Dans lequel je commence mes livraisons à domicile
Aïoli est en train d’écluser un scotch au bar du Lutèce-Midi avec un acteur de cinéma venu pleurer dans l’emplacement de son giron pour essayer d’avoir un écho.
— Tiens ! re-toi ! s’exclame-t-elle en apercevant ma silhouette élancée.
— Je viens te chercher, dis-je.
— Pour aller où ?
— Un petit turbin qui nécessite ta compétence ; c’est au sujet de ce que tu sais.
Elle secoue la tête.
— Pas mèche maintenant, j’ai ma chronique de demain à préparer.
— Je te dis d’arriver ! Tes lecteurs auront quelques couenneries de moins à lire, voilà tout ! Du reste, ton boss m’a donné carte blanche.
— Dans ce cas, rouscaille la douce enfant, je ne veux pas être plus royaliste que le king. Tu prends au moins un baby ?
J’opine. Elle me présente le beau ténébreux de l’écran.
— Jérémy Panouille, que tu as dû voir dans Le Grain de sel sous la queue ou la Vie d’un photographe !
— Certainement, dis-je en négligeant la main du bellâtre.
La barmaid – une brune à point – me verse un whisky sur une banquise.
— Oh ! Blagapar, fait Jérémy en faisant des effets de voix, j’ai un écho terrible pour votre rubrique. Quelque chose d’inouï qui est vraiment impensable ; je vous assure que c’est sensationnel. Vos lecteurs vont trouver ça fantastique…
— Ah, oui ? dit Aïoli d’une voix amusée mais un chouïa réservée.
— Figurez-vous qu’hier j’étais au volant de ma Porsche décapotable lorsqu’un monsieur traverse les clous au rouge. Je freine : vous savez qui c’était ?
— Non ? fait Aïoli qui s’en fout.
— Orson Welles, en personne. Il commence à m’invectiver en français. How do you do ? lui fais-je en riant. Il me reconnaît et éclate de rire… Dites, c’est pas étonnant ? J’ai pensé que ça ferait un truc amusant pour vous.
Je vide mon baquet cul-sec.
— Faudrait que tes lecteurs aient la rate hypertrophiée pour s’amuser de ça, dis-je lugubrement. Tu viens ?
Nous décarrons sous le nez du hotu médusé.
Bérurier dort dans ma voiture. Il ne s’éveille que lorsque nous atterrissons rue Ballu.
— Bouge pas de là ! lui enjoins-je.
Le moment est venu de parfumer Aïoli. (Si je puis ainsi m’exprimer.)
— Nous allons chez les anciens proprios de la maison du crime, mon grand garçon. Nous sommes deux journaleux et nous venons leur demander leurs impressions au sujet du lauréat. Je t’ai amenée parce que c’est ton job et que tu as la manière.
Je biche un appareil photo dans ma boîte à gants.
— Questionne-les sur les raisons qui les ont poussés à vendre. Ce premier contact uniquement pour étudier leurs réactions. Allez, go !
La concierge nous indique que M. Serge Aquoix occupe le troisième étage. Nous nous farcissons l’escadrin, because l’ascenseur est en vacances à la montagne chez ses amis Roux et Combaluzier. Dring !
On ne répond pas. J’y vais du grand largo de Haendel sur la sonnette. Enfin nous percevons un petit glissement prometteur. Je remarque alors qu’il y a un judas dans la lourde. Il est gros comme une tronche d’épingle, c’est une petite lentille grossissante.
De l’intérieur, on nous voit en pied. Un instant s’écoule encore. Ils ne sont pas pressés de déboucler leur taupinière, les locataires. C’t’un fortin ou quoi ?
Enfin la porte s’ouvre sur un monsieur aux cheveux de neige et à l’air à moitié crevé, emmitouflé dans une somptueuse robe de chambre molletonnée.
— Oui ? demande-t-il d’une petite voix qui fait penser à une allumette qu’on frotte.
— Lutèce-Midi, annonce Aïoli avec son super-sourire Colgate revu et aurifié par le dentiste du coin.
L’autre fronce ses sourcils fournis.
— Entrez !
Il nous conduit à une pièce qui sert de salle à jaffer-salon. Y a un buffet Lévitan de l’époque Ming et un piano droit style Gaveau. Y a aussi un fauteuil à roulettes et dans icelui une ravissante jeunesse étiolée dont le regard de biche vous fout de la tristesse jusque dans la moelle épinière.
Nous nous inclinons devant la jeune fille. Le sort a été méchant avec elle. Lui cloquer un visage aussi angélique et la priver de pattes, c’est rosse.
— De quoi s’agit-il ? demande Aquoix Serge.
Aïoli y va de son boniment.
— Vous n’avez pas été sans apprendre par notre journal…
— Je ne lis que Le Figaro, coupe l’autre tronche.
Ça commence mal. Il ne semble pas apprécier notre visite, le beau-dabe à miss Planqueblé. Blagapar sait courber le dos quand c’est nécessaire.
— Vous avez dû apprendre que la propriété de Magny vendue par vous à notre journal…
— Pas vendue par moi, vendue par ma belle-fille, Thérèse Planqueblé, rectifie Aquoix.
La môme hoche la tête.
— Je parie qu’il reste encore des signatures à…
— Non, non ! mademoiselle, nous venons pour faire un papier. Votre maison a été gagnée par un inspecteur de police et notre rédacteur en chef a pensé qu’il y avait matière à un article. Que pensez-vous du lauréat, etc. Vous comprenez ?
Elle s’adresse à Thérèse, mais c’est Aquoix qui répond.
— Mademoiselle, dit-il à Aïoli (ce qui dénoterait de sa part une certaine myopie), cette vente n’impliquait pas notre participation à votre concours, que je sache ? La maison était à céder, un homme d’affaires l’a fait acheter, ma belle-fille a perçu le montant de la vente, là s’arrête notre participation fortuite à votre stupide concours publicitaire.
Voilà qui est catégorique. Il enchaîne :
— Personnellement, je réprouve ces tapageuses manifestations publicitaires qui donnent à des choses futiles une importance que l’on n’accorde même pas aux problèmes de l’heure…
Il continue de se vider. C’est le genre prêchi-prêcha. Le vieux chnoque grave qui a des idées solennelles sur toute chose et les disperse abondamment.
Il marche dans la pièce, d’un pas nerveux, toussotant parfois au milieu d’une phrase. Aïoli essaie de placer ses arguments, mais il les écrase dans l’œuf à coups de talon. Ce concours lui sort par les trous de nez. S’il avait appris au départ que l’acheteur de la carrée était un canard et qu’elle était destinée à récompenser un lauréat, il aurait déconseillé à sa belle-fille de la lui vendre. Maintenant il ne veut plus en entendre parler… Il regrette de devoir nous prier d’évacuer les lieux, mais c’est comme ça et pas autrement. Ils sont malades tous deux et n’ont pas de temps à perdre avec les gens d’une feuille à sensation dont les méthodes révoltent l’homme intelligent et qui exploitent les sentiments les plus bas pour…
Je touche le bras de Blagapar.
— Tu vois bien que monsieur ne lit que des textes édifiants. Il y a Daniel-Rops entre vous.
— Vous n’êtes qu’un malotru ! rugit le chétif de sa voix de crécelle désamorcée.
J’adresse un aimable salut à la petite Thérèse qui paraît gênée et effrayée. On se rabat vers la lourde. L’évacuation se fait dans un silence impressionnant.
Une fois à la bagnole, je constate que le Gros n’est plus là. J’en déduis qu’il est allé se jeter un gorgeon au tabac du coin.
— Tu parles d’une réception ! pouffe Aïoli. Elle ne doit pas se marrer, cette mignonne, avec un ours pareil.
— Non. La vie est pas folâtre dans cet appartement. À ton avis, il a trempé dans les meurtres, ce zigoto ?
Blagapar réfléchit et hausse les épaules.
— Non. C’est un affreux sacristain, voilà tout. Je ne le vois pas trucider son prochain.
— On peut se gourer, tu sais. Suppose qu’il ait quelque chose sur la patate, il ne tient pas évidemment à parler de la maison et quand nous venons, la bouche fleurie, l’interviewer, Aquoix tique ! S’il nous a envoyés aux quetsches, c’était manière de couper court.
Aïoli n’est pas partante pour l’argument. Elle adopterait plus facilement une douzaine de cannibales orphelins que mon point de vue.
— Écoute, j’ai tout de même un sixième sens féminin, dit-elle.
— T’en aurais un septième que ça ne me surprendrait pas outre mesure, comme dit mon tailleur.
— Crétin ! Eh bien, ce six ou septième sens me crie que ton Aquoix est blanc comme neige.
— Nous verrons.
Là-dessus, réapparition du Gros. Il n’arrive pas d’un troquet, mais de l’immeuble d’Aquoix Serge.
J’en reste comme deux ronds de frites.
— Je te croyais chez le bougne du coin !
— Mes fesses ! répond galamment le mari de B.B. (à l’état civil Berthe Bérurier). Figure-toi que tandis que tu causais à la concierge, je m’aperçois que je la connaissais. Son frère était au régiment avec moi et elle a été ma marraine de guerre. Si je vous disais…
— Je t’en prie, coupé-je, comprenant qu’il va se lancer dans le scabreux.
— Laisse, fait Aïoli, on est presque entre hommes, non ?
Encouragé, le Gros barrit :
— Si je vous disais que dans son genre c’était une rapide.
Je sursaute.
— Elle sait ce que tu fais dans la vie ?
— Tu parles. Je lui ai même fait croire que j’allais passer commissaire l’an prochain.
— Et tu lui as dit que nous étions ensemble ?
— Fallait pas ?
— Béru, grondé-je, depuis que l’espèce humaine est sortie des mers, il y a eu bien des truffes sur cette planète. Mais tu pulvérises le record au point qu’on a envie de te refoutre dans la tisane, histoire de boucler la boucle…
Il rougit, veut protester, mais l’instinct de la conservation lui souffle qu’il doit provisoirement perdre celui de la conversation.
Je gamberge sous le regard attentif d’Aïoli qui a mordu le danger. La pipelette est chiche de mettre Aquoix au parfum de notre identité véritable et, si l’homme grincheux a mariné dans ces meurtres, il se gaffera vilain.
Demander le secret à la brave femme ne ferait que la pousser à jacter, c’est couru.
— Elle t’a demandé ce qu’on voulait à son locataire ?
— Oui, expire l’Enflure.
— Et que lui as-tu répondu avec ce brio qui fait ton charme ?
— Que c’était confidentiel.
Juste ce qu’il fallait pour lui transformer la calbombe en lampe à souder, à la balayeuse d’étages. Elle doit faire de la température en se demandant ce que ce micmac signifie. Elle est déjà en train d’affranchir la vieille dame du dessus, qui ira le bonnir au militaire en retraite, etc.
Je lève la tronche en direction du troisième. Je vois retomber un rideau. Aquoix est inquiet. Pourquoi ? That is the question, dirait Shakespeare qui adorait les citations.
C’est alors que mon lutin personnel, vous savez ? le petit locataire de mon subconscient, celui qui me souffle les idées géniales avec une paille occulte, me dit que lorsqu’un frometon est écrabouillé, le meilleur parti qu’on puisse en tirer c’est de le mettre en tartine.
Aussi bien, puisque l’ignoble Béru a trouvé le moyen de rencarder son ancienne marraine de guerre, je vais exploiter la situation nouvellement créée à sens contraire.
— Tu vas mettre le cap sur la loge de la concierge, Gros.
— C’est le cap Cerbère, alors ? hasarde le Mahousse qui cherche à détendre l’atmosphère par un bon mot.
Je sape ses illusions.
— Si elle a le Vermot, tu auras le droit de le repasser, parce que tu flanches et je voudrais pas te voir louper ton examen de calembredaine. Essaie d’apprendre le maximum de choses sur le mode de vie d’Aquoix et de sa belle-fille. Rapport complet. Et quand Aquoix sortira, tu lui fileras le train, correct ?
— Entendu !
Il descend de ma chignole et j’emmène Aïoli à son journal.
— T’as de drôles de sous-fifres, observe-t-elle. Il le fait exprès d’être c… comme ça, ton gars, ou c’est de naissance ?
Moi, vous me connaissez, je suis le first à les traiter de tordus, mes pieds nickelés, mais j’aime pas qu’on vienne me baver sur les noix à leur sujet.
— Écoute, Aïoli, rétorqué-je, mes hommes n’ont pas inventé la fusée Atlas ; ils ne se lavent pas les pinceaux toutes les années et ils préfèrent le sauciflard à l’ail au caviar sur toasts, mais question de turbin, c’est pas toi qui pourrais leur donner des cours du soir.
— Tu t’emportes, je voulais pas te vexer, rectifie Blagapar. On le voit tout de suite, que Sherlock Holmes était un minable à côté du bœuf que tu viens de débarquer.
Nous éclatons de rire.
— En somme, conclut-elle, c’est une visite pour la peau !
— Rien n’est jamais inutile, déclaré-je, un brin sentencieux.
Elle me file un coup de périscope intrigué.
— Ça veut dire quoi, en langage poultok ?
— Je te posterai la traduction un de ces quatre, bonhomme. Auparavant, faut que je potasse mon lexique.
On se sépare sur cette réplique équivoque. Je retourne au burlingue.
*
Lavoine achève une ravissante cocotte en papier à laquelle il a dessiné les châsses de Sophia Loren au crayon-bille lorsque j’enfonce le loqueteau.
— Déjà ! fais-je, content d’avoir à qui parler de l’affaire.
— Oui, patron.
— Tu as mon tuyau ?
— Voilà.
Il me tend une feuille de bloc. En caractères d’imprimerie il a écrit :
Raminagrobis, rue des Martyrs
Propriétaire : Ange Ravioli
— C’est le gars qui loua la carrée de Magny ?
— Oui, m’sieur le commissaire. Il tient une taule de strip. Il a été locataire là-bas de 55 à l’été 58. Ensuite la maison est restée fermée.
— Des tuyaux sur ce Ravioli ?
— Petit pedigree. Deux plombes en 45 pour abus de confiance. Trois ans de Centrouze en 49 pour attaque à main armée. Depuis plus rien… Il s’est lancé dans la limonade avec des capitaux mystérieux… Il passe pour être rangé des voitures.
— Marida ?
— Maqué avec une ancienne entraîneuse de chez Mémène.
J’enregistre tout cela avec une évidente satisfaction. Cet Ange Ravioli aurait joué Arsenic et Vieilles Dentelles dans la strasse de Magny que ça ne m’étonnerait pas.
— Beau boulot, Lavoine.
Il rosit de confusion.
— Il faut dire que j’ai eu un coup de vase : j’ai téléphoné aux agences de location de Magny-en-Vexin et je suis tombé sur un zig qui m’a affranchi.
— Bravo !
Comme il quitte mon territoire, le bigophone intérieur appelle au secours. C’est Mathias qui s’informe si je suis rentré.
— Amène-toi, fils !
Il ne se fait pas prier.
— Qu’est-ce que ça a donné, ta petite distribution de prospectus ?
— À vrai dire pas grand-chose ! Pourtant y aura peut-être du nouveau au sujet de l’homme du côté de l’Allemagne.
— Raconte !
— C’est l’histoire des pouces écrasés, ça a rappelé quelqu’un à un de nos collègues de Lille ; un trafiquant chleu qui aurait fait parler de lui y a quelques années à Hambourg. J’ai adressé un câble aux services de cette ville et j’attends la réponse.
— Très bien.
Je suis content de mes hommes, content de moi aussi. Je tends mon appareil photographique à Mathias.
— Porte ça au labo. Dedans y a deux photos à développer, elles ne doivent pas être fameuses car je les ai prises à l’intérieur d’un appartement et sans flash. Sans viser non plus. Qu’ils en tirent le maxi, hein ?
— Entendu…
— Pas de nouvelles de Pinaud et de Rigolier ?
— Pas encore… Dame, il n’est que six heures moins vingt et Magny c’est tout de même pas à côté !
Il s’en va. J’ai l’esprit en paix comme une cuisinière qui a mis son repas « en train ». Ça mijote sur le réchaud à gaz, y a qu’à attendre que le temps de cuisson soit révolu.
Je laisse la consigne au planton et je descends au café d’en face écluser un pastaga-tomate. Dans mon mixer, c’est plein de bouts d’idées bizarroïdes qui tourniquent pour chercher leur place. Elle viendra, j’ai confiance. Je roule les bobs avec le taulier en attendant de nouveaux résultats. Comme je suis dans une bonne passe, je lui colle deux tournanches dans le tiroir, ce qui cause un certain désagrément au cher homme. Obstiné, il me propose la revanche, mais la lourde s’ouvre sur Pinaucchio. Le vioque a un sourire flétri dans sa moustache mitée. Il semble si ravi que je ne doute pas un instant de le voir déposer dans la corbeille de mariage un élément de la plus grande valeur.
— Tu parais bien joyce ? dis-je en l’entraînant au fond de l’établissement.
— Y a de quoi !
— Vas-y, je t’écoute…
Son sourire béat disparaît et ses yeux de plâtre se mettent à faire des miettes.
— Ben quoi, je suis content qu’on ait débarrassé ma maison de ces… de ces personnes… Du coup, je m’y suis senti à l’aise.
— Tu as questionné les voisins ?
— Oui, pas mal.
— Alors ?
— Alors rien ! Il paraît que les locataires qui se sont installés là-bas après la mort de la mère Planqueblé amenaient des tas de zigs. Comment veux-tu qu’ils en aient remarqué un plus que d’autres ? Ces gens n’allaient à Magny que le dimanche et ils ne quittaient pas la propriété.
— Bref, tu reviens les mains vides, dis-le carrément.
— Les mains, mais pas les poches ! plaisante ce prêtre de l’humour.
Il inventorie ses profondes. Y a du suspense, je vous jure. Avec Pinuche, y a même du suspensoir. Il retire tour à tour un trousseau de clés, un paquet de tabac éventré, un paquet de Job gommé, un bout de ficelle artistiquement plié, une boîte d’hameçons numéro huit et enfin un morceau de papier de boucherie qu’il déplie savamment.
— J’ai trouvé ça à la cave, dit-il.
« Ça », c’est une douille de revolver calibre 7,65 tout écrasée et un morceau de billet de wagon-restaurant allemand.
Le fossile me regarde en continuant de battre des paupières.
— Ça t’intéresse, Tonio ?
Je lui frappe l’épaule.
— Je suis preneur, ma vieille poubelle. Montons au bureau.
— J’aimerais bien prendre un verre avant.
— D’accord, tu me rejoindras. Et Rigolier ?
— Il est là-haut.
— Il a du nouveau ?
— Absolument rien ! affirme Pinautchina avec un tremblement vaniteux dans la voix.