CHAPITRE II

Dans lequel Félicie emporte un petit paquet et moi un gros colis

Ce qu’il y a de tartignole dans l’existence, voyez-vous, bande-de-ce-que-je-me-pense, c’est son côté inexorable. Elle est jalonnée d’échéances maussades qui ne vous effraient pas trop lorsqu’on écrit « accepté » sur la traite, mais qui arrivent à expiration à une vitesse résultant d’un carburant solide. Qu’il s’agisse des effets concernant votre machine à souder les macaronis ou d’une crémaillère chez les Pinaud, une date prévue vous fonce toujours dessus et les matins M des jours J sont là, sardoniques, qui se paient votre fiole.

Because le manque de sièges, les Pinaud célébreront leur installation dans le gros lot de Lutèce-Midi en petit comité.

N’y assisteront que Félicie, le gars moi-même (ce beau gosse qui transforme les têtes des femmes en girouettes et leur partie inférieure en lampe à souder) et les Bérurier.

La veille de ce grand jour, c’est-à-dire le samedi, le grand jour étant fixé au dimanche (si je me trompe dans mes déductions appelez-moi sur ondes courtes), le Gros me bigophone pour m’apprendre que sa charrette est en rade. Faut vous expliquer que Béru a toujours des bagnoles insensées. Il a l’amour des voitures allemandes ou autrichiennes d’avant l’autre guerre. Il appelle ça des affaires uniques. Et uniques, ces tires le sont au point que lorsqu’il a besoin d’une pièce de rechange, il est obligé de la commander au Creusot ! Récemment il a fait l’emplette d’une Richard-Strauss 1904 qu’il déclare être comme neuve, et qui évoque une auto seulement parce qu’elle possède quatre roues et un volant. Il l’a payée cinquante mille francs, réglables en dix-huit mois, et il l’a lui-même peinte en blanc avec du Ripolin-Express. Elle a des pneus pleins, des phares à acétylène et des garde-boue fixés à la carrosserie par du fil de fer barbelé – ceci afin de décourager les farceurs qui auraient tendance à les détacher. Elle part sans manivelle, sans désarmer, mais avec le seul concours d’une pente à vingt-cinq degrés. Son Klaxon ressemble au mugissement d’une vache en train de vêler, et quand le Gros parvient à passer une vitesse, de temps à autre, à coups de talon dans le levier, le bruit qui accompagne la manœuvre n’est pas sans évoquer un déraillement de chemin de fer. Bref, comme le dit si justement mon subordonné, c’est de la voiture sérieuse. Avec ça, on sait où l’on va, le seul inconvénient c’est qu’on n’y arrive pas.

Donc, Béru me tube.

— Dis, San-A. Ça ne t’ennuierait pas de nous ramasser demain matin ?

— C’est ta batteuse qui est à genoux ?

— Oui. Un petit pépin : j’ai perdu le pont arrière en revenant de Joinville, cet après-midi.

— Si bien que te voilà immobilisé ?

— Je serai dépanné la semaine prochaine. J’ai un garagiste qui m’échange ma Richard-Strauss contre une Martin-Luther décapotable. Une bagnole, mon vieux, que si tu la voyais t’en tomberais amoureux. Housses de cuir, s’il te plaît ! Et avec du vrai crin de bourrin à l’intérieur… Phares tout en cuivre ! Roues à rayons…

— Les brouettes aussi ont des roues à rayon, coupé-je. O.K., je passerai vous ramasser demain sur les choses d’onze heures…

— Ton coffre sera vide ? demande Béru.

— Pourquoi ?

— J’ai un cadeau un peu encombrant pour Pinaud…

— C’est quoi, une montgolfière ?

— Non : un sapin !

— Tu confonds, gars, on va pas là-bas pour faire le réveillon.

— C’est un sapin à planter. Pinuchet m’a dit qu’il n’avait pas d’arbres dans sa propriété, alors je lui en porte un !

*

Effectivement, en ce matin dominical, lorsque je me présente devant le domicile des Bérurier, leur trottoir ressemble à la Norvège. Car le sapin du Gros mesure dans les cinq mètres et il disparaît derrière.

Leur ami le coiffeur est venu faire ses adieux émus. On se congratule, on charge le roi de la forêt sur la galerie de ma chignole, la mère Béru, rutilante dans une robe de satin rose bonbon monte à l’arrière, près de Félicie et s’assied sur les petits-fours que ma brave femme de mère se faisait une joie d’emporter.

L’euphorie est à son comble. Le Gros a passé sa tenue number one : costume noir, vieux de dix ans, moisi et trop court, chemise blanche, cravate écossaise, souliers jaunes. Il a l’air d’être en uniforme ! Son bitos à bord rabattu sur les genoux, il lisse les rares cheveux qui s’obstinent encore sur sa carapace d’hydrocéphale.

— Belle journée, déclare-t-il d’un ton satisfait, comme s’il était à l’origine de cette clémence de la météo…

Personne ne renchérissant sur cette constatation qui se suffit à elle-même, il poursuit :

— Quand je vois des temps pareils, je regrette de ne pas m’être fait marin. J’avais l’amour de la mer ! Et quand j’étais mouflet, je ne pensais qu’à la navigation à voile… Je connaissais tous les termes, moi qui vous cause : le Grand Caca d’oie ; le mât de Misère ; le Grand Froc ! Tout…

— T’es quand même devenu un homme de bar, souligné-je avec cette pertinence qui ajoute à mon charme naturel.

Comme on n’a jamais trouvé jusqu’à ce jour le moyen d’exprimer l’orthographe des mots de même consonance, l’ignoble personnage hoche la tête avec conviction.

Je remarque alors, car j’ai le sens olfactif surdéveloppé, qu’une odeur obsédante comme l’œil de Caïn flotte dans la voiture. Vu que nous ne traversons pas de cours de ferme, j’en conclus que nous devons ces effluves à la mère Béru. La chérie s’est aspergée de parfums aussi variés que véhéments.

— C’est vous qui fleurez bon, chère amie ? m’enquiers-je avec civilité.

La baleine du Gros se met à minauder. Elle explique que son pote le merlan lui refile des boîtes d’échantillons. Elle mélange le tout dans une grande bouteille et obtient, ce faisant, un parfum qu’elle affirme des plus nuancés.

— C’est un véritable arc-en-ciel odorant, assuré-je.

Dans le rétro, je vois les yeux de ma Félicie qui rigolent. La Gravosse se trémousse dans sa robe coquine. Un petit chef-d’œuvre, cette pelure. Y a un décolleté qui foutrait le vertige à Maurice Herzog ; il est cerné par un jabot de dentelle mousseuse à la Louis XIV, et la robe comporte une ceinture, large comme une courroie de transmission. Ma brave Môman assure à sa compagne de voyage qu’elle est loquée façon princesse. L’épouse de Béru bat des ramasse-miettes. « Oui, oui, elle a une couturière très bien… La femme d’un marchand de charbon. » Voilà pourquoi sa robe semble venir de la Ruhr… La baleine ajoute que si Félicie le désire, elle pourra l’emmener chez la conjointe du marchand de sous-sol. À quoi Félicie rétorque avec sa prudence coutumière qu’elle n’a, hélas ! plus l’âge de porter des toilettes aussi parisiennes.

Tout ça pour vous montrer que la Concorde est à l’ordre du jour, comme dirait le gérant de l’hôtel Crillon.

Nous abordons Pontoise lorsque le Mahousse déclare qu’il fait soif. Les dames nous conseillent de descendre écluser un gorgeon tandis qu’elles continueront de parler guenilles.

Justement, un troquet se propose à nos gosiers harassés. Le Gros s’y précipite. C’est le « routier » de chez nous, avec des tables pourvues de nappes à carreaux, des cuivres au mur, et un comptoir de faux acajou.

Béru en profite pour commander une tartine de fromage.

— T’es pas dingue ! protesté-je, on va jaffer dans un quart d’heure !

Il hausse les épaules.

— Je prends mes précautions, dit-il, la mère Pinuche cuisine comme une s…

Rêveur, je le regarde engloutir la boustifaille.

— Avec ce que t’auras clapé au cours de ta chienne d’existence, remarqué-je, on aurait pu élever cinquante petits Hindous.

Le Gros m’affirme, la bouche pleine, ce qui renforce ses arguments, qu’il se fout des petits Hindous comme de sa première dent gâtée.

— Et puis pourquoi que tu me causes des petits Hindous ? demande-t-il.

— Parce qu’ils meurent de faim !

— Ils n’ont qu’à se révolter, tranche le Gros, qui a ses idées sur les réformes sociales.

— Ils ne peuvent pas.

— Et à cause, s’il te plaît ?

— Parce qu’ils ont trop faim, Béru. Il faut douze cents calories pour pouvoir faire la révolution.

Agacé par mon amertume, il me répond « qu’on est pas à Sumatraque » ; qu’il regrette beaucoup de ne pouvoir offrir une tournée de tartines aux petits Hindous tombant en digue-digue, mais que cela ne l’empêchera pas d’en bouffer une seconde.

Sur ce, il arrange sa cravate because la serveuse du troquet est en train de draguer dans les parages. La môme me lance des regards chaleureux, mais comme elle louche, mon pote croit que c’est pour lui.

— Elle est choucarde, cette petite, hein ? murmure-t-il.

— Elle ressemble à un chat-huant, assuré-je.

— P’t-être bien, mais à un joli chat-huant, s’obstine le Gros.

Je parviens à le rapatrier sur la chignole. Il a les lèvres crémeuses et le regard moite.

— Il a tout de même eu du vase, ce Pinaud, dit-il. Gagner une crèche aussi facilement. Il est pourtant pas cocu, lui !

Mme Bérurier s’étrangle.

*

Nous avons quelque difficulté pour dénicher le Pinaud’s office car il se trouve en dehors de l’agglomération, sur la route de Rouen. Enfin un jeune garçon, berger de son état et sodomite par vocation, nous renseigne :

— Chez le monsieur qu’a gagné la campagne du journal ? C’est dans l’hameau qu’on voit là-haut, derrière le centre d’insémination artificielle.

Nous remercions l’éphèbe.

— En v’là un, affirme Béru, qui doit se faire faire des touchers rectaux façon manchot.

Madame sa dame s’indigne et le sermonne aimablement :

— Tu es dégueulasse, chéri !

 

On stoppe devant la gentilhommière de l’inspecteur principal. C’est moins beau que sur la photo du baveux, mais ça reste gentillet tout de même.

Une cloche un peu plus grosse que le bourdon de Notre-Dame est suspendue au-dessus de la porte. Il s’est fringué en gentleman farmer. Si vous le voyiez, vous le voudriez pour mettre sur votre cheminée. Il a un blue-jean, un pull à col roulé et des après-skis.

Pinaud ne ressemble plus à Pinaud mais à son fils aîné s’il en avait un. Il est rasé, sa moustache est bien coupée. Il s’est débarbouillé et il porte un bonnet de feutre rouge sur lequel est écrit en lettres serpentines « Souvenir du Mont-Saint-Michel ».

— Salut, Éminence ! je lance joyeusement.

Il s’esclaffe. Nouvelle série de serre-moi-la-louche. Les dames se font la bibise et on déballe les cadeaux. J’ai amené un magnum de Lanson et, outre les petits-fours (qui maintenant sont plus petits qu’au départ), Félicie a un vase peint par Peynet pour la dame Pinuche.

Le Gros amène ensuite son sapin. Pinaud manque un peu d’enthousiasme car, vu l’exiguïté du jardinet et la hauteur de l’arbre, celui-ci va bouffer la lumière d’une fenêtre. Mais il sait vivre et il camoufle son désappointement.

Visite des locaux. La maison n’est pas neuve, mais elle est du moins en bon état.

— Voici le livinge-rome, déclare notre hôte.

La pièce est vaste, claire et meublée de pliants et d’une table de cuisine. Les autres carrées sont à l’avenant.

La chambre comprend une paillasse et une caisse. La cuisine, un Butagaz, un arrosoir et une pile de vaisselle. Ça renifle bon. Mme Bérurier en glousse d’aise et son bœuf va poliment soulever les couvercles des casseroles, histoire de vérifier ce qui mijote.

Sa gravosse, qui connaît à fond les usages, proteste à nouveau :

— Voyons, chéri, tu débloques ! Ça fait peigne-c… !

Le Gros se ramène vers son tas.

— C’est de la blanquette, dit-il… Et du riz.

Le visage de la dame en rose s’assombrit quelque peu à la perspective de ces agapes modestes. Elle s’attendait à la grande fiesta. Elle voyait tout de suite un dindon par personne et du gigot comme amuse-gueules.

— On va pouvoir passer à table ! prévient Mme Pinaud.

— Auparavant, décide le Gros, faut planter ce sacré sapin ! Après la tortore on n’aura plus envie de bosser…

Pinuche dit que ça ne presse pas, espérant vaguement que le sapin sera groggy ; mais quand Béru s’est mis une idée dans la lanterne, rien ne peut l’en déloger.

On va emprunter une pioche et une bêche chez le bouseux d’à côté et on détermine l’endroit le plus approprié pour la plantation, c’est-à-dire dans un carré de vieux poireaux montés en graine.

— Je t’ai pris un sapin, explique Béru, parce que ça reste vert toute l’année.

Il pose sa veste noire sur un tas de terre, retrousse ses manches, crache épais dans ses battoirs et se met à piocher sec.

Soucieux d’apporter ma contribution à l’effort commun, je dégage la terre au fur et à mesure. Le gars Béru a raté une merveilleuse vocation de terrassier. Faut le voir taper dans la glaise !

Pour se donner du cœur au bide, il brame à tue-tête : « J’ai soif de tes bras féminins. » Sa voix altière ébranle les confins. Les taureaux du Centre, disséminés dans les pâtures, et les vaches inséminées dans les étables lui répondent. Noble chorale à côté de laquelle celle de Mgr Maillet est peu de chose. Soudain le Gros cesse de mugir.

— Tiens ! c’est calcaire dans ton coin, dit-il à Pinuche.

L’autre gland est planté dans son bleu-jean qui met en valeur ses genoux cagneux. Il évalue de ses yeux mités la hauteur du sapin une fois qu’il sera planté.

— À cause ? demande-t-il.

— Le sol est tout blanc. On dirait que je pioche dans de la farine, maintenant.

— Y a p’t-être eu une école au temps des Gaulois à c’t’endroit-là, suggère Pinaud qui sans être féru de zoologie a du moins des idées sur la question.

— Pourquoi une école ?

— Ben, à cause de la craie…

— Tu ne sais donc pas qu’à cette époque on se servait d’un ciseau à froid en guise de pointe Bic ?

Tandis que nous nous livrons à ces hypothèses, Béru continue de piocher. Tout à coup il reste immobile, la pioche levée.

— N… de D… ! s’exclame le digne homme.

Nous le regardons. Il fixe l’extrémité de sa pioche avec des lampions gros comme mes poings.

— M… ! fait Pinaud.

Pour ma part, je m’abstiens de surenchérir dans l’épithète malsonnante, mais je me frotte le pare-brise car je doute de mes sens. Le Gros vient de ramener un crâne humain à la pointe de son outil (lequel va devenir par cette occasion la pointe de l’actualité). Il a planté la pioche dans un des yeux et a arraché le blaud !

Je me ramasse les bords, vite fait, et je viens contempler cette tronche sous le nez. Quelques morcifs de peau adhèrent encore aux os. Des cheveux subsistent, çà et là… Probablement sont-ce des crins de bergère ? La chaux vive a détérioré cette dame et je dois convenir qu’elle n’est plus guère présentable.

Pinaud bave doucement sur son pull à col roulé.

— C’est ce qui s’appelle se faire coincer la main dans le trou du tronc du culte ! déclare Bérurier. T’as un drôle de sous-sol, Pinuche. T’es certain que ça fait partie du gros lot ?

Le cher homme se rabat sur sa précédente hypothèse. (Un dentiste plein d’esprit dirait que c’est une hypothèse dans terre.)

— Ma maison a p’t-être été bâtie sur un cimetière de Gaulois, non ? suggère le malheureux !

— T’t’à l’heure c’était l’école, maintenant le cimetière, gouaille Béru, tu veux parier qu’on va finir au claque ?

— C’est ma femme qui va rouspéter, bavoche Pinuche.

— D’accord, lui dis-je, ça fait désordre… Mais enfin tu n’y es pour rien.

L’autre, très autruche d’esprit, se lamente :

— Si ç’avait pas été de cette charognerie de sapin, jamais on aurait creusé aussi profondément…

— Merci, dit Béru, pincé. Moi qui croyais te faire plaisir ! Un sapin que j’ai eu un mal fou à déterrer du bois de Vincennes !

Voilà que la crémaillère tourne au vinaigre. Il faut convenir qu’en fait de hors-d’œuvre, c’est gagné.

— Qu’est-ce qu’on va faire ? tranche le Gros.

Pinaud tire sur sa moustache de rat d’égout.

— Si ça ne vous ennuyait pas, on irait déjeuner… Après on verrait.

Je comprends qu’il ne tient pas à gâcher la réunion, le roi du slogan sur nouilles.

— O.K., remets cette personne en place, enjoins-je à Béru. Pinaud a raison, nous statuerons plus tard. Pour l’instant, inutile de parler de ça aux dames, ça leur couperait l’appétit.