CHAPITRE XV

Dans lequel j’apprends ce que je ne soupçonnais pas

— Avancez, monsieur Aquoix !

Il est blafard, le veuf. Il a vieilli depuis hier, ma parole ! Il me reconnaît et je comprends que la pipelette de Béru a été discrète, car il a un soubresaut en me reconnaissant.

— C’est vous le photographe !

— Moi.

— Vous êtes policier ?

— Commissaire San-Antonio…

Ma voix est cassée comme la vaisselle d’un vieux ménage. Je voulais récupérer une heure, mais la fièvre m’a empêché de dormir, si paradoxal que ça puisse vous paraître.

— Je ne comprends pas cette ruse, commissaire.

— Moi, il y a bien d’autres choses que je ne pige pas, monsieur Aquoix. Asseyez-vous. En unissant nos savoirs, nous arriverons peut-être à combler nos ignorances !

Bien dit, hein ? Faudra que je le fasse le prochain concours de Lutèce-Midi. Seulement, si je décroche la timbale, j’exigerai qu’on fasse des fouilles avant d’y emménager.

— Pouvez-vous me donner les raisons de cette espèce d’arrestation arbitraire, monsieur le commissaire ?

— Il ne s’agit pas encore d’une arrestation.

Il enregistre le « pas encore » et blêmit un poco.

— Je tiens à vous poser certaines questions, monsieur Aquoix !

— Et si je refuse d’y répondre ?

— Alors je décroche ce téléphone et je demande au juge d’instruction de me délivrer d’urgence un mandat d’arrêt à votre nom.

— Mais sous quelle inculpation ?

— Vous ne devinez pas ?

— Absolument pas !

Ses yeux ardents soutiennent mon regard. Il ne manque pas de caractère, ce La Bruyère-là ! Je devine que pour lui faire toucher les deux épaules, il va falloir sortir mon trousseau de clés japonaises au grand complet.

— Connaissiez-vous Ange Ravioli ?

Il est surpris, comme s’il ne s’attendait pas du tout à cette question.

— Naturellement, puisqu’il était notre locataire…

— Vous l’avez rencontré souvent ?

Il n’hésite pas :

— Deux fois !

— À quelles occasions ?

— Eh bien, au début de son installation à Magny, j’étais allé enlever des meubles à nous qui restaient là-bas !

— Et puis ?

— Il m’a rendu visite à quelque temps de là.

— Sous quel prétexte ?

— Il désirait acheter la maison.

— Ah oui ?

— Oui.

S’il ne me bourre pas la hure, voilà qui est intéressant. Le patron du Raminagrobis avait buté Keller et l’avait enterré dans le jardin. Pour ne pas risquer de voir découvrir les restes de l’Allemand, il désirait acheter la bicoque… Enfin, du moins c’est ainsi que je me complais à imaginer la chose. Moi j’ai toujours des versions qui ressemblent à ces jeux de construction permettant de constituer mille figures différentes.

— Pourquoi ne lui avez-vous pas vendu la maison ?

— Parce que je n’aimais pas cet homme et je regrettais que nous l’ayons comme locataire. On voyait au premier coup d’œil qu’il s’agissait d’un individu très douteux, l’agence de Magny n’avait pas eu la main heureuse en le prenant comme locataire !

— Vous avez donc refusé ?

— Oui. Et j’ai profité de sa visite pour lui signifier son congé. J’ai allégué l’infirmité de ma belle-fille qui nous obligeait à habiter la campagne…

— Qu’a-t-il dit ?

— Il a protesté. Mais il n’avait pas de bail. C’était une simple location meublée. Je n’ai pas eu de mal à l’en faire partir.

— Et par la suite, il n’a pas rouspété en apprenant que vous mettiez la maison en vente ?

— Il ne l’a pas su, je suppose, ou bien cela lui était devenu indifférent.

Je suis surpris par l’espèce de tranquillité qui émane d’Aquoix Serge. Il répond vivement et sobrement à mes questions.

On frappe à ma lourde. C’est Mathias qui radine de chez Poilodo avec une enveloppe de papier brun. Il jette un regard suspicieux à Aquoix, puis un regard gourmand à moi, s’attendant à ce que je le convie à la fiesta, mais j’entends mener à ma guise la « conversation ». Je suis malade et je serais la première victime de cette danse incantatoire qu’est en général un interrogatoire policier.

— Merci, vieux, tu peux disposer.

J’ouvre l’enveloppe. Elle contient trois images. Je les laisse sur mon sous-main, me promettant de les étudier après.

— Donc, vous prétendez n’avoir jamais revu Ravioli depuis cette visite qu’il vous a faite ?

— Jamais.

— Monsieur Aquoix, vous lui avez téléphoné la nuit dernière.

Il ne se trouble pas, ne se file pas en renaud. Simplement, il déclare, sans même hausser le ton :

— C’est absolument faux.

Et il ajoute :

— Pourquoi l’aurais-je fait, étant donné que nous n’avions depuis longtemps plus rien à nous dire ?

Mais je n’ai cure de cet argument à la mords-moi-l’haineux.

— Vous avez quitté votre domicile avant onze heures. Vous êtes allé à votre garage, vous avez pris votre voiture. Vous avez téléphoné à Ravioli en lui demandant de vous rejoindre à Pontoise, sur la route… Il l’a fait ; vous êtes monté dans son auto et l’avez abattu d’un coup de revolver dans la nuque. Ensuite vous avez pris l’argent qu’il avait sur lui et…

— Grand Dieu ! mais c’est insensé !

— Vous niez ?

— Je nie en haussant les épaules devant cette fable stupide !

— Vous niez avoir quitté votre appartement à onze heures ?

— Non. Je suis en effet allé chercher mon automobile, mais là s’arrête la concordance avec vos accusations extravagantes !

— Ravioli a été assassiné.

— Je sais.

— Comment le savez-vous, les journaux n’ont pas encore eu le temps d’annoncer le meurtre ?

— Les journaux, non, mais Europe n° 1, si. Et ma belle-fille passe sa vie près de son poste de télévision ou de radio. Entre nous, lorsque votre sbire est venu me chercher sous un prétexte fallacieux, j’ai pensé qu’on requérait mon témoignage au sujet de cet individu…

— Parce que vous aviez quelque chose à dire sur lui ?

— Rien d’autre que ce que je vous ai dit.

— Et moi je prétends que vous l’avez assassiné, monsieur Aquoix !

Il était blanc comme un sous-produit laitier, mais du coup il devient plus bleuté que de la porcelaine de Delft.

Le voilà qui se lève et qui articule du bout de son bridge :

— Monsieur le commissaire, je ne répondrai plus à vos questions, vous pouvez me faire arrêter si bon vous semble. J’aurai au moins recours à un avocat !

Mon palpitant joue un solo de castagnettes dans ma poitrine.

Par moments, il se fait sous ma coupole de brèves explosions qui s’achèvent en myriades d’étincelles. C’est joli, mais douloureux. Bonté ! vivement mes toiles que je me mette un peu sur la voie de garage !

— Asseyez-vous, Aquoix !

— Non !

— Asseyez-vous, tonnerre de m… !

Dompté, il pose son dargif maigrichon sur une chaise dépaillée.

— Et, maintenant, parlez-moi de votre belle-fille, pour changer.

Ça la lui coupe comme avec un sécateur. Voilà des paroles qui valent de l’or. Ça me rappelle la péripatéticienne qui se faisait douiller chérot sous prétexte qu’elle avait une dent branlante.

Il manque d’air, Aquoix ! L’homme-grenouille qui fait un accroc à sa combinaison doit pousser cette frime dans le monde du silence !

— Ma belle-fille !

Je ricane :

— Vous n’allez pas m’affirmer aussi que la jeune personne qui vit chez vous est votre belle-fille, non ?

Cette fois, ça lui échappe :

— Comment savez-vous… ?

Je le tiens ! Il est à moi, le bilieux ! Comme c’est une journée placée sous le haut patronage des PTT, mon bignou remet ça. Je décroche. C’est Lavoine.

— Ah ! patron… Je n’arrivais pas à obtenir la communication avec Paris… C’est fou, la banlieue… Fernand Raynaud a raison, vous savez, il vaut mieux faire passer par New York pour avoir Asnières !

— Au fait ! Je suis pressé, tranché-je.

— Bon. J’ai vu plusieurs personnes. Pas d’erreur, la photo est bien celle de Mlle Planqueblé !

Je me demande tout à coup si je ne suis pas le jouet d’un rêve (ce qui vaut mieux que d’être celui d’un enfant brise-tout !). Comment ! Voilà l’Aquoix qui s’affale, il reconnaît que la donzelle photographiée par moi n’est pas sa belle-fille. Et l’autre tronche d’alose me tube pour m’affirmer le contraire !

— Tu charries ou quoi ?

— Mais non, patron. C’est officiel. Tous les gens que j’ai interviewés sont formels…

— Ça va, merci…

Le filet de bave de ma stupeur coule aux commissures des lèvres de mon amertume. Je dépose le combiné sur sa fourche comme un grigou dépose un lingot d’or dans son coffre. Heureusement qu’Aquoix est plus troublé que moi ; il ne s’aperçoit pas de mon trouble.

— Comment avez-vous su que Thérèse n’était pas ma belle-fille, mais ma fille ? balbutie le quinquagénaire.

Je reste abruti, le nez froncé, la bouche ouverte, le regard comme deux cerises gâtées.

— C’est un secret tellement intime, soupire-t-il. Oui, j’ai connu Germaine Planqueblé au début de son premier mariage. Elle est devenue ma maîtresse. Quelque temps plus tard, elle s’est trouvée enceinte. Elle avait la preuve que l’enfant était de moi, car son époux était stérile… Elle a failli divorcer. Et puis nous avons été lâches : son mari avait une situation importante, moi pas. Bref, elle est parvenue à lui faire croire que les docteurs s’étaient trompés, qu’il était bien le père de Thérèse… Je me suis effacé. Je suis parti pour l’Afrique où je suis demeuré jusqu’en 1951. De retour en France, j’ai voulu voir mon enfant. J’ai alors découvert que ma maîtresse de jadis était veuve… Nous pouvions recommencer une seconde vie, elle et moi. Nous nous sommes mariés… Mais le sort pardonne difficilement aux lâches et notre union légitime a été de courte durée !

Il essuie une larme.

— J’ai du moins retrouvé mon enfant. Dans un triste état, puisqu’elle a eu une attaque de polio à l’âge de douze ans. Je m’applique à lui rendre la vie douce, monsieur le commissaire… C’est ma consolation !

La vie douce ! Je pense aux chaussures pour dame élégante aperçues chez les Aquoix. Ma Félicie, avec son immense cœur de mère, ne s’était pas gourée. C’était un jeu. Avec ces pompes qui ne lui servent à rien, Thérèse Planqueblé joue à la personne normale ! La garce de vie, quoi !

— Curieuse histoire que la mienne, n’est-ce pas ? murmure Aquoix.

— Très curieuse, conviens-je.

— Comment avez-vous su ?

Je me monte le col jusqu’aux sourcils.

— Je suis psychologue, vous voyez… J’ai pressenti…

Mais, comme je n’aime pas me cloquer les plumes du paon dans le fignedé pour chiquer au roi de la volière, j’enchaîne :

— Dites-moi où vous étiez cette nuit, entre onze heures et demie et deux heures et demie, et si votre alibi est recta je vous laisse tranquille, monsieur Aquoix !

Il baisse la tête.

— Ma vie privée a-t-elle donc une telle importance ?

— Dans la mesure où elle éclaire votre position vis-à-vis du meurtre de cette nuit, oui.

— Mais pourquoi me suspecter, moi ? Parce que je l’ai eu comme locataire ?

— Les desseins de la police sont comme ceux de la Providence, monsieur Aquoix, ils sont impénétrables.

Il se dresse. Je dois le botter et il a un coup de confiance.

— Nous sommes entre hommes, monsieur le commissaire.

— Indéniablement, fais-je.

— Je vis une existence très sédentaire… Toutes mes journées sont consacrées à ma fille. Je… je me réserve parfois certaines de mes nuits.

— Une maîtresse ?

— Même pas : des filles. N’est-ce pas le plus simple ? Je vais au bois de Boulogne, oui, je l’avoue, ou à Vincennes, pour ces piètres amours. J’emmène une fille dans une boîte de nuit. Nous buvons une bouteille de champagne avant de sacrifier à la chair. J’ai un instant l’illusion de sortir une femme…

Je détourne les yeux.

Qui donc a dit que tous les drames étaient des drames de la solitude ?

— Il va sans dire que si vous aviez besoin de retrouver absolument ma complice de cette nuit, la chose est faisable. D’ailleurs je peux vous citer le nom de l’établissement où je l’ai emmenée boire… C’est le Rayon X, à Saint-Germain-des-Prés, près de la faculté de médecine…

Je note sur mon bloc. Et tout en écrivant, j’ai un œil qui traîne sur les photos de la taule étalée devant moi. Je m’immobilise. La grosse sonnerie d’alarme carillonne à toute vibure dans ma guitoune.

— Ça va, monsieur Aquoix, vous pouvez disposer. Je peux vous assurer que cette affaire n’aura pas de suites pour vous.

Pour bien le lui prouver, je lui tends ma main fiévreuse et aristocratique. Il la presse.

— Merci de votre compréhension, monsieur le commissaire.

Voilà Aquoix simplex parti. J’empoigne la photographie qui m’a chanstiqué l’encéphale : il n’a pas le compas dans l’œil, Quillet. Et il s’est drôlement gouré en me disant que sur les photos le jardinet comportait des légumes. Les clichés me le montrent parfaitement inculte. Il y a un parasol et des chaises à l’endroit où gisait le cadavre de la femme ; et un banc à la Peynet à celui qu’occupait feu Keller.