Chose un peu plus que curieuse : le juge Pasoparatabaco paraît soulagé par le départ du flic américain. M’est avis qu’en haut lieu on lui avait imposé cette intrusion du Narcotic Burlingue, mais qu’il préfère qu’on lui cloque la paix (en anglais, the peace).
En même temps que sa place, il reprend ses aises, le magistrat espanche. Des aises que je ne lui connaissais pas. Il se sert à boire à un placard mural, écluse, se lisse les crins, revient s’asseoir en arrangeant son nœud de cravate fatigue. Ensuite de quoi, il appuie par trois fois sur un bouton déclenchant une sonnerie tellement proche que j’en perçois le timbre comme si elle était placée dans le tiroir du bas de mon pantalon.
Un moment de silence est alors respecté. Pasoparatabaco se cure l’oreille d’un ongle trop long pour être bien tenu et dépose le résultat de ses fouilles au revers de sa cravate.
Moi, pendant qu’il se dégage les cages à miel, je file un œil au crucifix écartelé en face de moi. Très belle pièce, je vous l’ai déjà signalé. Des gens prétendent qu’on doit louer le Seigneur, moi je pense que lorsqu’il se trouve dans cet état de conservation il vaudrait mieux carrément l’acheter. Notez que les dimensions de celui-ci impressionnent. Quand t’as une sculpture pareille dans ton salon, c’est un peu comme si ton contrôleur des contributions habitait chez toi à demeure ! Faut s’y faire, et ça demande du temps.
Le gros flingue me fait mal au bide comme une ceinture de chasteté mal ajustée.
J’en ai jamais porté, mais j’imagine. Des pensées aussi hardantes que contradictoires dévalent les pentes abruptes de mon intelligence (l’une des plus hautes d’Europe) (24). A quoi rime le petit jeu du poulardin amerluche ? Il cache quoi t’est-ce ? Veut-il que je tente la belle pour m’assaisonner à la sortie et, partant, se débarrasser de moi à titre définitif ? Ou bien CROIT-IL à mon innocence et, ne pouvant intervenir officiellement, me donne-t-il une occasion de rejoindre la douce France ?
Je suis dans l’indécision, comme le père Plexe dont vous me parliez hier matin, celui qui prenait sa bonne pour le sacristain. Que faire ? M’évader ? Ou bien attendre ? Que choisir : l’action ou la patience ? Peut-on s’évader d’une île comme Tenerife ? D’accord, y a eu le coup de l’île d’Elbe, mais y a aussi eu Sainte-Hélène, aussitôt après, non ? Et cette seconde fois, il l’a eu dans le fignedé, Napo. Pourtant, les îles, il les connaissait, le Corsico. Une fois mon signalement propagé, ne reste qu’à filer une escouade de carabiniers sur le sentier agreste de la guérilla et en moins de pas très longtemps je me retrouve dans un (troudu) cul-de-basse-fosse, en compagnie de rats savants et d’araignées géantes que si Silvio Pellico les avait eus à dispose, il montait un numéro pour le prochain gala de l’Union.
Une entrée furtive.
Celle d’une ravissante Espagnole aux grands yeux de velours et pourvue de seins probablement brunis. Conséquents, les loloches de la señorita. Y a des moments, dans la vie glandulaire de l’homme, où ça plaît, les gros flotteurs. Le julot, il est capricieux, ça lui sert de vices, souvent. Tantôt il se fera damner pour une gerce qui te trimbale deux œufs au plat dans sa gibecière à carénage italien, tantôt il lui prend l’envie de folâtrer entre les mamelons vosgiens d’une forcenée du capot.
— Ma secrétaire va enregistrer votre déposition, me dit le juge.
La manière qu’il prononce les deux mots « ma secrétaire », les gobilles qu’il roule à cet instant, en matant la suce-nommée, en disent long comme le fil unissant deux téléphones rouges sur ses sentiments pour elle. Je voudrais être derrière lui, au confessionnal, pendant qu’il raconte au padre les pensées lubriques qui consécutent. Sa manière d’embroquer Mme Pasoparatabaco en songeant à la belle pianoteuse d’Underwood attardée, ses langueurs sauvages, ses farouches empoignades.
Une belle robe rouge, elle porte, Césarine. Elle est coiffée frisottée sur le côté, mais elle fait pas trop poire malgré. A cause de son beau sourire plein d’éclats, de son regard ensorceleur, et puis (j’y reviens) de ses nichemards de grande laitière.
Elle me virgule un regard de prise-de-contact.
Un second, d’intérêt.
Un troisième, de convoitise.
On est déjà en harmonie, elle et moi. La circulation se fait bien entre nous. Un homme, une femme, c’est magique : ils s’emboîtent tout de suite ou jamais. L’amour n’est plus ensuite qu’une formalité à laquelle il n’est même pas la peine de souscrire. Quelque chose de purement facultatif. Une simple question d’opportunité, voire de temps. Tu baises à l’œil, quoi. Un coup de prunelle, c’est O.K. ou bien : va-te-faire-mettre-ailleurs-si-j’y-suis-pas ! La peau qui cause par l’iris t’appelle ou te rejette. Te dis que t’es belle ou locdue ! Tarte ou déesse. Défilable ou enfilable. Tu dilates ou t’exagères l’inertie, madame. Oui, d’un regard. Un regard crapule, copulateur. L’œil qu’érecte, éjacule ! Qui spermait tout ! Audacieux, franc. D’une loyauté foutrale !
La Carmencita ? A bibi ! J’ai beau être prévenu… Elle l’est aussi. Achtung ! Gare aux miches ! Il n’importe les conditions sociales. Ni physiques. Ce que tu juges disgracieux chez lune-d’elles, ton copain s’en régale. Et inversement. Bravo ! Merci !
— Parfaitement, réponds-je après ce temps de méditation qui n’est pas perdu pour tout le monde, puisque vous allez le découper et l’encadrer au-dessus de la chasse d’eau de vos vécés. Je tiens donc à déclarer ce qui suit :
« Arrêté par la police espagnole, puis déféré devant M. le juge Pasoparatabaco…
La gonzesse y va du grimoire. Pas en sténo (aux Canaries, la méthode Prévost-Delaunay est encore considérée comme écriture pharaonesque), mais à la va-vite. Sa plume tambour-major court sur le papier glacé. Une rapidité ahurissante. De même que Lucky Lucke tire avant son ombre, elle, elle écrit ce que tu dis avant que t’aies achevé ta phrase.
Je poursuis, impressionné par sa vélocité :
— … J’y ai rencontré un inspecteur du Narcotic Bureau, lequel m’a conseillé de m’évader.
— Non ! Ne transcrivez pas ! glapit le juge. D’abord vous n’avez rencontré personne ici, et d’une. Ça, c’est le primo. Secundo, « il » ne vous a pas conseillé de vous évader ! Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
— Une histoire vraie, comme toutes celles que je raconte, monsieur le juge. Et je le prouve.
En trois mouvements et deux temps, j’enlève mes menottes et sors le pistolet de mon calbute.
Que croyez-vous qu’il arriva ?
Ce fut Pasoparatabaco qui leva les mains.
Me semble que le Christ vient de sourire. Mais peut-être est-ce un effet d’optique sonore, comme dit Bérurier ?
Je regarde ses deux paluches dressées vers le plaftard. Les manches de sa chemise sont élimées. Celles de son veston luisantes d’usure. Il a le creux des pognes grisâtre. Un vrai vesterne, les gars !
Maintenant, mettons-nous bien d’accord. En agissant de la sorte je n’ai pas eu l’intention de m’évader. J’insiste, faut : soit me croire sur parole, soit aller vous faire fourrer par les colonels grecs, car c’est la vérité absolue. J’ai balancé mon coup de théâtre afin de prouver la réalité de mes dires. Mon raisonnement se décomposait ainsi : « Le Ricain veut que tu t’évades. Ça fait partie d’un plan. Alors ne t’évade pas. Retiens-toi. Freine ta nature bouillonnante et, pour troubler l’eau, allonge la vérité au juge. » Voilà quel était mon parti pris, mes chéries.
Seulement, toujours ces endoffés d’impondérables.
Qu’est-ce vous voulez : je vois ce magistrat vert de trouille, avec ses pauvres mains mal soignées dressées comme des buts de rugby et mon naturel que j’avais éloigné à coups de pompe dans le train revient au galop, comme toujours.
La griserie…
— Comment vous appelez-vous, mademoiselle ? demandé-je à la secrétaire.
— Contracepcion Gomez, balbutie la jeune fille.
Elle paraît plus étonnée qu’apeurée, cette mignonne. Le contrôle de son self fonctionne mieux que celui de son patron,
— Prenez une feuille blanche et écrivez ce que je vais vous dire.
Elle hésite.
— Si vous n’écrivez pas, je flingue ce vieux crabe sous votre regard de braise, ma beauté !
— Ecrivez ! Ecrivez ! ordonne Pasoparatabaco.
Elle cède.
Trempe sa plume dans l’encrier et attend :
— Je soussigné Contracepcion Gomez, secrétaire du juge Pasoparatabaco, reconnais être la maîtresse de ce dernier depuis…
Je lui souris.
— Depuis combien de temps au fait ?
— Deux mois ! répond-elle spontanément.
— Depuis deux mois, continué-je.
— N’écrivez pas ! hurle le Magistral.
Je relève vers sa poire gâtée le canon de l’ami Tu-Tues.
— Si, si, écrivez ! bredouille le Chiassard.
Elle écrit, peut-être amusée, car son œil frise.
— Nous faisons l’amour à… ?
— A la Casa Hilaloncommessa, calle Bombe.
— Merci, je ne m’en souvenais plus, fais-je.
Elle écrit.
— Tous les combien, déjà, vous retrouvez-vous là-bas, chère Contracepcion ?
— Tous les samedis matin.
— Mais oui, où avais-je la tête ! Vous ajoutez cette précision et vous signez.
Elle s’exécute. Je lui prends le feuillet. Le lis. L’agite pour hâter sa séchaison (25). Le plie et l’empoche.
Je tapote ma fouille.
— Si tout va bien, votre admirable existence poursuivra son cours normal et vous pourrez soigner votre vésicule biliaire à l’ombre de vos petits-enfants en fleurs. Convenu ?
Sa couleur ? Pas déterminable. Y a du vert foncé, bien sûr, et du jaune abricot. Mais c’est la nature du blanc que j’identifais mal. Est-il de céruse ou de zinc ? Est-il cassé ou coquille d’œuf ? Est-il de neige ou justement d’Espagne ? Alors là, je donne ma langue au premier chat comestible que je rencontrerai. Mais on se connaît depuis suffisamment très longtemps, pour que vous me pardonniez une imprécision de ce genre, n’est-il point vrai ? On en est pas, entre nous, à devoir renouveler le plateau de tous les jours ! Sinon, ça rimerait à quoi, l’intimité ?
Talonné par le temps, je prends congé de Pasoparatabaco.
— Dès qu’arrivé à Paris, je vous écrirai, monsieur le juge. Car je n’aimerais pas que vous restiez sous cette méchante impression.
Il est effondré, indécis, furieux après moi et plus encore après lui. Il me hait et se méprise ! Il implore Dieu et sa secrétaire (pas celle de Dieu, celle du juge). Il doute de la vie, de l’Eglise catholique romaine, du franquisme, de ses idées et d’une foule d’autres trucs que je me ferais un plaisir de vous énumérer ici si mon éditeur m’accordait un cahier de plus (mais ça nous mangerait tout notre bénéfice et c’est nous qu’aurions plus rien à manger).
Ce qu’il y a de consolant avec les gonzesses, c’est qu’elles offrent certains repères grâce auxquels on parvient à s’orienter dans la nuit de leur mystère (26). L’un de ces repères est la délectation qu’elles éprouvent à ridiculiser les vieux crabes que les circonstances de la vie les obligent à héberger. Ainsi je vous parie le machin que je vous ai montré l’autre soir, contre le truc que vous avez mis à ma disposition l’autre nuit, que Contracepcion biche follement au cœur de cette aventure.
Un silence ensoleillé règne en ce lieu de recueillement. On entend bérurier les oiseaux sur les toits.
— Et maintenant ? me demande ma compagne (laquelle a lu Bécaud dans le texte).
Je sors le papier qu’elle vient de rédiger sous ma dictée et le lui tends.
— Avant toute chose, mon cœur, reprenez ce document, mon intention était seulement d’impressionner votre vieux mironton, je préférerais me laisser sectionner ce que j’ai de plus précieux plutôt que de vous compromettre.
Ya yaille ! L’effet que ça lui fait ! Cette secousse, ma chère baronne ! Ce regard adhésif ! Ce moelleux dans le « merci ».
Elle prend le papier, le pétrit gauchement, comme le demeuré des Du Conlajoie de La Cramouillette ses gants lorsqu’il va solliciter la main de la tarderie aînée des Du Neuvolan de La Chaglate. Je lui octroie une légère caresse sur la nuque. Elle l’accepte.
— Pourriez-vous me conduire dans un endroit discret d’où il me serait loisible de téléphoner ? Je dois vous préciser qu’ayant été détroussé au greffe, je me trouve présentement sans argent.
Contracepcion réfléchit un bref moment. Puis un léger sourire passe sur ses lèvres pulpeuses.
— Venez ! dit-elle.
La maison est belle, puisque espagnole dix-septième. Des balcons de bois sombre surmontés d’un auvent ornent sa façade blanche. Les fenêtres sont garnies de grilles en fer forgé. La double porte est à petits caissons, avec entourage de faïences peintes. Un ravissement. La jeune fille regarde la ruelle déserte. Pas une âme, pas un chat, les nôtres exceptés. Elle sort de la venelle où nous sommes blottis. Court délourder. Un signe. A mon tour je m’élance. La porte se referme.
Nous voici dans un patio ombreux où murmure un jet d’eau. Ça me rappelle notre petite vasque limoneuse dans notre jardin de Saint-Cloud.
C’est vieux, c’est calme. Une balustrade en bois branlant (il ne branle pas, mais il est branlable) court autour du patio. Des dalles très larges, disjointes… Un oranger, des fleurs… Ça sent bon et triste. On se croirait chez des vieilles religieuses confites (en dévotion, bien sûr mais aussi tout court). Contracepcion me prend par la main et me fait traverser le patio. Une porte basse. Deux marches à descendre. Nous pénétrons dans un intérieur austère, qui le serait bien davantage s’il n’était meublé en Renaissance espago. Les volets fermés laissent filtrer de légers rais lumineux, suffisants pour éclairer la pièce sans l’arracher à sa fraîche pénombre.
La secrétaire se laisse choir sur un divan ravagé, recouvert d’un tissu usé jusqu’au plancher de la pièce. Elle s’y laisse tomber, haletante, puis me désigne un appareil téléphonique datant de Charles Quint.
— Vous pouvez téléphoner d’ici.
— Où sommes-nous ?
— Chez le juge !
Elle guettait ma réaction.
Elle l’obtient.
— Pardon ?
— Sa femme est en traitement à l’hôpital. Alors la nuit il me fait venir ici. J’ai la clé. Il m’a obligée à coucher dans leur lit et à mettre une des chemises de sa vieille. Une horreur !
— La vieille ?
— Bien sûr, et la chemise aussi.
Tous les mêmes. L’adultère, pour eux, est un embellissement conjugal. Une réforme secrète. Ils ont des maîtresses comme on se fait installer le chauffage central pour remplacer le poêle à boulets. Dans le fond, c’est pas de l’hypocrisie, mais un acte d’amour. Ils concrétisent avec la étrangère qu’ils souhaitaient confusément. Je vous cause de ça, et vous n’en avez strictement rien à foutre. Mais alors, rien de rien parce que vous êtes cons comme des touristes. Tiens, du reste, quand il m’arrive de penser à vous (aux gogues, entre autres, lorsque j’ai oublié le journal) j’y pense comme à des espèces de touristes de l’existence. Vous déambulez avec des airs pommes, un Kodak en guise de nombril, en troupeau. Vous changez des devises. Vous marchandez. Vous voulez accumuler des souvenirs : « Vous me donnerez un baptême, la sainte communion, l’absolution, c’est pour emporter.
» Et puis vous me mettrez aussi ce beau coït. Pas la peine de l’envelopper, c’est pour manger tout de suite. Il est frais, au moins ? N’a pas trop servi ? Juré ? Bon ! Y vous reste encore du souvenir de 40 ? Pour raconter… Ah, du temps qu’on y est, me faudrait aussi : un accident de moto, des vacances aux Baléares, trois enfants, l’enterrement de maman, Léon Zitrone, une 204, une série d’augmentations, un appartement dans le XVe, le bac de Dédé, la bataille de Marignan, le 14 juillet, Napoléon, une opération de la rate, un tiercé dans l’ordre, une 404, une villa Sam’Féchier, un paquet de pipes, des pipes par paquets, de l’aspirine, un San-Antonio-moins-con-que-les-autres, la chute de la Troisième, de la Quatrième, de la Cinquième, de la Sixième, un de Gaulle à répétition. MA femme, SA femme, des lunettes-que-je-sais-pas-ce-qui-m’arrive-depuis-quéque-temps, une 504, une cure à Brides-les-Bains-que-je-sais-pas-ce-qui-m’arrive-depuis-quéque-temps, l’extrême-onction (pas la peine de l’envelopper, c’est pour crever tout de suite) et un corbillard automobile qui serait si possible une Chevrolet-transformée-que-j’ai-toujours-rêvé-de-rouler-dans-une- américaine. Merci à tous, et à tout jamais ! »
Je rêvasse beaucoup, vous savez !
C’est mes vacances…
— Allô ! m’man ?
Chérie ! Elle n’en croit pas son oreille gauche !
Elle est droitière, Félicie, mais elle téléphone de l’oreille gauche.
— Oh ! Mon grand ! Mais…
— Rien de nouveau côté Marie-Marie ?
— Non, mon grand, je suis dans l’angoisse. Mais qu’est-ce que tu… ?
— T’as affranchi le Vieux ?
— Ne m’en parle pas ! Ce matin, je me suis permis de l’appeler, étant sans aucune nouvelle de vous tous et ne parvenant pas à en obtenir.
— Qu’a-t-il dit ?
— Ne m’en parle pas, répète m’man.
Elle semble suffoquée, ma vieille.
— Il m’a dit : « Chère madame, j’avais prévenu votre fils qu’il avait affaire à un renard. Je croyais San-Antonio plus malin qu’un renard. Excusez-moi, le ministre m’appelle sur une autre ligne. Je vous présente mes respects. »
— Vieille guenille ! rugis-je. Ça se payera.
Comme toujours, elle a le mot de la fin, ma Félicie.
— Que veux-tu, mon grand : il est comme ça !
Je raccroche.
Le temps d’une solide mise au point est arrivé.
San-Antonio se trouve dans l’île de Tenerife sous l’inculpation de trafic de stupéfiants. Il vient de s’évader en terrorisant un juge d’instruction. Son Bérurier est en taule ainsi que la bergère d’icelui. Sa vieille mère est sous résidence surveillée. Son vénérable boss le laisse quimper comme une chaussette en lambeaux arrachée d’un pied scrofuleux. La petite Marie-Marie a disparu depuis quatre jours. Dans quelques minutes la chasse à l’homme va commencer (si ce n’est déjà en cours, le juge pouvant avoir repris ses esprits). Le tueur rôde, librement.
Et chez les Nino-Clamar on s’apprête à allumer les lampions de la fête.
— Chère et belle et étourdissante et précieuse Contracepcion, roucoulé-je en venant m’asseoir auprès d’elle. Je voudrais vous poser une question. Est-ce vous qui avez enregistré la déposition du sieur Bérurier, Alexandre-Benoît ?
— Si.
— Otez-moi d’un doute, est-il vrai que cet homme ait passé des aveux complets ?
— Si.
— De son propre gré ?
Elle rapproche ses mignons sourcils pour accuser son étonnement.
— Qu’appelez-vous de son propre gré ?
— Eh bien, je veux dire, sans avoir subi aucune pression ?
Là, je coup-fourre, mes potes. Elle déteste son vieux calceur de juge, Contracepcion, mais elle veut pas qu’on chahute la justice espanche. Nuance ! C’est plein de nuances, la vie. Un vrai arc-en-ciel !
— Quelle pression aurait-il pu subir ? Nous faisons les choses en règle, ici. Dans l’esprit des lois, montesquieuse-t-elle.
— Je n’en doute pas, mais je… heu… situais mes craintes au niveau de la police.
Re-buffade !
— La police espagnole est la meilleure et la plus intègre du monde !
— Je le sais, seulement, lorsque je dis police, je parle de l’américaine.
Elle déboulonne ses grands yeux de velours, qui ont peut-être vu dans Barcelone une Andalouse aux seins brunis.
— J’ignore de quoi vous parlez !
Bon. Donc, le juge lui a fait des cachotteries sur le plan turbin. Le monsieur du Narcotic Bureau était là à titre ultraconfidentiel et officieux.
Je me paie le plaisir de lui raconter la vérité à propos de l’Américain compatissant. Elle doit se livrer à certaine gymnastique cérébrale, effectuer des rapprochements, tirer des conclusions. Peut-être même a-t-elle eu l’occasion d’entrevoir l’homme que je décris. Son visage se transforme. Elle se met à douter de son boss.
Chose curieuse, au lieu de la rendre volubile, sa désillusion l’incite au laconisme.
— Bérurier, donc, a parlé spontanément ? encouragé-je.
— Spontanément, je le jure sur la Madone.
— Il semblait bizarre ?
— Non.
— Il ne donnait pas l’impression d’être ivre ou drogué ?
— Absolument pas. Il parlait calmement, posément, avec application.
La fin de sa phrase est pour moi un trait de lumière, comme on dit à l’E.D.F. : Béru parlait « avec application » parce qu’il récitait une leçon.
C’est un mec qui n’a jamais su retenir un texte. Déjà, à la communale quand il devait déballer sa fable de La Fontaine à m’sieur l’inspecteur, il annonçait : « La scie galeuse hélas fourmille », enchaînait sur « Colombien de marin, bien con, bien capitaine », pour vous donner la mesure (à quatre temps).
— Sa femme, vous avez vu sa femme ?
— Non.
Un silence.
Le glou-glou du jet d’eau nous arrive de l’extérieur ; fragile murmure de l’éternel printemps canarien (27). Par instants, un souffle d’air fait dévier légèrement sa trajectoire et son bruit se contorsionne.
Moi, des phrases comme ça, qu’est-ce vous v’lez, je les répute d’intérêt public. Elles coûtent pas cher et t’emmènent promener parfois très loin… Ce sont de bons vademecum, comme on dit chez Cadum. Vous avez noté, les petits ? Vous êtes CE que j’attendais et non pas CELLE que j’attendais. Distingo subtil mais important et qui n’échappe pas à la plus conne femelle. CELLE que j’attendais, ça fait « nous deux ». « CE que j’attendais », je m’escuse de vous le dire, y a pas de honte : c’est du « Jean Dutour ». Ça peut se présenter à l’Académie la tête haute (bien qu’il faille vachement l’avoir basse pour postuler à ce genre d’emploi).
Elle a un léger recul que je mets sur le compte de sa retenue héréditaire (qui est donc pour ainsi dire une retenue à la source).
— Vous êtes une barate, me fait-elle en français.
Je suppose que cette affirmation puise son origine dans le mot baratin qu’elle a laissé déraper dans les produits laitiers.
Je lui pose un mimi vorace sur la nuque. Elle frissonne si fort que ça manque me renverser.
— Oh, non, non ! proteste-t-elle, il ne faut pas.
— Eh dis donc, Conchita, m’emporté-je, quand le père la Cerise te déguise en chaisière pour te tringler dans ses bois, tu fais pas ta bêcheuse !
Heureusement, j’ai exprimé en franchouillard, car presque aussitôt je reviens de mon erreur. Elle chiquait pas à la jeune fille de bonne famille, demoiselle de colonel en garnison, vierge de partout et parfaite catholique. Oh non ! J’ai l’esprit mal tourné, faut que je fasse mon méenculpas (comme dit le Gravos). En fait, la suite de ce qu’elle cause m’inonde d’une lumière purificatrice.
— Vous devez penser avant tout à votre sécurité, continue la douce Contracepcion. Quand la police sera prévenue, vous ne saurez plus quitter Tenerife.
— Eh bien donc, j’y mourrai de vieillesse et d’amour pour toi, ô lumière de ma vie ! Je ne puis agir sans t’avoir tenue dans mes bras.
Je ne puis surtout pas agir avant la nuit, mais à quoi bon le lui préciser ? Et la meilleure façon de tromper l’attente c’est encore de s’abîmer dans les batifolages, non ? Les hommes qui mettent tout en œuvre pour leur confort physique autant qu’intellectuel n’ont jamais pallié cette carence. Ils subissent encore d’immenses zones de poireautage, dans les gares, chez le dentiste, dans les ministères… Pourquoi ils créeraient pas des offices de relaxation’ ? Je vous prends en avion, par exemple. On y donne bien des albums à colorier aux mouflets pour leur faire prendre patience et on sert à boire à leurs vieux. Mais c’est pas suffisant. Je serais dirlo d’Air France, comment je prendrais l’initiative. La cabine Voluptas, mes gueux. Avec une hôtesse spécialisée pour t’éponger l’intime, te combler de délicatesses. A trente-mille pieds, prendre le sien, ça doit pas être négligeable, non ? Plus près de toi, mon Dieu ! Le septième ciel en plein ciel ! Et puis un stivouard d’élite pour les dames esseulées. Un beau brun, nordaf à chibre incassable, toujours disponible. Braguette à cellule photo-électrique. Rien que de passer la main devant, elle s’ouvre. Dans ces conditions, mes frères, on fait Paris-O Calcutta sans absolument s’en rendre compte. Qu’au moment de verrouiller les ceintures, tout le monde exclamerait « Hein quoi déjà ? C’est pas vrai ! On survole seulement Aubervilliers ! Y a gourance ! s’agit d’un poisson d’avril ! » Pour le coup, Air France balaie ses déficits. Enrichit sa flotte. Conçoit le jet, tout confort, adapté zézette, avec siège éjectable, levier d’éjaculance, capuchon-à-pipe orientale, sodomiseur d’altitude, gougnoteur de protection. Le triomphe des transports aériens en commun ! « Le commandant Beauchibre et sa fine équipe vous souhaitent la bienvenue à bord du Boeinge… (là on rebaptiserait en circonstance. Au lieu d’appeler pompeusement les zavions « Château-de-Chambord », on y filerait des noms plus rieurs : Saint-Amour, Bouffémont, Jouy-en-Josas).
Et ça continuerait commako, dans le déconophone :
« Dès que nous aurons atteint notre vitesse de croisade, une partouse apéritive sera organisée à bord. En attendant, vous êtes priés de consulter les consignes amoureuses qui se trouvent dans une pochette placée face à votre siège… »
Moi, que voulez-vous, j’ai le tempérament d’un réformateur. Seulement je suis trop en avance sur mon époque, comme tous les grands prophètes. Je passe pour un louftingue. Enfin, vos chiares verront que j’avais raison.
— Mais… qu’est-ce que vous me faites ?
Le nombre de fois qu’on me l’a chantée, celle-là ! En différentes langues, et sur des airs jamais les mêmes. Faut de la santé pour exclamer de la sorte, non ? Le côté stupéfié : « Mais je voyais pas où que vous vouliez en venir ! Je me disais aussi : pourquoi qu’il t’ôte ton slip puisqu’on va seulement bavarder de la foirade du dollar ? »
— Mais qu’est-ce que vous me faites ?
C’est pas correct ! Presque impoli ! Plein de traîtrise et d’audace ! Quelle mouche vous pique ? En voilà d’étranges initiatives ! Dans quel but ? Vous n’avez tout de même pas l’intention de faire l’amour avec moi ! En tout cas, vous n’allez pas commencer par ÇA ? Si ? Bien vrai ? Oh, non, vous avez bien réfléchi ? Vous êtes sûr de vous ? Pas d’arrière-pensée ? Et vous croyez que ça sera bien ? Que ça sera bon ? Délectable ? C’est Dieu vrai que ça ne mange pas de pain ! Qu’on en reprendrait ! Non, soit, continuez, on va voir ! C’est inouï, le progrès ! Ne vous arrêtez pas ! Allez, allez ! Allons, allons ! Allons z’enfants de la patri-i-e, le jour de gloire est t’arrivé !
Je résume !
C’est dur pour un lyrique de ma trempe, mais faut !
— Qu’est-ce que vous me faites ? répète-t-elle sur un ton changé.
Je lui réponds pas.
Impossible.
Mon matériel à mensonges est mobilisé pour d’autres tâches. Je ne voudrais pas me laisser hâler à des concis des rations (con sidéra Sion) affligeantes, mais il est une chose que je tiens à souligner trois fois et à l’encre rouge : l’Espagnol ne pratique pas l’amour pas voie buccale. Parlez de « ça » à un pote d’outre-Pyrénées (comme on dit dans l’Equipe en période de Tour de France) et vous le verrez cracher de dégoût. Rien que l’idée de grignoter une frangine lui met l’estomac en portefeuille. Il préférerait tourner scatophage ! Nécrophage ! Se mettre n’importe quoi sous la chaille plutôt que la cressonnière à Madame la Señora : du rat crevé, de la cuisine anglaise, du crapaud malade. N’importe quoi, bissé-je (car j’ai une forte envie de bisser) mais pas cette chose pourtant sublime et infiniment délectable.
Les Espagnoles naissent, croissent et meurent sans connaître cette apothéotique volupté. Excepté celles qui vivent en France ou les rarissimes qui, dès leur jeune âge, se sont consacrées au sacré c… !
Voilà pourquoi, mesdames, mesdemoiselles, messieurs, la ravissante (quoique frisottée) Contracepcion est sincèrement étonnée lorsqu’elle s’exclame, prise de court (mais elle le sera de plus long… postérieurement) : « Mais qu’est-ce que vous me faites ? » Elle ignorait ! N’avait jamais vu, ni lu, ni entendu causer. Ne concevait pas ! N’envisageait pas ! Les Canaries, vous parlez ! Si lointainement dosées. Comment la rumeur serait-elle parvenue jusqu’à elle, soufflée par quel démon ? Elle est incrédule ! Suffoquée (et pourtant c’est pas elle qu’a la bouche pleine). Elle bée (c’est tout ce que je lui demande). Elle brame (c’est pas négligeable). Elle veut comprendre (je lui en cause à bout portant). Elle aimerait des explications (je lui démontre). Elle craint de perdre ses parts inaliénables sur le bonheur éternel (je lui en refile une tranche sur le temporel). Elle remue (peu, Dieu merci). Elle n’en revient pas et elle part (dans l’ordre, ce qui paraît contradictoire). Je la monte vers les grandes découvertes. Je la lance. La menteuse est reine ! Triomphatrice ! Elle prépare les « tout-de-suite-après » qui enchantent ! Elle monologue ! O Tyrol sublime !
Ce panard, mon général !
Cette surprise-party-surprise !
Je lui embouche un coin.
Lui en bouche deux, illico after. Système breveté, indexé ! Lire la notice explicative avant de déboucher le flacon. Ne pas laisser à la portée des enfants ! Merci !
La grande cure en une seule séance ! La dose géante ! Pas avec une paille ! Avec une poutre !
Après une tornade pareille, le juge peut aller se déshabiller tout seul ! Prendre du sirop d’hormones dans son huile de foie de morue ! Il est à tout jamais déchu de sa droite civique. C’est devenu la breloque fantôme. Pasoparatabaco-Patte-mouille ! Le Singe d’une nuit d’été ! Dom Qui Chiasse faisant la manche ! Déjà qu’il n’était pas en odeur de seins tétés pour sa belle.
Alors vous pensez : maintenant que San-Antonio est passé par là !
Une barbe de trois jours, c’est dur à effacer. Surtout avec un rasoir à manche pour qui ne s’est jamais servi que d’un « Braun à pilotage automatique ». Je suis là, hébété devant le plat à barbe de Pasoparatabaco, lequel est assez écœurant, je dois dire, avec son bord de caoutchouc rouge-gencives-scorbutiques et son blaireau triste comme un toupet de cul centenaire, lorsque Contracepcion me tire d’embarras.
— Veux-tu que je te rase, beau chéri ?
Elle m’appelle « beau chéri » depuis ce que vous savez.
— Toi ?
— Papa est coiffeur, alors je sais…
C’est pas la première fois qu’une femme me rase.
Mais de cette manière, si !
Un vrai velours ! La peau de mes joues, mes chéries, est bientôt aussi lisse que celle de vos cuisses. Ensuite de cela, ma conquête (n’oublions pas que c’est un Français qui a découvert les Canaries) repasse mon complet, seule la chemise n’a pas l’éclat du neuf, bien qu’elle m’eût lavé le col, mais enfin je suis apte à faire mon entrée dans le monde. Ma parole, j’ai du morfler quelques grammes excédentaires en prison. L’inaction, la bouffe bourrante, y a rien de pire pour la ligne.
Me reste plus qu’à me rendre chez les Nino-Clamar. Oui, mais comment ?
Je n’ai ni voiture ni argent pour en fréter une et la demeure de mes hôtes est éloignée d’une vingt-cinquaine de kilomètres.
De plus, à c’t’heure, la chasse à l’évadé doit battre son plein.
Alors ?