D’un geste voluptueux elle caresse mon épaule en sueur.

— Pourquoi mettez-vous une perruque, Martin ?

Bon, vaut mieux pas trop se fourvoyer. Nos débordements ne lui font pas perdre le nord, à… Eve.

— Si on causait ? suggère-t-elle. Car, en vérité, je ne suis pas venue seulement pour « ça ».

Elle rit. Ses dents coralines jettent des éclats, comme si elle crachait des étincelles.

— J’aime que « ça » se soit produit avant qu’on parle affaires, mon petit cœur, assuré-je en continuant de la parcourir de la main, des yeux et des lèvres.

— Ç’a été inattendu, assure-t-elle.

— Le plaisir n’en fût que plus vif. Bon, je vous écoute.

Croyez-moi, mais c’est duraille de s’arracher à la volupté pour discuter turf. Certaines femmes dégagent des effluves auxquels il est impossible de résister. Elles « sont » l’amour. Les approcher vous conditionne pour l’acte. Inutile de vous le préciser, mais Eve appartient à cette sublime catégorie.

On ne peut se préserver de leurs charmes qu’après les avoir savourés. Méthode homéopathique ! Guérir le désir par le délice !

— Martin, c’est pour la semaine prochaine !

Vlan ! Passe-moi l’éponge ! En une phrase, je désomptueuse de la tubulure sous-jacente.

Je me mets en vrille.

En torche !

— Ah, bon ?

— Mercredi prochain, très exactement.

Je m’abstiens de poser certaines questions qui me fourmillent dans les labiales. Surtout pas de fausse manœuvre, hein ? Que suis-je censé savoir ? Que suis-je supposé ignorer ? Mystère ! L’avenir appartient à ceux qui savent économiser leur salive. Jacter est une déperdition d’énergie. C’est hémorragique, la parole. Affaiblissant. Faut parcimonier de la menteuse si on tient à arriver en bon état !

— Mais avant mercredi, un problème, mon chéri… Un délicat problème à résoudre.

— Le connaître, c’est déjà s’engager sur la voie de sa solution.

Elle peut pas résister à me rouler une pelle, façon escavatrice. Le grand badigeonnage de printemps. On faille se remettre en action. C’est la préoccupation professionnelle qui nous empêche. De justesse.

— Martin, la chose doit s’opérer, mercredi, au cours d’une soirée qui sera donnée par des notables espagnols possédant une résidence secondaire dans l’île, près du golf, paraît-il : les Nino-Clamar. Il faut que vous parveniez, par vos propres moyens, à vous faire inviter à cette soirée.

Je réfléchis. Nous sommes samedi. Me reste seulement trois jours pleins pour devenir l’ami d’enfance de ces gus. Du moins, si je décide de prendre la place du tueur, s’entend !

Et mon petit doigt me dit que je vais décider ça dans pas beaucoup longtemps. Un curieux, San-Antonio ! L’introspecteur de police, quoi !

— Très bien, dis-je, comme si je trouvais toute naturelle cette exigence de mes « clients ». Je ferai au mieux. Ensuite ?

— Considérons que vous serez invité…

— Je le serai.

— Dans le courant de la soirée, on vous indiquera « qui » vous devrez… traiter !

Faut les entendre pour croire qu’ils puissent être proférés, des trucs pareils, non ?

— Pas avant ? m’effaré-je.

— Non, pas avant !

— Et qui me préviendra ?

— Je l’ignore. Tout ce que je suis en mesure de vous dire, c’est que « la cible » vous sera désignée en temps utile.

J’oppose les cinq doigts de ma main gauche aux cinq doigts de la droite et accomplis un mouvement de soufflet, comme si j’espérais refroidir le brûlant de ma position.

Eve me contemple avec intérêt, peut-être aussi avec amusement. Puis elle lit l’heure à sa Piaget d’homme et soupire :

— Il va falloir que je reparte.

— Vous allez quitter Tenerife ?

— Hélas ! Ce n’était qu’un aller-retour. Je suis un simple messager, Martin. Et le message, malgré sa gravité, fut doux à délivrer.

Elle se refringue sans cesser de me contempler.

— Vous m’avez promis une nuit d’amour, objecté-je. Elle n’est pas terminée, tant s’en faut !

— Je ne vous ai pas promis une nuit consécutive, chéri. Nous la terminerons plus tard. Reconnaissez que ç’a été un bel acompte.

Cynique, cette petite crapule.

— En somme, je murmure, ma mission est des plus simples : lier connaissance avec les Nino-Clamar, me faire inviter à leur fiesta de mercredi. Et attendre qu’un invité vienne me chuchoter à l’oreille, en cours de soirée, le nom de l’autre invité qu’il me faudra supprimer ?

— On ne peut en effet énoncer plus compendieusement (9) les choses.

(9) Vous pensez bien que ma petite greluse n’a pas employé un tel mot. D’abord parce qu’elle me parle anglais, ensuite parce qu’elle l’aurait ignoré si elle avait parlé français. Je l’emploie uniquement pour vous donner du Larousse à retordre, mes vaches ! Que dis-je, mes vaches ! Mes bœufs !
— Vous prétendez que nous nous reverrons, Eve. Seulement je ne sais pas votre nom, et encore moins votre adresse.

Elle s’approche, m’embrasse.

Son baiser a un goût de fruit sauvage (10).

(10) C’est pas vrai : je dis ça pour faire joli.
— Ayez confiance en la Providence, Martin.

— Facile à dire.

— Et plus encore à faire : il suffit d’attendre.

Elle répète, avec une pointe de nostalgie :

— Attendre… Vous me plaisez beaucoup, Martin. Et, croyez-le, ce n’est pas un banal compliment. J’aurai un grand bonheur à terminer votre nuit ! Au revoir.

Cette fois, elle ne m’embrasse pas. Elle sait qu’un baiser, pour garder sa noblesse, ne doit jamais être un adieu. Alors elle part comme ça, sans temps mort ni regards langoureux.

J’ai un geste pour la courser dans le couloir. Juste histoire de la regarder. D’admirer sa silhouette faussement masculine. M’assurer que je n’ai pas rêvé, quoi, comme ils disent dans les livres bien rédigés par du personnel compétent.

Mais, une fois de plus, le bigophone m’hèle.

Le Gros qui s’impatiente, naturliche. Il a des excuses, remarquez ! Je décroche.

— Ouais, ouais, y a pas le feu ! bougonné-je.

— Certes, mais la situation n’en est pas moins grave, me répond Martin Braham.